Congo d’Eric Vuillard

Couverture chez Actes Sud

J’avais lu il y a quelques mois « L’Ordre du jour » d’Eric Vuillard, lauréat du Prix Goncourt en 2017, et j’ai eu envie de retenter cet écrivain, avec un autre récit historique, « Congo« , qui retrace la colonisation belge, violente et cruelle, dans ce pays d’Afrique.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Actes Sud (Babel)
Date de publication : 2014
Nombre de pages : 96

Quatrième de Couverture

« Le Congo, ça n’existe pas. » Il faut donc l’inventer. En 1884, à la conférence de Berlin, les grandes puissances se partagent l’Afrique et créent l’Etat indépendant du Congo, une simple entreprise commerciale. Viennent alors le défrichage, l’installation des comptoirs, les massacres…
En évoquant le roi Léopold II, Charles Lemaire l’éclaireur, Léon Fiévez le tortionnaire, les frères Goffinet les négociateurs, Eric Vuillard donne au mal un visage. A la fois récit historique et réflexion politique sur le libre-échange, Congo ressuscite, d’une plume lucide et irrévérente, la période coloniale, l’aube de notre modernité.

Mon Avis

Ce livre ressemble énormément à « L’ordre du jour » que j’avais chroniqué il y a quelques semaines : des récits historiques très courts qui commencent par une conférence politique au sommet, réunissant quelques hommes riches et puissants, qui s’entendent pour prendre une décision répugnante, réprouvée par la Postérité et par le sens de l’Histoire, parmi les dorures et les ambiances feutrées d’un palais présidentiel ou royal. Ensuite, Eric Vuillard nous montre, sur le terrain, l’application de cette décision par des hommes ignobles, lâches, sans scrupules, irresponsables, volontiers assassins, pilleurs, massacreurs d’animaux, de forêts, d’écosystèmes, etc.
Il me semble qu’aujourd’hui 99% des gens sont d’accord pour dire que la colonisation était une horreur et cela ne fait plus de débat depuis longtemps. Donc je me demande un peu pourquoi Eric Vuillard cherche maintenant à nous expliquer ce que tout le monde pense déjà ? Veut-il nous démontrer que nous avons raison de penser ce que nous pensons, de penser ce que tout le monde pense déjà et que personne ne songe à contester ? Ne serait-ce pas un petit peu de l’enfonçage de portes ouvertes de nous prouver par A plus B que les nazis et leurs alliés étaient très méchants (dans « L’Ordre du jour« ) ou que la colonisation était une très horrible et très ignoble chose (dans « Congo« )… Ceci dit, un tel rappel des faits peut certainement être utile pour des collégiens ou des lycéens, dans le cadre d’une lecture scolaire, en cours d’histoire ou de français, et peut leur apporter quelque chose.
La manière dont Eric Vuillard ressuscite ces divers personnages historiques est souvent grotesque, par les traits de leurs physionomies qu’il aime caricaturer et ridiculiser, mais je ne sais pas si c’est l’angle d’attaque le plus judicieux contre les colonisateurs, de critiquer leurs physiques plutôt que leurs mentalités. Pour ma part, j’aurais aimé que la pensée colonialiste soit davantage décortiquée et démontée dans ses rouages.
En résumé : C’est un livre très bien écrit, au style agréable, mais qui enfonce trop de portes ouvertes et qui ne va pas suffisamment au fond des choses.
Même si les deux livres ont des points communs, j’ai très nettement préféré « L’Ordre du jour« .

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Un Extrait page 75

Léopold fut donc pharaon. Il fut propriétaire de terres et d’hommes. Un bourgeois pharaon, si l’on veut. Quelque chose qui ne s’était jamais produit et qui plus jamais ne se produira. Un pharaon ne possède pas. Un bourgeois ne règne pas. Léopold est donc à la fois bourgeois et pharaon, pharaon du caoutchouc.
Mais on ne fait rien seul, et Léopold a bien du monde autour de lui, et si l’on jette un œil parmi tout ce monde, au milieu d’une foule de clampins, on croit tout à coup voir double. On voit deux fois la même tête rondouillarde, deux fois le même sourire satisfait, deux fois les mêmes moustaches qui remontent ! C’est qu’en réalité il y a bien deux types, deux types absolument identiques, absolument solidaires et identiques ; des frères jumeaux, célibataires endurcis, hommes de toutes les œuvres intimes, des gros sous au pot de chambre : les Goffinet.
Et qu’est-ce que c’est que ça : Goffinet ?
Deux barbes, deux fronts, deux paires de lunettes, quatre oreilles, une soixantaine de dents, des dizaines de médailles, quatre bras, quatre jambes : un animal. (…)

L’ordre du jour d’Éric Vuillard

Couverture chez Babel

Comme Éric Vuillard avait remporté en 2017 le Prix Goncourt pour ce récit historique, j’avais une certaine curiosité pour cet écrivain.
D’habitude, je ne suis pas très férue de sujets historiques – sans être non plus hostile à ce genre – mais une fois de temps en temps, ça peut me plaire.
Le cercle de lecture auquel je participe chaque mois nous avait indiqué ce livre, et ce fut l’occasion de découvrir cet auteur.
Éric Vuillard nous parle ici de l’arrivée au pouvoir d’Hitler dans les années trente, ainsi que de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938, c’est-à-dire les différentes étapes de l’expansion nazie, comme prémisses à la deuxième guerre mondiale et aux atrocités des camps de concentration.

