La revue Traction-Brabant, créée et dirigée par le poète et éditeur Patrice Maltaverne depuis 2004, a fait paraître en février dernier son numéro 97 et je vous en propose deux extraits. Vous pouvez vous abonner à cette revue poétique pour la somme modique de 15 euros correspondant à cinq numéros annuels. Pour de plus amples informations, voici le lien vers le blog de la revue : http://traction-brabant.blogspot.fr
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Heure d’hiver
Vingt-et-une heures au clocher Neuves heures La lune se résigne à ne s’éclairer qu’à moitié En représailles, j’imagine Je l’entends pleurer Alors je m’obstine A rêver doublement Mais à cloche-pied Et mes chimères coquines Se font complices De mon urgence dévoreuse de temps Sur le noir lisse de la longue nuit Je laisse aller mes jambes Mes jambes seulement Et mes bras envieux font de mon oreiller Un piège à vœux Mi laids, mi pieux
Armelle LE GOLVAN
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Covoiturage
attentat suicide voisins de palier tel qui se liquide meurt accompagné
crâne sous la meule sans plus résister ne pas partir seule suicide assisté
J’ai écrit ces poèmes au printemps et été 2021. Merci de ne pas les diffuser sans mon autorisation.
transilien, intérieur du train
Eloge de la SNCF
Rouler en transilien dans la campagne rase, Voir filer les hameaux tagués et les terrains Vagues, ce n’est pas très folichon, à la base. Un genre de torpeur fadasse vous étreint.
De gare en gare, nous roulions dans cet écrin D’ennui morose, quand j’entendis cette phrase, Dite sur un ton simple, aimable et sans emphase : « Prenez garde à la marche en descendant du train ! »
Que la SNCF parle en alexandrin Au pauvre banlieusard que son train-train écrase, Cela aurait de quoi me mener à l’extase (Est-ce excessif ? Un brin ? Sans frein ? Ou a tout crin ?)
Maintenant, chaque fois que j’ai l’esprit chagrin, Je pense à cette phrase audacieuse et courtoise Qui me sied ! Pour un peu, je me croirais en phase Avec ce monde ultra-néo-contemporain.
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Eloge de la Bêtise
Je suis bête mais c’est à moitié fait exprès Et je n’ai de l’esprit que par inadvertance Mais j’en ai d’autant plus que j’entre dans la danse De plus crétins que moi (à ce qu’il me parait).
Les intellos pédants qui tiennent toujours prêt Un fumeux paradoxe empreint d’intelligence, Je leur sors aussitôt une plate évidence, Digne de Lapalisse – ils en sont pour leurs frais !
Par l’électrique essor de leurs brillants neurones Ils croient pouvoir prétendre aux merveilleuses zones De tranquille bonheur où ma stupidité
Me mène sans effort ni qualité majeure. Ils sont trop malins pour voir cette vérité : La raison du plus bête est toujours la meilleure !
Dans le cadre de mon Mois Thématique sur la Maladie Psychique d’octobre 2021, je vous propose la lecture de ces deux beaux poèmes de mon ami le poète Denis Hamel. Ces deux poèmes sont extraits de son recueil Le Festin de fumée, paru en 2016 chez les Editions du Petit Pavé, dans la collection du Semainier.
Note sur le Poète :
Denis Hamel est né en 1973. Il vit et travaille à Paris. Il lit de la poésie depuis 1995, en écrit depuis 1999 et en publie (peu) en revue depuis 2002. Ni avant-gardiste ( Charybde) ni anti-moderne (Scylla), il cherche une clairière dans la forêt de l’écriture. (Source : éditeur)
Solian
mon amour est terni comme ces vieux couverts en argent qu’on oublie dans les meubles sévères
de la maison d’enfance des spectres de chiffons comme en chiens de faïence rêvent de puits sans fond
menant de salle en faille bleue, les soupirs du bois qui vieillit et travaille comme un être aux abois
disent les mots du temps au givre des fenêtres oh pensée du printemps je ne me sens plus être
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capitalisme et psychose
des nuées d’oiseaux noirs montent derrière mes yeux au loin les bâtiments les blocs utilitaires
entourés de nature et de fleurs anhistoriques l’école, la caserne, l’usine et l’asile entrent dans le couchant
j’ai pris des psychotropes et marche péniblement dans les rues de mon enfance les habitats mortuaires
décorés de guirlandes invitent à l’immobilité face au pouvoir de la matière dans le pays des araignées
J’ai lu ce livre parce que j’aime généralement la Collection Poésie/Gallimard, une collection de grande qualité. A vrai dire, cette Chanson de Passavant m’a passablement ennuyée dans l’ensemble et j’ai été déçue de cette lecture qui manque selon moi de substance et de fond ! Malgré tout, je vous laisse libres de juger par vous-mêmes à partir de quelques poèmes que j’ai sélectionnés parmi mes préférés – car il y en a quand même quelques uns qui ne m’ont pas déplu.
