L’ami arménien d’Andreï Makine

Couverture au Livre de Poche

Nous explorons en ce mois de mars la littérature d’Europe de l’est, à l’initiative de Patrice et Eva, aussi je vous propose un petit tour du côté de la Russie soviétique d’Andreï Makine et plus exactement dans un orphelinat de Sibérie où un adolescent se lie d’amitié avec un jeune arménien solitaire et sensible, à la santé fragile.

Quatrième de Couverture

Sibérie, début des années soixante-dix. Le narrateur, qui vit dans un orphelinat, devient le garde du corps de Vardan, un garçon fragile et sensible persécuté par les autres. En suivant les deux adolescents, nous découvrons un quartier déshérité, le Bout du diable, où réside une communauté d’Arméniens venus soutenir leurs proches emprisonnés à cinq mille kilomètres de leur patrie.

Mon avis

C’est un joli livre, à l’écriture élégante et pleine d’une émotion nostalgique. J’ignore jusqu’à quel point cette histoire est autobiographique ou quelle est la part d’invention mais on sent que l’écrivain est très habité par son sujet et qu’il ressent quelque chose de profond pour ses personnages, une affection en particulier pour le jeune Vardan, l’adolescent arménien qui devient ami avec le narrateur dès les premiers chapitres du livre.
J’ai bien aimé la manière dont l’auteur décrit la culture arménienne, comment le jeune narrateur tombe sous le charme des parfums, des couleurs, des objets décoratifs, des modes de vie et de la dignité de ce peuple maltraité par l’Histoire, en même temps que la beauté merveilleuse de l’une de ces Arméniennes qui attend son mari emprisonné et dont il tombe amoureux.
C’est surtout le personnage de Vardan qui m’a paru extraordinaire par ses paroles souvent poétiques et la bonté de son caractère qui s’accompagne de force, de maturité et de sensibilité, et d’un tempérament individualiste rare chez un adolescent de treize ans.
D’une manière générale il m’a semblé que ce roman était une célébration de certaines valeurs humaines, de la poésie, de la délicatesse, de la fragilité, des sentiments subtils et de la non-violence – contre la brutalité et la vulgarité écrasante du tout-venant. Bref, c’est un message qui m’a paru beau et bon, et porté par des personnages intéressants et intelligemment campés.
Je sais qu’on a l’habitude de décrire le style de Makine comme « classique » – soit pour le dénigrer soit pour le vanter – mais son écriture m’a semblé agréable et fluide, très maîtrisée dans ses expressions, et ce « classicisme » n’est pas synonyme de pesanteur, de grandiloquence ou de fadeur, contrairement à ce que le terme pourrait laisser imaginer.
Un roman qui m’a plu et que je conseillerais.

Un Extrait page 59

Surprenante fut, je m’en souviens, cette réplique de Vardan le jour où les autres le repoussèrent du terrain de jeux, derrière l’école. Ils étaient en train de former deux équipes pour lancer un match de football et, en voyant que des joueurs leur manquaient, je demandai si nous aussi pouvions y prendre part. Ce n’était pas un refus mais un rejet presque organique qu’ils opposèrent à la participation de Varda.
« Toi, d’accord, me dirent-ils. Mais pas lui, non ! Il va nous refiler sa crève. Et puis, il est… pas normal, ce type ! »
« Pas normal » pouvait être entendu en russe comme « fou », « déficient mental », « déviant »…
La société où nous vivions, avec son projet messianique d’homme nouveau, excluait l’idée de tout ce qui risquait de contredire la perfection de ce futur héros destiné au bonheur du paradis sur terre. Il devait être totalement sain de corps, libre de toute ambiguïté intellectuelle, débarrassé des tares psychiques qui rongeaient les hommes du passé. Oui, une belle créature musclée, radieuse, ne doutant de rien. Un symbole idéologique en chair et en os.
Vardan ne parut pas blessé d’avoir été rejeté, ni choqué du fait que les autres aient pu le considérer comme n’étant pas « normal ». (…)

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Ceux qui avaient choisi, de Charlotte Delbo

J’ai lu cette pièce de théâtre dans le cadre des lectures autour de l’holocauste organisées par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et par « Passage à l’Est ».

Note biographique sur l’écrivaine

Charlotte Delbo (1913-1985) est une écrivaine française. Communiste et Résistante durant la deuxième guerre mondiale, elle a été déportée à Auschwitz-Birkenau de janvier 1943 à janvier 1944 puis à Ravensbrück de janvier 1944 à avril 1945. Son œuvre littéraire témoigne de son expérience des camps, par exemple dans Aucun de nous ne reviendra (1965) ou la pièce Ceux qui avaient choisi. Elle a été l’assistante de l’acteur et homme de théâtre Louis Jouvet. A la fin des années 50, elle a rompu avec ses convictions communistes de jeunesse.

Présentation de l’histoire

La pièce se déroule à Athènes. À une terrasse de café au début des années 60, un homme, seul à sa table, aborde une femme, seule à la table voisine, dans le but de la séduire ou en tout cas de faire connaissance. Cet homme est allemand et il se prénomme Werner. Il a fait des hautes études universitaires au sujet de la Grèce Antique et est devenu un professeur spécialiste de ce domaine. Durant la période de la guerre il était officier de l’armée allemande et a donc endossé l’uniforme hitlérien même s’il n’était pas un partisan d’Hitler et qu’il était plutôt un planqué sans aucune responsabilité ou activité significative. La femme, Françoise, est quant à elle une rescapée d’Auschwitz et son mari résistant a été torturé et fusillé par les allemands pendant la guerre. Une discussion s’engage entre les deux personnages et chacun explique son parcours et les choix qui ont été les siens dans les années 30 et 40. 

