Tant que le café est encore chaud de Toshikazu Kawaguchi

Couverture au Livre de Poche

En me promenant devant les présentoirs de la FNAC, je suis tombée sur ce roman japonais, Tant que le café est encore chaud, qui était classé parmi les meilleures ventes de 2023 et, dans la perspective de ce mois de février consacré à la littérature nippone, j’ai eu envie de le découvrir.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Le Livre de Poche (initialement Albin Michel)
Année de publication : 2021 
Traduction du japonais par Miyako Slocombe
Nombre de pages : 239

Quatrième de Couverture 

Dans une ruelle de Tokyo se trouve le café Funiculi Funicula, un petit établissement au sujet duquel circulent mille légendes. On raconte notamment qu’en y dégustant un délicieux café on peut retourner dans le passé. Mais ce voyage comporte des règles : il ne peut pas changer le présent et dure seulement tant que le café est encore chaud. Quatre femmes vont connaître cette singulière expérience. 
Vendu à plus d’un million d’exemplaires au Japon, traduit dans plus de trente pays, le livre de Toshikazu Kawaguchi a touché les lecteurs du monde entier. 

Note sur l’auteur 

Né en 1971, Toshikazu Kawaguchi est un dramaturge japonais. Tant que le café est encore chaud est d’ailleurs l’adaptation de sa pièce de théâtre qui a remporté le grand prix du 10ème Festival dramatique de Suginami. Vendu à plus d’un million d’exemplaires au Japon, son roman est aujourd’hui un best-seller international.
(Source : éditeur) 

Mon Avis

N’étant pas habituée à lire ce genre de livres contemporains « grand public et à gros succès », je me suis dit que j’allais essayer à tout hasard, pour voir. C’est vrai, on se dit qu’il ne faut pas être snob, qu’on doit garder l’esprit ouvert et ne pas bouder les plaisirs simples d’une écriture pas très recherchée mais qui sait peut-être émouvoir ?
Enfin, je m’étais imaginé que ce roman pourrait me plaire – d’abord il est japonais, ce qui est toujours un bon point à mes yeux, et ensuite il aborde le thème du voyage dans le temps, ce qui n’est sans doute pas très original mais qui me fait toujours un petit peu rêver, a priori !
Eh bien, non, malgré ma bonne volonté et ma persévérance je n’ai pas trouvé d’intérêt à ce livre, aucun intérêt !
Du point de vue de l’écriture, on voit que c’est une pièce de théâtre qui a été rafistolée à la va-vite pour la transformer en un petit roman vite-lu-vite-digéré. C’est à dire que les phrases sont des genres de didascalies, sur un ton neutre et explicatif, absolument dépourvues de style et d’agrément, d’une platitude complète.
L’histoire est tirée par les cheveux, à la fois trop compliquée (inutilement, ridiculement compliquée) et mal foutue (faite de bric et de broc). Certains personnages ne jouent aucun rôle ; jusqu’à la fin du roman on espère avoir la révélation de leur présence sur scène (cf : la femme en blanc) mais ça n’arrive jamais. À contrario, certaines scènes sont cousues de fil blanc et on voit très bien vers quoi l’auteur va nous emmener dans les scènes suivantes, alors qu’il est supposé y avoir du mystère ! 
L’auteur nous présente quatre femmes qui voyagent successivement dans le temps mais il n’y a pas de liens entre elles, les histoires sont compartimentées, ce qui fait penser à des petits sketches juxtaposés plutôt qu’à une pièce de théâtre – et encore moins à un roman. 
Par ailleurs les personnages n’ont aucune épaisseur ni aucune réalité sensible, les situations sont larmoyantes, niaises et pleines d’un sentimentalisme dégoulinant (plus on se rapproche de la fin et plus ça dégouline, comme toujours dans ces cas-là !). 
J’étais bien contente d’arriver à la dernière page et de réfléchir au prochain livre que j’allais lire ensuite, qui ne pourrait être que meilleur ! 
Non, vraiment ! Sincèrement, je déconseille. 

Un Extrait page 42-43 

Comme les lieux étaient dépourvus de fenêtres et que les trois horloges murales indiquaient chacune une heure différente, dès qu’il n’y avait plus d’allées et venues de clients, on perdait la notion du temps. Fumiko, qui commençait à avoir sommeil, se répétait les règles pour retourner dans le passé. 
Première règle : même en retournant dans le passé, on ne peut pas rencontrer de personne qui ne soit jamais venue dans ce café. Le hasard avait voulu que Fumiko parle rupture avec Gorô ici même. 
Deuxième règle : une fois dans le passé, même en faisant tous les efforts du monde, la réalité ne change pas. Ainsi, même si Fumiko retournait à ce jour, une semaine auparavant, et qu’elle suppliait Gorô de rester, il partirait quand même aux États-Unis. Fumiko déplorait cette règle, mais, comme c’était la règle, elle ne pouvait rien y faire. 
Troisième règle : pour retourner dans le passé, il faut être installé à une place en particulier. Celle où est actuellement assise la femme en blanc. Par ailleurs, si on essaie de la déplacer de force, elle vous lance une malédiction. 
Quatrième règle : même si on retourne dans le passé, on ne peut pas bouger de sa chaise. Pendant qu’on est dans le passé, on ne peut donc même pas aller aux toilettes. 
Cinquième règle : il y a une limite de temps. D’ailleurs, Fumiko ne connaissait pas les détails de cette règle. Elle ignorait si cette limite était courte ou longue. 
Les mêmes questions revenaient sans cesse dans son esprit. Cela avait-il vraiment un sens de retourner dans le passé ? En même temps, si de toute façon ça ne changeait rien à la réalité, c’était peut-être l’occasion de dire à Gorô tout ce qu’elle avait sur le cœur. 
Fumiko finit par s’endormir sur la table. 
(…) 

Les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi

Couverture du DVD

J’avais déjà vu ce film il y a six ou sept ans, au cinéma. Ce grand classique japonais des années 50 m’avait tellement impressionnée et emballée que j’ai eu envie de le revoir aujourd’hui, en DVD, pour en parler lors de mon Mois Japonais de février 2024.

