Un poème de Luis Benitez

J’ai trouvé ce poème de Luis Benitez dans le dernier numéro de la revue A l’index de novembre 2014 (il vient à peine d’arriver dans ma boîte aux lettres). La traduction est de Françoise Laly.

Ce matin j’ai écrit deux poèmes

Ce matin j’ai écrit deux poèmes.
Je ne me demande pas pour l’instant quel sens
possède ou non ce travail obscur.
Simplement c’est une autre façon, possible, d’être vivant.
Je m’interroge sur l’origine
de ces deux choses posées à présent sur la table,
pas exactement faites de papier et de pigments.
Sur les hommes qui l’ont dit mieux que moi
et aujourd’hui sont morts.
Sur les siècles de guerres et de paix
qui se sont écoulés entre les mots.
Je m’interroge sur le nom et le visage
de celui qui, de l’autre côté du globe, a laissé
sur sa table deux autres choses égales
et qui doute aussi de mon existence.
Je m’interroge sur les milliers de jours et de nuits
qui ont dû passer pour que nous fassions cela.
Sur les centaines de personnes
qui ont fait don de leurs vers.
Je me demande pourquoi, depuis un moment,
ce monde s’est modifié deux fois.

***

Trois poèmes récents de Marie Huot

J’ai découvert ces poèmes dans la revue Diérèse n°63 du printemps/été 2014 et ils m’ont tout de suite touchée par leur simplicité et leur aptitude à faire passer l’émotion. Marie Huot est née en 1965, elle a publié une quinzaine de recueils de poèmes, je ne la connaissais pas avant de lire ces quelques poèmes.

***

La nuit vient sous le Pont aux Trembles
je me souviens d’une phrase que quelqu’un disait :
il faut faire son deuil
Le deuil que je fais est tout fripé
J’ai beau m’appliquer
je ne sais pas faire mieux que cela
une chose froissée roulée en boule
que j’essaie en vain de cacher sous mon lit

***

La vérité est que je faisais des voyages minuscules
que personne ne voyait ni ne savait
Des allers-retours rapides à travers la mémoire
Ma petite cour était remplie de feuilles mortes
J’avançais sur un radeau de bois sec et de ficelles
Je n’avais ni voile ni boussole
simplement mon cœur qui se soulevait
quand nous croisions de loin des lanceurs de dés sur la mer
J’avais peur de retourner à la case départ avec ma cargaison d’amour
J’aurais préféré être dans un cheval de Troie
avec ma cargaison de guerre

***

Au bord du champ j’avais dressé une table sommaire
pour t’y inviter
Je ne voulais pas forcément manger des bêtes gracieuses
je craignais de garder un peu d’elles au fond de moi
Je l’avais fait pourtant
j’avais mangé leur grâce jusqu’à l’os
Mais je ne voulais pas dire leur nom
car si mon ventre leur était une petite tombe
je craignais que leurs fantômes viennent tourner
chaque nuit devant mes yeux
soufflant à mes oreilles des plaintes ardentes
Avec toi je me sentais prête à dévorer toutes sortes de bêtes
Je l’avais fait
n’en parlons plus

***

Ces poèmes sont des extraits inédits de La Renouée.

Deux poèmes de Bernard Perroy

Bernard_PerroyA l’occasion de l’une de mes pérégrinations sur Internet, à la recherche de poèmes nouveaux, j’ai découvert le site Recours au poème, que je vous invite à visiter grâce à ce lien, et sur lequel on trouve un grand nombre de poètes, en particulier francophones mais aussi étrangers. C’est en ce lieu que j’ai découvert ces deux poèmes de Bernard Perroy :

Je me mets à genoux

à Matthieu Baumier

Je me mets à genoux
devant la brise légère
qui veut me réchauffer
de l’intérieur,

faire renaître de leurs cendres
ces mots que la douleur entrave,
ce cœur en moi
qui ne sait plus
reconnaître la flamme
ni les promesses du jour…

Brise légère,
apprends-moi
de tout ce que je parcours,
cette sorte de joie qui ne s’en va pas.

Abandon

Abandon,
lente approche du secret.

La lumière
éclaircit notre soif,

dépose sa paix
sur nos plages d’ombre

et dans le cœur
un simple chant suffit

pour que le ciel se rende
à hauteur d’homme.

