Jeu de Société de David Lodge

Couverture chez Rivages Poche

Voici un écrivain britannique que je n’avais encore jamais lu et dont la découverte a été une agréable surprise !
J’ajoute que cette suggestion de lecture m’avait été faite par mon ami poète et écrivain Denis Hamel qui en avait entendu parler par des essais littéraires et/ou politiques.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Rivages poche
Première date de publication : (en anglais) 1988
Traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier
Nombre de Pages : 412

Quatrième de Couverture

Qu’y a-t-il de commun entre Vic Wilcox, directeur général de Pringle and Sons, une entreprise de métallurgie anglaise en pleine restructuration, et Robyn Penrose, une jeune universitaire spécialiste des jeux de déconstruction littéraire et plus particulièrement de l’étude sémiologique des « romans industriels » victoriens ? Pas grand-chose en apparence. Mais tout est remis en jeu lorsque Robyn Penrose doit suivre un stage chez Pringle and Sons et devenir « l’ombre » de son directeur dans le cadre de « l’Année de l’Industrie ». Cette confrontation brutale – et cocasse – est un peu celle de la thèse et de l’antithèse, au cœur de Rummidge, cette variante fictive de Birmingham.

Mon Avis

Ce livre s’articule essentiellement autour de deux personnages et de leur rencontre : Vic Wilcox, qui est le patron d’une entreprise de sidérurgie, et Robyn Penrose, qui est professeur de Lettres à l’université. À travers eux, c’est la confrontation de deux mondes antagonistes, qui restent habituellement éloignés l’un de l’autre : d’un côté l’entreprise privée et son principe de réalité implacable et de l’autre côté l’enseignement supérieur avec son esprit d’analyse, ses valeurs morales, son idéalisme. Pour simplifier la situation on pourrait dire qu’il s’agit d’un face à face entre la droite et la gauche. Vic Wilcox est plutôt favorable à Margaret Thatcher, il apprécie les valeurs traditionnelles de la société et représente aussi le capitalisme triomphant des années 1980. Tandis que Robyn Penrose est une militante féministe et gauchiste (on dirait aujourd’hui « woke »), grande adepte de Derrida et préférant la justice sociale à l’argent.
On pourrait imaginer que leur rencontre n’occasionnerait que des conflits et de la détestation mais David Lodge déjoue habilement ce pronostic trop prévisible et nous mène à des développements plus amusants et psychologiquement plus fouillés. Si ces deux personnages sont assez typiques de leur milieu on ne peut pas dire pour autant qu’ils soient caricaturaux, et ce qui est le plus intéressant c’est de les voir évoluer au contact l’un de l’autre et d’assister à leurs doutes et remises en cause de leurs valeurs et croyances respectives.
L’humour est également très présent, et surtout à travers les personnages secondaires qui sont dignes d’une comédie à l’anglaise. La fin du livre est assez surprenante et réussie puisque les événements prennent une tournure moins vraisemblable, plus fantaisiste, et que l’aspect de « pure comédie » s’accentue encore plus nettement.
Un bon roman, qui a l’avantage de nous divertir tout en nous faisant réfléchir !

Un Extrait Page 229

C’était comme si la Robyn Penrose qui passait un jour par semaine à l’usine était le double de celle qui, les six autres jours de la semaine, s’occupait de littérature féminine, de roman victorien et de théorie littéraire poststructuraliste – un être moins consistant, plus insaisissable mais tout aussi réel. Elle menait une double vie actuellement, et cela la rendait plus intéressante et plus complexe, pensait-elle. Wallsbury Ouest, cette étendue désolée d’usines, d’entrepôts, de routes et de ronds-points, parcourue par des voies de chemin de fer, couvertes d’herbe, et de canaux désaffectés, comme les stries sur Mars, semblait elle-même être l’ombre, la face cachée de Rummidge, ignorée de ceux qui se prélassaient sous les projecteurs de la culture et du savoir à l’université. Bien sûr, c’était le contraire pour ceux qui travaillaient chez Pringle : c’était l’université et tout ce qu’elle représentait qui était la face cachée du monde, une face étrange, impénétrable et vaguement menaçante. En traversant, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, cette frontière qui séparait ces deux zones dont les valeurs, les priorités, le langage et les coutumes étaient si diamétralement opposés, Robyn avait l’impression d’être comme un agent secret ; et, comme les agents secrets, il lui arrivait parfois d’avoir des états d’âme et de mettre en doute les valeurs de son propre camp. (…)

Les Amandiers de Valéria Bruni-Tedeschi

Aujourd’hui 1er avril c’est le début de mon Printemps des Artistes, c’est-à-dire que je vais parler de livres, de poèmes, de films, dont le personnage principal est un artiste ou qui a un rapport plus ou moins étroit avec un art (littérature, poésie, cinéma, théâtre, chant, peinture, musique, danse, dessin, architecture, sculpture, etc.)