Note Pratique sur le film

Nationalité : Japonais
Date de sortie en salles : 1953
Genre : Drame, guerre, fantastique
Noir et blanc
Durée : 1h35

Résumé du début de l’histoire

L’histoire se passe au 16ème siècle, à une époque troublée où la guerre fait rage. Nous suivons deux couples dont les hommes sont beaux-frères, ils vivent dans un petit village et travaillent comme potiers. L’un des deux, Genjurô, rêve de devenir riche en fabriquant le plus de poteries possible. Il se lance avec sa femme dans un travail acharné, au sein de son atelier, pendant que leur petit garçon se languit de ses parents. L’autre beau-frère, Tobei, a une autre sorte d’ambition : il veut absolument devenir samouraï, avoir les moyens de se payer une armure et une lance pour rejoindre une compagnie de guerriers. Mais sa femme le prend pour un idiot, elle essaye chaque fois de le ramener à la raison. Un soir, une armée ennemie envahit le village et tous doivent s’enfuir. Heureusement, les deux ménages peuvent revenir dans leur village et retrouvent intactes leurs poteries. Ils décident d’aller les vendre à la ville, en prenant une barque. Mais d’autres dangers les attendent. (…)

Mon Avis

Les scènes les plus marquantes du film sont celles avec la princesse-fantôme (jouée par Machiko Kyo, incroyable actrice), dans son château surnaturel et démoniaque. Ce sont d’ailleurs les seules scènes dont je me souvenais encore, plusieurs années après le premier visionnage. Cette princesse a un visage, une démarche et des costumes tellement étranges que l’on comprend très vite que quelque chose ne va pas, même si ses paroles sont toujours douces et flatteuses, qu’elle sourit presque tout le temps et traite le pauvre potier comme un prince. Nous voyons Genjurô s’engager progressivement dans un piège, il ne s’en rend pas compte mais le spectateur a peur pour lui et voudrait le sortir de son envoûtement. Par chance, il est prévenu par un prêtre du sort funeste qui l’attend s’il retourne auprès de cette femme-fantôme. Mizoguchi parvient à créer un climat effrayant sans rien montrer de sanglant ou de repoussant : au contraire, tout parait paradisiaque, calme et beau mais le spectateur perçoit un grand danger.
Les images sont magnifiques, en noir et blanc, avec beaucoup de jeux sur les ombres, particulièrement dans les scènes du château, avec la princesse fantomatique, mais aussi lors des scènes nocturnes où les armées envahissent le village. Les ombres sont bien sûr associées au mystère, au danger et au surnaturel. Mais il y a aussi des scènes dures filmées en plein jour, telle la capture de la femme de Tobei par un groupe de soldats qui veulent la violer – on assiste à cette capture mais pas au viol, les choses sont cependant suggérées très clairement par la suite. Ces ellipses sont suffisantes.
Une autre scène magnifique est la traversée en barque, sur une eau paisible et recouverte de nappes de brumes, dans une lumière tamisée – là encore, le spectateur ressent un climat menaçant, angoissant, alors que tout parait calme et doux. Les mouvements de la rameuse, comme une danse lente, d’un angle à l’autre de l’écran, ont quelque chose d’inquiétant, de lugubre. Images de toute beauté.
On peut lire une signification morale dans ce conte : l’ambition conduit à la ruine. Celui qui rêvait de devenir samouraï y est peut-être parvenu mais il a causé la déchéance de sa femme. Celui qui rêvait de devenir riche par son travail a attiré sur lui le regard des démons et il est devenu leur jouet.
La fin du film revient à peu près à la situation initiale : signe que la stabilité et l’absence de changement sont les seules choses réellement souhaitables.
Un classique incontournable du cinéma japonais ! Une merveille !

Paris-Briançon de Philippe Besson

Couverture chez Pocket

Dans le cadre de mon Mois thématique sur le Voyage je vous emmène aujourd’hui dans un train de nuit en partance pour les Alpes – tout du moins nous nous contenterons de suivre cet Intercité n° 5789 seulement par la pensée car il s’agit ici d’un voyage qui se passe mal, très mal. Comme dans un film catastrophe, ce train va en effet subir un grave accident, une collision qui fera de nombreuses victimes.

J’ai lu ce roman de Philippe Besson pour mon cercle de lecture, ce titre ayant été proposé par l’un des participants et ayant emporté l’adhésion générale. Comme j’en avais lu, au cours des derniers mois, plusieurs critiques élogieuses, sur divers blogs, j’étais moi aussi très partante pour ce choix.

Quatrième de Couverture

Rien ne relie les passagers montés à bord du train de nuit n° 5789. À la faveur d’un huis clos imposé, tandis qu’ils sillonnent des territoires endormis, ils sont une dizaine à nouer des liens, laissant l’intimité et la confiance naître, les mots s’échanger, et les secrets aussi.
Derrière les apparences se révèlent des êtres vulnérables, victimes de maux ordinaires ou de la violence de l’époque, des voyageurs tentant d’échapper à leur solitude, leur routine ou leurs mensonges. Ils l’ignorent encore, mais à l’aube, certains auront trouvé la mort.
Ce roman au suspense redoutable nous rappelle que nul ne maîtrise son destin. Par la délicatesse et la justesse de ses observations, Paris-Briançon célèbre le miracle des rencontres fortuites, et la grâce des instants suspendus, où toutes les vérités peuvent enfin se dire.

Mon Avis

C’est un roman très grand-public, qui brasse pas mal de clichés et qui ne cherche pas à inventer de nouveaux types de personnages ou à approfondir des réflexions philosophiques ou psychologiques singulières. Bien au contraire, on a l’impression que tout est déjà-vu, les dialogues convenus, les personnages stéréotypés qui correspondent aux goûts du temps (la femme battue, le quadragénaire lourdaud mais gentil, le jeune homme timide à l’homosexualité refoulée, le médecin admirable à l’homosexualité affirmée, la vieille dame qui est une ancienne syndicaliste et qui rêve de grandes luttes fraternelles, la jeune arabe banlieusarde qui n’a jamais vu que du béton, etc.). Tout a l’air savamment pesé, calculé, dosé au milligramme près, de façon à ne choquer aucune catégorie de lecteurs. Et on se dit par moments que tous ces personnages sont tellement gentils, lisses et conformes aux normes acceptables qu’un bataillon de « sensitive readers » ne saurait relever entre ces pages pas la moindre faute de goût ou la plus petite entorse à la correction contemporaine.
Il y a de jolis passages, parfois, dans les scènes entre le jeune homme hésitant et l’homme mûr et on sent que Philippe Besson a une tendresse particulière pour ces deux personnages et qu’il a mis peut-être un peu plus d’audace et de sincérité dans ces pages-là, qui sont agréables à lire.
J’ai trouvé un peu curieux qu’à chaque arrêt du train, l’écrivain nous fasse un petit topo culturel sur la ville en question, comme s’il avait consulté la page Wikipédia de ces différents endroits et qu’il voulait nous faire profiter de ces lumières, sans grand rapport avec l’histoire racontée ou avec un rapport tiré par les cheveux et complètement factice.
La dernière partie du livre, consacrée à l’accident et à ses conséquences, m’a paru plus réussie que le reste, peut-être mieux écrite, ou en tout cas les moments d’émotion sont traités avec application. Il y a des passages dont la morale pourrait être inspirée par « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie », lorsque le jeune homme regrette de ne pas avoir découvert son homosexualité plus tôt. Un message qui n’a pas grand chose d’original mais qui recèle un charme intemporel…
Un livre qui se lit vite et qui fait passer le temps – sans plus ! – et qui pourrait fortement incommoder les lecteurs exigeants, allergiques aux choses très formatées !