Je vous invite à lire l’excellente chronique d’Ana-Cristina sur son blog Autour d’un livre ou deux, à propos de ce même livre d’Eric Vuillard, en cliquant ici.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Actes-Sud (Babel)
Date de Publication : 2017
Nombre de Pages : 150

Note sur l’auteur

Ecrivain et cinéaste, né à Lyon en 1968, Éric Vuillard est notamment l’auteur chez Actes Sud de Tristesse de la terre (2014), 14 juillet (2016) et La Guerre des pauvres (2019), pour lesquels il a reçu de nombreuses récompenses. L’Ordre du jour (2017) lui a valu le Prix Goncourt. (Source : éditeur)

Extrait de la Quatrième de Couverture

20 février 1933 : une fin d’après-midi à Berlin, dans les confortables salons du président du Reichstag. Une réunion secrète entre les plus grands industriels allemands et les hauts dignitaires nazis doit sceller le financement de la prochaine campagne électorale. Il y a là le « nirvana de l’industrie et de la finance » : Krupp, Opel, Siemens, Telefunken… De cette scène inaugurale procède un consentement irréversible qui aboutira au pire.
Au fil d’un récit intense et sidérant, l’écriture d’Éric Vuillard rend à l’engrenage des faits leur dérisoire et pathétique charge émotionnelle, la fragilité de l’instant. Et derrière les images triomphales de la Wehrmacht se découvrent, aux origines, de vulgaires marchandages, de tristes combinaisons d’intérêt.

Mon avis

Pendant une bonne partie de ce livre, je me suis demandé ce que l’auteur cherchait vraiment à nous démontrer et pourquoi il abordait ce sujet de la montée en puissance d’Hitler – dont un grand nombre de livres ont déjà abondamment parlé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, me semble-t-il. Je ne suis pas une grande spécialiste de cette période historique mais j’ai l’impression qu’on peut trouver dans ce récit des faits et des avis largement connus et répandus, sur lesquels un consensus général est établi.
Ceci dit, Éric Vuillard sait admirablement raconter les événements et il parvient à donner aux faits historiques le pittoresque et le mouvement de la vie, il ressuscite les figures politiques des années 30 pour en faire des êtres de chair et de sang, qui ont des émotions, des hésitations, des frayeurs, des ratages, des grandes et des petites bassesses, alors que les livres d’Histoire ont tendance à tout figer ou à résumer en quelques dates décisives et à passer sous silence les cafouillages et les ratés.
Or, dans ce livre, on a l’impression que la montée en puissance des nazis, l’élection d’Hitler et l’annexion par l’Allemagne de l’Autriche, n’étaient pas du tout des fatalités inévitables et que ceux qui pouvaient l’empêcher ont été lâches ou n’ont rien compris ou se sont compromis de manière infâme, pour des questions d’intérêts financiers, économiques.
Mais ce regard accusateur d’Eric Vuillard sur les hommes des années 1930, n’est-il pas un peu facile ? Car, aujourd’hui, avec quatre-vingt-dix ans de recul, nous avons acquis une vision extrêmement claire de cette période de l’entre-deux-guerres, que nous n’avons pas vécue… que même nos parents n’ont pas vécue… que nous connaissons éventuellement par des livres, des films.
Peut-être que dans quatre-vingt-dix ans, en 2110, les livres d’histoire accableront les hommes de notre époque pour n’avoir pas vu, pas réagi, pas compris des choses qui sont hors de notre zone actuelle de vigilance ou de réflexion, et auxquelles nous ne sommes pas préparés ?
Bref, un livre très bien écrit, parfaitement documenté sur le plan historique, littérairement très beau… mais dont les intentions en amont peuvent soulever quelques questions, si on veut pousser la réflexion plus à fond (et quitte à chercher la petite bête, peut-être !).

Un Extrait page 140

Dans une lettre à Margarete Steffin, avec une ironie fiévreuse à laquelle le temps et les révélations d’après-guerre donnent quelque chose d’insoutenable, Walter Benjamin raconte que l’on coupa soudain le gaz aux Juifs de Vienne ; leur consommation entraînait des pertes pour la compagnie. C’est que les plus gros consommateurs étaient précisément ceux qui ne payaient pas leurs factures, ajoute-t-il. À cet instant, la lettre que Benjamin adresse à Margarete prend un tour étrange. On n’est pas sûr de bien comprendre. On hésite. Sa signification flotte entre les branches, sur le ciel pâle, et lorsqu’elle s’éclaire, formant soudain une petite flaque de sens au milieu de nulle part, elle devient l’une des plus folles et des plus tristes de tous les temps. Car si la compagnie autrichienne refusait à présent de fournir les Juifs, c’est qu’ils se suicidaient de préférence au gaz et laissaient impayées leurs factures. Je me suis demandé si cela était vrai – tant l’époque inventa d’horreurs, par un pragmatisme insensé – ou si c’était seulement une plaisanterie, une plaisanterie terrible, inventée à la lueur de funestes chandelles. Mais que cela soit une plaisanterie des plus amères ou une réalité, qu’importe ; lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité.(…)

L’Exposition « Face au Soleil » à Marmottan (hiver 2022-23)

Claude Monet, Impression soleil levant, 1872

Il y a un peu plus de six mois, le 21 décembre 2022, je découvrais avec ravissement cette exposition consacrée au thème du soleil dans l’histoire de l’art, depuis l’Egypte des Pharaons jusqu’à la fin du 20è siècle. Si l’Antiquité est succinctement évoquée, les 17è et 18è siècles sont un peu plus développés, mais ce sont surtout les œuvres du 19è siècle et début du 20è qui occupent la majeure partie des salles, ce qui semble correspondre effectivement à la période où les artistes ont le plus regardé vers le soleil et où la lumière solaire est devenue le thème central de la peinture, comme un inlassable motif de fascination.

Présentation de l’Exposition (Source : Site du Musée)

Le 13 novembre 1872, Claude Monet peignait depuis la fenêtre de son hôtel au Havre, une vue du port par la brume. Exposée deux ans plus tard sous le titre Impression, soleil levant (1872, Paris, musée Marmottan Monet) l’œuvre inspire au critique Louis Leroy le terme d’Impressionnistes et donne son nom au groupe formé par Monet et ses amis.