Note biographique sur l’auteur :
François Sureau est né en 1957 à Paris. Ancien énarque, haut fonctionnaire. Démissionnaire du Conseil d’Etat après quelques années, il a exercé le métier d’avocat, se consacrant par ailleurs à la littérature. Il est l’auteur de romans (L’Infortune, Grand Prix du roman de l’Académie Française), de récits courts (Le chemin des morts) ou longs (L’Or du temps), d’essais biographiques (Inigo, Je ne pense plus voyager, Ma vie avec Apollinaire). En 2020, il est élu à l’Académie Française.
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Redingote stambouline
Etoile de Smyrne hôtel du Nord Les fresques saintes et les décors Des guerres d’hier qui durent encore Me portent heureux vers d’autres ports
J’ai écouté les rails sonores Dans les pays où l’amour dort A Svilengrad un mauvais sort M’a fait coucher chaînes au corps
Etoile du Nord hôtel de Smyrne Le temps mûrit sur le Bosphore Dans les cafés l’urine sent fort L’odeur me suit depuis Edirne
Lourdes sultanes qui broutez l’or De vos palais je vous adore Grecs embouchant la corne d’or Et puis sautant par-dessus bord
Chez Klodfarer j’ai pris un lit Semé d’insectes et de spores Pour une fois j’ai bien dormi Sans trop rêver de Peter Lorre
La voix de Dieu est coralline Qui m’a sommé vers les cinq heures De renoncer à mon bonheur L’étoile qui dort au nord de Smyrne
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L’athanor
Rue Nicolas-Flamel Au pied de l’arbre bleu Dans les cristaux de sel J’ai surpris le bon Dieu
Que j’aimais le grand calme De la morgue d’avant Le gris-vert sur les palmes Mes noyés chancelants
La mort a par instants Un regard de pucelle Et des lèvres d’enfant Rue Nicolas-Flamel
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Passavant à Paris
Mon coeur cet archevêque A des passions quand il fait froid Mitré patient bordé d’hermine Il est d’ici et d’autrefois Ce qu’il attend ne compte pas Vienne l’hiver et ses abîmes.
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La Chanson de Passavant de François Sureau était paru en 2005 aux éditions Gallimard.
Pour continuer à suivre mon défi du Printemps des Artistes, voici deux sonnets de José Maria de Heredia concernant des peintres. Certes, Emmanuel Lansyer n’est plus aussi célèbre que Michel-Ange, loin de là, mais Heredia leur a consacré à chacun un aussi beau sonnet, et je me propose de vous les faire découvrir.
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Emmanuel Lansyer (1835-1893) est un peintre paysagiste et aquafortiste français. Formé dans les ateliers de Viollet-le-Duc puis de Gustave Courbet, on peut le rapprocher du style réaliste. Ami des poètes José Maria de Heredia et Sully Prudhomme, il fut considéré comme l’un des plus grands paysagistes de son temps, à l’égal de Corot. Il fréquenta également les peintres de Barbizon, en particulier Théodore Rousseau. Il était aussi un grand collectionneur d’art italien.
Michel-Ange (1475-1564) est un sculpteur, peintre, architecte, poète et urbaniste florentin de la Haute Renaissance. Il peint Le Jugement dernier vers la fin de sa carrière, en 1541, bien après avoir décoré le Plafond de la Chapelle Sixtine (à Rome) en 1512, après avoir sculpté les Six Esclaves du Tombeau de Jules II (vers 1516) et plusieurs décennies après avoir sculpté le David en 1504 et la Pietà en 1499. Artiste Phare de la Renaissance, reconnu très tôt comme un génie, il a eu une influence considérable sur plusieurs générations ultérieures d’artistes européens.
Un peintre
A Emmanuel Lansyer.
Il a compris la race antique aux yeux pensifs Qui foule le sol dur de la terre bretonne, La lande rase, rose et grise et monotone Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.
Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs, Il a vu, par les soirs tempétueux d’automne, Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ; Sa lèvre s’est salée à l’embrun des récifs.
Il a peint l’Océan splendide, immense et triste, Où le nuage laisse un reflet d’améthyste, L’émeraude écumante et le calme saphir ;
Et fixant l’eau, l’air, l’ombre et l’heure insaisissables, Sur une toile étroite il a fait réfléchir Le ciel occidental dans le miroir des sables.
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Marine d’Emmanuel Lansyer (source : Musée)
Michel-Ange
Certe, il était hanté d’un tragique tourment, Alors qu’à la Sixtine et loin de Rome en fêtes, Solitaire, il peignait Sibylles et Prophètes Et, sur le sombre mur, le dernier jugement.
Il écoutait en lui pleurer obstinément, Titan que son désir enchaîne aux plus hauts faîtes, La Patrie et l’Amour, la Gloire et leurs défaites ; Il songeait que tout meurt et que le rêve ment.
Aussi ces lourds Géants, las de leur force exsangue, Ces Esclaves qu’étreint une infrangible gangue, Comme il les a tordus d’une étrange façon ;
Et dans les marbres froids où bout son âme altière, Comme il a fait courir avec un grand frisson La colère d’un Dieu vaincu par la Matière !
Dans le cadre du mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, je vous propose la lecture de quelques poésies de la grande poète russe Marina Tsvetaïeva (1892-1941), contemporaine d’Anna Akhmatova (elles se connaissaient et fréquentaient les mêmes cercles). Les éditions Circé ont justement publié ses poésies d’amour en 2015, dans une traduction et avec une présentation d’Henri Abril. Marina Tsvetaïeva écrivait un an et demi avant son suicide d’août 1941 : « Tous mes poèmes, je les dois à ceux que j’ai aimés – qui m’ont aimée, ou ne m’ont pas aimée. »
(page 69)
Vous si oublieux, si inoubliable – Combien votre sourire vous ressemble ! Quoi d’autre ? – Plus beau qu’une aube dorée. Quoi d’autre ? – Seul dans l’univers entier. Prisonnier dans la guerre de l’amour. La main de Cellini a ciselé cette coupe…
Mon ami, laissez-moi dire à l’ancienne La passion la plus tendre. Je vous aime – Et le vent hurle dans la cheminée. Les yeux rivés sur les flammes – accoudée – Je vous aime. Mon amour est innocent. Je vous le dis – comme les petits enfants.
Tout fuit ! Les tempes serrées entre mes mains, La vie saura les desserrer. Enfin, Jeune captif, l’amour vous aura libéré. Mais ma voix ailée viendra gazouiller Que vous viviez sur terre – par miracle – Vous si oublieux, si inoubliable !
25 novembre 1918
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(page 55)
Baiser sur le front : les soucis s’effacent. Je baise le front.
Baiser sur les yeux : l’insomnie s’en va. Je baise les yeux.
Baiser sur les lèvres : apaiser la soif. Je baise les lèvres.
Baiser sur le front : ôter la mémoire. Je baise le front.
5 juin 1917
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(page 49)
M’as-tu jaugée de jour en jour, Moi sans foyer mais toute en feu ; Sur le pavé brûlant et lourd, Sous la lune – errions-nous tous deux ?
Dans un bouge pestiféré, Aux sons stridents des valses lestes, Dans ton poing ivre as-tu brisé Mes doigts si poignants de tendresse ?
Dans le sommeil quelle est ma voix, Le sais-tu ? – Ô fumée et cendres ! Que pourrais-tu savoir de moi, N’ayant bu ni dormi ensemble ?
Emily Jane Brontë (1818-1848), sœur de Charlotte et d’Anne Brontë, est connue pour son grand roman romantique « Hurlevent » mais aussi pour ses poèmes, dont je vous propose la lecture de deux d’entre eux qui m’ont touchée. Les œuvres poétiques d’Emily Brontë ont été écrites entre 1836 et 1846 et publiées de façon parcellaire et en partie posthume entre 1845 et 1850 par sa soeur Charlotte. J’ai extrait ces deux poésies du recueil « Poèmes » publié en bilingue chez Poésie-Gallimard.
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Je suis le seul être ici-bas dont ne s’enquiert
Je suis le seul être ici-bas dont ne s’enquiert Nulle langue, pour qui nul œil n’aurait de pleurs ; Jamais je n’ai fait naître une triste pensée, Un sourire de joie depuis que je suis née.