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Un Extrait page 107

« Voyez, c’est ça que j’aime dans les trains. C’est qu’un type comme moi n’aurait jamais rencontré une femme comme vous sinon. »
Serge n’a pas tort : si l’on s’en tient aux probabilités, la possibilité que leurs trajectoires se croisent était à peu près nulle. Ils habitent dans des villes très éloignées, exercent des professions sans connexion entre elles, appartiennent à des générations différentes, ne partagent pas les mêmes références culturelles, sans doute pourrait-on énumérer de nombreux autres motifs d’incompatibilité et cependant, les voici qui conversent et même se découvrent une connivence, tout cela parce qu’un concours de circonstances, une somme de bifurcations, une succession de décisions, une profusion d’incidents ont fait que leurs existences ont soudainement concordé dans l’espace et dans le temps. Il aurait pu prendre le train d’avant, elle aurait pu choisir une destination différente pour sa fuite, les vacances de Pâques auraient pu commencer plus tôt ou plus tard, le système informatique de la SNCF aurait pu les assigner à des voitures distinctes, on n’en finirait plus de dresser la liste de tous les aléas qui auraient pu faire que jamais ils ne se rejoignent mais voilà, ils se tiennent côte à côte dans ce couloir.

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Voyage en Italie de Roberto Rossellini

Affiche du Film

Comme je consacre ce mois de janvier au thème du voyage, il m’a semblé opportun de voir ce grand classique italien des années 1950 : « Voyage en Italie » de Roberto Rossellini (1906-1977). Pour en avoir déjà vu de nombreux extraits, je savais à peu près de quoi il retournait et j’en avais gardé en mémoire quelques images fortes, mais, bien sûr, le visionnage complet m’a réservé de nombreuses surprises et des sujets d’intérêt inattendus.

Note Pratique sur le film

Nationalité : Italien
Date de sortie initiale : 1954
Noir et Blanc, V.O. Italienne sous-titrée français
Rôles principaux : Ingrid Bergman (1915-1982) et George Sanders (1906-1972)
Durée : 1h20

Quatrième de Couverture du DVD

Un couple de bourgeois anglais arrive à Naples pour régler une affaire d’héritage. Leur découverte de l’Italie ira de pair avec la mise à nu de leur mariage et la prise de conscience de leur incommunicabilité… Intégrant le néo-réalisme à l’étude psychologique, Rossellini instaure avec Voyage en Italie une nouvelle forme de narration cinématographique qui préfigure tout autant le cinéma d’Antonioni que celui de la Nouvelle Vague.
(Source : DVD)

Mon Avis

Dans cette histoire, le thème du voyage est au moins aussi important que celui du mariage en crise. C’est à cause de ce voyage à deux que tous les problèmes de ce couple éclatent au grand jour et prennent de plus en plus d’ampleur. Comme ils le disent dès les tout débuts du film, ils sont mariés depuis huit ans et n’ont pas l’habitude, dans leur vie quotidienne, de se retrouver en tête-à-tête car une société nombreuse gravite autour d’eux. Mais, avec ce voyage, ils sont obligés de se parler seul à seul et leurs conversations finissent toujours en incompréhension ou en dispute. Sur le fond, leurs caractères divergent profondément : il reproche à sa femme d’être trop sentimentale, trop éprise de choses « poétiques », tandis qu’elle reproche à son mari d’être trop froid, trop attaché à son travail, à la notion de devoir. En même temps, chacun nourrit une certaine jalousie et soupçonne l’autre de vouloir le tromper, de se montrer trop accueillant avec les possibilités de flirts.
Pendant ce voyage, ils vont vivre des expériences séparément, chacun selon ses aspirations. Pendant que le mari essayera de nouer des liaisons féminines extra-conjugales, sans grand succès, la femme va multiplier les visites culturelles et touristiques à Naples et dans les alentours. La plupart de ces excursions, en compagnie d’un guide occasionnel, seront marquées de plus en plus nettement par l’idée de la mort (Vésuve en ébullition, catacombes, ruines de Pompéi avec les corps pétrifiés). Ces visites culturelles sont comme une échappée de la fiction vers le pur documentaire et le spectateur a l’impression assez étrange de se promener dans les musées napolitains des années 1950 ou de déambuler au milieu des squelettes avec un commentaire de l’époque. Mais nous nous rendons compte que ces multiples rappels de notre mortalité vont avoir un fort impact sur cette touriste anglaise et lui rappeler, peut-être, les choses les plus essentielles à ses yeux.
Un autre thème intéressant, même s’il est plus discret, est celui de la naissance, de la maternité et des petits enfants. En effet, ce couple n’a pas d’enfant et, lorsque la dame anglaise se promène en voiture dans les rues de Naples, elle ne peut s’empêcher de remarquer, avec un sourire de sympathie, les nombreuses femmes enceintes et toutes les promeneuses qui s’accompagnent de poussettes. Et, à la fin du film, nous comprenons qu’il y avait là un des principaux problèmes de ce couple, un non-dit parmi tant d’autres, qui envenimait leurs relations.
(J’ajoute que j’étais bien contente de constater qu’un film d’1h20 peut être un des chefs d’œuvre du septième art, ce qui contraste avec la mode actuelle des films deux à trois fois plus longs et qui ne sont pas toujours aussi beaux…)
Un film magnifique, aux dialogues très riches, aux images et aux lumières sublimes, et que je reverrai certainement avec le même plaisir et le désir de saisir ce qui a pu m’échapper aujourd’hui !

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Scène du film (en voiture)

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Je profite de cet article, programmé de longue date, pour lui ajouter quelques vœux de circonstances. Je vous souhaite à tous une excellente année 2024, une santé resplendissante, de l’amour, de l’amitié, des projets épanouissants et de la poésie sous toutes ses formes : que les belles choses de l’existence vous accompagnent !

Les Vrilles de la vigne de Colette

Une amie m’a offert ce livre Sido suivi des Vrilles de la vigne, car elle connaît mon goût très vif pour le style de Colette.
J’ai aimé autant ce premier recueil de souvenirs familiaux que le second ouvrage, rassemblant de brèves nouvelles ou textes poétiques. Et c’est justement les Vrilles de la vigne que j’ai choisi de présenter aujourd’hui.

