Le Motif dans le Tapis d’Henry James

Couverture chez Folio

Une amie m’a dit le plus grand bien de cette nouvelle d’Henry James et, comme il y est question d’un écrivain et de son œuvre vue par les critiques littéraires de son temps, j’ai décidé de vous la présenter pour « Le Printemps des Artistes« .

Note Pratique sur le Livre

Genre : Nouvelle
Editeur : Folio (2 euros)
Date de Publication originale : 1896
Traduit de l’américain par Pierre Fontaney
Nombre de pages : 95

Biographie d’Henry James

Né en 1843 à New-York et mort en 1916 à Chelsea, H. James est un écrivain américain naturalisé anglais en juillet 1915, six mois avant sa mort. Ses premières publications datent de 1864. Dès 1871, son talent d’écrivain est reconnu. Homme de lettres prolifique, il est l’auteur d’une vingtaine de romans, d’une centaine de nouvelles, de textes critiques, d’œuvres dramatiques, d’une autobiographie ainsi que d’un journal. Il voyage énormément tout au long de sa vie, vivant tour à tour à Paris, Rome ou Londres et rencontrant écrivains et artistes de son temps. (Sources : éditeur et Wikipédia)

Quatrième de Couverture

Un soir, l’écrivain Hugh Vereker fait une révélation à un critique littéraire. Son œuvre tout entière serait traversée et guidée par une «chose particulière» qui, bien qu’elle y soit «contenue aussi concrètement qu’un oiseau dans une cage», n’aurait jamais été aperçue. C’est pourtant elle, explique-t-il, qui «commande chaque ligne», «choisit chaque mot», «met le point sur chaque i», «place chaque virgule»! Le jeune critique ne cessera dès lors de chercher, désespérément, cet énigmatique oiseau, ce motif caché…

Une fascinante méditation sur la lecture par l’auteur du Tour d’écrou.

Mon Avis

Henry James semble vouloir dresser un portrait bien peu flatteur des critiques littéraires : ils sont vaniteux, prétentieux, jaloux les uns des autres, calculateurs, et ils ne ressentent d’intérêt pour les œuvres littéraires que dans la mesure où elles leur permettent de se mettre eux-mêmes en valeur et de faire briller aux yeux de tous l’étendue de leur intelligence et l’acuité de leur perspicacité. Mais cette perspicacité est un leurre, un grossier mensonge : en réalité le critique littéraire ne comprend strictement rien aux œuvres qu’il examine, et ce sont les écrivains qui sont les mieux placés pour savoir ce qu’il y a à comprendre dans leurs livres et l’intention avec laquelle ils les ont écrits, donc également les mieux placés pour prendre ces critiques littéraires en défaut et les ridiculiser comme il se doit.
J’ai trouvé intéressant qu’Henry James nous propose une conception de l’œuvre d’un écrivain comme une énigme à décrypter, un secret à dévoiler. Il semble penser que chaque écrivain possède une sorte de principe fondateur, une idée unique sur laquelle est bâtie toute l’œuvre, depuis ses débuts jusqu’à son dernier souffle. Cela m’a donné à imaginer qu’Henry James parlait également pour lui-même et que cette nouvelle-ci constituait une sorte de défi aux critiques et aux lecteurs que nous sommes : le défi de retrouver dans son œuvre « la petite idée » qui en forme l’arrière-plan et la ligne directrice. En même temps, il nous prévient avec un certain humour que nous avons très peu de chances – pour ainsi dire aucune chance – de percer à jour le mystère et de comprendre ce qu’il y avait à comprendre, ou du moins : ce que l’auteur espérait y mettre.
Peut-être faut-il entendre à travers ce texte que la littérature est un continuel malentendu entre les écrivains et les lecteurs, où les uns essayent en vain de se faire comprendre, tandis que les autres sont absolument aveugles à toute lumière et ne s’en rendent même pas compte.
Et je me demande naturellement, en rédigeant cette chronique, si je suis à côté de la plaque et si Henry James s’est joué de moi, à sa façon.
Une nouvelle très passionnante, à l’écriture sophistiquée et aux tournures de phrases souvent complexes – à la façon du 19ème siècle -, qui m’a permis de découvrir cet écrivain et qui m’a donné envie de relire, un jour prochain, une autre de ses œuvres.

Un Extrait page 26-27

J’écoutai avec un immense intérêt – intérêt qui alla grandissant au fur et à mesure qu’il parlait. « Vous, un échec ?… Grands dieux Mais quelle peut bien être votre « petite idée » ?
– Faut-il vraiment que je vous l’expose, après toutes ces années et tout ce labeur ? »
Il y avait dans cet amical reproche, plaisamment exagéré, quelque chose qui me fit – jeune et féru de vérité que j’étais – rougir jusqu’aux oreilles. Je suis resté dans la même ignorance qu’alors, quoique, le temps passant, je me sois en un sens accoutumé à ma propre cécité ; sur le coup, toutefois, le ton réjoui de Vereker me fit paraître à moi-même – et sans doute l’étais-je également à ses yeux – comme un âne de la plus belle espèce. J’étais sur le point de m’exclamer : « Ah non ! Ne me dites rien ! Pour mon honneur, pour celui de la profession, ne me dites rien ! », lorsqu’il poursuivit d’une manière qui montrait qu’il avait lu ma pensée et avait son point de vue ben arrêté sur nos chances, à nous les jeunes qui montions, de nous racheter un jour. « Par ma petite idée, j’entends… comment vous dire ?… la chose particulière en vue de laquelle j’ai principalement écrit mes livres. N’y a-t-il pas pour chaque écrivain une chose particulière de cette sorte, la chose qui l’incite à la plus grande concentration, la chose sans laquelle, s’il ne faisait effort pour l’atteindre, il n’écrirait pas du tout, la passion même au cœur de sa passion, la part de son métier dans laquelle, pour lui, brûle le plus intensément le feu de l’art ? Eh bien, c’est de cela qu’il s’agit ! »

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Les Amandiers de Valéria Bruni-Tedeschi

Aujourd’hui 1er avril c’est le début de mon Printemps des Artistes, c’est-à-dire que je vais parler de livres, de poèmes, de films, dont le personnage principal est un artiste ou qui a un rapport plus ou moins étroit avec un art (littérature, poésie, cinéma, théâtre, chant, peinture, musique, danse, dessin, architecture, sculpture, etc.)

