Fuki-no-tô, d’Aki Shimazaki

En me promenant dans ma librairie de quartier, je suis tombée tout à fait par hasard sur ce mince roman, dont la couverture a attiré mon regard (je suis sensible à la couleur verte !). Comme je suis toujours curieuse des auteurs japonais, et sans rien savoir des thèmes de ce roman, je l’ai acheté « pour voir ».
Précisons tout de suite que l’auteure, Aki Shimazaki, si elle est bien d’origine japonaise, s’est installée à Montréal en 1991 et, québécoise, écrit directement en français. Fuki-no-tô n’est donc pas une traduction, même si l’histoire se déroule au Japon, avec des personnages japonais.

Voici un extrait de la Quatrième de Couverture :
« Le point de vue des éditeurs »

Atsuko est heureuse dans la petite ferme biologique dont elle a longtemps rêvé. Ses affaires vont bien, il lui faudra bientôt embaucher de l’aide. Quand son mari a accepté de quitter la ville pour partager avec sa famille cette vie à la campagne qui ne lui ressemble pas, elle a su reconnaître les sacrifices qu’il lui en coûtait. Mais une amie qui resurgit du passé la confronte elle aussi à des choix : Atsuko va devoir débroussailler son existence et ses désirs, aussi emmêlés qu’un bosquet de bambous non entretenu.

Mon avis : Le style se caractérise par des phrases courtes, assez simples, qui se concentrent sur l’essentiel. J’ai trouvé que la psychologie des personnages n’était pas très creusée, réduite à quelques grandes lignes, sans doute parce que le lecteur doit imaginer ce qui n’est pas dit. Il y a de nombreux symboles, comme ces fuki-no-tô : des plantes dont les tiges poussent sous la terre et qui représentent l’homosexualité inavouée et refoulée des deux héroïnes principales. Il y a plusieurs parallèles intéressants que l’auteure établit, par exemple entre la vie à la campagne et l’homosexualité (le mari de l’héroïne aime la vie citadine mais se contraint à vivre à la ferme pour faire plaisir à sa femme, de la même manière que Fukiko a contrarié sa nature profonde en restant mariée plus de vingt ans alors qu’elle aime les femmes).
Le message du roman (si tant est qu’on puisse résumer ce livre à un message) serait sans doute qu’on peut toujours refouler sa nature profonde, contrarier ses désirs enfouis, ils finissent toujours par ressurgir. (Une autre version du fameux proverbe « Chassez le naturel, il revient au galop »).
J’ai trouvé ce roman agréable à lire, mais peut-être que son message manque un peu d’originalité et que le style est un peu trop simple à mon goût.
Par contre, l’histoire d’amour entre les deux femmes est assez délicate et sensiblement racontée.

J’ai lu ce roman dans le cadre du Challenge « Autour du monde elles écrivent », pour le continent Asiatique.

Fuki-no-tô était paru chez Leméac/Actes Sud en avril 2018.

Quelques poèmes d’Anne Perrier

J’ai trouvé ces poèmes dans le recueil paru aux éditions Zoé Le livre d’Ophélie et La voie nomade.
Anne Perrier (1922-2017) est une écrivaine et poète suisse.

***

La jeunesse décomposée
La terre couverte de plaies
Hélas hélas où conduire mes pas
Vole ma vie en éclats
Et que la poésie se pare
De tout ce que je perds

***

La nuit pourra venir
Souffler sur mes paupières
Le silence pourra tenir
En laisse tous mes airs
Mais pas avant
Que j’aie jeté aux quatre vents
Mon chant de mort
Et planté dans le front du temps
Mes banderilles d’or

***

Laissez ah ! laissez-moi
Me perdre dans ce lac d’asphodèles
Elles regardent dans les yeux
le ciel
Que m’emporte ce clair essaim
Et la nuit viendra boire
Dans ma main

***

Bâtissez-moi un grand tombeau
Une haute fontaine
Je vous dis que rien n’est trop beau
Pour ton sommeil ô longue peine
De vivre que nulle eau
N’est assez pure pour atteindre
En moi le ciel profond
N’est assez fraîche pour éteindre
Ces soifs qui détruisent le corps
Ces feux qui brûleront
Les portes de la mort

***

La beauté
Foulée aux pieds par ce siècle barbare
Avec ma sœur la lune

Qui peut les délivrer
Douleur douleur
Le cœur n’est plus
Qu’un cimetière d’astres éboulés

***

Je m’arrête parfois sous un mot
Précaire abri à ma voix qui tremble
Et qui lutte contre le sable
Mais où est ma demeure
Ô villages de vent
Ainsi de mot en mot je passe
A l’éternel silence

Le vieux garçon, d’Adalbert Stifter

couverture du livreJ’ai lu ce roman dans le cadre d’une lecture commune avec Goran du blog des livres et des films, dont vous pourrez lire l’article ci-après.