Un Extrait de la Quatrième de couverture

Sido et Les Vrilles de la vigne sont deux textes distincts de l’œuvre de Colette écrits à des périodes différentes de sa vie. (…) Les Vrilles de la vigne (1908) rassemblent des confidences, dialogues et textes courts dans lesquels on retrouve tous les thèmes chers à Colette : l’amour, l’indépendance, la solitude, les souvenirs, les bêtes, la nature…

Mon Avis

Ce livre rassemble de courtes nouvelles, abordant des thèmes variés : des dialogues de bêtes entre son chien et son chat, de courts récits mettant en scène une de ses amies, Valentine, jeune bourgeoise mariée et dotée d’un amant, des scènes de bord de mer (une partie de pêche avec des amis, une journée caniculaire à la plage, etc.), un dialogue imaginaire entre elle-même et l’une de ses anciennes chiennes, le portrait d’une chatte partagée entre ses devoirs maternels et ses élans sensuels, des descriptions de la nature d’une merveilleuse poésie, des réflexions sur le maquillage des femmes à l’époque où Colette avait elle-même ouvert un salon de beauté et tentait de rajeunir ses contemporaines par la magie des couleurs et des ombres…
Dans ces textes, Colette laisse entrevoir beaucoup de son univers intime mais, souvent, de manière indirecte et voilée. Ainsi, elle laisse le soin à son chien et à son chat de nous parler d’elle et de se disputer sur la signification de ses différentes attitudes. Aussi, elle nous propose le portrait de cette jeune amie, Valentine, tout en se positionnant elle-même dans un second plan bienveillant, protecteur et expérimenté – se mettant à la fois dans un rôle subalterne, en retrait par rapport à Valentine, mais aussi dans un rôle de conseillère avisée, qui a déjà traversé les mêmes souffrances que sa jeune amie mais qui a su les surmonter. En nous parlant de Valentine, nous comprenons donc aisément que c’est aussi d’elle-même qu’elle parle, d’une Colette plus jeune et plus inconséquente, dont elle se souvient.
Ce livre aborde quelques thèmes que l’on pourrait considérer comme typiquement féminins et qui pourraient même passer pour carrément frivoles – en particulier le maquillage, dont on supposerait a priori qu’il ne se prête pas à de la grande littérature (on n’imagine pas Chateaubriand ou Victor Hugo nous entretenir de rouges à lèvres ou de fards à paupière) – et pourtant, Colette nous prouve ici que ces sujets n’ont rien de superficiel, qu’ils ont leur part de profondeur, de signification, de noblesse…
Colette semble donc revendiquer une féminité pleine et entière, délivrée des convenances et des qu’en-dira-t-on. Portraiturant sa jeune amie Valentine, prise entre son amant et son mari, puis souffrant d’avoir été quittée par son amant, à aucun moment l’écrivaine ne nous rappelle la morale bourgeoise de son temps ou n’emploie les mots « adultère » ou « infidélité », qui pourraient évoquer le moindre jugement négatif sur cette situation, et c’est comme si Colette voulait totalement éliminer ces sortes de principes bourgeois, très puissants à son époque, de son univers mental et littéraire.
Du point de vue de son écriture, elle nous offre des descriptions merveilleuses, établissant souvent des liens de ressemblance entre le monde animal, le monde minéral, et celui des végétaux. Ainsi, à un moment, elle compare une feuille de sauge légèrement duveteuse à l’intérieur de l’oreille d’un chat, et on perçoit de façon quasiment épidermique le contact doux et tiède de l’une et de l’autre, de même que leur forme commune. A un autre moment, elle compare la dent d’un chat à un petit bout de silex bleuté, et nous percevons d’un seul coup toutes les qualités de dureté, de semi transparence, de brillance, de couleur et de coupant réunissant ces deux objets d’observation, qui nous apparaissent immédiatement et magiquement à la faveur de ces mots. Et il y aurait des quantités d’exemples.
Un livre génial, à côté duquel il serait dommage de passer !

Un Extrait page 248

Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de suppliciée… « Veux-tu venir ici, sale bête ! » Et je descends l’escalier dont les derniers degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain.
La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement, j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la tête détournée comme devant un foyer trop ardent… Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière…
Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un champignon…
Douceur de se sentir, sans défense et sous le poids d’un beau jour implacable, d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui bat de la langue !
(…)

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Un Extrait page 226-227

– Vous l’aimez encore ?
Elle hésite :
– Je ne sais pas. Je lui en veux terriblement, parce qu’il ne m’aime plus et qu’il m’a quittée… Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable, insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce…
Elle s’est levée sur ce mot d' »insupportable » et marche dans la chambre comme si une brûlure l’obligeait à fuir, à chercher la place fraîche…
– Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous ne savez pas ce que c’est, vous…
J’abaisse mes paupières, je retiens un sourire apitoyé devant cette ingénue vanité de souffrir, de souffrir mieux et plus que les autres…
– Mon enfant, vous vous énervez. Ne marchez pas comme cela. Asseyez-vous… Voulez-vous ôter votre chapeau et pleurer tranquillement ?
D’une dénégation révoltée, elle fait danser sur sa tête tous ses panaches couleur de fumée.
– Certainement non, que je ne m’amuserai pas à pleurer ! Merci ! Pour me défaire toute la figure, et m’avancer à quoi, je vous le demande ? Je n’ai aucune envie de pleurer, ma chère. Je me fais du mauvais sang, voilà tout…
Elle se rassied, jette son ombrelle sur la table. Son petit visage durci n’est pas sans beauté véritable, en ce moment. Je songe que depuis trois semaines elle se pare chaque jour comme d’habitude, qu’elle échafaude minutieusement son château fragile de cheveux coûteux… Depuis trois semaines – vingt-et-un jours ! – elle se défend contre les larmes dénonciatrices, elle noircit d’une main assurée ses cils blonds, elle sort, reçoit, potine, mange… Héroïsme de poupée, mais héroïsme tout de même…
Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre sous mon étreinte chaude ce petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre douleur… Elle s’écroulerait en sanglots, détendrait ses nerfs qui n’ont pas dû, depuis trois semaines, faiblir… Je n’ose pas. Nous ne sommes pas assez intimes, Valentine et moi, et sa brusque confidence ne suffit pas à combler deux mois de séparation…

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Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler

Couverture au Livre de Poche

Vous vous souvenez peut-être que le mois de novembre est chaque année celui des « Feuilles Allemandes« , organisées par Patrice et Eva du blog Et si on bouquinait un peu et par Fabienne du blog « Livr’Escapades ».
Il s’agit donc de lire des écrivains germanophones, et, comme j’avais déjà lu avec plaisir « Gloire tardive » de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler (1862-1931), il y a quelques années, j’ai eu envie de poursuivre l’exploration de son œuvre avec l’un de ses romans les plus connus : Mademoiselle Else. Schnitzler déclarait d’ailleurs à la fin de sa vie que ce livre était son préféré, de toute son œuvre.
Si vous voulez retrouver ma chronique au sujet de « Gloire tardive », vous pouvez cliquer ici.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : livre de Poche
Date de publication (initiale) : 1924
Traduction de l’allemand par Henri Christophe
Préface de Roland Jaccard
Nombre de pages : 94

Quatrième de Couverture

Une jeune fille de la bourgeoisie viennoise, en villégiature avec sa tante dans un palace italien, apprend que son père, ruiné à la suite de malversations financières, ne pourra être sauvé du déshonneur et de la prison que si elle parvient à soutirer à un ancien ami de la famille, le marchand d’art Dorsday, une somme importante. Celui-ci lui promet l’argent à la condition qu’il puisse la contempler nue.
[…] Mademoiselle Else, c’est la rencontre de l’ingénue hystérique et du jouisseur pervers.