En 2022, le musée Marmottan Monet, en collaboration avec le Museum Barberini, célèbrent les 150 ans, Impression, soleil levant et lui rendent hommage à travers l’exposition « Face au Soleil, un astre dans les arts », présentée à Paris du 21 septembre 2022 au 29 janvier 2023 et à Potsdam, du 25 février au 11 juin 2023 sous le titre « Sonne. Die Quelle des Lichts in der Kunst ».

William Turner, Le soleil couchant à travers la vapeur, 1809

Mon Avis

J’ai vu cette exposition le jour du solstice d’hiver – jour le plus sombre de l’année – et ces tableaux rayonnants et autres visions solaires ont eu un effet extrêmement réjouissant et bénéfique sur mon moral. Cela réchauffe et réconforte de regarder ces œuvres, l’énergie et la force qu’elles dégagent.
À côté de cet effet presque physique et sensitif des paysages ensoleillés, des aurores dorées et des images astrales, j’ai été très intéressée par les panneaux explicatifs qui nous font progresser dans les conceptions successives qu’on a eues à propos du soleil au fur et à mesure des siècles.
Ainsi l’Antiquité considère le soleil comme un dieu, un objet d’adoration (surtout chez les Égyptiens) tandis que le christianisme relègue le soleil à un rôle secondaire : il est une des innombrables créations de Dieu, sans plus d’importance que la lune ou une étoile parmi tant d’autres, selon la Genèse biblique.
Si, au Moyen-Âge, on imagine que le soleil tourne autour de la Terre,  la Renaissance puis la période classique et leur intérêt pour la science et les études astronomiques sérieuses font naître une conception encore différente du soleil, où il devient objet d’étude, d’observation et de calcul. Copernic découvre l’héliocentrisme et révolutionne totalement la vision du monde, qui sera confirmée ensuite par Galilée.
Les artistes du 17ème siècle français représentent souvent l’astre solaire, en tant que symbole favori de Louis XIV, le « Roi-Soleil » et le château de Versailles y fait abondamment référence, en renouant aussi avec la mythologie antique (Apollon, Phaëton).
Au 19ème siècle et avec la période romantique, une vision plus mystique du soleil apparaît, comme chez le peintre paysagiste allemand C. D. Friedrich, où le soleil peut être une image de la rédemption chrétienne et de l’espérance spirituelle.
Les salles d’exposition que j’ai préférées sont celles des 19ème et 20ème siècles où la puissance d’expression, la liberté de la touche picturale et la vivacité des couleurs se prêtent particulièrement bien à l’image d’un soleil intense et triomphant, qui occupe désormais toute la surface de la toile.

Un Cartel Explicatif choisi dans les salles du 19è/20è siècles

FACE AU SOLEIL

Au lendemain d’Impression soleil levant, l’astre devient un leitmotiv de la peinture moderne, un motif rayonnant par-delà les clivages esthétiques qui scandent l’histoire de l’art au tournant du 20è siècle. Ainsi la précision naturaliste des peintres de Skagen – qui empruntent à la tradition, à l’impressionnisme et à la photographie – est bousculée par un soleil éblouissant qui, chez Schonheider-Moller, absorbe la représentation sous un halo lumineux. Vallotton et les symbolistes explorent les potentialités décoratives de cet astre, qui mue le monde en « féerie ». Enfin, Munch révèle la puissance expressive du soleil qui, dans une perspective plus vitaliste, devient la source d’une énergie picturale débordante. L’astre solaire n’est plus seulement la composante d’un paysage, le détail – fût-il central – d’une vision panoramique ; il devient « le dieu de la peinture moderne » (Maurice Denis), un sujet à part entière qui s’impose dans le monde des arts et envahit dorénavant toute la surface de la toile.
(Source : Musée)

Maurice Denis, Saint-François recevant les stigmates, 1904
André Derain, Big Ben, Londres, 1906
Wilhelm Morgner, Composition Astrale XII, 1912
Sonia DELAUNAY, Contrastes simultanés, 1913
Otto DIX, Soleil Levant, 1913

Cartel à propos du Soleil Levant d’Otto DIX

Ce lever de soleil montre l’influence de Van Gogh, exposé à Dresde en 1912, sur le jeune Otto Dix, qui lui emprunte notamment sa touche épaisse et sinueuse, dans un paysage à la portée symbolique. Loin de la chaleur du Midi, le soleil devient ici un astre glacial qui, dans une explosion de rayons jaunes et noirs, se lève sur un paysage enneigé peuplé de corbeaux. Cette aurore, aussi effrayante que la tombée du jour, nous rappelle toute l’ambivalence du soleil à la veille d’une guerre qui marquera profondément Dix.
(Source : Musée)

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L’ami arménien d’Andreï Makine

Couverture au Livre de Poche

Nous explorons en ce mois de mars la littérature d’Europe de l’est, à l’initiative de Patrice et Eva, aussi je vous propose un petit tour du côté de la Russie soviétique d’Andreï Makine et plus exactement dans un orphelinat de Sibérie où un adolescent se lie d’amitié avec un jeune arménien solitaire et sensible, à la santé fragile.

Quatrième de Couverture

Sibérie, début des années soixante-dix. Le narrateur, qui vit dans un orphelinat, devient le garde du corps de Vardan, un garçon fragile et sensible persécuté par les autres. En suivant les deux adolescents, nous découvrons un quartier déshérité, le Bout du diable, où réside une communauté d’Arméniens venus soutenir leurs proches emprisonnés à cinq mille kilomètres de leur patrie.