Dans ce contexte, je vous parlerai des « Amandiers » de Valéria Bruni-Tedeschi, un film que j’ai vu peu après sa sortie en salles, vers le 20 novembre 2022, et qui parle de la jeune troupe de comédiens du prestigieux Théâtre des Amandiers, vers le milieu des années 1980, et de leur apprentissage de l’art théâtral sous la direction du célèbre metteur en scène Patrice Chéreau et de Pierre Romans.

Une Présentation de l’histoire

Vers 1985 ou 86, une quarantaine de jeunes comédiens, garçons et filles de dix-neuf ou vingt ans, sont sélectionnés par Pierre Romans pour suivre les cours du théâtre des Amandiers. Cette école est très prestigieuse et les jeunes élèves passent les auditions avec une certaine passion et beaucoup de motivation. Ils savent qu’une deuxième sélection aura lieu bientôt, à l’issue de laquelle il ne restera plus qu’une dizaine d’élèves et chacun essaye de donner son maximum. Ils savent aussi que le dernier petit groupe sera envoyé aux Etats-Unis pour un stage à l’Actors Studio puis que, de retour au Théâtre des Amandiers, ils pourront monter une pièce sous la direction de Patrice Chéreau en personne, qui les dirigera, pour se présenter devant le public du théâtre.

Mon Avis

C’est un film qui ne manque pas de qualités intéressantes : de belles images, une belle lumière, une manière très flatteuse de filmer les corps et les visages, une bande son agréablement choisie (Jean-Sébastien Bach, les Rita Mitsouko, Daniel Balavoine, Janis Joplin, etc.), des acteurs qui semblent pleinement engagés dans leurs rôles et qui y mettent une belle énergie.
Par ailleurs, on ne s’ennuie pas car il se passe sans cesse de nouvelles péripéties et on suit les différents membres de ce petit groupe avec une certaine curiosité.
Au premier abord, j’ai un peu regretté que la réalisatrice ait accordé autant d’attention à la vie intime et sexuelle des uns et des autres, au détriment des scènes théâtrales et de l’apprentissage du travail d’acteur, qui peuvent sembler plus instructives et intéressantes et que j’aurais aimé voir plus développées. Mais, après réflexion, je me suis rendue compte que, chez ces jeunes acteurs, la frontière n’est pas très étanche entre leur vie privée et leur vie sur scène, qu’ils s’y engagent avec autant de passion et de fougue, et donc j’ai mieux compris ce parti pris de la réalisatrice.
Par certains côtés, ce film restitue le climat des années 80 tel qu’il a pu être décrit à l’époque dans des films du genre des « Nuits Fauves », avec des thèmes comme le Sida, la drogue, l’homosexualité, les infidélités, les rapports de séduction plus ou moins abusifs ou forcés.
Je dirais toutefois que les dialogues sont un peu pauvres, pas terribles, ce qui est gênant pour un film qui parle de théâtre et où l’importance du texte est supposée centrale, au cœur de toutes les préoccupations (du moins, c’est ce que je croyais mais peut-être me trompais-je ?)
Le personnage de Patrice Chéreau, joué par Louis Garrel, est sans doute l’un des plus intéressants, avec des dialogues plus construits et plus recherchés que les autres personnages, mais ça n’empêche pas qu’il soit présenté comme odieux et insupportable, profitant de sa position directoriale pour draguer lourdement les jeunes gens sous sa responsabilité, et se montrant volontiers lâche, fourbe et sans respect pour ceux qui l’entourent.
La partie du film qui concerne le personnage d’Etienne (Sofiane Bennacer, excellent acteur), son addiction à l’héroïne et sa relation tumultueuse avec Stella (Nadia Tereszkiewicz), m’a paru réussie. On est parfois ému.
Bref, un film assez bon, intéressant, émouvant, qui permet de mieux cerner le monde du théâtre et des troupes de comédiens, et les exigences du travail d’acteur.

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Trois Poèmes de Thierry Roquet

Couverture aux éditions Populaire

Ce beau recueil « Sans adresse ni timbre » est paru chez Edition Populaire en juillet 2022 et il m’a causé une vive émotion par la concision et la pureté de son expression et par la force de ses thèmes : l’amour, la maladie psychique. Comment réagir lorsque la femme aimée se laisse envahir par le désespoir et qu’elle cède à ses idées noires ?
Je ne connaissais pas du tout le sujet de ce livre lorsque j’en ai commencé la lecture et, au fil des pages, je suis entrée peu à peu dans cette douleur affective. La situation de ce couple se dessine un peu plus nettement à chaque poème et nous sensibilise au chagrin de cette jeune femme et à celui du poète, à ses sentiments d’impuissance ou de culpabilité.
On perçoit à travers ces textes une belle déclaration d’amour du poète pour son épouse en détresse et c’est très émouvant.

Biographie du Poète

Thierry Roquet est né en 1968 en Bretagne, il vit depuis quinze ans à Malakoff, dans la banlieue parisienne. Adolescence solitaire, études écourtées, divers boulots alimentaires, des lectures marquantes, une belle histoire d’amour, et puis la poésie en prose…
(Source : Site des « éditeurs singuliers »)

*

Quatrième de Couverture

La poésie en prose de Thierry se construit dans cet ouvrage par des graphies qui témoignent de ses sentiments bouleversés. Des cris écrits, des mots aux maux.