Vous trouverez d’autres poèmes de Bernard Perroy en suivant ce lien :
Bernard Perroy sur Recours au poème

Sonnet 25 de Pablo Neruda

pablo_neruda

 ** Sonnet 25 **

 

Mon amour, avant de t’aimer je n’avais rien :
j’hésitai à travers les choses et les rues :
rien ne parlait pour moi et rien n’avait de nom :
le monde appartenait à l’attente de l’air.

Je connus alors les salons couleur de cendre,
je connus des tunnels habités par la lune,
et les hangars cruels où l’on prenait congé,
et sur le sable l’insistance des questions.

Tout n’était plus que vide, et que mort et silence,
chute dans l’abandon et tout était déchu,
inaliénablement tout était aliéné,

tout appartenait aux autres et à personne,
jusqu’à ce que ta beauté et ta pauvreté
ne donnent cet automne empli de leurs cadeaux.

 

*****

Ce sonnet fait partie, une fois de plus, de La Centaine d’amour, publié par Poésie/Gallimard dans une version bilingue (traduction de Jean Marcenac et André Bonhomme).

Des poèmes parus dans Décharge n°161

couv161Dans Décharge n°161 de mars 2014, j’ai retenu trois poèmes qui pourront vous donner un aperçu du climat poétique de cette revue.

Marilyse Leroux

Ta voix est cet espace
où tremble la fleur de rien

Elle pourra mourir
entre deux souffles
comme on pousse une porte
machinalement

Rien n’aura changé

L’air qui passe
est plus léger
que les mots

 

Denis Hamel

blues

La chair et le rêve marchent sur un même chemin
ce sont de vieux amis

en-dessous de la chair il y a le squelette
en-dessous du rêve il y a

une rivière de sang

dehors l’horrible soleil éclate de rire

quelques gouttes de parfum tombent dans la poussière

les femmes nues dans les magazines
appartiennent à une cité idéale

oh, moisissure du moi

je voudrais me coucher et ne plus jamais écrire

je voudrais

ne plus jamais être amoureux

 

Véronique Janzyk

5.

Garder les yeux
Ouverts
Le plus longtemps possible
Ouverts
Ne pas compter
Compter
Conduit à cligner
A accompagner
Les chiffres
De mouvements de paupières
Ne pas respirer non plus
Respirer conduit à cligner
Ne rien regarder
Parce que
regarder appelle respirer
C’est l’exercice
En apnée
De ne rien voir
De ne pas respirer
Et d’abolir le temps

 

Un poème de Michel Baglin (2013)

baglin_presentL’autre, c’est lui, là-bas. Toujours là-bas. Parce qu’ici,
c’est moi, c’est toi, c’est nous – c’est du pareil au même.
L’autre, c’est la peur remontée du fond des âges qui
fabrique un étranger.
Qui fait serrer les fesses, et puis les poings, et puis les
rangs.
C’est quelqu’un que l’on attendait pas, quelqu’un qui
vient de loin,
quelque autre qui s’est invité dans nos jeux de miroirs
et s’y réfracte.
Il diffère, on le compare. Il se distingue, on s’en méfie.
Et parce qu’il nous ressemble trop, les différences
s’exaspèrent.
L’autre se tient là-bas, au delà d’une frontière.
Il est le nom d’une peur commune aux êtres
dissemblables,
qui porte les peuples depuis toujours aux solidarités
de clan, de tribu, de meute.

*****

Ce poème est extrait du recueil Un présent qui s’absente, publié en 2013 par les éditions Bruno Doucey.

Deux poèmes parus dans la revue Verso 153

J’ai eu le plaisir et l’honneur de voir trois de mes poèmes publiés dans la revue Verso numéro 153 (juin 2013), aussi j’en donne deux à lire aujourd’hui.

Identité 2

Comme elle est longue
la corvée d’être soi.

Je traîne mon coeur
comme un boulet.

Je suis un vieux chapeau
de prestidigitateur
d’où sort tantôt un lapin
tantôt une colombe,
à la surprise générale
mais pas à la mienne.

Je sais que je ne peux pas
changer de numéro
alors je change de spectateurs.