Mon Avis

C’est une pièce de théâtre assez courte (environ 80 pages) et qui a une portée pédagogique évidente car elle expose beaucoup de faits historiques et d’idées générales d’une manière claire, précise et argumentée, en allant à l’essentiel.
Malgré ce côté didactique, les personnages ne sont pas caricaturaux, ils ne sont pas monolithiques, et nous ne sommes pas supposés détester le personnage de Werner, qui reconnaît lui-même qu’il s’est toujours davantage intéressé à l’histoire antique qu’à ses contemporains et qui nous donne l’image d’un désengagement complet vis-à-vis de son époque. Il n’était pas hitlérien pendant les années 30-40 mais il est quand même devenu officier allemand, avec le moins de responsabilité possibles. Il n’a pas voulu résister et n’a pas vraiment collaboré non plus. En discutant avec Françoise, il est prêt à reconnaître ses torts c’est-à-dire surtout sa lâcheté et sa totale négligence, mais Françoise ne cherche pas à l’accabler. Elle ne le déteste pas mais elle ne peut s’empêcher de le juger pour ce qu’il est, c’est-à-dire un mollasson, un homme sans caractère. Elle se dit qu’il aurait pu résister, s’engager, comme elle et son mari l’avaient fait, et même si cela les a exposés tous les deux à risquer leur vie.
Si Werner est professeur d’histoire grecque et spécialiste de littérature antique, ce n’est bien sûr pas un hasard. Il s’agit du rappel de nos origines européennes, du berceau de notre civilisation. Werner a baigné toute sa vie dans les idées de la démocratie athénienne, dans les idéaux de liberté et de vertu, mais il n’a absolument pas réagi lorsque Hitler est arrivé au pouvoir et a instauré la dictature ou quand les lois raciales ont été promulguées. Il a l’impression que Socrate et Homère sont morts avec Auschwitz. Mais c’est peut-être seulement lui-même, Werner, qui n’a pas été à la hauteur de cette culture. Il a cru que les idéaux devaient rester purement livresques, alors que Françoise a su les faire vivre à travers ses actions, les mettre en pratique et se battre concrètement pour elles.
Une belle pièce sur la responsabilité et sur l’engagement, que les adolescents et les adultes peuvent lire avec profit.

Un Extrait page 36

Werner.- Non, nous n’avions pas le choix. Notre destin était : mourir à la guerre ou survivre dans la honte. Nous avons été pris, comme dans un piège qui se refermait sur nous. Tout un peuple pris au piège, par sa faute, faute d’avoir imaginé jusqu’où cela irait une fois cette machine infernale mise en route. Chacun des survivants honteux se demande comment il compose avec lui-même, aujourd’hui. En tout cas, je me le demande, moi. En vain. Pourtant j’étais ici, presque heureux, tout à l’heure, dans cette nuit d’avril, soyeuse, vibrante.- Ils ont pris le parti du mensonge comme si c’était plus facile. Alors… c’est en protestation que je dis que j’étais nazi, car nous l’étions tous. Et aujourd’hui, personne ne savait. Personne n’était au courant. Personne n’est coupable, n’est-ce pas ?
Françoise.- Beaucoup le sont, pas tous, c’est impossible.
Werner.- Oh ! Madame…
Françoise.- Si je l’avais cru, je ne serais pas sortie des camps. J’aurais perdu la volonté de survivre. Il faut croire en l’homme pour vouloir vivre.
Werner.- Et maintenant, aujourd’hui, vous n’avez pas de haine ? Comment pouvez-vous ?

« Si c’est un homme » de Primo Levi

Couverture chez Pocket
Couverture chez Pocket

Dans le cadre des « Lectures autour de l’Holocauste » organisées par Patrice et Eva, j’ai lu ce célèbre livre de Primo Levi, « Si c’est un homme« , qui est un témoignage particulièrement bouleversant sur les horreurs du camp d’extermination d’Auschwitz, où l’auteur a été incarcéré de février 1944 à janvier 1945.

Présentation du livre

Primo Levi, né en 1919, qui était un chimiste italien, installé à Milan, a été arrêté comme résistant en février 1944, à l’âge de 24 ans, et déporté à Auschwitz où il est resté jusqu’en janvier 1945, date où les Soviétiques ont libéré les prisonniers de ce camp. Son premier livre, « Si c’est un homme » paraît en Italie en 1947 et il s’agit de l’un des tout premiers témoignages sur les horreurs d’Auschwitz. Publié à l’origine dans une petite maison d’édition italienne, ce n’est que dix ans plus tard qu’il est mondialement reconnu comme un chef d’œuvre. (Source : éditeur)