Une brève présentation de l’auteur (que je ne connaissais pas avant que Goran m’en parle, merci à lui pour cette découverte) : Adalbert Stifter (1805-1868) est un écrivain autrichien de la période romantique qui a écrit Le vieux garçon (aussi traduit par « L’homme sans postérité ») en 1844.

L’histoire est celle d’un jeune homme orphelin de dix-huit ans,  Victor, qui mène une existence douce et tranquille entre sa mère adoptive et la fille de cette dernière, Hanna. Ils vivent tous les trois dans un charmant village entouré d’une campagne riante.
Mais cette vie sereine et heureuse doit prendre fin dès le lendemain car Victor est appelé par son oncle, son unique parent, qu’il n’a encore jamais rencontré, et qui vit à plusieurs journées de marche. Après avoir séjourné chez cet oncle, il devrait normalement commencer un emploi de bureau en ville. Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu et l’oncle, un vieil homme solitaire et acariâtre, reçoit son neveu avec des manières rudes et grossières.

Mon avis :

Ce roman foisonne de très belles descriptions de la nature car Victor, le héros, aime marcher, soit seul soit accompagné, dans des paysages de campagne ou de montagne, ce qui donne à ce livre un caractère quelquefois contemplatif, comme si on restait quelques temps arrêté à admirer l’environnement. De ce point de vue, j’ai souvent pensé à Robert Walser et à sa Vie de poète, qui me parait très proche de ces descriptions pittoresques.
Le vieux Garçon est incontestablement un roman d’initiation, où un jeune homme bon et pur quitte le monde parfait de l’enfance pour se heurter à certaines épreuves dont l’injustice et l’arbitraire semblent les marques, épreuves qu’il réussira à vaincre et grâce auxquelles il accèdera à la fois à l’âge adulte et à la prospérité, mais il deviendra aussi plus avisé et plus conscient du vaste monde.
Le personnage du vieux garçon, c’est-à-dire l’oncle, est un homme très ambivalent, qui vit dans la méfiance des autres et se retranche derrière une certaine méchanceté, mais qui est aussi capable de bonté et de générosité et qui apprendra à Victor des secrets sur ses origines, sur ses parents et sur lui-même.
J’ai beaucoup aimé les dialogues, qui sont d’un grand naturel, et la psychologie des personnages, même si elle est assez simple, n’est pas dépourvue de finesse.

 

Ce roman est paru chez les éditions Sillage en 2014, dans une traduction de Marion Roman.

Extrait page 102 :

Déjà les cimes des arbres allongeaient leurs ombres, les plantes grimpantes escaladaient le mur et penchaient leur tête par-dessus le rebord ; en bas scintillait le lac, et sur chaque sommet les rayons en fête faisaient une parure d’or et d’argent. Victor aurait volontiers arpenté toute l’île, qui ne devait pas être bien vaste et qu’il lui aurait plu d’explorer, mais il dut se faire une raison : ainsi qu’il l’avait supposé, l’ancien monastère, avec ses dépendances et ses jardins, était ceint d’une muraille dont les buissons fleuris ne faisaient que dissimuler, par endroits, les pierres. Il regagna le parvis. Là, il se tint longuement à la grille de fer, examinant ses barreaux et éprouvant sa serrure. Il ne se sentait pas à même de monter trouver son oncle pour lui demander de la lui ouvrir ; il y répugnait.