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Page 14

Drôle de vie
rien de drôle quand
en parfaite solitude
une obsédante question
nous y convie sans fin
Les signes cachés, les alertes.
Pas vu, pas su.
Les signes avant-coureurs.
Pas pu, pas su.
Tu trembles comme une feuille.
Ce n’est pas le vent.
C’est une vieille et longue histoire.

*

Page 23

Qu’attendais-tu de moi
que tu n’attendais pas d’un.e autre ?
Tout simplement faits l’un pour l’autre
Ce n’était pas si simple
Usure et lassitude La mémoire est sélective
retient mieux le négatif
Qu’est-ce qu’on allait devenir : cette
fameuse récurrence Litanie sans répit
L’humour ne peut pas tout bien sûr
Me ressaisir ne pas flancher
Mais l’un sans l’autre jamais

*

Page 32

Les mots sont sous calmants.

Ici, je vais bien. Je vais toujours bien.
Je ne fais que ça: aller bien.

Là-bas, tu te promènes. Tu vas mieux.
Tu t’assieds sur un banc, oui tu te parles.
Parfois, tu te fais peur.
Les fantômes sont sous calmants.

L’intuition, la réalité.
Pas vu, pas su.
Drôle de vie
rien de drôle quand
en parfaite solitude
les issues sont verrouillées.

Le temps est sous calmant.

Thierry ROQUET

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La Douce de Dostoïevski

Dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est« , auquel je participe chaque année au mois de mars, organisé par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu« , j’ai lu cette nouvelle de Dostoïevski, La Douce, qui raconte l’histoire d’un mariage malheureux, par une suite de malentendus et d’incompréhensions mutuelles.

Note Pratique sur le livre :

Editeur : Babel (Actes Sud)
Première date de publication : 1876
Traduction du russe par André Markowicz
Récit suivi de notes préparatoires et variantes
Nombre de Pages : 72 pour la nouvelle, et environ 50 pages de notes.

Quatrième de Couverture

« Figurez-vous un mari dont la femme, une suicidée qui s’est jetée par la fenêtre il y a quelques heures, gît devant lui sur une table. Il est bouleversé et n’a pas encore eu le temps de rassembler ses pensées. Il marche de pièce en pièce et tente de donner un sens à ce qui vient de se produire. »
Dostoïevski lui-même définit ainsi ce conte dont la violence imprécatoire est emblématique de son oeuvre. Les interrogations et les tergiversations du mari, ancien officier congédié de l’armée, usurier hypocondriaque, retrouvent ici – grâce à la nouvelle traduction d’André Markowicz – une force peu commune.
Le texte de La Douce est suivi de versions préparatoires et de variantes – véritables invites à pénétrer dans la « fabrique de littérature » dostoïevskienne.

Mon humble avis

C’est un court roman où on retrouve le ton passionné, tourmenté et nerveux, typique de Dostoïevski. Le personnage principal a poussé sa femme au suicide, comme par un long processus enclenché dès le début de leur mariage, en soufflant successivement le chaud et le froid, en la contrariant sans cesse, en la désespérant, mais il n’a pas l’air d’en avoir conscience et il s’interroge sur les causes de son suicide alors qu’il est en réalité le vrai instigateur de ce geste. On se demande jusqu’à quel point il se rend compte de sa cruauté, ou s’il est tout à fait inconscient et agissant sans réelle préméditation, par impulsions, par réflexes.
Dès le début de leurs relations, les choses ne commencent déjà pas très bien : comme elle est une jeune fille pauvre et maltraitée par ses tantes, il se présente comme un sauveur, le seul recours possible, et elle accepte de l’épouser, parce qu’elle n’a pas vraiment le choix. Ensuite, il s’emploie à se faire détester et mépriser par elle, alors qu’elle était disposée à l’aimer, et nous entrons peu à peu dans les méandres de sa psychologie bizarre, entre amour-propre et auto-flagellation, entre sadisme et masochisme.
Dostoïevski a choisi la forme d’un monologue intérieur, le personnage principal se parle à lui-même (peut-être à voix haute) sous le coup de l’émotion, bouleversé par le drame qu’il a lui-même provoqué, et ainsi nous pouvons suivre pas à pas les mouvements désordonnés de ses pensées, le fil exact de ses souvenirs, dans leur succession bousculée. C’est donc un rythme haletant, très vivant et fortement émotionnel qui nous est proposé dans ce livre, comme si nous avions ce personnage devant nous et qu’il implorait notre attention et notre écoute apitoyée.
J’ai compris ce roman comme une sorte d’étude psychologique sur le mal, la manière dont chacun de nous peut faire le mal en toute bonne conscience et sans y comprendre grand chose. Il y a sans doute des conclusions très morales à tirer de la lecture de ce roman, comme s’il nous montrait tous les détails d’un exemple à ne pas suivre, pour notre édification. Du moins, je l’ai interprété de cette façon.
Un livre puissant et touchant, qui sonde les aspects sombres de l’âme humaine avec une grande profondeur.