Dans ce contexte, je vous parlerai des « Amandiers » de Valéria Bruni-Tedeschi, un film que j’ai vu peu après sa sortie en salles, vers le 20 novembre 2022, et qui parle de la jeune troupe de comédiens du prestigieux Théâtre des Amandiers, vers le milieu des années 1980, et de leur apprentissage de l’art théâtral sous la direction du célèbre metteur en scène Patrice Chéreau et de Pierre Romans.

Une Présentation de l’histoire

Vers 1985 ou 86, une quarantaine de jeunes comédiens, garçons et filles de dix-neuf ou vingt ans, sont sélectionnés par Pierre Romans pour suivre les cours du théâtre des Amandiers. Cette école est très prestigieuse et les jeunes élèves passent les auditions avec une certaine passion et beaucoup de motivation. Ils savent qu’une deuxième sélection aura lieu bientôt, à l’issue de laquelle il ne restera plus qu’une dizaine d’élèves et chacun essaye de donner son maximum. Ils savent aussi que le dernier petit groupe sera envoyé aux Etats-Unis pour un stage à l’Actors Studio puis que, de retour au Théâtre des Amandiers, ils pourront monter une pièce sous la direction de Patrice Chéreau en personne, qui les dirigera, pour se présenter devant le public du théâtre.

Mon Avis

C’est un film qui ne manque pas de qualités intéressantes : de belles images, une belle lumière, une manière très flatteuse de filmer les corps et les visages, une bande son agréablement choisie (Jean-Sébastien Bach, les Rita Mitsouko, Daniel Balavoine, Janis Joplin, etc.), des acteurs qui semblent pleinement engagés dans leurs rôles et qui y mettent une belle énergie.
Par ailleurs, on ne s’ennuie pas car il se passe sans cesse de nouvelles péripéties et on suit les différents membres de ce petit groupe avec une certaine curiosité.
Au premier abord, j’ai un peu regretté que la réalisatrice ait accordé autant d’attention à la vie intime et sexuelle des uns et des autres, au détriment des scènes théâtrales et de l’apprentissage du travail d’acteur, qui peuvent sembler plus instructives et intéressantes et que j’aurais aimé voir plus développées. Mais, après réflexion, je me suis rendue compte que, chez ces jeunes acteurs, la frontière n’est pas très étanche entre leur vie privée et leur vie sur scène, qu’ils s’y engagent avec autant de passion et de fougue, et donc j’ai mieux compris ce parti pris de la réalisatrice.
Par certains côtés, ce film restitue le climat des années 80 tel qu’il a pu être décrit à l’époque dans des films du genre des « Nuits Fauves », avec des thèmes comme le Sida, la drogue, l’homosexualité, les infidélités, les rapports de séduction plus ou moins abusifs ou forcés.
Je dirais toutefois que les dialogues sont un peu pauvres, pas terribles, ce qui est gênant pour un film qui parle de théâtre et où l’importance du texte est supposée centrale, au cœur de toutes les préoccupations (du moins, c’est ce que je croyais mais peut-être me trompais-je ?)
Le personnage de Patrice Chéreau, joué par Louis Garrel, est sans doute l’un des plus intéressants, avec des dialogues plus construits et plus recherchés que les autres personnages, mais ça n’empêche pas qu’il soit présenté comme odieux et insupportable, profitant de sa position directoriale pour draguer lourdement les jeunes gens sous sa responsabilité, et se montrant volontiers lâche, fourbe et sans respect pour ceux qui l’entourent.
La partie du film qui concerne le personnage d’Etienne (Sofiane Bennacer, excellent acteur), son addiction à l’héroïne et sa relation tumultueuse avec Stella (Nadia Tereszkiewicz), m’a paru réussie. On est parfois ému.
Bref, un film assez bon, intéressant, émouvant, qui permet de mieux cerner le monde du théâtre et des troupes de comédiens, et les exigences du travail d’acteur.

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Kitchen de Banana Yoshimoto (roman)

Couverture chez Folio

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, j’ai lu « Kitchen » de Banana Yoshimoto, un roman des années 80 qui a eu un très grand succès à l’époque, parmi les jeunes Japonais mais aussi dans le reste du monde.

Note pratique sur le livre

Année de Parution : 1988 au Japon, 1994 en France.
Editeur : Folio (Gallimard)
Traduit du japonais par Dominique Palmé et Kyôko Satô
Nombre de pages : 181

Note sur l’écrivaine

Banana Yoshimoto est née à Tôkyô en 1964. A l’âge de 23 ans, elle se fait connaître par son roman « Kitchen » qui s’impose dès sa parution comme un best-seller. D’autres romans, recueils de nouvelles et essais ont confirmé la place singulière qu’elle occupe dans la littérature japonaise contemporaine. (Source : éditeur)

Quatrième de Couverture

Que faire à vingt ans, après la mort d’une grand-mère, quand on se retrouve sans famille et qu’on aime les cuisines plus que tout au monde ? Se pelotonner contre le frigo, chercher dans son ronronnement un prélude au sommeil, un remède à la solitude.
Cette vie semi-végétative de Mikage, l’héroïne de Kitchen, est un jour troublée par un garçon, Yûichi Tanabe, qui l’invite à partager l’appartement où il loge avec sa mère.
Mikage s’installe donc en parasite chez les Tanabe : tombée instantanément amoureuse de leur magnifique cuisine, elle est aussi séduite par Eriko, la mère transsexuelle de Yûichi à la beauté éblouissante.
Banana Yoshimoto révèle dans Kitchen une sensibilité nourrie de paradoxes, une sensibilité dans laquelle toute une génération de jeunes Japonais s’est reconnue.