Mon avis

On ne peut pas parler de ce livre comme on parlerait d’un roman ni même d’un témoignage sur un quelconque sujet. Je l’ai ressenti comme un livre tout à fait à part, hors norme et exceptionnel, qui va nettement au-delà de ce que la littérature nous offre d’habitude. Certes, il est extrêmement bien écrit et on est totalement happé, révolté, bouleversé par ce récit mais on prend cette réalité historique de plein fouet et on subit cette lecture comme une épreuve nécessaire, on se force à continuer jusqu’au bout la lecture car on ressent cela comme un devoir, car il serait honteux de ne pas avoir le courage de lire ce que tant d’hommes ont vécu et enduré.
Primo Levi nous relate les onze mois de sa captivité, il nous décrit les hommes qu’il a côtoyés à Auschwitz, ceux (la très grande majorité) qui ont été broyés par ce camp en quelques semaines à peine, et ceux (très rares) qui ont été assez chanceux ou débrouillards pour résister à la faim, au froid, aux coups et aux sévices, aux épidémies et aux diverses maladies, aux accidents d’un travail horriblement dur, aux « sélections » massives organisées inopinément par les nazis vers les chambres à gaz dès que le « Lager » (le camp) leur paraissait trop peuplé.
Il nous explique les règles de ce monde concentrationnaires, où les interdits sont innombrables, totalement absurdes et rarement compréhensibles (car aboyés en allemand à des prisonniers d’une vingtaine de nationalités), où l’on ne doit jamais poser de question, où l’on a tous les devoirs et absolument aucun droit, où les prisonniers se répartissent en différentes castes bien distinctes dont les juifs sont les plus mal considérés et les souffre-douleurs de tous les autres, en butte à tous les arbitraires. Il nous décrit une lutte de chaque instant pour essayer de survivre, l’obligation de voler pour s’en sortir (au risque de sa vie s’il est découvert), la nécessité d’économiser ses forces physiques et morales à la plus petite occasion, et même s’il ne semble y avoir aucun avenir car la mort est partout autour de lui, sans échappatoire imaginable.
Primo Levi réfléchit aussi aux caractéristiques de notre nature humaine, de notre identité, de nos besoins humains les plus essentiels. Ainsi, l’amitié, la solidarité et certains élans de générosité restent à travers ces pages des lueurs d’espoir et les seules véritables planches de salut. La poésie tient aussi un rôle non négligeable, comme dans le passage où il explique à un jeune Alsacien, prisonnier comme lui, des strophes de L’Enfer de Dante et où ces tercets sont pour eux une sorte de révélation et une aide profonde.
Un livre que je trouve très nécessaire de lire, mais pas dans une période de déprime ou de stress.

Un Extrait page 133

Les élus et les damnés

Ainsi s’écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j’ai eu et aurai l’occasion de l’évoquer. C’est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d’une vie relativement courte ; aussi pourra-t-on se demander si l’on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s’il est bon d’en conserver le souvenir.
Eh bien, nous avons l’intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie.
(…)

Un autre Extrait page 204

Au point où nous en sommes, il est impossible d’être plus trempés ; il ne reste plus qu’à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu’une portion de peau restée sèche n’entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.
Encore faut-il s’estimer heureux qu’il n’y ait pas de vent. C’est curieux comme, d’une manière ou d’une autre, on a toujours l’impression qu’on a de la chance, qu’une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n’y a pas de vent. Ou bien : il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu’au soir. Ou encore, c’est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n’était plus possible, si vraiment on n’avait plus rien dans le cœur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus.

Trains étroitement surveillés de Bohumil Hrabal

Couverture chez Folio

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran je vous propose de nous pencher sur ce roman de l’un des principaux écrivains Tchèques du 20ème siècle, Bohumil Hrabal. J’avais déjà lu de lui « une trop bruyante solitude » il y a quelques années et j’avais envie, depuis ce moment, de regoûter au style de cet auteur, qui m’avait plu, même si certains aspects de l’histoire m’avaient laissée un peu perplexe. Et la découverte de ce Folio dans une boîte à livres de mon quartier m’en a fourni l’occasion.

Note sur Hrabal

Né en 1914 à Brno. Il fait son droit à Prague, en 1939, mais les Allemands ayant fermé les universités tchèques, il n’obtiendra son diplôme qu’en 1946. Il n’exercera d’ailleurs jamais le métier de juriste. Il est successivement clerc de notaire, magasinier, employé de chemins de fer, courtier d’assurance, commis voyageur, ouvrier dans une aciérie, emballeur de vieux papiers et figurant au théâtre.
Il publie en 1963 son premier livre, Une perle dans le fond et, tout de suite, on voit en lui un grand écrivain. Ses livres suivants confirmèrent sa réputation, en particulier Trains étroitement surveillés (1965) qui inspira le film éponyme de 1966, réalisé par Menzel, qui reçut l’Oscar du meilleur film étranger.
Ayant dû subir la censure et les attaques du pouvoir tchèque, il est ensuite interdit de publication entre 1970 et 1976 puis, à nouveau, entre 1982 et 1985, sous la dictature communiste de son pays qui l’accuse de « grossièreté et pornographie ».
Il est mort en 1997.

Présentation de l’histoire par l’éditeur

Une petite gare de Bohême pendant la guerre. Un stagiaire tente de s’ouvrir les veines par chagrin d’amour. L’adjoint du chef de gare profite d’une garde de nuit pour couvrir de tampons les fesses d’une jolie télégraphiste. Mais il y a aussi l’héroïsme, le sacrifice, la résistance. Dans un pays qui a donné tant de richesses à la littérature mondiale, Hrabal est un des plus grands.