Un Extrait page 41

Maintenant, ce souvenir terrifiant…
Je me suis réveillé le matin, je pense à sept heures passées, il faisait presque jour dans la chambre. Je me suis réveillé net, avec ma pleine conscience, et j’ai ouvert les yeux d’un coup. Elle était devant la table, et elle tenait le révolver dans ses mains. Elle n’avait pas vu que j’étais réveillé, et que je regardais. Soudain, je la vois qui s’approche, avec le revolver. J’ai vite fermé les yeux, et j’ai fait semblant de dormir profondément.
Elle est venue jusqu’au lit, elle s’est arrêtée devant moi. J’entendais tout ; un silence de mort venait de tomber, mais je l’entendais, ce silence. Il y a eu là un mouvement instinctif–soudain, irrésistiblement, j’ai ouvert les yeux, malgré moi. Elle me regardait en face, droit dans les yeux, le revolver était déjà sur ma tempe. Nos regards se sont croisés. Mais nous ne nous sommes pas regardés plus d’une seconde. J’ai mis tous mes efforts pour refermer les yeux, et, au même instant, j’ai décidé, de toutes les forces de mon âme, que je ne bougerais plus, que je n’ouvrirais plus les yeux, quoi qu’il puisse m’advenir. (…)

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logo du défi, créé par Goran

La Ronde de Max Ophuls

Affiche du film

J’avais présenté l’année dernière « Madame de » (1953) de Max Ophuls (1902-1957) et j’ai eu envie de voir un autre film de lui. « La Ronde » de 1950, avec son casting prestigieux – les plus célèbres acteurs et actrices de l’époque sont présents ici, de Simone Signoret à Gérard Philipe, en passant par Jean-Louis Barrault ou Danielle Darrieux, et c’est un plaisir de les voir évoluer dans ces costumes et décors surannés, d’un style surchargé et tarabiscoté, dans l’esprit des années 1890 ou 1900, plein d’arabesques et de fanfreluches qui sont très décoratives, plaisantes à regarder.

Présentation rapide de l’intrigue

Le sujet qui court tout au long de ce film est la vie amoureuse et plus exactement la sexualité : les différentes manières de traiter l’autre (le partenaire sexuel), dans une phase de séduction ou au cours d’une rupture, au sein du mariage ou d’une liaison extraconjugale, avec une prostituée ou avec une jeune fille d’un milieu modeste, dans un couple d’artistes ou dans les liens de domination entre un bourgeois fils de famille et la femme de chambre de ses parents, etc.
La prostituée (Simone Signoret) couche avec le soldat (Serge Reggiani) qui couche ensuite avec une jeune fille, une femme de chambre, rencontrée dans un bal (Simone Simon) qui couche ensuite avec le jeune fils de famille bourgeois (Daniel Gélin) qui couche ensuite avec l’élégante femme mariée (Danielle Darrieux) qui discute ensuite (sans coucher) avec son mari Fernand Gravey, etcetera jusqu’au personnage du comte (Gérard Philipe) qui couchera avec la prostituée du début (retour à Simone Signoret) et la boucle sera bouclée.

Mon humble avis

Ce film est parait-il tiré d’une pièce de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler (que je n’ai pas lue) et qui a fait scandale au moment de sa création puisqu’on a accusé l’écrivain de rien moins que de pornographie à son propos. Au vu du film d’Ophuls, c’est difficile d’imaginer que cette pièce ait pu choquer qui que ce soit à une époque quelconque car tout est pudiquement caché, allusif, et même les dialogues restent d’une sagesse exemplaire. Dans la scène où Daniel Gélin se met à parler de Stendhal à Danielle Darrieux pour expliquer avec des mots choisis pourquoi il vient d’avoir « une panne » (c’est moi qui emploie ce mot, il n’est pas dans le film) et que c’est, au fond, parce qu’il la désire trop, j’ai trouvé que c’était joliment tourné mais d’un style suranné étonnant. Du moins, on se rend compte à quel point le cinéma des années 50 restait corseté et pudibond et on comprend mieux pourquoi les années soixante et soixante-dix ont voulu briser les tabous et montrer à l’écran tout ce qu’il était impossible de filmer jusque-là.
J’ai particulièrement aimé la séquence du couple marié car leur dialogue à propos de la fidélité, du mariage et de l’adultère est assez fin et profond. Par ailleurs, cette séquence montre l’hypocrisie qui règne alors dans les ménages bourgeois : chacun trompe l’autre mais fait semblant d’être au-dessus de tout soupçon et le mari donne des leçons de vertu à sa femme, qui l’écoute avec des airs candides et lui pose des questions faussement innocentes.
D’une manière générale, toutes les scènes montrent les femmes soumises au bon plaisir des hommes : ils sont les maîtres et ils disposent d’elles à leur guise.
On peut remarquer que le film évolue peu à peu d’un milieu social très défavorisé (la prostituée et le soldat) vers les strates les plus élevées de la société (le comte et la comédienne célèbre) et peut-être que la classe supérieure sait davantage mettre les formes et utiliser un langage policé, mais cela n’empêche pas les hommes de se comporter généralement comme des égoïstes dominateurs et sans scrupule, qui ne pensent qu’à se débarrasser de leur conquête dès que le moment crucial est passé, quelle que soit la classe sociale.
J’ai bien aimé le personnage du narrateur-auteur, qui se présente lui-même comme « n’importe qui ou tout le monde » et qui est à la fois en dehors de la ronde des amants et le maître de jeu, l’instigateur et le commentateur de cette intrigue. Les scènes où il est présent sont très poétiques et d’une jolie esthétique.
Il faut remarquer aussi que la chanson de « la ronde », qui est comme un leitmotiv au cours de l’histoire, ressemble un petit peu à l’air de La Barcarole des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, c’est-à-dire l’air le plus doux et le plus mélancolique de l’un des compositeurs les plus joyeux, ce qui semble significatif de l’atmosphère de ce film, léger et grave à la fois.
Il me semble que j’ai tout de même préféré « Madame de », dont le personnage principal m’a plus touchée.
Mais, bien sûr, celui-ci est un très beau film, aux lumières et aux images dignes de tableaux anciens, et aux dialogues très écrits, subtils et littéraires.

Danielle Darrieux et Fernand Gravey dans une scène conjugale

Comment apprendre à s’aimer de Yukiko Motoya

Couverture du roman

J’avais déjà lu un roman de cette écrivaine japonaise, intitulé « Mariage contre nature », et comme je l’avais beaucoup aimé, j’ai eu envie de découvrir un autre de ses livres.
Celui-ci « Comment apprendre à s’aimer », qui date de 2016, me faisait un peu peur, avec son titre digne d’un mauvais magazine de mode, mais j’ai néanmoins décidé de passer outre et de tenter l’expérience.