Roland Jaccard

Mon Avis

Le préfacier a sûrement raison d’employer le mot hystérie à propos du personnage de Mademoiselle Else et il est vrai que la forme du monologue intérieur peut facilement donner cette impression de logorrhée excitée et désordonnée. À plusieurs reprises j’ai eu un peu la sensation de lire une pièce de théâtre composée d’un unique monologue, même si l’héroïne n’est pas seule et que d’autres personnages ont des rôles très importants et décisifs au cours de ses réflexions, de ses conversations et actions.
Je crois que Schnitzler souhaite nous montrer dans ce livre une jeune fille victime d’un monde masculin tout puissant, qui la manipule sans vergogne, ce qui la rend à moitié folle et lui fait commettre des actes inconsidérés, des mouvements de révolte irrationnels et désespérés.
On pourrait se dire au premier abord que le plus grand salaud de cette histoire est le marchand d’art, Monsieur Dorsday, qui profite de la situation de faiblesse de la jeune fille (et du fait qu’elle a besoin de son argent) pour lui proposer un marché honteux. Mais il est certain que le plus grand fautif est le père de la jeune fille (et, accessoirement, sa mère) qui lui demande d’aller « taper » Monsieur Dorsday en sachant très bien à quoi il l’expose et en comptant évidemment sur la grande beauté et sur la jeunesse de sa fille pour soutirer à leur vieil ami la somme dont il a besoin, quitte à la prostituer. Mademoiselle Else se retrouve donc prise en étau entre les désirs sensuels de Monsieur Dorsday, qui la dégoûte, et le désir de son père d’utiliser ses charmes pour échapper à la ruine. Ses désirs à elle n’ont plus aucune importance, elle est niée, piégée, coincée dans une voie sans issue.
C’est un beau livre précisément pour cette raison : Mademoiselle Else se débat contre ses propres contradictions et contre des réalités qui lui sont insupportables et dont elle ne peut pas se défaire, par loyauté envers son père. C’est aussi, d’une certaine façon, une dénonciation de la condition féminine au début du 20è siècle et de l’extrême dépendance des femmes au bon vouloir des hommes à cette époque-là. Schnitzler était un grand connaisseur de la psychanalyse et cela se voit dans ce roman, où les détails de l’âme humaine sont exposés cruellement et dans tout leur bouillonnant et paradoxal foisonnement.

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Un Extrait page 28

Il fait presque noir déjà. Nuit. Nuit sépulcrale. Je préférerais être morte… Ce n’est pas vrai. Et si je descendais, là, maintenant, parler avec Dorsday, avant le dîner ? Ah, quelle horreur !… Paul, si tu me procures ces trente mille, tu pourras me demander ce qu’il te plaira. C’est encore du roman, ça. La noble jeune fille se vend afin de sauver son père adoré, et y trouve peut-être du plaisir. Pouah ! Non, Paul, même pour trente mille, tu n’auras rien de moi. Personne. Et pour un million ?… Pour un hôtel particulier ? Pour un collier de perles ? Le jour où je me marierai, ce sera sans doute pour moins cher. Est-ce donc si grave ? Fanny s’est vendue elle aussi. Elle me l’a raconté, son mari la dégoûte. Qu’en dirais-tu, Papa, si ce soir je me vendais aux enchères ? Pour te sauver de la prison. Quelle sensation !… J’ai de la fièvre, c’est sûr. Ou déjà les règles ? Non, j’ai de la fièvre. C’est l’air peut-être. Du vrai champagne… Si Fred était là, saurait-il me conseiller ? Je n’ai pas besoin de conseil. D’ailleurs, il n’y a rien à conseiller. Je parlerai avec Monsieur Dorsday von Eperies, je le taperai, moi l’altière, l’ aristocrate, la marchesa, la mendiante, la fille de l’escroc. (…) 

Logo du défi des « Feuilles allemandes »

La Conscience de Zeno d’Italo Svevo

La Conscience de Zeno est un célèbre classique italien, qui a beaucoup influencé la littérature européenne du 20è siècle. J’envisageais de le découvrir depuis longtemps et c’est grâce à mon cercle de lecture que j’ai pu trouver le déclic nécessaire.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Le Livre de Poche
Date de publication : (initiale) 1923
Traduction de l’italien, introduction et notes de Maryse Jeuland-Meynaud
Nombre de pages : 538

Quatrième de Couverture 

Publié en 1923, La Conscience de Zeno est sans doute le premier grand roman inspiré par la psychanalyse. Mais il est bien plus que cela. Avec la confession de son narrateur, – entreprenant d’évoquer pour le médecin qui le soigne les faits marquants de son existence –, il demeure l’un des textes fondateurs de la littérature européenne du XXe siècle. 

Quelques éléments de l’intrigue

L’histoire se déroule en Italie, dans la ville de Trieste, au début du 20è siècle, avant la première guerre mondiale. Zeno souffre de douleurs psychosomatiques depuis de longues années et il se voit lui-même comme un malade imaginaire, bien que ses maux soient réellement pénibles pour lui à supporter. Il entreprend une cure psychanalytique avec le Docteur S. qui lui demande d’écrire le récit de sa vie, à travers ses événements majeurs. Zeno va ainsi nous relater ses innombrables tentatives pour arrêter la cigarette, les circonstances de la mort de son père, sa grande passion contrariée pour la belle Ada et sa fréquentation assidue de la maison de cette jeune fille et de ses trois autres sœurs, qui ne sont pas toutes aussi belles mais qui ne manquent pas de diverses qualités de cœur ou d’intelligence. Il nous racontera également son mariage – pas tout à fait exemplaire – et sa vie professionnelle : il sera dans les affaires, sous la direction de son beau-frère.