Mon avis

C’est un joli livre, à l’écriture élégante et pleine d’une émotion nostalgique. J’ignore jusqu’à quel point cette histoire est autobiographique ou quelle est la part d’invention mais on sent que l’écrivain est très habité par son sujet et qu’il ressent quelque chose de profond pour ses personnages, une affection en particulier pour le jeune Vardan, l’adolescent arménien qui devient ami avec le narrateur dès les premiers chapitres du livre.
J’ai bien aimé la manière dont l’auteur décrit la culture arménienne, comment le jeune narrateur tombe sous le charme des parfums, des couleurs, des objets décoratifs, des modes de vie et de la dignité de ce peuple maltraité par l’Histoire, en même temps que la beauté merveilleuse de l’une de ces Arméniennes qui attend son mari emprisonné et dont il tombe amoureux.
C’est surtout le personnage de Vardan qui m’a paru extraordinaire par ses paroles souvent poétiques et la bonté de son caractère qui s’accompagne de force, de maturité et de sensibilité, et d’un tempérament individualiste rare chez un adolescent de treize ans.
D’une manière générale il m’a semblé que ce roman était une célébration de certaines valeurs humaines, de la poésie, de la délicatesse, de la fragilité, des sentiments subtils et de la non-violence – contre la brutalité et la vulgarité écrasante du tout-venant. Bref, c’est un message qui m’a paru beau et bon, et porté par des personnages intéressants et intelligemment campés.
Je sais qu’on a l’habitude de décrire le style de Makine comme « classique » – soit pour le dénigrer soit pour le vanter – mais son écriture m’a semblé agréable et fluide, très maîtrisée dans ses expressions, et ce « classicisme » n’est pas synonyme de pesanteur, de grandiloquence ou de fadeur, contrairement à ce que le terme pourrait laisser imaginer.
Un roman qui m’a plu et que je conseillerais.

Un Extrait page 59

Surprenante fut, je m’en souviens, cette réplique de Vardan le jour où les autres le repoussèrent du terrain de jeux, derrière l’école. Ils étaient en train de former deux équipes pour lancer un match de football et, en voyant que des joueurs leur manquaient, je demandai si nous aussi pouvions y prendre part. Ce n’était pas un refus mais un rejet presque organique qu’ils opposèrent à la participation de Varda.
« Toi, d’accord, me dirent-ils. Mais pas lui, non ! Il va nous refiler sa crève. Et puis, il est… pas normal, ce type ! »
« Pas normal » pouvait être entendu en russe comme « fou », « déficient mental », « déviant »…
La société où nous vivions, avec son projet messianique d’homme nouveau, excluait l’idée de tout ce qui risquait de contredire la perfection de ce futur héros destiné au bonheur du paradis sur terre. Il devait être totalement sain de corps, libre de toute ambiguïté intellectuelle, débarrassé des tares psychiques qui rongeaient les hommes du passé. Oui, une belle créature musclée, radieuse, ne doutant de rien. Un symbole idéologique en chair et en os.
Vardan ne parut pas blessé d’avoir été rejeté, ni choqué du fait que les autres aient pu le considérer comme n’étant pas « normal ». (…)

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Logo du défi, créé par Goran

Ceux qui avaient choisi, de Charlotte Delbo

J’ai lu cette pièce de théâtre dans le cadre des lectures autour de l’holocauste organisées par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et par « Passage à l’Est ».

Note biographique sur l’écrivaine

Charlotte Delbo (1913-1985) est une écrivaine française. Communiste et Résistante durant la deuxième guerre mondiale, elle a été déportée à Auschwitz-Birkenau de janvier 1943 à janvier 1944 puis à Ravensbrück de janvier 1944 à avril 1945. Son œuvre littéraire témoigne de son expérience des camps, par exemple dans Aucun de nous ne reviendra (1965) ou la pièce Ceux qui avaient choisi. Elle a été l’assistante de l’acteur et homme de théâtre Louis Jouvet. A la fin des années 50, elle a rompu avec ses convictions communistes de jeunesse.

Présentation de l’histoire

La pièce se déroule à Athènes. À une terrasse de café au début des années 60, un homme, seul à sa table, aborde une femme, seule à la table voisine, dans le but de la séduire ou en tout cas de faire connaissance. Cet homme est allemand et il se prénomme Werner. Il a fait des hautes études universitaires au sujet de la Grèce Antique et est devenu un professeur spécialiste de ce domaine. Durant la période de la guerre il était officier de l’armée allemande et a donc endossé l’uniforme hitlérien même s’il n’était pas un partisan d’Hitler et qu’il était plutôt un planqué sans aucune responsabilité ou activité significative. La femme, Françoise, est quant à elle une rescapée d’Auschwitz et son mari résistant a été torturé et fusillé par les allemands pendant la guerre. Une discussion s’engage entre les deux personnages et chacun explique son parcours et les choix qui ont été les siens dans les années 30 et 40. 