Mon humble avis

C’est un livre très agréable à lire et j’ai apprécié le côté toujours inattendu et très légèrement étrange des situations, du caractère des personnages et de leurs relations les uns avec les autres.
Plusieurs fois au cours de l’histoire, mes attentes ont été déjouées et j’aime bien être surprise de cette façon. Ainsi, je m’attendais à ce que l’héroïne tombe amoureuse du jeune homme qui l’héberge (Yûichi) et, tout au long du roman, leur relation reste sur la frontière entre l’amour et l’amitié, et ces sentiments sont très jolis et nous paraissent cohérents avec le reste de l’histoire et les tempéraments – à la fois doux et un peu froids – des deux jeunes personnages.
Il n’y a aucune situation convenue ou réflexion cliché dans ce livre, et c’est ce que j’ai le plus apprécié : l’univers de l’écrivaine est entièrement personnel, original et semble animé d’une vie authentique.
La transsexualité de l’un des personnages principaux nous est présentée comme une chose allant de soi, sans esprit militant ou sans jugement particulier (ni en bien ni en mal) mais il me semble que, dans les années 80, c’était déjà assez audacieux et rare d’aborder ce sujet dans un roman, surtout dans le Japon de l’époque (assez conservateur sur le plan des mœurs) et d’autant plus que ce personnage transsexuel est ici tout à fait bienveillant et sympathique.
L’écriture est surtout composée de phrases courtes, plutôt simples, où l’on va à l’essentiel.
Le thème principal de ce livre est le deuil et la douleur inhérente à la perte d’un être cher, la reconstruction de soi et la consolation après ce deuil, et l’écrivaine l’exprime avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse : les personnages n’éclatent pas en sanglots et ne manifestent pas leur douleur bruyamment mais tout est suggéré subtilement, pudiquement, et cette retenue nous touche encore davantage.
Une seule chose m’a un peu troublée dans ce livre : je n’ai pas compris tout de suite qu’il se termine à la page 131 et, comme il y a un autre texte à partir de la page 132 (intitulé « Moonlight Shadow » ) j’ai cru que c’était la suite – une deuxième partie de la même histoire – et j’ai eu un long moment de confusion en voyant que les personnages ne s’appelaient plus pareil… Bref, les éditions Folio m’auraient évité ces cafouillages idiots s’ils avaient indiqué clairement sur la page de titre « Kitchen suivi de Moonlight Shadow ». Mais bon, ce n’est qu’un détail.
Un roman en tout cas très agréable à lire, doté de grandes qualités, et dont je comprends qu’il ait pu avoir autant de succès à sa parution, au Japon et ailleurs – et encore de nos jours.

Un Extrait page 33

(…)
Un jour, je suis retournée à mon ancien logement pour mettre de l’ordre dans les affaires qui y restaient.
Chaque fois que j’ouvrais la porte, je frissonnais.
Depuis que je n’y habitais plus, cet endroit semblait avoir changé de visage.
Il était sombre, silencieux, rien n’y respirait. On aurait dit que toutes les choses autrefois familières me faisaient la tête. Au lieu d’entrer en criant « Me voilà ! », j’avais presque envie de me glisser à pas de loup dans la maison en m’excusant de déranger.
Avec la mort de ma grand-mère, le temps de cette maison était mort, lui aussi.
Je le sentais, physiquement. Je ne pouvais plus rien faire. A part m’en aller, pour toujours… Je me suis retrouvée à astiquer le frigidaire, en fredonnant la chanson La vieille horloge de mon grand-père.
C’est alors que le téléphone s’est mis à sonner.
J’ai décroché. Je m’en doutais, c’était Sôtarô.
Mon petit ami d’autrefois. Nous nous étions séparés au moment où l’état de ma grand-mère s’était aggravé.
« Allô ! C’est toi, Mikage ? a-t-il dit d’une voix qui m’aurait presque fait pleurer de nostalgie.
(…)

Trois Poèmes de Richard Rognet

J’ai déjà eu l’occasion de publier sur ce blog des poèmes de Richard Rognet, issus du recueil récent Dans les méandres des saisons (en 2014) mais j’ai pu me procurer un recueil beaucoup plus ancien de ce poète, Petits poèmes en fraude, qui a été publié par Gallimard en octobre 1980, et dont je vous propose la lecture de trois poèmes.