Les Carnets du Grand Chemin, de Julien Gracq

Je vous avais promis une chronique sur ce livre, la voici.
C’est un livre de souvenirs et de réflexions qui se succèdent sans ordre logique, et qui suivent probablement le fil de la rêverie et des réminiscences hasardeuses.
Cependant, les cent-trente premières pages sont consacrées à des descriptions de paysages (dont je parlais dans mon précédent article sur un extrait de ce livre). 130 pages c’est tout de même beaucoup, même si les descriptions sont très belles, et j’avoue avoir lu certaines pages en diagonale car j’étais pressée de passer à d’autres sujets.
Et, en effet, d’autres sujets moins impersonnels apparaissent par la suite : souvenirs d’enfance, récits de rêves, souvenirs en tant que professeur de géographie mais aussi en tant qu’étudiant, impressions de lectures ou de relectures d’auteurs généralement anciens, réflexions sur l’Histoire (il aime particulièrement la période napoléonienne et la Restauration), réflexions sur l’Histoire littéraire (il parle plusieurs fois d’André Breton, mais aussi de Montherlant, de Gide, et d’autres écrivains qu’il a connus, mais également des écrivains romantiques aussi bien allemands que français). Il compare aussi le métier d’écrivain à celui des autres artistes, peintres et musiciens, pour relever sa spécificité, son originalité. Il explicite le rapport complexe qu’il a entretenu avec le Surréalisme, puisque Breton, enthousiasmé par le Chateau d’Argol, lui avait proposé de faire partie du groupe, et qu’il avait refusé, tout en se sentant des affinités avec eux. Tout aussi intéressantes sont les relations de Gracq avec la politique, et spécialement avec le Parti Communiste, sur lesquelles il ne s’appesantit pas très longtemps, mais où on sent qu’il n’est pas non plus parfaitement dans la ligne imposée.
J’ai beaucoup admiré ce livre, aussi bien son style magnifique, que la finesse extrême de ses analyses où il emploie souvent la métaphore, comparant par exemple la poésie de Lamartine à une coulée de lave volcanique (c’est un des exemples qui m’a le plus frappée), et l’originalité très neuve de ses vues (par exemple, quand il remarque que Jésus ne rêvait pas, tandis que les récits de rêves sont fréquents dans l’Ancien Testament).
J’ai aussi beaucoup aimé que Gracq nous parle de son expérience d’écrivain, des circonstances précises dans lesquelles il avait écrit tel ou tel de ses romans, de ses relations avec les écrivains de son temps, de son désir de reconnaissance par ses pairs ….

Un extrait des Carnets du Grand Chemin, de Gracq

Je lis actuellement Les carnets du grand chemin, un des derniers livres de Julien Gracq, qui n’est pas un roman, mais qui est constitué par une série de descriptions de villes, de villages, de routes, de paysages, aussi bien français (les différentes régions sont toutes bien représentées) qu’européens (Angleterre, Espagne, Belgique, etc.) ou même américains. Une sorte de carnets de voyage, donc, où Gracq donne libre cours à son écriture descriptive, imagée, sensuelle …

J’ai choisi de vous donner à lire un long extrait pages 69-70 :

(…) Non plus le noyer grêle aux feuilles claires, mais le châtaignier vert sombre, piqué de rosettes d’un vert plus jaune, dont l’ombrage est si lourd, et le massif de feuillage si compact. Et, de toutes parts, gardés par ces hautes tours vertes, s’étalent non plus les chaumes secs et les éteules roussies du Poitou, mais de profonds étangs d’herbe, enclos entre les berges des haies, chambres de verdure secrètes qui s’imbriquent et s’entr’ouvrent indéfiniment l’une sur l’autre, pelucheuses, moelleuses, encourtinées, et d’où l’haleine des plantes confinées déferle sur la route aussi intime et entêtante que la touffeur d’une alcôve. Ce n’est pas la forêt, clairement délimitée, avec l’aplomb de sa muraille nette et l’avalement brutal, en coup de vent, de la route par sa haute tranchée noire – ce n’est pas le bocage aux haies de ronciers plus épaisses et plus maigres – c’est un enfièvrement congestif du monde des plantes, qui monte, gonfle et s’amasse peu à peu des deux côtés de la route comme un orage vert. Les branches s’avancent au-dessus de la chaussée et y dégorgent lentement, goutte à goutte, l’eau lourde de la dernière averse : au-dessous d’elles, le long des bas-côtés où s’épaissit l’herbe vorace, les paravents des haies ferment toute issue au regard ; le bourrelet tremblant des fougères vient onduler jusqu’à l’asphalte. (…)

***

Je consacrerai très probablement une chronique à ce livre quand je l’aurai fini.

Carnets du grand chemin est paru chez José Corti en 1992.

Marou, de Bessie Head

J’ai lu ce roman dans le cadre du défi de lecture Autour du monde elles écrivent.
Bessie Head est en effet une figure majeure de la littérature africaine du 20è siècle, métisse d’Afrique du Sud, née en 1937 et morte en 1986, à seulement 48 ans et alors qu’elle commençait à être largement reconnue.

Voici le résumé du début de l’histoire, tel qu’il est inscrit sur le site des éditions Zoé :

Même si elle porte le nom de la femme blanche qui l’a élevée, Margaret Cadmore est une Masarwa. Au Botswana, les membres de cette tribu sont des moins qu’humains. Dans le village où elle entre en poste comme institutrice, Margaret se trouve ainsi en butte aux haines et aux cabales. Mais elle rencontre aussi l’amitié et la protection de Dikeledi, une jeune femme noble ; elle vit pour Moleka un amour muet et elle éveille chez Marou, le futur chef du village, des sentiments tels qu’il fera fi de la tradition et de ses interdits.
Construit autour de quatre personnages, ce roman shakespearien, où les questions de pouvoir et de racisme le disputent aux sentiments amoureux violents, ouvre une porte sur un monde nouveau dans lequel les souffrances de l’exclusion pourraient prendre fin.