Présentation de l’autrice :

Yukiko Motoya (née en 1979) est une dramaturge et romancière japonaise. Depuis les années 2010, elle a remporté de nombreuses distinctions littéraires dans son pays, comme le célèbre et très prestigieux Prix Akutagawa en 2016 pour « Mariage contre nature » et, en 2014, le Prix Mishima pour « Comment apprendre à s’aimer« .

Quatrième de Couverture :

Il existe sans doute quelqu’un de mieux, c’est juste que nous ne l’avons pas encore rencontré. La personne avec laquelle nous partagerons réellement l’envie d’être ensemble, du fond du cœur, existe forcément. Je crois que nous devons continuer à chercher, sans nous décourager.
Au fil de ses apprentissages, de ses déceptions et de ses joies, Linde – femme imparfaite, on voudrait dire normale – découvre le fossé qui nous sépare irrémédiablement d’autrui et se heurte aux illusions d’un bonheur idéal.
Elle a 16 ans, puis 28, 34, 47, 3 et enfin 63 ans ; autant de moments qui invitent le lecteur à repenser l’ordinaire, et le guident sur le chemin d’une vie plus légère, à travers les formes et les gestes du bonheur : faire griller du lard, respirer l’odeur du thé fumé ou porter un gilet à grosses mailles. Car le bonheur peut s’apprendre et « pour quelqu’un qui avait raté sa vie, il lui semblait qu’elle ne s’en sortait pas trop mal. »

Mon humble Avis :

J’ai trouvé que l’idée directrice du livre, à savoir de nous montrer une femme à différents âges de sa vie, était une très bonne idée, mais il m’a semblé que l’autrice aurait pu en tirer un meilleur parti et je n’ai pas toujours été convaincue par les péripéties où s’engageait l’héroïne. J’ai par exemple bien aimé le premier chapitre, sur l’adolescence et la confiance en soi mal assurée, tout comme j’ai apprécié les deux chapitres suivants sur la description des problèmes de couple et la manière dont des petites broutilles de la vie quotidienne peuvent dégénérer en graves disputes, avec les caractères de chacun qui sont brutalement révélés.
Mais les chapitres des 47 et 63 ans ne m’ont pas vraiment plu, car on sent que l’autrice n’a pas encore atteint ces âges respectables et qu’elle projette sur ces âges mûrs des espérances et des fantasmes de jeune femme. Ainsi, elle prête à cette dame sexagénaire des rêveries romantiques au sujet d’un livreur qu’elle n’a jamais vu et auquel elle n’arrête pas de téléphoner avec émotion, ce qui est à la limite du comique et de l’incroyable.
Je n’ai pas vu non plus ce que rajoutait à cette histoire le chapitre des 3 ans, ni ce que l’autrice souhaitait nous prouver par cette scène. Peut-être y a-t-il là un traumatisme (léger) qui explique le caractère ultérieur de l’héroïne, mais ce n’est pas très clair dans mon esprit (ni dans le roman).
Un autre défaut qui m’a dérangée dans ce livre, c’est la trop grande place accordée à la vie matérielle : ainsi, des considérations sur un fer à repasser, d’autres sur un cocktail trop sucré et sur les pailles utilisées pour le boire, d’autres sur le jeu de bowling, ou encore sur une guirlande lumineuse de Noël de quinze mètres de long, etc. Cela donne lieu à pas mal de longues digressions et à des conversations futiles et prosaïques entre les personnages, qui m’ont ennuyée et agacée.
Au final, je garderai de ce roman un souvenir très mitigé et je conseillerai de lire plutôt « Mariage contre nature » de la même autrice, qui est bien meilleur !

Un Extrait page 48 :

Linde se releva, comme si elle arrachait de la moquette son genou posé à terre. « Dans ce cas, pourquoi, à ce moment-là, ne t’es-tu pas proposé plus tôt ? Alors que tu parles l’anglais et pas moi, comme tu le sais parfaitement ! »
Il la regarda d’un air éberlué. Puis il fronça les sourcils avec un regard blessé. Cela signifiait qu’elle parlait trop fort, qu’elle était trop émotive. C’était toujours ainsi, muettement, qu’il l’amenait à comprendre d’elle-même ce qu’il pensait. Soudain, un ras-le-bol total faillit la gagner.
« C’était un test, hein, tu voulais voir si j’allais téléphoner moi-même à la réception. Tu voulais savoir si je me servais de toi comme d’un homme à tout faire. C’est dingue. Pourquoi prends-tu toujours tout mal ? A l’étranger, se reposer sur son compagnon, c’est pourtant parfaitement normal ! »
Il lui coupa calmement la parole. « On y croirait presque, mais c’est vraiment n’importe quoi.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Linde, pour tenter à tout prix d’empêcher sa voix de monter dans les aigus, prit plusieurs inspirations profondes.
« Tout ce que je vois, c’est que tu brailles sur quelqu’un qui a été gentil avec toi, pour lui reprocher de ne pas avoir fait preuve d’encore plus de gentillesse » ,dit-il. (…)

Romanée-Conti 1935, un roman de Takeshi KAIKÔ

Couverture chez Picquier Poche

En me promenant dans ma librairie habituelle, je suis tombée par hasard sur ce petit livre dont le titre m’a intriguée, par sa référence à un vin français – je devrais plutôt dire un grand cru millésimé ! – et l’idée de lire un roman japonais où il serait beaucoup question de la France et de ses traditions viticoles et culinaires me paraissait plutôt sympathique et rentre bien dans le thème du voyage que j’explore ce mois-ci !