Note sur le poète :

Né en 1942 d’une mère institutrice et d’un père mécanicien dans l’industrie textile, il prend goût à la lecture dès son enfance et écrit ses premiers poèmes à l’âge de douze ans. Diplômé de l’école normale d’instituteurs de Mirecourt il étudie ensuite les Lettres à l’université de Nancy. Il publie son premier recueil en 1966. En 1969, il devient enseignant à l’école normale de Mirecourt, puis à Epinal, avant d’intégrer le collège Jules-Ferry comme professeur de lettres jusqu’à sa retraite 2002. Sa rencontre avec Alain Bosquet en 1971 marque pour lui une étape importante dans son parcours de poésie. Il perd son père en 1991, année où il entre à l’Académie Mallarmé. En 1994, il devient chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres. Il obtient en 2002 le Grand prix de poésie de la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre, déjà récompensée par de nombreux prix et traduite en italien, en espagnol, en allemand, en russe, en bulgare…

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Page 41

Je succombe
sous les épouses
aux chemises désirables.

Pour les nommer, faire merveille,
je les aveugle d’un regret.

Mais le regard à la dérive,
quel épiderme l’engloutit ?

Au matin, un jeune boiteux
ramassera en sifflotant
les copeaux gluants
de la nuit.

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Page 48

Tu balances ton corps,
dans le jardin public,
un merle
picore tes initiales.

Attends le coup de grâce,
rabâche les étoiles,
pour l’heure, geins sur ton sort
de fille incorrigible.

Entre deux pluies élégantes,
le soleil t’épingle
sur le parvis aux oiseaux-lyres.

Ce soir encore,
tu feras provision de fumée,
tu grimperas l’escalier
dans des rafales de posters.

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Page 79

Un feu mourant,
quelques regrets,
une immortelle,
dans ta doublure,
d’autres projets.

La pluie annonce
des objets
vêtus de sable,
la rue épouse
un vieux papier.

La fenêtre oubliée,
l’étau, la solitude,
le cœur gros, l’épée, le fil,
ton adresse m’arrache
à la clarté du jour.

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Deux Poèmes d’Alicia Gallienne

Couverture chez Poésie-Gallimard

Ces deux poèmes sont extraits du livre « L’autre moitié du songe m’appartient » paru chez nrf Poésie/Gallimard en 2020.
La plupart des textes de cet ouvrage sont assez longs et donc difficiles à diffuser sur un blog, donc j’ai choisi, d’un point de vue pratique, de recopier deux poèmes relativement courts – qui se trouvent d’ailleurs (heureuse coïncidence) parmi mes préférés.
D’une manière générale, j’ai préféré ses poèmes en prose à ses vers libres et mes choix reflètent cette préférence.

Note sur Alicia Gallienne (1970-1990)

Atteinte d’une maladie du sang qui devait l’emporter à l’âge de 20 ans, le 24 décembre 1990, Alicia Maria Claudia Gallienne a écrit des centaines de poèmes à partir de 1986 et jusqu’à sa mort.
« Qu’importe ce que je laisserai derrière moi, pourvu que la matière se souvienne de moi, pourvu que les mots qui m’habitent soient écrits quelque part et qu’ils me survivent », écrivait-elle .
Elle était la cousine de l’acteur, comédien et réalisateur célèbre, Guillaume Gallienne.

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Page 63

La Moitié d’un Songe

Souvent, je me surprends à philosopher sur la vie, à vouloir tout tout de suite et à imaginer la nécessité. Je monte toujours un grand escalier qui craque : chaque pas me fait mal car je me retiens pour abreuver le silence. Cet escalier est si haut qu’il m’est impossible d’en deviner ni le début, ni la fin. A vrai dire, je ne sais pas très bien si l’on peut jamais arriver ; pourtant, je veux parvenir à tout prix au sommet de l’escalier. Je le veux si fort que je ne sens même plus mon désir et, je suis prise de vitesse pour imiter le temps. Je grimpe, mais pour atteindre quoi ? Seule cette vérité subsiste en bas : je l’effleure des pieds mais ma tête est ailleurs. Je cours à l’ultime protection, pour moi et les miens. Je monte parce que le sens commun descend et qu’il est encore temps sans doute de sauver ce qui reste.

L’autre moitié du songe m’appartient.

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Page 108

Il est facile de se noyer dans un verre d’eau mais qu’il doit être difficile d’y nager. Pourtant, ce serait une solution : on prendrait conscience de l’étroitesse de la situation, on se trouverait ridicule et on arrêterait de tourner en rond. En se diminuant ainsi, sans doute est-il plus aisé de reconquérir son espace vital et de reconsidérer ce verre d’eau qui, même s’il est rempli de larmes ou de pluie, n’est jamais qu’un verre d’eau.
Il est des fois où je voudrais boire la douleur dans tes yeux…

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Les Jardins statuaires de Jacques Abeille

Couverture chez Attila

Dans le cadre de mon Printemps des artistes, j’ai lu ce livre français fantastique, très réputé, où il est beaucoup question de statues – de statues non pas sculptées par la main humaine mais de statues cultivées par des jardiniers : des pierres qui poussent directement, de la terre, sous une forme figurative.
Une semaine après avoir commencé ce roman, j’ai appris que Jacques Abeille venait juste de mourir, la veille, le 23 janvier, et ça a posé sur ma lecture une teinte funèbre, particulière.