Mon Avis

On ne peut pas s’attendre à ce qu’un livre sur la Seconde guerre mondiale et la Résistance Tchèque contre les Nazis soit un « feel-good » ou une lecture particulièrement douce. Mais, là, j’ai trouvé que c’était tout de même assez rude et que le niveau de violence était parfois difficile à encaisser. De ce point de vue, les dernières pages du livre sont éprouvantes, et à déconseiller aux âmes sensibles.
Cette brutalité et cette cruauté s’expriment également dans quelques scènes de sexe (pas toutes) et on ne peut vraiment pas dire que la vision de l’amour par Hrabal soit romantique ou courtoise – c’est même exactement le contraire. Les choses sont faites crûment et sans ambages.
Certes, il y a une brève histoire d’amour entre une jeune fille et le héros, qui pourrait passer au début pour délicate et sentimentale, mais ça dégénère rapidement et aboutit à une scène de suicide sanguinolente.
Cependant, la description de la vie des employés de cette gare, des petits fonctionnaires qui ont tous leur tempérament particulier et leur côté pittoresque, chacun à sa façon, m’a paru assez poétique, et même par instants humoristique. Ainsi, quand le jeune héros compare la coiffure du chef de gare à une ogive gothique, et d’autres passages de ce style, qui m’ont fait un peu sourire.
L’écriture de Hrabal m’a paru tout à fait remarquable, avec beaucoup d’images et de métaphores, et, par la seule force de son style il réussit à donner une dimension quasi onirique à des réalités triviales et peu ragoûtantes, il transfigure cette réalité par ses mots. C’est vraiment ce que j’ai le plus apprécié et admiré dans ce roman. Autre point positif : c’est une histoire forte, riche en événements étonnants et en drames inattendus, et on ne s’ennuie pas du tout.
Un roman dur, violent, servi par une très belle écriture.

Un Extrait Page 14-15

(…) Mon grand-père, pour ne pas être en reste avec l’arrière-grand-père Lucas, était hypnotiseur ; il travaillait dans des cirques de campagne et toute la ville voyait dans cette manie d’hypnotiser les gens la preuve qu’il faisait de son mieux pour ne rien faire. Mais en mars, quand les Allemands franchirent si brutalement la frontière pour occuper tout le pays et marchèrent sur Prague, seul mon grand-père s’avança à leur rencontre, seul mon grand-père alla au-devant des Allemands pour leur barrer la route en les hypnotisant, pour arrêter les tanks en marche avec la force de la pensée. Donc grand-père s’avançait, les yeux fixés sur le premier tank qui conduisait l’avant-garde de leurs armées motorisées. Dans la tourelle de ce tank se tenait un soldat du Reich, son buste dépassant jusqu’à la ceinture, coiffé d’un béret noir avec tête de mort et tibias croisés, et grand-père continuait d’avancer droit sur ce tank, il avait les bras tendus et par les yeux il injectait aux Allemands sa pensée, faites demi-tour et retournez d’où vous venez… (…)

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Cette Vie de Karel Schoeman

J’avais déjà lu un roman de Karel Schoeman, « Retour au Pays Bien Aimé », que j’avais beaucoup apprécié, et c’est la raison pour laquelle je voulais approfondir ma connaissance de cet écrivain.

Voici une petite présentation de l’auteur :
Karel Schoeman est né en 1939 à Trompsburg (État libre d’Orange). Solidaire du combat des Noirs de son pays, il a reçu en 1999, des mains du président Mandela, la plus haute distinction sud-africaine : The Order of Merit. Son œuvre compte une trentaine d’ouvrages d’histoire et dix-sept romans dont certains sont considérés comme des chefs-d’œuvre de la littérature sud-africaine. Il est mort dans la nuit du 1er au 2 mai 2017 à Bloemfontein (Afrique du Sud). (Note de l’éditeur)

Note Pratique sur le Livre :
Publié par les éditions Phébus en 2009, dans une traduction française de Pierre-Marie Finkelstein.
Langue d’origine : Afrikaans.
Nombre de pages : 266.

Voici la présentation de ce roman par les éditions Phébus :

Nous sommes au XIXe siècle dans le Roggeveld, région parmi les plus inhospitalières d’Afrique du Sud. Une femme se meurt. Au cours de sa vie, elle a beaucoup vu et beaucoup entendu : elle a surtout énormément appris sur le cœur des hommes. Hésitante, incertaine, elle égrène ses souvenirs, reconstruit son passé et, ce faisant, exhume un monde, celui des Afrikaners. Surgissent alors de sa mémoire, sur fond de paysage tissé par le vent, la poussière et le silence, des êtres austères et néanmoins secrètement ardents, pragmatiques puis brusquement lyriques.
Et, de page en page, en filigrane, apparaît le subtil portrait de cette narratrice profondément seule et intensément lucide sur son histoire, son pays et son peuple.

Mon humble Avis :

C’est un beau livre, à l’écriture très travaillée, et aux descriptions généralement magnifiques, et on ne peut pas contester le génie de l’auteur à créer des atmosphères, à susciter en nous des images et des impressions.
Malgré cela, j’ai eu beaucoup de mal à avancer dans cette lecture qui demande beaucoup de persévérance et durant laquelle il m’est arrivé de m’ennuyer un peu. Bref, il m’a fallu presque quinze jours pour arriver au bout de ce livre, alors que c’est loin d’être un pavé !
Cette impression de lenteur et de stagnation dans ma lecture était liée au caractère très spécial de l’héroïne et narratrice : une femme absolument enfermée en elle-même, qui ne parle presque jamais et qui se sent toujours étrangère à ce qui se passe autour d’elle. Dans son enfance, elle semble s’attacher à trois ou quatre personnes, surtout des membres de sa famille, comme son père et sa belle soeur Sofie. Mais plus elle grandit ou mûrit plus sa vision du monde devient morne, lointaine et silencieuse.
Pourtant, cette étrange narratrice-héroïne traverse des événements, des drames, qui devraient la sortir de son apathie et la rendre plus active mais elle les raconte en se demandant ce qu’ils veulent dire, dans une incompréhension où elle ne cesse de douter, alors que le lecteur comprend mieux qu’elle de quoi il retourne.
Néanmoins, cette narratrice est loin d’être stupide : elle est une des seules de son village à savoir lire et écrire, elle est souvent sollicitée par des voisins pour rédiger des courriers, elle aime lire et il lui arrive à certains moments de noter ses pensées, de faire des tentatives littéraires, mais elle finit par s’en désintéresser.
Parallèlement, cette narratrice montre une certaine lucidité pour analyser les caractères de ceux qui l’entourent, la cupidité des uns, la dureté des autres, mais elle rêve surtout de solitude et de promenades en liberté à travers le veld.
C’est donc, comme je le disais, un beau livre mais dont il faut accepter le rythme lent et contemplatif, et on doit s’accrocher pour arriver jusqu’au bout.
La fin n’est pas surprenante, on s’y attend depuis le début, et de ce point de vue il n’y a pas de suspense, mais c’est quand même une très belle fin, où l’auteur a mis beaucoup d’émotion contenue.