Mon Avis

C’est un roman assez prenant dans l’ensemble – malgré quelques baisses d’intérêt ponctuelles, inévitables dans un roman de plus de cinq cents pages – et on arrive sans mal jusqu’au bout, curieux de savoir si ce héros va guérir de son hypocondrie et si sa cure psychanalytique va le faire progresser d’une quelconque manière. 
On se dit pendant tout le roman que le héros a des défauts beaucoup plus graves que ses maladies imaginaires, et qu’il faudrait songer à améliorer son caractère et sa personnalité mais notre Zeno se trouve souvent des excuses et reporte ses responsabilités sur les circonstances ou sur les personnes qui l’entourent. 
Menteur pathologique, il réussit généralement à tirer son épingle du jeu et à retourner les situations à son avantage – ce qui l’entraîne dans des raisonnements extrêmement compliqués où tout est calculé et soupesé…bien qu’il se trompe finalement assez souvent sur les gens et qu’il leur prête des intentions qu’ils n’ont pas. 
Il faut bien dire que Zeno est un homme peu sympathique et un héros de roman parfois désagréable à suivre mais au moins il ne peut pas laisser indifférent et on n’arrive pas non plus complètement à le détester car il a un côté pitoyable ou comique. D’ ailleurs son caractère tourmenté et outrancier, qui balance entre le bien et le mal, m’a fait penser à certains personnages de Dostoievski et je n’ai pas été étonnée de lire qu’Italo Svevo admirait l’écrivain russe. 
Une caractéristique de ce roman est que tout tourne autour de Zeno et que les autres personnages sont loin d’être aussi creusés que ce héros omniprésent – qui nous donne donc une impression complètement nombriliste et égocentrique. 
Il est vrai que les situations sont décrites de manière remarquable et que l’auteur a un sens psychologique qui pourrait être rapproché de Proust par sa finesse et ses approfondissements successifs. 
Ce qui m’a paru peu vraisemblable dans l’intrigue c’est que le psychanalyste demande à Zeno d’écrire les principaux épisodes de sa vie – au lieu de les raconter verbalement au cours de séances – alors que je ne crois pas que les psychanalystes pratiquent de cette façon, mais je suppose que c’était plus romanesque par ce procédé. 

Un livre que je suis contente d’avoir lu même si je préfère tout de même Dostoievski et Proust – avec lesquels il partage des traits communs.

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Un Extrait page 287

– Tu voudrais vraiment ma peau ? m’a demandé doucement Giovanni en me regardant avec curiosité. Tu as le vin méchant, toi !
Il n’avait pas fait un seul geste pour profiter du vin que je lui avais versé.
Je me suis senti honteux et confus. Je me serais presque jeté aux pieds de mon beau-père pour lui demander pardon. Mais ce mouvement m’a semblé provenir aussi du vin et je l’ai refoulé. En demandant pardon, j’aurais avoué ma faute, alors que le festin continuant, il durerait assez pour me donner l’occasion de réparer les effets de cette plaisanterie si mal réussie. Il y a temps pour tout dans la vie. Les buveurs ne se rendent pas tous immédiatement aux suggestions de l’ivresse. Quand j’ai trop bu, j’analyse mes impulsions comme lorsque je suis sobre et vraisemblablement avec le même résultat. J’ai continué à m’observer pour comprendre comment j’avais pu en arriver à cette pensée perverse de nuire à mon beau-père. Et je me suis aperçu que j’étais fatigué, mortellement fatigué. S’ils avaient su tous la journée que je venais de vivre, ils m’auraient excusé. J’avais possédé et brutalement abandonné une femme par deux fois et par deux fois j’étais revenu à mon épouse pour la renier à son tour à deux reprises. Heureusement pour moi que, par association d’idées, a refait surface ce cadavre sur lequel j’avais vainement cherché à pleurer, et la pensée des deux femmes s’est évanouie ; sinon j’aurais fini par parler de Carla. (…)

Un Extrait Page 406

(…) Mais je me suis soudain rappelé que, sous l’effet du caprice d’un homme ambitieux, je venais de me déchaîner contre le pauvre Guido, et dans l’un des moments les plus noirs de sa vie. Je me suis livré à un examen : j’assistais sans trop souffrir à la torture infligée à Guido par ce bilan que j’avais dressé si méticuleusement et il m’en vint un doute curieux aussitôt suivi d’un souvenir encore plus curieux. Le doute : étais-je bon ou étais-je méchant ? Le souvenir, suscité brusquement par ce doute qui n’était pas nouveau : je me voyais enfant et portant encore (j’en suis sûr) une robe courte, lorsque j’ai levé mon visage pour demander à ma mère souriante :  » Je suis sage ou je suis méchant, moi ? » A l’époque, ce doute avait dû être inspiré au petit enfant par tous ceux qui avaient loué sa sagesse et par tous les autres qui, en plaisantant, l’avaient qualifié de méchant. Il n’était pas du tout étonnant que le garçonnet ait été embarrassé par ce dilemme. Ô incomparable originalité de la vie ! Il était surprenant que le doute qu’elle avait jadis infligé à l’enfant sous une forme aussi puérile n’eût pas été résolu par l’adulte alors qu’il avait déjà franchi le milieu de sa vie.

Médée de Pier Paolo Pasolini (film, 1969)

Affiche de Médée (version restaurée)

J’ai vu ce film lors de la rétrospective Pasolini qui a eu lieu dans plusieurs cinémas parisiens en été 2022, et j’ai donc planifié mon article un an après l’avoir vu.

Note technique sur le film

Date de sortie : 1969
Couleur, Italien (sous-titré français).
Scenario écrit par Pier Paolo Pasolini d’après la tragédie d’Euripide.
Genre : Drame.
Durée : 110 minutes (1h50)
Rôle titre : Maria Callas (qui, ici, ne chante pas)
Autres acteurs : Laurent Terzieff (le centaure Chiron), Giuseppe Gentile (Jason), Margareth Clementi (la princesse Glaucé), Massimo Girotti (le roi Créon).

Note sur Pasolini

Pier Paolo Pasolini (1922 à Bologne -1975 à Ostie) est un poète, écrivain, dramaturge, cinéaste, scénariste italien dont l’œuvre fit parfois scandale. D’abord poète et écrivain, dès les années 40. Il réalise son premier film, Accatone en 1960, L’Evangile selon Saint-Mathieu en 1963, Théorème en 1968, Médée en 69. Dès le début des années 70, il entreprend la « Trilogie de la vie » avec Le Décaméron (1971) Les Contes de Canterburry (1972) et Les Mille et une Nuits (1974). Son dernier film, Salo ou les 120 journées de Sodome sort en 1975. Cette même année, en novembre, Pasolini est assassiné sur la plage d’Ostie, près de Rome, ce qui a donné lieu à plusieurs hypothèses (crime politique, crime homophobe ou crime crapuleux d’un jeune prostitué)