En de secrets plaisirs, en de secrètes larmes, Cette changeante vie s’est écoulée furtive, Autant privée d’amis après dix-huit années, Oui, solitaire autant qu’au jour de ma naissance.
Il fut jadis un temps que je ne puis cacher, Il fut jadis un temps où c’était chose amère, Où mon âme en détresse oubliait sa fierté Dans son ardent désir d’être aimée en ce monde.
Cela, c’était encore aux premières lueurs De sentiments depuis par le souci domptés ; Comme il y a longtemps qu’ils sont morts ! A cette heure, A peine je puis croire qu’ils ont existé.
D’abord fondit l’espoir de la jeunesse, puis De l’imagination s’évanouit l’arc-en-ciel, Enfin m’apprit l’expérience que jamais La vérité n’a crû dans le cœur d’un mortel.
Ce fut cruel, déjà, de penser que les hommes Etaient tous creux et serviles et insincères, Mais pire, ayant confiance dans mon propre cœur, D’y déceler la même corruption à l’œuvre.
17 mai 1837
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Mon plus grand bonheur c’est qu’au loin
Mon plus grand bonheur, c’est qu’au loin Mon âme fuie sa demeure d’argile, Par une nuit qu’il vente, que la lune est claire, Que l’oeil peut parcourir des mondes de lumière –
Que je ne suis plus, qu’il n’est rien – Terre ni mer ni ciel sans nuages – Hormis un esprit en voyage Dans l’immensité infinie.
Ce poème ouvre le recueil Ferraille (1937) disponible dans le volume Main d’Oeuvre chez Poésie/Gallimard.
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Il ne faut pas aller plus loin
Les bijoux sont pris dans la lyre
Les papillons noirs du délire
Remuent sans y penser la cendre du couchant
A peine revenu des voyages amers
Autour des cœurs jetés au fond des devantures
Sur l’avant-scène des prairies et des pâtures
Comme des coquillages nus devant la mer
A peine remué par l’amour de la vie
Des regards qui se nouent aux miens
Des visages sans nom des souvenirs anciens
Diamants de l’amour qui flottent sur la lie
Pour aller chercher au fond dans la vase
Le secret émouvant du sang de mon malheur
Il faut plonger la main aux racines du cœur
Et mes doigts maladroits brisent les bords du vase
Le sang qui jette sur tes yeux ce lourd rideau
L’émotion inconnue qui fait trembler ta lèvre
Et ce froid trop cruel qui emporte ta fièvre
Froisse dans tous les coins le linon de ta peau
Je t’aime sans jamais t’avoir vue que dans l’ombre
Dans la nuit de mon rêve où seul je peux y voir
Je t’aime et tu n’es pas encore sortie du nombre
Forme mystérieuse qui bouge dans le soir
Car ce que j’aime au fond c’est ce qui passe
Une fois seulement sur ce miroir sans tain
Qui déchire mon cœur et meurt à la surface
Du ciel fermé devant mon désir qui s’éteint
Ces poèmes proviennent des Oeuvres (complètes) parues chez L’âge d’homme en 1979.
Edmond-Henri Crisinel (1897 -1948) est un poète suisse que l’on a souvent comparé à Gérard de Nerval.
La Folle
Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie:
Les jardins sont absents et morte est la douleur.
Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
Eau transparente ou passe et repasse une fuite.
Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite,
Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd.
III (Elégie de la Maison des Morts)
Quand le soir est trop lourd d’angoisse, quand le miel
Du jasmin dans la nuit vous oppresse, on s’évade.
Mais les murs sont trop hauts. Ils montent jusqu’au ciel.
On reste prisonnier, pour toujours, dans la rade.
Calme, breuvage amer, cet excès de douleur.
Ô lumière ennemie ! et vous, roses parterres !
Sachant que, jamais plus, la fleur ne sera fleur,
Par delà les œillets je regarde la terre.
II (Suite Mystique)
O sainteté !
En ce désert
Où j’ai lutté,
J’ai vu ta palme
Profuse et calme :
Haut dans les airs,
Un faible cri
A retenti.
Depuis, je tourne
Autour de l’arbre,
Et tout s’ajourne
Jusqu’à mourir.
Le froid désir
D’un fût de marbre
Sèche les pierres
De mes prières.