Mon Avis

C’est une pièce de théâtre assez courte (environ 80 pages) et qui a une portée pédagogique évidente car elle expose beaucoup de faits historiques et d’idées générales d’une manière claire, précise et argumentée, en allant à l’essentiel.
Malgré ce côté didactique, les personnages ne sont pas caricaturaux, ils ne sont pas monolithiques, et nous ne sommes pas supposés détester le personnage de Werner, qui reconnaît lui-même qu’il s’est toujours davantage intéressé à l’histoire antique qu’à ses contemporains et qui nous donne l’image d’un désengagement complet vis-à-vis de son époque. Il n’était pas hitlérien pendant les années 30-40 mais il est quand même devenu officier allemand, avec le moins de responsabilité possibles. Il n’a pas voulu résister et n’a pas vraiment collaboré non plus. En discutant avec Françoise, il est prêt à reconnaître ses torts c’est-à-dire surtout sa lâcheté et sa totale négligence, mais Françoise ne cherche pas à l’accabler. Elle ne le déteste pas mais elle ne peut s’empêcher de le juger pour ce qu’il est, c’est-à-dire un mollasson, un homme sans caractère. Elle se dit qu’il aurait pu résister, s’engager, comme elle et son mari l’avaient fait, et même si cela les a exposés tous les deux à risquer leur vie.
Si Werner est professeur d’histoire grecque et spécialiste de littérature antique, ce n’est bien sûr pas un hasard. Il s’agit du rappel de nos origines européennes, du berceau de notre civilisation. Werner a baigné toute sa vie dans les idées de la démocratie athénienne, dans les idéaux de liberté et de vertu, mais il n’a absolument pas réagi lorsque Hitler est arrivé au pouvoir et a instauré la dictature ou quand les lois raciales ont été promulguées. Il a l’impression que Socrate et Homère sont morts avec Auschwitz. Mais c’est peut-être seulement lui-même, Werner, qui n’a pas été à la hauteur de cette culture. Il a cru que les idéaux devaient rester purement livresques, alors que Françoise a su les faire vivre à travers ses actions, les mettre en pratique et se battre concrètement pour elles.
Une belle pièce sur la responsabilité et sur l’engagement, que les adolescents et les adultes peuvent lire avec profit.

Un Extrait page 36

Werner.- Non, nous n’avions pas le choix. Notre destin était : mourir à la guerre ou survivre dans la honte. Nous avons été pris, comme dans un piège qui se refermait sur nous. Tout un peuple pris au piège, par sa faute, faute d’avoir imaginé jusqu’où cela irait une fois cette machine infernale mise en route. Chacun des survivants honteux se demande comment il compose avec lui-même, aujourd’hui. En tout cas, je me le demande, moi. En vain. Pourtant j’étais ici, presque heureux, tout à l’heure, dans cette nuit d’avril, soyeuse, vibrante.- Ils ont pris le parti du mensonge comme si c’était plus facile. Alors… c’est en protestation que je dis que j’étais nazi, car nous l’étions tous. Et aujourd’hui, personne ne savait. Personne n’était au courant. Personne n’est coupable, n’est-ce pas ?
Françoise.- Beaucoup le sont, pas tous, c’est impossible.
Werner.- Oh ! Madame…
Françoise.- Si je l’avais cru, je ne serais pas sortie des camps. J’aurais perdu la volonté de survivre. Il faut croire en l’homme pour vouloir vivre.
Werner.- Et maintenant, aujourd’hui, vous n’avez pas de haine ? Comment pouvez-vous ?

« Si c’est un homme » de Primo Levi

Couverture chez Pocket
Couverture chez Pocket

Dans le cadre des « Lectures autour de l’Holocauste » organisées par Patrice et Eva, j’ai lu ce célèbre livre de Primo Levi, « Si c’est un homme« , qui est un témoignage particulièrement bouleversant sur les horreurs du camp d’extermination d’Auschwitz, où l’auteur a été incarcéré de février 1944 à janvier 1945.

Présentation du livre

Primo Levi, né en 1919, qui était un chimiste italien, installé à Milan, a été arrêté comme résistant en février 1944, à l’âge de 24 ans, et déporté à Auschwitz où il est resté jusqu’en janvier 1945, date où les Soviétiques ont libéré les prisonniers de ce camp. Son premier livre, « Si c’est un homme » paraît en Italie en 1947 et il s’agit de l’un des tout premiers témoignages sur les horreurs d’Auschwitz. Publié à l’origine dans une petite maison d’édition italienne, ce n’est que dix ans plus tard qu’il est mondialement reconnu comme un chef d’œuvre. (Source : éditeur)

Mon avis

On ne peut pas parler de ce livre comme on parlerait d’un roman ni même d’un témoignage sur un quelconque sujet. Je l’ai ressenti comme un livre tout à fait à part, hors norme et exceptionnel, qui va nettement au-delà de ce que la littérature nous offre d’habitude. Certes, il est extrêmement bien écrit et on est totalement happé, révolté, bouleversé par ce récit mais on prend cette réalité historique de plein fouet et on subit cette lecture comme une épreuve nécessaire, on se force à continuer jusqu’au bout la lecture car on ressent cela comme un devoir, car il serait honteux de ne pas avoir le courage de lire ce que tant d’hommes ont vécu et enduré.
Primo Levi nous relate les onze mois de sa captivité, il nous décrit les hommes qu’il a côtoyés à Auschwitz, ceux (la très grande majorité) qui ont été broyés par ce camp en quelques semaines à peine, et ceux (très rares) qui ont été assez chanceux ou débrouillards pour résister à la faim, au froid, aux coups et aux sévices, aux épidémies et aux diverses maladies, aux accidents d’un travail horriblement dur, aux « sélections » massives organisées inopinément par les nazis vers les chambres à gaz dès que le « Lager » (le camp) leur paraissait trop peuplé.
Il nous explique les règles de ce monde concentrationnaires, où les interdits sont innombrables, totalement absurdes et rarement compréhensibles (car aboyés en allemand à des prisonniers d’une vingtaine de nationalités), où l’on ne doit jamais poser de question, où l’on a tous les devoirs et absolument aucun droit, où les prisonniers se répartissent en différentes castes bien distinctes dont les juifs sont les plus mal considérés et les souffre-douleurs de tous les autres, en butte à tous les arbitraires. Il nous décrit une lutte de chaque instant pour essayer de survivre, l’obligation de voler pour s’en sortir (au risque de sa vie s’il est découvert), la nécessité d’économiser ses forces physiques et morales à la plus petite occasion, et même s’il ne semble y avoir aucun avenir car la mort est partout autour de lui, sans échappatoire imaginable.
Primo Levi réfléchit aussi aux caractéristiques de notre nature humaine, de notre identité, de nos besoins humains les plus essentiels. Ainsi, l’amitié, la solidarité et certains élans de générosité restent à travers ces pages des lueurs d’espoir et les seules véritables planches de salut. La poésie tient aussi un rôle non négligeable, comme dans le passage où il explique à un jeune Alsacien, prisonnier comme lui, des strophes de L’Enfer de Dante et où ces tercets sont pour eux une sorte de révélation et une aide profonde.
Un livre que je trouve très nécessaire de lire, mais pas dans une période de déprime ou de stress.