Note sur l’écrivain

Jacques Abeille (1942-2022) fut influencé par le surréalisme, auquel il a participé dans les années 60-70. Son œuvre la plus réputée est Le Cycle des Contrées, qui débute par Les Jardins statuaires. Il écrivit également des poésies, des nouvelles et de la littérature érotique. Ecrivain de l’Imaginaire pur, il récusait les notions de vraisemblance, d’engagement politique ou d’autofiction pour la littérature.

Quatrième de Couverture

Que dire d’une œuvre si ample qu’elle échappe aux catégories littéraires ? Les Jardins statuaires, c’est à la fois une fable, un roman d’aventure, un récit de voyage, un conte philosophique. A une époque indéterminée, un voyageur découvre un monde mystérieux où, dans des domaines protégés par de vastes enceintes, les hommes cultivent des statues… Nourri à la lecture des surréalistes, mais aussi des romans populaires, Jacques Abeille a créé une œuvre qui rejoint celles de Mervyn Peake, de Julien Gracq, de Tolkien, mais dont le destin dessine une légende noire : tapuscrit égaré, faillites d’éditeurs, incendies et malchances ont concouru pendant trente ans à l’occultation de ce roman sans équivalent dans la littérature française.

Mon avis très subjectif

Les cent ou cent-cinquante premières pages ont été pour moi très agréables à lire, et j’étais vraiment enchantée (au sens premier du mot) et transportée dans ce pays étranger des Jardins statuaires, que le personnage principal découvre en même temps que nous et dont il nous donne la description au fur et à mesure qu’il rencontre de nouveaux personnages, qu’il discute avec eux et qu’il observe les choses, les gens et les modes de vie – avec tous les rituels très spécifiques qui sont liés à la culture des statues.
Seulement, cette impression positive s’est ensuite gâtée, par une sorte de lassitude liée à la fois au style de l’écrivain (des tournures de phrases peu variées, des imparfaits du subjonctif à foison, une certaine préciosité ou disons un maniérisme dans le vocabulaire qui finit par agacer) mais aussi un manque de psychologie des personnages (les hommes se ressemblent tous, s’expriment tous de la même façon, ont les mêmes genres de réactions, etc.) et pour les personnages féminins c’est encore pire car elles ne sont là que pour assouvir les pulsions sexuelles de notre héros-voyageur et les scènes de leur brusque apparition dans le paysage sont assez grotesques et involontairement comiques, comme des gros clichés fantasmatiques, qui pourraient être issus d’on ne sait quelle vieille BD de fantasy pour ado.
Bien sûr, j’ai continué au cours de ma lecture à apprécier certains passages réussis, surtout des descriptions de paysages imaginaires et fantastiques, mais j’étais peu intéressée par ces personnages sans âme, et puis le héros-voyageur et ses discussions filandreuses et sentencieuses m’ont sérieusement tapé sur le système, en fin de compte.
Bref, une lecture moyennement recommandable – à la rigueur pour les fanatiques de fantasy, ou pour les curieux qui veulent découvrir par eux-mêmes de quoi il retourne.

Un Extrait page 84

-Et les nymphes ? Et les éphèbes ? demandai-je.
-Il s’agit dans ce cas d’un tout autre terrain. Le domaine des nymphes aquatiques et lascives se trouve au centre d’une zone où la pierre affecte des formes ondoyantes, sinueuses, des courbes languides et pleines. Un corps de femme abandonné ou pour mieux dire livré, telle est l’image qui s’impose le plus fréquemment.
-Pardonnez mon insistance, mais je ne puis cacher que je suis surpris de trouver en un monde où l’on est si secret sur tout ce qui touche aux femmes une zone où on se spécialise presque dans la représentation de leurs abandons les plus intimes.
Il parut un peu déconcerté par ma remarque, mais voulut faire face.
-Vous savez, me dit-il, de l’image à la réalité…
-Certainement, certainement, mais je ne serais pas surpris si vous m’appreniez que dans le domaine des nymphes se rencontrent les hommes les plus jaloux et les femmes les plus secrètes.
Sa surprise allait grandissant.
-En effet, ce domaine a bien cette réputation et je crois qu’il ne l’usurpe pas. Mais qu’est-ce donc qui vous a permis de déduire si vite…?
-J’ai pensé simplement que tôt ou tard les hommes, et les femmes, à leur tour devenaient les images de leurs images. Images perturbées, inversées même parfois, mais n’ayant pas un degré de réalité supérieure.
-Ah, s’écria-t-il, vous voilà donc revenant à votre perpétuelle métaphysique ! Mais vous êtes Byzance à vous tout seul !
(…)


Ce roman illustrait le thème de la sculpture pour mon printemps des artistes, un art dont je n’avais encore pas parlé ici.