Mon avis

Beaucoup de choses sont remarquables dans ce roman, à commencer par son écriture, très pure et poétique, et à ce titre les descriptions de paysages des toutes premières pages sont particulièrement belles et préfigurent la suite.
La manière dont elle explore les caractères des personnages et leurs motivations plus ou moins secrètes est également très belle, et participe de la même complexité sous-jacente.
J’ai trouvé que ce roman instaurait un climat très particulier, peut-être parce que la sorcellerie, les rêves prémonitoires et les malédictions y ont la part belle, mais aussi parce que les non-dits et les pensées profondément enfouies traversent tout le livre.
Alors que le racisme entre tribus est le thème de ce roman, et que Margaret Cadmore transgresse les lois tacites de cette société, il n’y a pourtant pas de violence très nette, bien que certaines scènes fassent sentir la dureté ou l’intransigeance de tel ou tel personnage.
Roman d’amour à la tonalité surprenante, sans aucune effusion ni tendresse, l’amour semble ici le prétexte à calculs et sombres manigances.
La fin est également étonnante, douce-amère, et là encore, non dépourvue de cruauté.

Marou est paru aux éditions Zoé en juin 2016 et est traduit de l’anglais par Christian et Nida Surber.

Extrait page 162

Il aimait ses propres rêves et ses visions. Ils créaient une atmosphère où non seulement lui mais toute l’humanité pouvaient évoluer. Ils s’étendaient par-dessus les barrières et les tabous et embrassaient amoureusement l’impossible. L’esclavage y était inconnu et personne n’y était un objet de pitié. Mais alors même qu’il songeait à ce monde à venir, il n’était pas dupe. Les méchants, les égoïstes, les cruels – ceux-là aussi il les voyait, et leur capacité à provoquer de la douleur. Là où il le pouvait, il les clouait au sol, mais toujours vigilant, sans aucune intention d’en devenir la victime. Et il avait l’intention de suivre son propre cœur sans d’aucune manière devenir la victime de cette société stupide, insensible, cruelle, dans laquelle il avait été mis au monde. De là ses mensonges et ses subterfuges.

 

L’écharpe rouge, d’Yves Bonnefoy


Au début des années 60, Yves Bonnefoy écrit un poème d’une centaine de vers libres, à la tonalité énigmatique, qu’il considère comme une idée de début de récit. Mais, reprenant plusieurs fois ce texte par la suite, il ne parvient ni à le continuer ni à l’interpréter, et ce n’est qu’une cinquantaine d’années plus tard qu’il aboutit à une interprétation, éclairante sur son enfance, sur son rapport à ses parents, sur sa façon d’envisager le langage et la parole poétique. Cette analyse de texte, passant par le prisme de la mémoire, nous en apprend finalement beaucoup sur le poète, sur sa conception de la poésie et sur les éléments qui ont nourri son inconscient. Mais, pour autant, si ce livre puise parfois dans la psychanalyse, il garde avec elle de fortes distances, doutant par exemple du complexe d’Œdipe stricto sensu et lui préférant le plus subtil complexe d’Orphée, que le poète invente pour l’occasion. Ce poème énigmatique, qui sert de point de départ au livre, intitulé L’écharpe rouge, met en scène une représentation allusive des parents d’Yves Bonnefoy. Il faut préciser que ses parents représentaient chacun des langages bien particuliers, le père taciturne, le patois partagé par le couple mais dont l’enfant était exclu, la langue poétique proche de celle de l’enfance, et la langue savante, conceptuelle, aux fins utilitaires.
Ce sont surtout ces évocations des parents, des souvenirs d’enfance, qui m’ont touchée et qui m’ont paru vraies. Les explications du poète sur ses conceptions de la langue m’ont semblé moins convaincantes, moins claires parfois, alors que le reste du récit est écrit dans un style limpide et précis.
Un livre que j’aurai sûrement beaucoup de plaisir à relire, pour approfondir et affiner ma compréhension, et qui donne en tout cas très envie de replonger dans la poésie d’Yves Bonnefoy.

Extrait page 79 :

Toute la famille avait accompagné Elie à la gare, on causait autour de lui, dans l’attente de l’omnibus, mais moi, assez enfant pour cela encore, je m’étais mis en tête de lui offrir un porte-bonheur, et je m’étais éloigné jusqu’à l’aiguillage, là où le quai s’effaçait dans l’herbe, déjà celle de la campagne alentour. Pour ses derniers mètres ce bord de la voie ferrée était recouvert de trèfle, petites feuilles sombres serrées au ras du sol les unes contre les autres, et mon désir était d’y trouver un de ces trèfles à quatre feuilles qui assurent prospérité et bonheur.