Un Extrait page 133

Les élus et les damnés

Ainsi s’écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j’ai eu et aurai l’occasion de l’évoquer. C’est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d’une vie relativement courte ; aussi pourra-t-on se demander si l’on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s’il est bon d’en conserver le souvenir.
Eh bien, nous avons l’intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie.
(…)

Un autre Extrait page 204

Au point où nous en sommes, il est impossible d’être plus trempés ; il ne reste plus qu’à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu’une portion de peau restée sèche n’entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.
Encore faut-il s’estimer heureux qu’il n’y ait pas de vent. C’est curieux comme, d’une manière ou d’une autre, on a toujours l’impression qu’on a de la chance, qu’une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n’y a pas de vent. Ou bien : il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu’au soir. Ou encore, c’est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n’était plus possible, si vraiment on n’avait plus rien dans le cœur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus.

Trains étroitement surveillés de Bohumil Hrabal

Couverture chez Folio

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran je vous propose de nous pencher sur ce roman de l’un des principaux écrivains Tchèques du 20ème siècle, Bohumil Hrabal. J’avais déjà lu de lui « une trop bruyante solitude » il y a quelques années et j’avais envie, depuis ce moment, de regoûter au style de cet auteur, qui m’avait plu, même si certains aspects de l’histoire m’avaient laissée un peu perplexe. Et la découverte de ce Folio dans une boîte à livres de mon quartier m’en a fourni l’occasion.

Note sur Hrabal

Né en 1914 à Brno. Il fait son droit à Prague, en 1939, mais les Allemands ayant fermé les universités tchèques, il n’obtiendra son diplôme qu’en 1946. Il n’exercera d’ailleurs jamais le métier de juriste. Il est successivement clerc de notaire, magasinier, employé de chemins de fer, courtier d’assurance, commis voyageur, ouvrier dans une aciérie, emballeur de vieux papiers et figurant au théâtre.
Il publie en 1963 son premier livre, Une perle dans le fond et, tout de suite, on voit en lui un grand écrivain. Ses livres suivants confirmèrent sa réputation, en particulier Trains étroitement surveillés (1965) qui inspira le film éponyme de 1966, réalisé par Menzel, qui reçut l’Oscar du meilleur film étranger.
Ayant dû subir la censure et les attaques du pouvoir tchèque, il est ensuite interdit de publication entre 1970 et 1976 puis, à nouveau, entre 1982 et 1985, sous la dictature communiste de son pays qui l’accuse de « grossièreté et pornographie ».
Il est mort en 1997.

Présentation de l’histoire par l’éditeur

Une petite gare de Bohême pendant la guerre. Un stagiaire tente de s’ouvrir les veines par chagrin d’amour. L’adjoint du chef de gare profite d’une garde de nuit pour couvrir de tampons les fesses d’une jolie télégraphiste. Mais il y a aussi l’héroïsme, le sacrifice, la résistance. Dans un pays qui a donné tant de richesses à la littérature mondiale, Hrabal est un des plus grands.

Mon Avis

On ne peut pas s’attendre à ce qu’un livre sur la Seconde guerre mondiale et la Résistance Tchèque contre les Nazis soit un « feel-good » ou une lecture particulièrement douce. Mais, là, j’ai trouvé que c’était tout de même assez rude et que le niveau de violence était parfois difficile à encaisser. De ce point de vue, les dernières pages du livre sont éprouvantes, et à déconseiller aux âmes sensibles.
Cette brutalité et cette cruauté s’expriment également dans quelques scènes de sexe (pas toutes) et on ne peut vraiment pas dire que la vision de l’amour par Hrabal soit romantique ou courtoise – c’est même exactement le contraire. Les choses sont faites crûment et sans ambages.
Certes, il y a une brève histoire d’amour entre une jeune fille et le héros, qui pourrait passer au début pour délicate et sentimentale, mais ça dégénère rapidement et aboutit à une scène de suicide sanguinolente.
Cependant, la description de la vie des employés de cette gare, des petits fonctionnaires qui ont tous leur tempérament particulier et leur côté pittoresque, chacun à sa façon, m’a paru assez poétique, et même par instants humoristique. Ainsi, quand le jeune héros compare la coiffure du chef de gare à une ogive gothique, et d’autres passages de ce style, qui m’ont fait un peu sourire.
L’écriture de Hrabal m’a paru tout à fait remarquable, avec beaucoup d’images et de métaphores, et, par la seule force de son style il réussit à donner une dimension quasi onirique à des réalités triviales et peu ragoûtantes, il transfigure cette réalité par ses mots. C’est vraiment ce que j’ai le plus apprécié et admiré dans ce roman. Autre point positif : c’est une histoire forte, riche en événements étonnants et en drames inattendus, et on ne s’ennuie pas du tout.
Un roman dur, violent, servi par une très belle écriture.