Petit Résumé du début de l’histoire

Médée est la fille du roi de l’île de Colchide, un pays sauvage et barbare où l’on pratique la magie et les sacrifices humains et où l’on adore une idole toute puissante : la Toison d’Or.
Jason, de son côté, est un Grec civilisé. Il a été élevé par le centaure Chiron qui lui a inculqué la poésie et les arts guerriers. Devenu adulte, et avec l’aide des Argonautes, il est chargé par son roi de conquérir la Toison d’Or sur l’île de Colchide.
Lors de cette expédition, Médée tombe amoureuse de Jason. Par ses pouvoirs magiques, elle l’aide à voler la Toison d’Or et s’enfuit avec lui, après avoir assassiné et coupé en morceaux son propre frère, Apsyrtos.
(…)

Mon humble Avis

J’ai vu dans cette histoire essentiellement l’antagonisme entre les valeurs de la civilisation, représentées par les Grecs et en particulier par un Jason souriant et désinvolte, et les forces de la barbarie, de la violence, des puissances surnaturelles, représentées par l’île de Colchide et incarnées par une Médée au visage tragique.
La première partie du film nous montre une longue scène de sacrifice humain, extrêmement cruelle et oppressante, une cérémonie sans aucun dialogue ni explication, rythmée par une musique sauvage et percussive qui évoque un peu la musique chinoise traditionnelle telle qu’on l’entend parfois dans l’opéra de Pékin.
L’amour entre Jason et Médée pousse cette dernière à trahir sa patrie et sa royale famille, à commettre l’assassinat sauvage de son frère. Malgré tout, Médée reste une femme marquée par la culture et les rites de son pays d’origine : même en Grèce, auprès de Jason, elle reste une magicienne et une « barbare » aux colères dangereuses et les Grecs se méfient d’elle et la craignent.
Jason donne l’impression d’un homme inconséquent, au caractère frivole et léger, et il forme un couple très désassorti avec Médée, qui possède un tempérament exactement contraire et qui semble également plus âgée que lui.
On peut sentir aussi, au cours du film, une opposition entre les caractères masculins, assez solaires et impulsifs, et ceux des femmes, plus ténébreux, plus négatifs.
Ce film permet d’admirer, entre autres, les belles qualités d’actrice de Maria Callas, qui possède un charisme tout à fait étonnant et une expressivité formidable, telle qu’on la connaissait déjà par l’opéra.
Petit bémol tout de même : certaines scènes avec le centaure Chiron ne sont pas très bien faites car on voit le trucage qui donne un prétendu corps d’animal à Laurent Terzieff, ce qui casse un peu le charme. Il est vrai que dans les années 60, les moyens techniques et autres effets spéciaux étaient encore très rudimentaires.
Un beau film, où le talent poétique de Pasolini se manifeste avec force, et où son esthétique parfois brutale trouve une expression marquante.

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« A Petros, crise grecque » d’Anne Barbusse (poésie)

En juin 2023, la poète Anne Barbusse a fait paraître le recueil « A Petros, crise grecque« , chez l’éditeur Bruno Guattari. Très admirative de sa poésie, depuis déjà plusieurs années, j’ai découvert ce nouveau livre avec une grande émotion.

Quatrième de Couverture

« C’est une histoire grecque et française, cinématographique et internationale, plurilingue et catastrophique, antique et contemporaine, où s’entrelacent crise amoureuse et crise économique.
Avec ce recueil au ton résolument actuel, Anne Barbusse nous donne à lire un texte poétique, riche et dense, mais hors normes, tant par la forme, qui ne s’interdit pas le récit – agencé comme une (petite) tragédie – que par le brassage de styles (entre tonalités lyrique et épique), faisant alterner des rythmes d’écriture amples ou saccadés. Un texte romantique dans un monde capitaliste. » A.B.

Mon Avis

Ce livre est à la fois un recueil poétique et le récit d’une histoire d’amour dramatique, découpé en cinq actes comme une tragédie. Des références ponctuelles à la mythologie antique (L’Odyssée, L’Enéide, mythe d’Icare, Didon) côtoient d’autres références plus modernes – cinématographiques (Rashomon de Kurosawa, Lost in translation de Sofia Coppola, Xavier Dolan, Jean-Luc Godard et Anna Karina, Woody Allen, parmi tant d’autres) mais aussi musicales (Nat King Cole, The End des Doors, Jessye Norman, etc.) formant un arrière plan culturel très riche, en illustration de l’histoire d’amour qui nous est contée.
Cette liaison amoureuse semble commencer de la plus belle des façons – une rencontre en Grèce, la beauté des paysages, les moments partagés – puis, bientôt, la passion de la femme se heurte à la peur de l’homme, les disputes et les incompréhensions se succèdent, mensonges et dérobades masculines, la poète souffre de l’absence de l’être aimé, tombe malade, est hospitalisée, puis elle reprend goût à l’existence, fait d’autres rencontres.
Anne Barbusse sait exprimer la violence du sentiment amoureux, le vide et le froid de la séparation, la difficulté du deuil affectif, d’une manière très bouleversante et le rythme de ses vers libres nous embarque dans un flux émotionnel irrépressible. Le retour lancinant de certains mots (corps, désir, amoureuse, femme, féminin, peur, absence, vide,…) matérialise les formes de sa douleur et nous montre la poète enfermée en son désespoir, cherchant des issues, des apaisements.
Certains phénomènes naturels (le vent, la brume, la neige, la fontaine gelée, la période de floraison des arbres) fournissent de fascinantes images et métaphores, qui s’entremêlent étroitement aux sentiments et aux états d’âme de l’amoureuse, nous suggérant l’idée d’une grande fusion entre elle et la nature, entre elle et les saisons. On sent la poète animée d’une énorme énergie vitale et cette fougue, ce souffle traversent chacun de ses textes.
Vous l’aurez compris : j’ai trouvé « A Petros, crise grecque » absolument magnifique !

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Un Extrait Pages 106-107
Didon erre d’autels en autels

La brume est mon histoire
la brume explore la faillibilité de la vue
pourtant le ciel ne se suicide jamais

dans la blancheur informe qui enveloppe la permanence triste du village je
reconnais la solitude non parlée
j’ai des amis qui disent la vie du fond de l’obscurité et prépare à manger sans remord
j’ai ma violence qui frappe le réel à coups de poing
et la brume est une femme indifférente et sourde
elle se déploie avec le risque du néant et engloutit la vérité du jardin
je palpe sa couleur perdue et je
façonne à l’horizon de l’hiver un amant habillé
d’ incertitude
je compte les jours de la gloire inversée
je me coule dans votre temps de brutes fidèles qui vaquez à l’existence évidente
mais je suis loin de mon propre corps éparpillé d’altérité
je suis une amoureuse qui est entrée dans le territoire de l’autre avec la brume
je ferme la matinée dans la solitude ambiguë qui écrit l’absence et la réalise de source pure
je ne participe que de la brume épaisse et mouillée je me coule

dans l’ enveloppe du monde immobile – la terre attend –
sans la lumière les arbres sont des morts en sursis et j’ai acquis la ténuité des bourgeons