Plus on me connaît
moins je fais illusion.

*****

Et voici un poème-paysage :

Square, l’été

On n’est pas censé souffrir
des cris d’oiseaux

Le ciel écarquillé
n’a plus de regard

Le soleil se venge
des prunus sur les fleurs

Les pensées ont des mufles de bêtes

Un oiseau braille en morse
tellement
l’ombre des arbres est sourde

Un passant s’éloigne en poussière

Les pigeons célibataires
marchent au garde à vous

On est censé rire
Des enfants en larmes

Marie-Anne Bruch

Brise marine de José Maria de Heredia

poesie_parnassienne

LA MER DE BRETAGNE

Brise Marine

L’hiver a défleuri la lande et le courtil.
Tout est mort. Sur la roche uniformément grise
Où la lame sans fin de l’Atlantique se brise,
Le pétale fané pend au dernier pistil.

Et pourtant je ne sais quel arôme subtil
Exhalé de la mer jusqu’à moi par la brise
D’un effluve si tiède emplit mon coeur qu’il grise ;
Ce souffle étrangement parfumé, d’où vient-il ?

Ah ! Je le reconnais. C’est de trois mille lieues
Qu’il vient, de l’Ouest, là-bas où les Antilles bleues
Se pâment sous l’ardeur de l’astre occidental ;

Et j’ai, de ce récif battu du flot kymrique,
Respiré dans le vent qu’embauma l’air natal
La fleur jadis éclose au jardin d’Amérique.

Ce poème, assez peu connu, fait partie du recueil Les Trophées, et je le préfère aux poèmes plus connus comme Les Conquérants, ou la Trebbia, qui nous paraissent aujourd’hui assez pompeux.
A noter qu’un poème très célèbre de Mallarmé, grand ami de Heredia, se nomme également Brise marine (La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.)

Un beau poème de Philippe Jaccottet

jaccottet_poesie

Comme je suis un étranger dans notre vie,
je ne parle qu’à toi avec d’étranges mots,
parce que tu seras peut-être ma patrie,
mon printemps, nid de paille et de pluie aux rameaux,

ma ruche d’eau qui tremble à la pointe du jour,
ma naissante Douceur-dans-la-nuit… (Mais c’est l’heure
que les corps heureux s’enfouissent dans leur amour
avec des cris de joie, et une fille pleure

dans la cour froide.Et toi ? Tu n’es pas dans la ville,
tu ne marches pas à la rencontre des nuits,
c’est l’heure où seul avec ces paroles faciles

je me souviens d’une bouche réelle… ) Ô fruits
mûrs, source des chemins dorés, jardins de lierre,
je ne parle qu’à toi, mon absente, ma terre…

Ce beau sonnet sans titre est tiré du recueil L’effraie (1946-1950). Il me semble que c’était son premier recueil de poèmes, Philippe Jaccottet avait alors une petite vingtaine d’années.

Un beau poème de Jacques Dupin

Tu ne m’échapperas pas, dit le livre. Tu m’ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n’y a pas de dedans. Tu es d’autant moins libre de t’échapper que le piège est ouvert. Est l’ouverture même. Ce piège, ou cet autre, ou le suivant. Ou cette absence de piège, qui fonctionne plus insidieusement encore, à ton chevet, pour t’empêcher de fuir.
Absorbé par ta lecture, traversé par la foudre blanche qui descend d’un nuage de signes comme pour en sanctionner le manque de réalité, tu es condamné à errer entre les lignes, à ne respirer que ta propre odeur, labyrinthique. La tempête à son paroxysme, seule, met à nu le rocher, que ta peur ou ton avidité convoitent, sa brisante simplicité, comme un écueil aperçu trop tard.
N’est vivant ici, capable de sang, que ce qui nous égare et nous lie, cette distance froide, neutre, écartelante, jamais mortelle, même si tu m’accordes parfois d’y voir crouler la lumière, et s’efforcer le vent.

J’ai trouvé ce poème dans le recueil Moraines (1969) publié dans Le corps clairvoyant, un livre de Jacques Dupin chez Poésie-Gallimard.
J’ajoute que je préfère le début de ce poème à sa fin, que je trouve moins lisible, moins « borgésien » aussi.