Un Extrait Page 14-15

(…) Mon grand-père, pour ne pas être en reste avec l’arrière-grand-père Lucas, était hypnotiseur ; il travaillait dans des cirques de campagne et toute la ville voyait dans cette manie d’hypnotiser les gens la preuve qu’il faisait de son mieux pour ne rien faire. Mais en mars, quand les Allemands franchirent si brutalement la frontière pour occuper tout le pays et marchèrent sur Prague, seul mon grand-père s’avança à leur rencontre, seul mon grand-père alla au-devant des Allemands pour leur barrer la route en les hypnotisant, pour arrêter les tanks en marche avec la force de la pensée. Donc grand-père s’avançait, les yeux fixés sur le premier tank qui conduisait l’avant-garde de leurs armées motorisées. Dans la tourelle de ce tank se tenait un soldat du Reich, son buste dépassant jusqu’à la ceinture, coiffé d’un béret noir avec tête de mort et tibias croisés, et grand-père continuait d’avancer droit sur ce tank, il avait les bras tendus et par les yeux il injectait aux Allemands sa pensée, faites demi-tour et retournez d’où vous venez… (…)

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Logo du défi

Cette Vie de Karel Schoeman

J’avais déjà lu un roman de Karel Schoeman, « Retour au Pays Bien Aimé », que j’avais beaucoup apprécié, et c’est la raison pour laquelle je voulais approfondir ma connaissance de cet écrivain.

Voici une petite présentation de l’auteur :
Karel Schoeman est né en 1939 à Trompsburg (État libre d’Orange). Solidaire du combat des Noirs de son pays, il a reçu en 1999, des mains du président Mandela, la plus haute distinction sud-africaine : The Order of Merit. Son œuvre compte une trentaine d’ouvrages d’histoire et dix-sept romans dont certains sont considérés comme des chefs-d’œuvre de la littérature sud-africaine. Il est mort dans la nuit du 1er au 2 mai 2017 à Bloemfontein (Afrique du Sud). (Note de l’éditeur)

Note Pratique sur le Livre :
Publié par les éditions Phébus en 2009, dans une traduction française de Pierre-Marie Finkelstein.
Langue d’origine : Afrikaans.
Nombre de pages : 266.

Voici la présentation de ce roman par les éditions Phébus :

Nous sommes au XIXe siècle dans le Roggeveld, région parmi les plus inhospitalières d’Afrique du Sud. Une femme se meurt. Au cours de sa vie, elle a beaucoup vu et beaucoup entendu : elle a surtout énormément appris sur le cœur des hommes. Hésitante, incertaine, elle égrène ses souvenirs, reconstruit son passé et, ce faisant, exhume un monde, celui des Afrikaners. Surgissent alors de sa mémoire, sur fond de paysage tissé par le vent, la poussière et le silence, des êtres austères et néanmoins secrètement ardents, pragmatiques puis brusquement lyriques.
Et, de page en page, en filigrane, apparaît le subtil portrait de cette narratrice profondément seule et intensément lucide sur son histoire, son pays et son peuple.

Mon humble Avis :

C’est un beau livre, à l’écriture très travaillée, et aux descriptions généralement magnifiques, et on ne peut pas contester le génie de l’auteur à créer des atmosphères, à susciter en nous des images et des impressions.
Malgré cela, j’ai eu beaucoup de mal à avancer dans cette lecture qui demande beaucoup de persévérance et durant laquelle il m’est arrivé de m’ennuyer un peu. Bref, il m’a fallu presque quinze jours pour arriver au bout de ce livre, alors que c’est loin d’être un pavé !
Cette impression de lenteur et de stagnation dans ma lecture était liée au caractère très spécial de l’héroïne et narratrice : une femme absolument enfermée en elle-même, qui ne parle presque jamais et qui se sent toujours étrangère à ce qui se passe autour d’elle. Dans son enfance, elle semble s’attacher à trois ou quatre personnes, surtout des membres de sa famille, comme son père et sa belle soeur Sofie. Mais plus elle grandit ou mûrit plus sa vision du monde devient morne, lointaine et silencieuse.
Pourtant, cette étrange narratrice-héroïne traverse des événements, des drames, qui devraient la sortir de son apathie et la rendre plus active mais elle les raconte en se demandant ce qu’ils veulent dire, dans une incompréhension où elle ne cesse de douter, alors que le lecteur comprend mieux qu’elle de quoi il retourne.
Néanmoins, cette narratrice est loin d’être stupide : elle est une des seules de son village à savoir lire et écrire, elle est souvent sollicitée par des voisins pour rédiger des courriers, elle aime lire et il lui arrive à certains moments de noter ses pensées, de faire des tentatives littéraires, mais elle finit par s’en désintéresser.
Parallèlement, cette narratrice montre une certaine lucidité pour analyser les caractères de ceux qui l’entourent, la cupidité des uns, la dureté des autres, mais elle rêve surtout de solitude et de promenades en liberté à travers le veld.
C’est donc, comme je le disais, un beau livre mais dont il faut accepter le rythme lent et contemplatif, et on doit s’accrocher pour arriver jusqu’au bout.
La fin n’est pas surprenante, on s’y attend depuis le début, et de ce point de vue il n’y a pas de suspense, mais c’est quand même une très belle fin, où l’auteur a mis beaucoup d’émotion contenue.

Un Extrait page 89-90

(…) Les voisins revinrent pour les obsèques – cela devait bien faire vingt ou trente personnes en tout, en comptant les enfants – et je me souviens qu’ils parlaient à voix basse et se taisaient dès qu’ils apercevaient quelqu’un de la famille. Après le culte, qui fut célébré près de la tombe, je servis des bols de café au salon et comme je n’étais encore qu’une enfant, personne ne fit attention à moi. « Ce n’est tout de même pas normal, une femme qui ne verse pas une larme sur la tombe de son mari » fit remarquer quelqu’un sur un ton de reproche; un autre, commentant la chute de Jakob, se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la crevasse où l’on avait retrouvé son corps, aussi loin de l’endroit où il avait été vu pour la dernière fois.
C’est alors que je pris conscience, pour la première fois, de tout ce que l’on peut voir et entendre à condition de rester bien tranquille et de se tenir en retrait, de se contenter de regarder et d’écouter sans laisser échapper le moindre son ni faire le moindre geste; c’est là, en me faufilant sans me faire remarquer avec mes bols de café parmi ces gens venus assister à l’enterrement, que sans m’en rendre compte j’ai appris à vivre pour le restant de mes jours.(…)

Django d’Etienne Comar

affiche du film

Ce film était sorti en 2017 et il s’agit du premier film d’Etienne Comar (né en 1965), connu en particulier comme scénariste et producteur du film Des hommes et des Dieux (en 2010).