Logo du Défi créé par Goran

Des Extraits de « l’Art du roman » de Milan Kundera

Couverture chez Folio

Ce livre m’a été conseillé par l’une de mes médecins lors d’une consultation, ce dont je la remercie grandement car ce fut une magnifique lecture, enrichissante, stimulante intellectuellement et donc très plaisante ! Sûrement l’un des meilleurs livres que j’aie lus sur l’écriture, sur la signification de la littérature et ce qu’elle peut nous apporter. En même temps, ce livre est une réflexion sur le monde, sur l’Histoire, sur la culture européenne, sur la psychologie humaine, puisque toutes ces choses sont reflétées par les romans et réfléchies par les romanciers, qui en donnent leur propre vision.
Mais plutôt que d’écrire une chronique qui ne ferait que paraphraser maladroitement Kundera, je préfère recopier ici quelques extraits de ce livre, en espérant qu’ils vous donneront envie d’en savoir plus !

J’ajoute que j’ai lu « L’Art du roman » dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Note pratique sur le livre :

Genre : essai
Année de première parution : 1986, chez Gallimard
Editeur en poche : Folio
Nombre de pages : 193

Note sur l’auteur :

Milan Kundera, né le 1er avril 1929, est un écrivain tchèque naturalisé français. Ayant émigré en France en 1975, il a obtenu la nationalité française le 1er juillet 1981, peu de temps après l’élection de François Mitterrand. (Source : Wikipédia).

Un Extrait page 29 :

(…) Le roman (comme toute la culture) se trouve de plus en plus dans les mains des médias ; ceux-ci, étant agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps. Cet esprit me semble contraire à l’esprit du roman.
L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : »Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. » C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien Anna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante et inutile. (…)

Un Extrait page 57 :

(…) En effet, il faut comprendre ce qu’est le roman. Un historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre, le crime de Raskolnikov n’a jamais vu le jour. Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non-réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C’est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka. Mais même si ses romans n’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de l’existence (possibilité de l’homme et de son monde) et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi nous sommes capables.(…)

Un Extrait page 186 :

(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman. (…)

Des arbres à abattre de Thomas Bernhard

couverture chez folio

Ce livre de Thomas Bernhard m’a été offert par mon ami le poète Denis Hamel et j’ai choisi de le chroniquer pour le défi des Feuilles Allemandes de Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’escapades » en ce mois de novembre 2021.

Thomas Bernhard (1931-1989) est un écrivain et dramaturge autrichien, né aux Pays-Bas, il passe son enfance à Salzbourg auprès de son grand-père pendant toute la période nazie. Il souffre dès son enfance de la grave maladie pulmonaire qui finira par l’emporter. Il étudie la musique et exerce quelques temps le métier de journaliste. Ses premiers romans remportent un grand succès, de même que son théâtre. Très critique, pour ne pas dire haineux, vis-à-vis de son propre pays et volontiers provocateur, ses œuvres et ses discours ont souvent fait scandale en Autriche. Malgré tout, Thomas Bernhard a continué à y vivre jusqu’à sa mort.

Présentation du Livre :

Nous assistons dans ce livre au long monologue intérieur d’un écrivain autrichien particulièrement haineux, rancunier et acariâtre, âgé d’une cinquantaine d’années, au cours de sa visite chez le couple Auersberger, lors d’un « dîner artistique » où l’on attend pendant deux heures un vieux comédien du Burgtheater en l’honneur duquel ce dîner est donné. Ce monologue intérieur, très obsessionnel et répétitif, nous permet de mieux comprendre les relations du narrateur-écrivain avec le cercle amical des Auersberger, des gens avec qui il avait coupé les ponts depuis trente ans et qu’il trouve absolument exécrables et insupportables. Le comédien si longuement attendu arrivera finalement à ce diner artistique après minuit, ce qui sera l’occasion de passer à table, mais les réactions des uns et des autres ne seront pas celles que l’on pouvait prévoir et l’ambiance va se gâter encore davantage. (…)

Mon humble Avis :