Un Extrait page 89-90

(…) Les voisins revinrent pour les obsèques – cela devait bien faire vingt ou trente personnes en tout, en comptant les enfants – et je me souviens qu’ils parlaient à voix basse et se taisaient dès qu’ils apercevaient quelqu’un de la famille. Après le culte, qui fut célébré près de la tombe, je servis des bols de café au salon et comme je n’étais encore qu’une enfant, personne ne fit attention à moi. « Ce n’est tout de même pas normal, une femme qui ne verse pas une larme sur la tombe de son mari » fit remarquer quelqu’un sur un ton de reproche; un autre, commentant la chute de Jakob, se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la crevasse où l’on avait retrouvé son corps, aussi loin de l’endroit où il avait été vu pour la dernière fois.
C’est alors que je pris conscience, pour la première fois, de tout ce que l’on peut voir et entendre à condition de rester bien tranquille et de se tenir en retrait, de se contenter de regarder et d’écouter sans laisser échapper le moindre son ni faire le moindre geste; c’est là, en me faufilant sans me faire remarquer avec mes bols de café parmi ces gens venus assister à l’enterrement, que sans m’en rendre compte j’ai appris à vivre pour le restant de mes jours.(…)

Django d’Etienne Comar

affiche du film

Ce film était sorti en 2017 et il s’agit du premier film d’Etienne Comar (né en 1965), connu en particulier comme scénariste et producteur du film Des hommes et des Dieux (en 2010).

Présentation du début du Film :

Ce biopic du célèbre guitariste de jazz Django Reinhardt nous transporte en France, pendant la période de l’Occupation allemande : le grand musicien d’origine tzigane est alors la coqueluche du tout-Paris, ses concerts remportent d’énormes succès et même les officiers allemands aiment son swing et se pressent pour aller l’écouter. Il est d’ailleurs prévu que Django fasse bientôt une tournée dans l’Allemagne nazie, car il se préoccupe assez peu de politique et ne songe qu’à la musique. Mais une de ses anciennes connaissances, Louise de Klerk, une femme ambiguë et séduisante, le met en garde contre les nazis et leurs exactions racistes contre les juifs et les tziganes, dont il pourrait finir par être victime. (…)

Mon Avis :

C’est un film agréable, les images sont souvent belles, avec des éclairages tamisés et un peu brumeux, des couleurs chaudes et douces, qui vont bien avec les concerts de jazz et le côté trouble et incertain de cette période historique, marquée par le doute, la méfiance, la duplicité des caractères.
Le personnage de Django est d’abord insouciant, peu intéressé par les problèmes politiques, et l’idée de jouer pour les nazis ne le dérange pas du tout. Puis, petit à petit, il commence à se rendre compte du danger : la haine des nazis contre les tziganes se manifeste de plus en plus clairement et le célèbre musicien commence à prendre conscience de la réalité.
J’ai appris grâce à ce film que même la musique ne pouvait pas être jouée librement durant la période hitlérienne : des tas de normes et de règles arbitraires étaient édictées pour qu’on joue le plus lentement possible, en évitant certains rythmes et sans trop de swing, sous peine d’interdiction de représentation. Bien sûr, Django Reinhardt, montré comme un caractère libre, audacieux et courageux, ne pouvait pas se plier à ces diktats et les contournait à la première occasion.
Un biopic assez bien fait, où j’ai eu surtout beaucoup de plaisir à écouter la musique tantôt entraînante et tantôt émouvante de Django Reinhardt !

Cette chronique était mon dernier article pour Le Printemps des Artistes 2021, qui se termine aujourd’hui et dont vous aurez bientôt le Bilan !

Les Insurgés de Léon Tolstoï

couverture chez Folio classique

Les Insurgés de Léon Tolstoï est un recueil de cinq nouvelles et courts récits sur le pouvoir tzariste et les différentes tentatives de révolutions russes qui ont jalonné le 19è siècle.

On croit souvent que c’est l’URSS communiste qui a inventé la déportation en Sibérie mais on s’aperçoit à travers ces cinq nouvelles que le pouvoir tzariste expédiait déjà depuis bien longtemps ses adversaires politiques dans des camps sibériens, avec de très dures conditions de détention.

Ces cinq nouvelles s’intitulent : Les Décembristes, Le Divin et l’humain, Après le Bal, Pour quelle faute ?, et Notes posthumes du starets Fiodor Kouzmitch, ce dernier texte étant inachevé.