Je vous propose donc cette fois d’observer la France avec le regard d’un voyageur japonais…

Note pratique sur le livre :

Editeur : Picquier Poche
Date de parution originale : 1973 (au Japon)
Date de parution en français : 1993 (1996 en poche)
Traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai et Didier Chiche
Nombre de pages : 68 pour la première nouvelle, 35 pour la deuxième.

Note biographique sur l’auteur

Takeshi Kaikô, né en 1930 et mort en 1989 à l’âge de 58 ans, est un romancier, essayiste, nouvelliste, journaliste et scénariste japonais. Ecrivain globe-trotter il rapportera de ses périples en Chine, en URSS et dans le Paris de 1968 des reportages d’une grande acuité. Il remporte le prix Akutagawa en 1957.

Quatrième de Couverture

A Tôkyô, un dimanche après-midi, deux hommes absorbés dans la dégustation cérémonieuse d’une vieille bouteille de bourgogne Romanée-Conti 1935, usant de gorgées comme ponctuations, poursuivent jusqu’à la lie le long texte désordonné de leurs souvenirs.
Voici une lecture éblouissante de la vie : on plonge avec délices dans l’intimité d’un grand vin, dans le secret de rêveries amoureuses, riches de la saveur d’un amour endormi, d’une femme aux contours effacés et au parfum évanoui.

Mon humble avis

Ce très court roman – ou longue nouvelle – est très agréable à lire grâce à une écriture qui privilégie les notations sensuelles et la suggestion de plaisirs gustatifs et amoureux. L’auteur excelle à l’évocation de saveurs, à la description de certaines sensations plus ou moins agréables et parfois ambiguës, nous laissant comprendre qu’il peut exister une pointe de déplaisir dans les expériences les plus délicieuses – et, sans doute, inversement, une once de plaisir dans les contacts a priori désagréables.
Au-delà de cet aspect purement sensitif et charnellement hédoniste, il y a aussi dans ce livre une réflexion sur le temps qui passe, sur l’Histoire et sur le sens de la vie, avec un rappel à la mort inéluctable qui apparaît à plusieurs reprises au cours de cette histoire, de manière inattendue, telle cette curieuse danse macabre du milieu du livre, comme un contrepoint nécessaire à chaque plaisir, en tant que prélude ou conclusion.
Ce livre est aussi intéressant par une certaine vision de la France du 20ème siècle à travers le regard d’un homme japonais gourmet, esthète et cultivé. Ainsi, il nous décrit le Paris des années 70, les Halles, le Quartier Latin et ses petits bistrots propices aux rencontres, mais aussi certaines villes des Côtes du Rhône, de Bourgogne, etc.
Un livre que j’ai bien aimé, malgré sa brièveté !

Un Extrait page 32

(…)
– Ca y’est, je me souviens. Ca m’est revenu en t’écoutant. J’ai oublié de te dire que j’étais non seulement allé en Bourgogne ou dans le Bordelais, mais aussi dans la région de Cognac. Des fûts, en nombre infini, y dorment, dont s’évapore tous les jours une petite quantité de cognac. Il parait que ça représente en degré d’alcool l’équivalent de ce qui se consomme chaque jour en vin dans toute la France. L’équivalent de vingt-cinq mille bouteilles, m’a-t-on dit. Enfin, quoi qu’il en soit, tu vois le sigle V.S.O.P. qui figure sur les bouteilles de cognac ? Ce sont les initiales de Very Superior Old Pale, mais on m’a signalé que ça pouvait aussi être celles de Vieux Sans Opinion Politique. Je m’en suis souvenu en t’écoutant. Le Japon a été vaincu, l’Allemagne, l’Italie ont été vaincues elles aussi, le Front populaire a sombré en un an. Les Procès de Moscou étaient une sinistre mascarade. Le Parti communiste chinois a fini par s’emparer de tout le territoire chinois. Et pendant tout ce temps-là, cette bouteille dormait. Indifférente aux opinions politiques. Depuis 1935, elle a vieilli d’un an chaque année en dormant. Elle se consacrait à ça. Elle mérite elle aussi le nom de V.S.O.P. C’est un vin à boire en dégustant l’Histoire. (…)

Antoinette dans les Cévennes de Caroline Vignal

Affiche du film

J’ai eu envie de consacrer ce mois de janvier au thème du Voyage, et j’ai donc regardé en DVD ce film de 2020 de Caroline Vignal, qui est essentiellement l’histoire d’une jeune femme partie en randonnée à travers la campagne, en compagnie d’un âne.

Notes techniques sur le film :

Genre : Comédie
Date de Sortie en salle : 2020
Français, Couleur
Durée : 1h37

Présentation du DVD (Quatrième de Couv) :

Des mois qu’Antoinette attend l’été et la promesse d’une semaine en amoureux avec son amant, Vladimir. Alors quand celui-ci annule leurs vacances pour partir marcher dans les Cévennes avec sa femme et sa fille, Antoinette ne réfléchit pas longtemps : elle part sur ses traces ! Mais à son arrivée, point de Vladimir – seulement Patrick, un âne récalcitrant qui va l’accompagner dans son singulier périple…

Mon Avis :