Je n’ai pas été trop surprise par le style de l’auteur car j’avais déjà lu de lui quelques romans, comme « Oui » et « Le Naufragé » mais je suppose qu’un lecteur découvrant Thomas Bernhard avec ce livre serait un peu déconcerté par ce style répétitif, plein d’exagérations, bourré d’adverbes, et par l’omniprésence de l’incroyable et inénarrable « fauteuil à oreilles » qui doit apparaître au moins deux cents fois dans les cent premières pages. Malgré tout, cette écriture a quelque chose de fascinant, d’hypnotique, et on a du mal à lâcher en cours de route ce monologue énergique et plein de verve !
On se demande au cours des premières pages si le narrateur est dérangé mentalement. Mais non : il est seulement animé par une colère et une rage débordantes. Il a l’impression de s’être fait avoir en acceptant ce diner artistique chez un couple d’anciens amis qu’il ne peut plus supporter, pas plus qu’il ne peut supporter les autres invités de ce diner ni les artistes autrichiens les plus en vue de ce pays. Plus encore : il s’en veut à lui-même et ne cesse de s’accabler de reproches.
Un personnage pourtant semble échapper à sa misanthropie généralisée : Joana, une de ses amies, artiste elle aussi, qui avait beaucoup de talent et qui ne s’est jamais compromise avec l’art officiel ou les instances culturelles gouvernementales.
Dégoût du monde culturel, horreur des prétentions artistiques, des honneurs et des décorations distribuées aux artistes par l’Etat autrichien de manière totalement injuste et arbitraire, sont autant de thèmes récurrents d’un bout à l’autre de ce livre.
Mais ce roman sombre a aussi ses zones lumineuses et ses élans vers l’espérance.
Un livre que j’ai plutôt aimé et qui ne peut laisser aucun lecteur indifférent !

Un Extrait page 104 :

Qu’est-ce que je fais dans cette société avec laquelle je n’ai plus été en contact depuis vingt ans, et avec laquelle, depuis vingt ans, je n’ai d’ailleurs pas voulu avoir le moindre contact, et qui a suivi son chemin comme j’ai suivi le mien ? me dis-je dans le fauteuil à oreilles. Que diable suis-je venu faire dans la Gentzgasse ? me demandai-je, et je me dis que j’avais cédé à un sentimentalisme momentané, au Graben, et que je n’aurais jamais dû céder à un sentimentalisme aussi répugnant. J’ai eu un moment de faiblesse au Graben, et je me suis abaissé à accepter l’invitation de ces époux Auersberger que je méprise et hais finalement depuis tant d’années déjà, me dis-je dans le fauteuil à oreilles. Nous devenons et nous nous montrons momentanément ignoblement sentimentaux, me dis-je dans le fauteuil à oreilles, nous commettons le crime de bêtise en allant là où nous n’aurions jamais dû aller, en allant même chez des gens que nous méprisons et haïssons, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, je vais effectivement dans la Gentzgasse, ce qui est incontestablement, venant de moi, non seulement une bêtise mais une véritable infâmie. Nous devenons faibles et nous tombons dans le piège, dans le piège social, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, car cet appartement de la Gentzgasse n’est actuellement pour moi rien d’autre qu’un piège social dans lequel je suis tombé. (…)

L’amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez

J’ai lu ce célèbre roman de Gabriel Garcia Marquez dans le cadre du Mois de l’Amérique Latine de Goran et Ingannmic.
Gabriel Garcia Marquez (1927-2014) est un écrivain colombien. Romancier, novelliste, mais également journaliste et militant politique, il est l’auteur de Cent ans de solitude (1967), de Chronique d’une mort annoncée (1981) et a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1982. Il a écrit l’Amour aux temps du choléra en 1985. (Source : Wikipedia)

Résumé de l’intrigue initiale :

Le riche docteur Juvenal Urbino et son épouse Fermina Daza sont mariés depuis plus de cinquante ans et, comme tous les couples, ils ont traversé de multiples déconvenues, des crises et des épreuves, mais cela ne les a pas empêchés de rester ensemble. Ils sont maintenant vieux. Mais ils ignorent tous les deux que le premier prétendant de Fermina Daza, celui avec qui elle avait entretenu, bien avant son mariage, plusieurs années de correspondance passionnée, Florentino Ariza, attend qu’elle devienne veuve depuis toutes ces cinquante années car il espère encore de toutes ses forces pouvoir la conquérir et vivre avec elle la relation amoureuse dont il n’a cessé de rêver.

Mon humble Avis :

Je connaissais déjà un peu l’œuvre de Gabriel Garcia-Marquez et je n’étais pas sûre de vraiment l’apprécier. Ainsi, j’avais laissé tomber Cent ans de Solitude à la moitié, parce que je n’arrivais plus à différencier tous les personnages homonymes, après avoir adoré les premiers chapitres. Et puis Chronique d’une mort annoncée m’avait passablement ennuyée. J’étais donc prudente en commençant L’amour aux temps du choléra et je m’attendais au meilleur comme au pire.
Eh bien, ce fut une excellente surprise ! J’ai été sans cesse tenue en haleine par ce roman, doté d’un souffle et d’un style remarquables, et dont les presque cinq cents pages se dévorent rapidement.
Autour des trois personnages principaux, les figures secondaires foisonnent et sont toutes très pittoresques, intéressantes, et souvent pleines de caractère.
La sensualité occupe une bonne part du livre, et l’auteur parle de l’érotisme avec un mélange d’élégance et de précision qui possède une grande poésie et un fort pouvoir d’évocation.
L’auteur porte souvent un regard humoristique et tendre sur ses personnages, particulièrement sur Florentino Ariza qui navigue entre désespoir, libertinage, romantisme fou, et obsession, et qui mélange donc des traits de caractère très disparates voire incompatibles.
Garcia Marquez semble vouloir établir une forte opposition entre amour romantique, platonique, obsessionnel et durable et l’attirance sensuelle, purement physique, passagère et sans conséquence. Mais parfois, au cours du roman, ces deux tendances se brouillent et connaissent des intersections.
Le tableau qu’il fait du mariage et de son lot de mensonges, de coups bas et de mauvaise foi, m’a paru très finement observé et plein de véracité.
Un roman que j’ai pris énormément de plaisir à lire, et que je conseille sans hésiter !
Sans conteste, mon livre préféré de cet auteur !