La nouvelle que j’ai le moins appréciée est celle qui ouvre le recueil : Les Décembristes, ce qui n’est pas lié à la qualité de la nouvelle elle-même mais plutôt à mes maigres connaissances de l’histoire russe des années 1820-30, qui m’ont empêchée de goûter les subtilités des certaines allusions, de dialogues, de détails du contexte ou de relations des personnages entre eux et m’ont fait un peu nager dans le brouillard.
Les nouvelles que j’ai le plus appréciées : Pour quelle faute ? Une histoire simple et poignante, pleine d’humanité, qui nous montre ce que pouvait être la vie d’une famille exilée en Sibérie pour des raisons politiques et les drames qu’une telle situation pouvait engendrer.
Une autre nouvelle que j’ai beaucoup aimée : Le Divin et l’Humain, qui nous présente plusieurs personnages masculins, animés par des croyances fortes, les uns se dévouant à leur idéal révolutionnaire, les autres portés par leur foi chrétienne, qui sont tous conduits en prison à un moment ou à un autre. On voit de quelle manière ces différents types de croyances soutiennent ces hommes dans leur existence ou leur apportent une forme de joie face aux difficultés ou même face à la mort. Tolstoï semble vouloir souligner les ressemblances entre ces convictions (les politiques et les religieuses) mais aussi leur profonde différence, car la politique n’offre pas l’espérance d’un au-delà.

Un extrait de « Pour quelle faute ? » page 132 :

Comme il arrive à l’approche de la mort, et en général dans les moments décisifs de la vie, elle fut envahie en un instant par un abîme de sentiments et de pensées, et en même temps elle ne parvenait pas encore à comprendre, ne croyait pas à son malheur. Un premier sentiment lui était familier depuis longtemps, c’était un sentiment de fierté outragée à la vue de ce héros qu’était son mari, humilié devant ces gens grossiers et sauvages, qui le tenaient à présent à leur merci. « Comment osent-ils le tenir en leur pouvoir, lui, le meilleur des hommes ! » L’autre sentiment qui l’envahissait simultanément était la conscience du malheur qui était arrivé. Et la conscience de ce malheur éveilla le souvenir du principal malheur de sa vie, la mort de ses enfants. Et aussitôt surgit la question : pourquoi ? (…)

J’ai lu ce livre pour le Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Les Emigrants de W.G. Sebald

couverture du livre chez Babel

J’ai lu Les Emigrants dans le cadre du défi « Les feuilles allemandes » de Patrice et Eva.

Cette lecture était pour moi une découverte de l’univers littéraire insolite et particulier de W.G. Sebald, dont je vous propose une petite note biographique afin de situer l’écrivain et son œuvre :

W.G. Sebald (1944-2001) est un romancier et essayiste allemand, né pendant la Seconde Guerre Mondiale et qui a tenté dans son œuvre littéraire de rendre compte des horreurs de la guerre et du nazisme et d’en perpétuer la mémoire. Ses textes littéraires sont toujours accompagnés de photos, qui ancrent les textes dans une réalité vérifiable, quasi journalistique, mais aussi poétique. Sebald a été pressenti comme un lauréat possible du Prix Nobel de Littérature. Il a émigré en Grande Bretagne à partir de la fin des années 60, occupant des fonctions de professeur d’Université à Manchester puis à Norwich. Il est décédé à 57 ans d’une crise cardiaque au volant de sa voiture. Son œuvre littéraire a suscité plus d’intérêt dans les pays anglo-saxons que dans son propre pays d’origine. (source : Wikipédia vu par moi)

Présentation des Emigrants par l’éditeur en Quatrième de Couverture :

Avec un prégnant lyrisme teinté de mélancolie, Sebald se remémore – et inscrit dans nos mémoires – la trajectoire de quatre personnages de sa connaissance que l’expatriation (ils sont pour la plupart juifs d’origine allemande ou lituanienne) aura conduits – silencieux, déracinés, fantomatiques – jusqu’au désespoir et à la mort.
Mêlant investigations et réminiscence, Sebald effleure les souvenirs avec une empathie de romancier, une patience d’archiviste, une minutie de paysagiste, pour y découvrir le germe du présent. A la lisière des faits et de la littérature, son écriture est celle du temps retrouvé.

Mon humble avis :

Parmi les quatre histoires qui nous sont racontées dans ce livre, on retrouve certains éléments qui se font écho mais qui sont chaque fois développés et envisagés sous des angles différents, comme si le sujet du déracinement et de l’exil était chaque fois un peu plus approfondi.
Les origines juives de ces quatre hommes sont généralement révélées par de petites touches allusives, et l’auteur laisse beaucoup de place à l’imagination et à la réflexion du lecteur pour faire ses propres déductions et comprendre l’effroi et la détresse qui a pu saisir ces émigrants.
Même si ces hommes ont échappé à l’Allemagne nazie, et n’ont pas connu directement l’horreur des camps dans leur propre chair, on sent à quel point cette Histoire est imprimée en eux, dans leur esprit, leur cœur et leur mémoire, et les ronge de l’intérieur, faisant d’eux des victimes à retardement de l’antisémitisme hitlérien.
Certaines visions reviennent à plusieurs reprises, comme celle des villes en ruines, où des bâtiments anciennement luxueux se changent rapidement en lieux insalubres, avec des images de décrépitude, de déchéance, d’anéantissement, et on sent que les personnages eux-mêmes sont fragiles et menacés de destruction.
Il m’a semblé que Sebald tentait souvent de nous faire basculer d’une vérité documentaire, historiquement datée et très vérifiable, constituée de faits et d’événements, à des visions plus intérieures, bizarres, peut-être symboliques ou impressions d’irréalité, avec des récits de rêves, des imbrications de témoignages les uns dans les autres ; la présence de photographies, qui dans un premier temps semble nous ancrer dans le réel, finit par provoquer chez le lecteur une sensation d’étrangeté ou certains questionnements.
J’ai eu souvent à l’esprit tout au long de ces pages que Sebald était lui-même un émigrant d’origine allemande, et on sent sa profonde implication à travers ces récits, et son empathie pour les quatre homme dont il nous parle.
L’écriture est magnifique, à la fois précise et imagée, avec de belles descriptions de paysages, des phrases souvent longues et complexes, de même qu’un sens psychologique affûté.