Présentation du début du Film :

Ce biopic du célèbre guitariste de jazz Django Reinhardt nous transporte en France, pendant la période de l’Occupation allemande : le grand musicien d’origine tzigane est alors la coqueluche du tout-Paris, ses concerts remportent d’énormes succès et même les officiers allemands aiment son swing et se pressent pour aller l’écouter. Il est d’ailleurs prévu que Django fasse bientôt une tournée dans l’Allemagne nazie, car il se préoccupe assez peu de politique et ne songe qu’à la musique. Mais une de ses anciennes connaissances, Louise de Klerk, une femme ambiguë et séduisante, le met en garde contre les nazis et leurs exactions racistes contre les juifs et les tziganes, dont il pourrait finir par être victime. (…)

Mon Avis :

C’est un film agréable, les images sont souvent belles, avec des éclairages tamisés et un peu brumeux, des couleurs chaudes et douces, qui vont bien avec les concerts de jazz et le côté trouble et incertain de cette période historique, marquée par le doute, la méfiance, la duplicité des caractères.
Le personnage de Django est d’abord insouciant, peu intéressé par les problèmes politiques, et l’idée de jouer pour les nazis ne le dérange pas du tout. Puis, petit à petit, il commence à se rendre compte du danger : la haine des nazis contre les tziganes se manifeste de plus en plus clairement et le célèbre musicien commence à prendre conscience de la réalité.
J’ai appris grâce à ce film que même la musique ne pouvait pas être jouée librement durant la période hitlérienne : des tas de normes et de règles arbitraires étaient édictées pour qu’on joue le plus lentement possible, en évitant certains rythmes et sans trop de swing, sous peine d’interdiction de représentation. Bien sûr, Django Reinhardt, montré comme un caractère libre, audacieux et courageux, ne pouvait pas se plier à ces diktats et les contournait à la première occasion.
Un biopic assez bien fait, où j’ai eu surtout beaucoup de plaisir à écouter la musique tantôt entraînante et tantôt émouvante de Django Reinhardt !

Cette chronique était mon dernier article pour Le Printemps des Artistes 2021, qui se termine aujourd’hui et dont vous aurez bientôt le Bilan !

Les Insurgés de Léon Tolstoï

couverture chez Folio classique

Les Insurgés de Léon Tolstoï est un recueil de cinq nouvelles et courts récits sur le pouvoir tzariste et les différentes tentatives de révolutions russes qui ont jalonné le 19è siècle.

On croit souvent que c’est l’URSS communiste qui a inventé la déportation en Sibérie mais on s’aperçoit à travers ces cinq nouvelles que le pouvoir tzariste expédiait déjà depuis bien longtemps ses adversaires politiques dans des camps sibériens, avec de très dures conditions de détention.

Ces cinq nouvelles s’intitulent : Les Décembristes, Le Divin et l’humain, Après le Bal, Pour quelle faute ?, et Notes posthumes du starets Fiodor Kouzmitch, ce dernier texte étant inachevé.

La nouvelle que j’ai le moins appréciée est celle qui ouvre le recueil : Les Décembristes, ce qui n’est pas lié à la qualité de la nouvelle elle-même mais plutôt à mes maigres connaissances de l’histoire russe des années 1820-30, qui m’ont empêchée de goûter les subtilités des certaines allusions, de dialogues, de détails du contexte ou de relations des personnages entre eux et m’ont fait un peu nager dans le brouillard.
Les nouvelles que j’ai le plus appréciées : Pour quelle faute ? Une histoire simple et poignante, pleine d’humanité, qui nous montre ce que pouvait être la vie d’une famille exilée en Sibérie pour des raisons politiques et les drames qu’une telle situation pouvait engendrer.
Une autre nouvelle que j’ai beaucoup aimée : Le Divin et l’Humain, qui nous présente plusieurs personnages masculins, animés par des croyances fortes, les uns se dévouant à leur idéal révolutionnaire, les autres portés par leur foi chrétienne, qui sont tous conduits en prison à un moment ou à un autre. On voit de quelle manière ces différents types de croyances soutiennent ces hommes dans leur existence ou leur apportent une forme de joie face aux difficultés ou même face à la mort. Tolstoï semble vouloir souligner les ressemblances entre ces convictions (les politiques et les religieuses) mais aussi leur profonde différence, car la politique n’offre pas l’espérance d’un au-delà.

Un extrait de « Pour quelle faute ? » page 132 :

Comme il arrive à l’approche de la mort, et en général dans les moments décisifs de la vie, elle fut envahie en un instant par un abîme de sentiments et de pensées, et en même temps elle ne parvenait pas encore à comprendre, ne croyait pas à son malheur. Un premier sentiment lui était familier depuis longtemps, c’était un sentiment de fierté outragée à la vue de ce héros qu’était son mari, humilié devant ces gens grossiers et sauvages, qui le tenaient à présent à leur merci. « Comment osent-ils le tenir en leur pouvoir, lui, le meilleur des hommes ! » L’autre sentiment qui l’envahissait simultanément était la conscience du malheur qui était arrivé. Et la conscience de ce malheur éveilla le souvenir du principal malheur de sa vie, la mort de ses enfants. Et aussitôt surgit la question : pourquoi ? (…)

J’ai lu ce livre pour le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.