tu es quelque part

les vacances du capitalisme sont le paradis des religions –
ils y croient ils
travaillent ils y vont parce qu’on leur a dit qu’après ils auront les vacances
un peu de mensonge mais beaucoup d’attente – vous êtes malheureux maintenant mais vous serez heureux cet été/au paradis – ils achètent le produit vacances et ensuite ils reviennent au travail car on leur a dit qu’il n’y avait pas d’autre possibilité vivable –

tu es quelque part

je te rejoins d’écriture et d’espoir
je te pare de l’imagination vive et je me souviens d’un rêve écourté dans l’après-Noël
tu es au-delà de la brume
je te trouverai dans ma patience explosée
je prendrai un avion pour un seul baiser et la brume
soulagera le monde de l’obligation d’exister quand les jours sont tombés
la brume sera la forme vide de la volonté étoilée
la brume sera le dessin du temps visible
elle éclaboussera mes désirs de reine souffrante – Didon erre d’autels en autels – elle
sera la fille illégitime du silence
elle sera métamorphose des espaces effacés elle sera
l’informe triomphant
elle offrira le crépuscule à la maison pour qu’y brille la dernière écriture
elle sera l’objectivité de ma douleur

tu es quelque part

(…) 

« Eté » d’Edith Wharton

Couverture chez 10/18

Ce mois de juin est consacré aux auteurs américains et j’ai eu envie de me plonger dans ce roman d’Edith Wharton qui attendait sagement dans ma Pile à Lire depuis quelques mois. Il faut dire que l’illustration de couverture me rebutait un peu, avec ses couleurs mièvres et son graphisme désuet et alambiqué – un choix visuel difficile à comprendre et qui ne parait pas en accord avec l’histoire ou avec le style d’Edith Wharton…
Je connaissais assez mal cette écrivaine, n’ayant lu jusqu’ici qu’un seul de ses recueil de nouvelles, et la lecture de ce roman a confirmé et développé ma bonne impression initiale.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Roman psychologique, roman d’amour
Editeur : 10/18
Première date de publication : 1917
Traduit de l’anglais (américain) par Louis Gillet
Nombre de pages : 239

Résumé succinct du début

Charity est la pupille de Mr Royall, son tuteur, un avocat cultivé qui l’a recueillie dans la Montagne quand elle était toute petite. Cette Montagne est un lieu mal famé et dangereux, où vivent des clans de bandits et de miséreux et Charity sait qu’elle est issue de ce milieu sordide et qu’elle ne doit sa bonne situation de nom, de fortune et d’éducation qu’à la charité de Mr Royall. La jeune fille occupe une place de bibliothécaire dans le morne village où elle vit – nommé North Dormer – mais cet emploi l’ennuie car cette bibliothéque n’abrite que de vieux livres poussiéreux qui n’intéressent personne. Un jour, pourtant, elle aperçoit un nouveau venu dans le village, un jeune étranger à la tenue élégante qui semble venir de la ville. Elle a la surprise, quelques heures plus tard, de voir entrer dans sa bibliothèque déserte ce même jeune homme, qui recherche des ouvrages d’architecture. Charity et lui entament une discussion à propos des livres et de la vie à North Dormer. Le jeune homme s’appelle Lucius Harney et il ne laisse pas Charity indifférente. (…)

Mon avis

Ce livre dresse un très beau portrait de jeune fille, Charity, à la fois indépendante d’esprit, entière, impulsive, sensible et orgueilleuse. J’ai vu dans la quatrième de couverture qu’on avait pu la rapprocher de Mme Bovary parce que toutes les deux s’ennuient au début du roman. Mais il m’a semblé que Charity, en tant que jeune fille et non pas une femme mariée, prenait beaucoup plus de risques en ayant un amant et se montrait beaucoup moins dissimulée et superficielle que Mme Bovary. « Été » est une belle étude de caractères, où le personnage de Mr Royall se révèle au fil des pages au moins aussi complexe et intéressant que celui de sa fille adoptive, puisqu’il oscille à plusieurs reprises entre une inquiétante bizarrerie, un autoritarisme malsain et une attitude de compréhension et de respect, voire d’abnégation au bout du compte.
Le sens de la psychologie d’Edith Wharton – que j’avais déjà pu admirer dans ses nouvelles – s’exprime ici une fois de plus, dans toutes ses subtilités et ses élans contradictoires, les personnages étant souvent tiraillés entre leurs sentiments et les convenances sociales ou les engagements qu’ils ont pu prendre ailleurs. Cet aspect particulier de l’intrigue pourrait rappeler un petit peu certains romans de Jane Austen – sauf que les époques diffèrent, ici les comportements des personnages sont nettement plus modernes et donc plus libérés, plus francs.
En comparaison de Charity et de Mr Royall il me semble que le personnage de Lucius Harney est un peu fade – disons qu’il correspond à une figure d’amant, sûrement charmant et bien intentionné, mais sans beaucoup de caractère ou de courage – tel qu’il peut en exister effectivement dans les romans et dans la vie.
J’ai aussi apprécié les très belles descriptions de paysages – qui semblent souvent en accord avec les sentiments des personnages ou qui influencent leurs comportements.
La « Montagne » mal famée, d’où est originaire Charity, forme un arrière plan lugubre et menaçant durant presque toute la longueur du livre et c’est comme un personnage à part entière, qui impose sa présence immobile et silencieuse et dont on se doute qu’il va jouer un rôle important à un moment ou à un autre.
Sans conteste, un très beau livre !

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Un Extrait Pages 10-11

Cependant on avait toujours laissé entendre à Charity Royall qu’elle devait considérer comme un privilège d’habiter North Dormer. Elle savait qu’en comparaison de l’endroit d’où elle venait, le village jouissait de tous les progrès modernes. Depuis qu’enfant elle y avait été amenée, tous les gens du pays n’avaient cessé de lui ressasser. Même la vieille Miss Hatchard, à une heure terrible de la vie de Charity, lui avait dit :
– Ma petite, n’oubliez jamais que Mrs Royall vous a ramenée de la « Montagne ».
On l’avait en effet ramenée de la « Montagne », de cette falaise qui dressait sa tragique muraille au-dessus des collines plus basses de la chaîne de l’Aigle (Eagle Range), faisant à la vallée solitaire comme un fond perpétuel de mélancolie. La « Montagne » s’élevait à vingt bons kilomètres de là, mais de façon si abrupte que son ombre semblait se projeter jusque sur North Dormer. Et c’était comme un grand aimant attirant les nuages pour les disperser en tempête à travers la vallée. Si jamais, dans le ciel d’été le plus pur, une légère vapeur traînait sur North Dormer, elle filait droit sur la Montagne comme une barque emportée par un tourbillon et, là, accrochée aux rochers, déchirée et multipliée, s’épandait ensuite sur la vallée qu’elle noyait de pluie et de ténèbres.