Une lecture qui restera pour moi marquante et importante !
Une grande expérience littéraire, même si elle n’est pas toujours aisée.

Extrait page 190 :

De fait, en voyant Ferber travailler des semaines durant à l’une de ses études de portrait, il m’arrivait souvent de penser que ce qui primait chez lui, c’était l’accumulation de la poussière. Son crayonnage violent, opiniâtre, pour lequel il usait souvent, en un rien de temps, une demi-douzaine de fusains confectionnés en brûlant du bois de saule, son crayonnage et sa façon de passer et repasser sur le papier épais à consistance de cuir, mais aussi sa technique, liée à ce crayonnage, d’effacer continuellement ce qu’il avait fait à l’aide d’un chiffon de laine saturé de charbon, ce crayonnage qui ne venait à s’interrompre qu’aux heures de la nuit n’était en réalité rien d’autre qu’une production de poussière. J’étais toujours étonné de voir que Ferber, vers la fin de sa journée de travail, à partir des rares lignes et ombres ayant échappé à l’anéantissement, avait composé un portrait d’une grande spontanéité ; mais étonné je l’étais encore plus de savoir que ce portrait, le lendemain, dès que le modèle aurait pris place et que Ferber aurait jeté un premier coup d’œil sur lui, serait infailliblement effacé, pour lui permettre à nouveau, sur le fond déjà fort compromis par les destructions successives, d’exhumer, selon son expression, les traits du visage et les yeux en définitive insaisissables de la personne, le plus souvent mise à rude épreuve, qui posait en face de lui. (…)

Les Emigrants de Sebald étaient parus chez Babel (Actes Sud) en 1999 dans une traduction française de Patrick Charbonneau.

L’histoire d’un Allemand de l’Est de Maxim Leo

J’ai lu ce livre dans le cadre du défi des Feuilles Allemandes du blog de Patrice et Eva « Et si on bouquinait un peu » que je vous invite à découvrir.
C’est d’ailleurs sur ce même blogue que j’avais entendu parler de l’Histoire d’un Allemand de l’Est en 2019 et que ma curiosité avait été piquée ; la boucle est donc en quelque sorte bouclée !

Ce livre n’est pas un roman, il s’agit d’un récit familial précisément documenté, à partir des journaux intimes des protagonistes ou de leurs interviews orales, dans un souci de reconstitution historique. Le livre est d’ailleurs abondamment illustré de photos des différents personnages aux époques successives de leur vie, comme pour rappeler au lecteur qu’il se trouve bien dans une histoire réelle, que rien n’est inventé, que tout est vérifiable.
Maxim Leo, né en 1970 à Berlin-Est, avait 19 ans quand le Mur de Berlin s’est effondré et il éprouve le besoin de retracer le parcours et les espoirs de sa famille depuis les années 1920-30, avec les deux grands-pères très engagés dans l’édification de la RDA après l’écroulement du nazisme, puis les parents politiquement divergents (la mère, membre du Parti Communiste mais désireuse de le voir évoluer ; le père, très critique vis-à-vis du régime, artiste d’avant-garde essayant de préserver son indépendance).
L’auteur nous montre l’ambivalence des opinions des uns et des autres, la manière dont chacun essayait de louvoyer avec le régime communiste, de rester fidèle à l’idéologie tout en sauvegardant de rares espaces de liberté. Même les réactions du régime semblent assez imprévisibles : parfois disproportionnées pour des broutilles ou au contraire très tolérantes pour des choses plus sérieuses, on se dit que les allemands de l’Est devaient avoir une vision assez imprécise de leur marge de liberté et on comprend pourquoi Wolf – le père de Maxim – ne cesse de tester les limites qui lui sont imposées, dans l’espoir de les faire craquer.
Si l’histoire des deux grands-pères m’a semblé intéressante, j’ai préféré celle des générations ultérieures, qui laisse davantage de place aux émotions de l’auteur et à ses souvenirs de jeunesse, avec des réflexions plus personnelles et moins purement documentaires.
L’écriture est efficace, assez neutre, sans beaucoup de recherche, mais assez plaisante.
J’ai trouvé cette lecture instructive, agréable, mais peut-être un peu trop cantonnée à la grande histoire. J’aurais parfois souhaité un peu plus de petites histoires ou de psychologie ou même de poésie …

Je conseillerais ce livre sans hésiter à un amateur de lectures historiques … Les autres ne seront pas forcément convaincus.