Ce film avait eu un très grand succès en France au moment de sa sortie, qui tombait peu après le confinement (si je me souviens bien), et qui avait l’avantage d’apporter de la gaité et des escapades en pleine nature et en liberté pendant une période où nous nous sentions tous moroses, coincés et entravés. Un bol d’air frais, en quelque sorte.
N’ayant pas vu ce film à sa sortie, mais seulement deux ans plus tard, cet effet post-confinement est sûrement moins prégnant, mais j’ai tout de même apprécié ce périple à travers les superbes paysages des Cévennes ainsi que le formidable jeu d’actrice de Laure Calamy qui passe de l’émotion au comique (et, souvent, les deux en même temps) avec un grand naturel.
L’amitié très forte qu’Antoinette noue avec son âne m’a un peu fait penser au vieux film avec Fernandel, « La Vache et le prisonnier », même si le contexte de ces deux histoires est complètement différent. Le face à face affectueux humain-animal a tendance à susciter la sympathie du spectateur en toutes circonstances. Et on peut dire que, dans « Antoinette dans les Cévennes« , les relations de la jeune femme avec son âne paraissent nettement plus importantes que ses relations avec son amant, et en tout cas plus profondes, plus passionnelles et plus durables.
Il m’a semblé que, dans ce film, Antoinette apprivoise peu à peu cet animal et apprend à composer avec son caractère têtu et réfractaire et, ce faisant, elle apprend aussi à composer avec la réalité, à accepter la vie telle qu’elle, c’est-à-dire souvent frustrante, insatisfaisante.
C’est peut-être une faiblesse du film, de ne pas avoir un peu plus approfondi le personnage de l’amant et de ne pas avoir davantage creusé cette relation amoureuse qui est supposée être le moteur de l’intrigue et à laquelle on ne croit pas vraiment. Car, au final, on se demande pourquoi la jeune femme (Laure Calamy) est ainsi partie dans les Cévennes et s’est embarquée dans une aussi grosse galère à la poursuite d’un amant si falot et si peu intéressant. Alors, oui, elle est sûrement très impulsive et irréfléchie, écervelée, mais ça parait par moment incohérent, d’autant qu’elle n’a plus quinze ans…
Ceci dit, j’ai trouvé ce film assez agréable, sympathique, bon enfant… mais je n’aurai pas envie de le voir une deuxième fois.

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Sans rapport avec le film chroniqué ci-dessus :

Je profite de cet article pour vous adresser mes meilleurs vœux de bonne et heureuse année pour 2023 !
Santé, affection, paix, inspiration et belles lectures poétiques, réussites dans vos projets et découvertes culturelles enrichissantes…

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La Cloche de Détresse de Sylvia Plath

Couverture chez Gallimard

Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022, j’ai lu le très célèbre roman, d’inspiration autobiographique, de Sylvia Plath, où elle relate l’histoire de sa très grave dépression, depuis les tout premiers signes, à peine perceptibles, jusqu’à ses plus graves manifestations et les traitements médicaux dont elle fut la victime sous contrainte.
Il s’agit de l’unique roman écrit par Sylvia Plath, il fut publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas en 1963, à Londres, un mois avant le suicide de son autrice.

Note pratique sur le livre :

Editeur : L’Imaginaire, Gallimard
Première date de publication : 1963
Date de première publication en français : 1972
Traduit de l’anglais (américain) par Michel Persitz
Préface de Colette Audry
Note biographique de Lois Ames
Nombre de pages : 267

Rapide présentation :

Esther Greenwood est une brillante étudiante de dix-neuf ans. Avec onze autres concurrentes, elle vient de gagner un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode féminin. En cette qualité, les jeunes filles sont invitées à New York pour plusieurs semaines mais ce séjour n’est pas vraiment une réussite, bien qu’elles aillent de réceptions en réceptions et de fêtes en fêtes.
De retour dans sa petite ville d’origine, chez sa mère, Esther Greenwood sombre dans une grave dépression et les idées suicidaires l’envahissent de manière permanente. La consultation d’un psychiatre aux méthodes radicales et brutales, loin de la guérir, ne fait qu’aggraver son désespoir et son envie d’en finir.

Mon Avis très subjectif

Comme on peut s’y attendre, ce roman d’inspiration autobiographique reflète une grande souffrance et l’écrivaine décrit des événements particulièrement durs, des épisodes désagréables et parfois sanglants de son existence, des tentatives de suicide, des séances d’électro-chocs, des échecs, des incompréhensions avec ses amies ou avec ses possibles prétendants, des heurts avec sa mère, etc.
Pourtant, au début du livre, on a l’impression que l’héroïne a « tout pour être heureuse », pour reprendre une expression banale et superficielle. Elle est une étudiante brillante, elle vient de remporter un glorieux Prix de Poésie et se trouve invitée à New York pour festoyer, danser, se faire des relations, s’amuser et mener la belle vie, elle est courtisée par un étudiant en médecine séduisant, qui voudrait l’épouser et dont elle est amoureuse depuis plusieurs années… Et pourtant rien ne va.
On sent qu’Esther Greenwood est dégoutée par tout ça. Un dégoût qui trouve son expression littéraire dans la longue scène d’intoxication alimentaire avec le crabe avarié, quand toutes les lauréates du concours n’arrêtent pas de vomir, tombent inanimées et frôlent la mort.
Sylvia Plath aborde souvent le sujet de la condition féminine – particulièrement difficile dans les années 1950-60 aux Etats-Unis, la place des femmes étant principalement à la maison, et leurs libertés se trouvant réduites à l’extrême. Ce manque de liberté et ces perspectives restreintes semblent lui peser énormément car elle a visiblement de l’ambition et elle est consciente de son immense talent.
Certainement, elle avait un grand appétit de vivre, un fort désir d’épanouissement et de très hautes espérances, mais comme la société de son époque ne lui offrait que des opportunités médiocres et lui demandait de renoncer à beaucoup de ses ambitions, elle ne pouvait que se désespérer.
C’est un terrible gâchis, qu’on ait brimé et brisé les femmes de talent durant tant de siècles…
Bien que Sylvia Plath ait écrit ce livre dans une période de maladie, j’ai trouvé qu’elle gardait une lucidité et une acuité très vive – visiblement très consciente de tout ce qui lui arrivait – ce qui parait encore plus triste.
Un livre dur, éprouvant, mais dont l’écriture riche en images et en métaphores m’a paru superbe.