Un extrait page 359

Jusqu’alors, la grande bataille qu’il avait livrée les mains nues et perdue sans gloire avait été celle de la calvitie. Depuis l’instant où il avait vu ses premiers cheveux blancs rester accrochés au peigne, il avait compris qu’il était condamné à un enfer impossible dont ceux qui ne l’ont jamais connu ne peuvent imaginer le supplice. Sa résistance dura des années. Il n’y eut ni onguent ni pommade qu’il n’essayât, ni croyance qu’il ne crût, ni sacrifice qu’il ne supportât pour défendre chaque centimètre de son crâne de la dévastation vorace. Il apprit par cœur les instructions de l’Almanach Bristol pour l’agriculture, parce qu’il avait entendu dire que la pousse des cheveux avait un rapport direct avec les cycles des récoltes. Il abandonna son coiffeur de toujours, un chauve illustre et inconnu, pour un étranger tout juste installé qui ne coupait les cheveux que lorsque la lune entrait dans son premier quartier. (…)

Les Fous de Bassan, un roman d’Anne Hébert

J’ai déjà consacré un article à Anne Hébert au début de ce mois d’août, avec deux de ses poèmes.
Je parlerai aujourd’hui de son roman Les Fous de Bassan, publié en 1982 aux éditions du Seuil.

Anne Hébert (1916-2000) est une célèbre poète, romancière, dramaturge et scénariste québécoise. Elle obtint de nombreux Prix Littéraires, dont le Femina pour Les Fous de Bassan.

Ce roman se déroule en 1936, au Québec, entre Cap Sec et Cap Sauvagine, sur une terre sauvage, battue par le vent : Griffin Creek.
Dans cette histoire, il est question de deux jeunes filles, Nora et Olivia, « les petites Atkins », deux cousines de quinze et dix-sept ans, blondes et belles, et qui suscitent le désir des hommes autour d’elles, soit qu’elles les aguichent volontairement soit qu’elles leur plaisent sans le vouloir.
Ces deux jeunes filles disparaissent un soir, les habitants de Griffin Creek soupçonnent un double assassinat, des recherches sont lancées pour retrouver les corps, une enquête policière est menée auprès des familles et amis des deux disparues.
L’histoire est racontée selon les points de vue de divers protagonistes de l’affaire, parmi lesquels les deux victimes et l’assassin.

Mon avis très subjectif :

Ce roman vaut surtout pour son écriture superbe, un style poétique, sensuel, qui fait la part belle aux descriptions des corps et de la nature.
Il m’a semblé que le thème du péché, de la séduction, des tensions érotiques violentes entre hommes et femmes formaient l’essentiel du propos, et sous-tendaient toute cette histoire.
Les personnages ne sont pas vraiment des êtres de pensée, mais ils seraient plutôt des êtres instinctifs, impulsifs, poussés par leurs sensations physiques.
Bien que cette histoire raconte un double meurtre et une enquête policière où l’on finit par découvrir l’identité de l’assassin, ce livre n’a rien à voir avec un roman policier et le suspense reste assez ténu jusqu’au bout. L’enquête n’est clairement pas le sujet principal du livre et elle connait d’ailleurs peu de rebondissements.
Je dirais que ce roman est surtout la description d’un univers littéraire, plein de désirs et de dangers.
Un beau livre, agréable à lire, que je conseillerais à ceux qui veulent découvrir cette autrice.

 

Voici un Extrait page 101

J’ai eu quinze ans hier, le 14 juillet. Je suis une fille de l’été, pleine de lueurs vives, de la tête aux pieds. Mon visage, mes bras, mes jambes, mon ventre avec sa petite fourrure rousse, mes aisselles rousses, mon odeur rousse, mes cheveux auburn, le cœur de mes os, la voix de mon silence, j’habite le soleil comme une seconde peau.
Des chants de coq passent à travers le rideau de cretonne, se brisent sur mon lit en éclats fauves. Le jour commence. La marée sera haute à six heures. Ma grand-mère a promis de venir me chercher avec ma cousine Olivia. L’eau sera si froide que je ne pourrai guère faire de mouvements. Tout juste le plaisir de me sentir exister, au plus vif de moi, au centre glacé des choses qui émergent de la nuit, s’étirent et bâillent, frissonnent et cherchent leur lumière et leur chaleur, à l’horizon. (…)

J’ai lu ce roman dans le cadre du défi de Madame Lit : en août 2020 il fallait en effet lire un ouvrage lauréat du Prix Femina.