Extrait page 40 :

(…) Quand Anne me raconte tout cela, aujourd’hui, elle se met parfois à pleurer. Peut-être par rage d’avoir été si naïve, peut-être aussi par déception que cela n’ait pas fonctionné. Que cet Etat et ce parti qui lui ont pris tant d’énergie aient tout simplement disparu. Je crois que ma mère avait pour cet Etat une sorte d’amour adolescent et malheureux. Elle s’était enflammée, jeune fille, pour la RDA, et il lui avait fallu toute une vie pour s’en détacher. Il m’est difficile de comprendre tout cela, d’admettre que ma mère, cette femme intelligente et réservée, porte encore le deuil de ce premier grand amour vingt ans après la fin de la RDA. A quelle profondeur tout cela doit-il être encore enraciné en elle, cet espoir, cette volonté inconditionnelle d’être du combat pour libérer le monde du mal ! (…)

L’Histoire d’un Allemand de l’Est de Maxim Leo est paru chez Actes Sud en 2010, dans une traduction d’Olivier Mannoni.

Retour au Pays Bien Aimé, de Karel Schoeman

M’intéressant depuis quelques temps à la littérature sud-africaine – avec par exemple Le Conservateur de Nadine Gordimer que j’avais chroniqué au printemps – je poursuis aujourd’hui cette incursion avec Karel Schoeman (1939-2017) un des principaux écrivains de l’Afrique du Sud du 20è siècle, mais hélas pas très connu en France.
J’ai choisi un peu par hasard : Retour au pays bien aimé, attirée par le titre, qui semblait annoncer une certaine nostalgie et des souvenirs heureux.

Mais venons-en à l’histoire ou du moins, à la situation de départ :

George Nettling est un Suisse d’une trentaine d’années, il travaille dans une maison d’édition et mène une vie tout à fait agréable entre ses amis et relations de la bonne société. Mais il est originaire d’Afrique du Sud, qu’il a dû quitter avec sa famille dès l’âge de cinq ans, son père étant diplomate. Sa mère lui parle souvent avec regret et nostalgie de leur pays d’origine mais il n’en a quasiment aucun souvenir. Un jour, sa mère meurt et il hérite d’une propriété qu’elle possédait là-bas, où il a passé ses cinq premières années, et où ils ne sont jamais retournés. George, intrigué par cette nostalgie maternelle et désireux de revoir le pays de son enfance, décide d’y faire un petit voyage de quelques jours.
C’est justement ce séjour d’une semaine en Afrique du Sud que nous raconte ce livre.
Et George Nettling ne trouvera pas du tout ce qu’il cherchait. Ce que sa mère lui décrivait comme un paradis est une région austère, dangereuse, où les gens sont pleins de méfiance et de rancune envers les étrangers et les exilés qui ont fui le pays.

Mon avis :

Il plane sur ce roman un climat d’anxiété et de danger insidieux qui m’a tout à fait captivée et accrochée à cette histoire. Les dialogues sont très présents tout au long des chapitres et nous permettent de mieux sentir l’attitude méfiante, hostile ou sarcastique des différents personnages, avec leurs réactions directement perceptibles par leurs mots et leurs mimiques. La manière dont George est accueilli dans son ancien pays lui rappelle sans cesse qu’il est un étranger, qu’il n’est pas du même monde que ces fermiers aigris et amers, que sa famille a déserté le pays quand les choses tournaient mal. Un mélange de jalousie, d’indifférence, de rejet et de reproches plus ou moins voilés entoure George.
Il est vrai aussi que l’arrière-plan historique et politique de ce roman, auquel il est sans cesse fait allusion, n’est jamais expliqué clairement, ce qui rend cette lecture un peu énigmatique pour un lecteur européen. En tout cas, pour moi qui ne connais pas grand-chose aux détails de l’Histoire sud-africaine des années 1930, le contexte m’a paru très flou. Je ne sais pas si l’auteur considérait le contexte comme évident et donc inutile à développer, ou si au contraire il avait envie d’entourer son histoire d’un halo de mystère et d’une sorte d’atmosphère intemporelle et universelle, et c’est cette deuxième hypothèse qui me plait le plus.
Il n’est en tout cas jamais question de l’Apartheid et aucun personnage Noir ne figure entre ces pages, mais le terme « nègre » est prononcé deux fois avec violence et mépris et on sent que le désir de rester « entre soi », avec des Blancs qui se cantonnent dans une culture un peu clanique, domine les esprits.
Un roman très fort, assez dérangeant, dans lequel je suis entrée sans peine, et dont le climat me restera longtemps en mémoire.
Un auteur que je relirai assurément !

Un extrait page 72 :

– Que cherches-tu ? demanda-t-elle.
– Je ne sais pas, fit-il en riant, mais il me semble qu’il doit y avoir autre chose. Ce n’est tout de même pas de ça que ma mère a rêvé pendant des mois, des années peut-être, ce n’est pas pour voir ça que je suis venu jusqu’ici…
– Vous alors, avec vos rêves ! répondit-elle d’une voix moqueuse et en riant à son tour.
– C’était la belle vie.
– Tu parles ! Une vie si belle qu’elle n’a pas résisté à la réalité, il a suffi d’un coup de vent pour tout emporter, lança-t-elle avant de repousser du pied les branches des rosiers et de s’éloigner à grands pas.
– Qu’est-ce que tu en sais, toi ? dit-il en la rattrapant. Tu ne l’as jamais connue, cette vie-là.
– Non seulement je ne l’ai jamais connue, mais je ne veux surtout pas savoir comment c’était. J’en ai plus qu’assez de vos rêves et de vos souvenirs.
(…)

Retour au pays bien-aimé est paru chez Phébus, traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein en 2006.
Ce roman est paru pour la première fois en Afrique du Sud en 1972.