Un Extrait page 176

(…)
Quand les gens se rendraient compte que j’étais folle à lier – et cela ne manquerait pas de se produire malgré les silences de ma mère – ils la persuaderaient de m’enfermer dans un asile où l’on saurait me guérir.
Seulement voilà, mon cas était incurable.
Au drugstore du coin j’avais acheté quelques livres de poche sur la psychologie pathologique. J’avais comparé mes symptômes avec ceux qui étaient décrits dans les livres, et bien entendu, mes symptômes étaient ceux des cas les plus désespérés.
En dehors des journaux à scandales, je ne pouvais lire que des livres de psychologie pathologique. C’était comme si on m’avait laissé une petite faille grâce à laquelle je pouvais tout apprendre sur mon cas pour mieux en finir.
Je me suis demandé après le fiasco de la pendaison s’il ne valait pas mieux abandonner et me remettre entre les mains des docteurs. Mais je me suis souvenue du docteur Gordon et son appareil à électrochocs personnel. Une fois enfermée, ils pourraient m’en faire tout le temps. J’ai pensé aux visites de ma mère et de mes amis qui viendraient me voir jour après jour, espérant que mon état allait s’améliorer. Mais leurs visites s’espaceraient et ils abandonneraient tout espoir. Ils m’oublieraient. (…)

Uzak, un film de Nuri Bilge Ceylan

affiche du film

J’avais déjà vu et chroniqué deux films de Nuri Bilge Ceylan – Winter Sleep et, au printemps dernier, Le Poirier Sauvage – et je les avais tellement aimés que j’avais gardé en tête le nom de ce réalisateur turc, avec l’idée de voir d’autres films de lui, à l’occasion.
J’ai pu découvrir « Uzak » (qui signifie, parait-il, « Lointain » ou « Distant » en turc) ce matin en DVD.

Note technique sur le film :

Année de sortie : 2002
Durée : 1h50
Couleur
Version turque sous-titrée français

Début de l’histoire :

Le personnage principal, Mahmut, est un photographe qui travaille essentiellement pour une entreprise de fabrication de carrelages, c’est-à-dire qu’il passe son temps à photographier des dalles et des carreaux, ce qui lui permet sans doute de vivre confortablement mais n’est pas très passionnant. Cela nous parait d’autant moins passionnant que nous apprenons par la suite que ce photographe rêvait dans sa jeunesse de devenir un cinéaste de talent et que son modèle était, à cette époque, Tarkovski. Et on se dit qu’il y a loin entre ces idéaux de jeunesse et le présent très morose de cet homme. Encore un peu plus tard dans le film, nous voyons ce même photographe, accompagné de son cousin, se morfondre dans son fauteuil devant un film de Tarkovski alors qu’il rêve seulement de voir un film pornographique dès que son cousin sera parti, ce qui nous montre une fois encore la distance que cet homme a prise avec ses grandes ambitions artistiques initiales. Du point de vue de ses relations féminines, sa situation ne semble pas non plus très enviable et on sent qu’il éprouve encore des sentiments pour son ex-femme, mais elle s’est remariée et va bientôt immigrer au Canada – autant dire qu’il ne la reverra certainement pas.
C’est donc au milieu de cette existence peu satisfaisante que Mahmut, le photographe, voit débarquer un beau jour chez lui Yusuf, un de ses jeunes cousins, issu du même village que lui, qui lui demande de l’héberger durant une semaine car il veut chercher du travail en tant que marin, pour voyager et gagner correctement sa vie.
Mais la crise économique qui sévit dans le pays va rendre cette recherche d’emploi un peu plus longue et compliquée que prévu et le jeune cousin va quelque peu s’incruster.

Mon humble avis :

Le début d' »Uzak » est particulièrement lent et surtout silencieux, ce qui s’explique par la grande solitude des personnages. Le premier dialogue n’arrive qu’au bout de onze minutes de film, mais ensuite, petit à petit, la parole commence à s’installer car on entre plus profondément dans les relations entre les différents protagonistes, et particulièrement entre le photographe et son cousin, dont la bonne entente du début se dégrade insensiblement, avec des hauts et des bas, jusqu’à la fin.
Bien que ce film soit avare de paroles, avec des dialogues minimalistes, il explore un très grand nombre de thèmes, et il propose énormément de réflexions, pour peu que l’on se concentre bien sur chaque scène et sur le sens des images, des situations, où une dimension comique peut affleurer assez souvent : esprit de dérision par rapport aux personnages, dont les petites mesquineries sont soulignées avec intelligence.
Nous avons d’abord un sentiment d’opposition entre ces deux cousins : à priori, quel rapport peut-il y avoir entre ce photographe de la ville, l’artiste cultivé, qui a plutôt bien réussi financièrement, et ce cousin de la campagne, un ancien ouvrier au chômage, plutôt mal dégrossi et pas très débrouillard ? Mais, au fur et à mesure du film, leurs ressemblances finissent par nous frapper bien plus que leurs différences superficielles. Tous les deux sont désespérément seuls, ne sont pas doués avec les femmes quoiqu’ils ne « pensent qu’à ça », tous les deux ont un sentiment d’échec et doivent renoncer à leurs désirs et ambitions, et tous les deux doivent se confronter à leur propre vide.
Il est d’ailleurs significatif que le photographe, possesseur d’une énorme bibliothèque (qu’il a peut-être consultée autrefois ?) n’y jette jamais un seul coup d’œil et préfère passer sa vie devant la télévision – et on sent là le regard très critique du cinéaste sur ce personnage un peu lâche et qui se laisse aller à la facilité !
Un beau film, profond et sensible, et intelligemment pensé…

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J’avais initialement chroniqué « Uzak » dans le cadre de mon « Printemps des artistes » de 2022 puisque le héros de ce film est photographe et qu’il est question souvent de Tarkovski, mais finalement j’ai préféré chroniquer « Le Poirier sauvage » à cette occasion et repousser celui-ci en septembre.
Je retiens en tout cas l’intérêt de ce cinéaste pour les héros-artistes, d’autant plus qu’il a des choses très personnelles à en dire.