Des Haïku de Jack Kerouac

Couverture chez La Table Ronde

Dans le cadre de mon Mois Thématique sur la littérature américaine, de juin 2023, je vous propose un petit tour du côté des haïku de Jack Kerouac, le fameux chef de file de la Beat Generation, à la fois romancier et poète, et qui connaissait suffisamment bien cette forme poétique japonaise traditionnelle pour en renouveler complètement l’esprit et l’humeur, et en donner une variante typiquement américaine et modernisée.

Note pratique sur le livre

Collection : la petite vermillon
Édition : la Table Ronde
Titre : Le livre des haïku
Edition bilingue
Année de publication : 2003
Traduction et préface de Bertrand Agostini
Nombre de pages : 424

Note sur Jack Kerouac

Jack Kerouac, né Jean-Louis Kerouac en 1922 (d’origine québécoise) et mort en Floride en 1969, est l’un des principaux écrivains et poètes américains du 20ème siècle, célèbre entre autres pour son roman Sur la Route (1957) qui est le livre-phare de la Beat Generation. Attiré par les grands espaces, le bouddhisme, les drogues, l’alcool, la frénésie des voyages et, plus généralement, la liberté individuelle, il influencera profondément la jeunesse de son époque, de Bob Dylan à la révolte estudiantine de mai 1968. Il est mort à seulement 47 ans d’une cirrhose.

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J’ai choisi une quinzaine de haïku à vous faire découvrir. Le choix fut difficile et de nombreux autres haïku auraient aussi bien pu figurer dans cette sélection, tellement ils sont beaux.
Dans mon choix, j’ai essayé de faire apparaître, au moins en partie, la diversité d’humeurs et d’inspirations qui me semble caractériser ces poèmes de Kerouac.

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Page 77

Abeille, pourquoi tu
me fixes ?
J’suis pas une fleur !

Page 85

Protégée par les nuages,
la lune
Dort en voyageant

Page 67

Les semelles de mes chaussures
sont propres
À force de marcher sous la pluie

Page 65

Crépuscule – l’oiseau
sur la clôture
Un de mes contemporains

Page 57

L’arbre ressemble
à un chien
Aboyant vers le Ciel

Page 103

Ma couche en désordre
-La voix de la femme
D’à côté

Page 125

J’ai raconté une blague
sous les étoiles
-Pas de rires

Page 117

Comme les fleurs aiment
le soleil,
Tiens, elles clignent des yeux !

Page 225

Il n’y a rien là
parce que
Je m’en fiche

Page 239

La lune
est un
Citron aveugle

Page 255

Néons, restaurants chinois
défilent-
Les filles de couleur différente

Page 257

Terre grasse comme du beurre
dans la vallée–
Grosses limaces noires

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Page 347

Bach par une fenêtre
ouverte à l’aube –
les oiseaux se taisent

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Page 385

Deux nuages s’embrassant
ont reculé pour
Se regarder

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Des Poèmes d’Emily Dickinson

Couverture chez Flammarion

Dans le cadre de mon Mois Thématique sur les Etats-Unis, la poésie et la littérature américaines, je vous propose la lecture de quelques poèmes d’Emily Dickinson, choisis parmi ses Œuvres Complètes, publiées en 2020 chez Flammarion, et qui fait presque 1500 pages.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Flammarion
Edition Bilingue
Traduit de l’anglais par Françoise Delphy
Nombre de pages : 1467

Note de l’Editeur sur le Livre

Emily Dickinson (1830-1886) n’est pas seulement l’un des plus grands poètes américains : c’est aussi un personnage mythique. Toujours vêtue de blanc, cette femme mystérieuse, à l’âge de trente ans, se mura à jamais dans la demeure familiale d’Amherst, son village natal, en Nouvelle-Angleterre, et passa le reste de sa vie à contempler le monde depuis sa fenêtre. Lorsqu’un ami lui rendait visite, il lui arrivait même de refuser de sortir de sa chambre pour l’honorer de sa présence. Celle que ses proches surnommaient la «poétesse à demi fêlée» ou la «reine recluse» n’avait qu’une obsession : écrire – elle a laissé des milliers de lettres et de poèmes. Ironie de l’histoire : sur les deux mille poèmes ou presque que nous lui connaissons, six seulement furent publiés de son vivant. Les autres ne furent découverts qu’à sa mort.
L’œuvre poétique complète d’Emily Dickinson était jusqu’à présent inédite en France : cette traduction par Françoise Delphy, fondée sur l’édition définitive des poèmes de Dickinson publiée aux États-Unis en 1999, entend donner à découvrir au public français, en version intégrale et bilingue, la poésie de cet écrivain hors du commun.
(Source : Site de Flammarion)

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Page 437

« Pourquoi c’est Vous que j’aime », Monsieur ? 
Parce que –
Le Vent n’exige pas de l’Herbe 
Qu’ elle explique – Pourquoi quand Il passe 
Elle ne tient pas en Place. 

Car Il sait – et
Pas Vous –
Et pas Nous –
Il Nous suffit 
Que la Sagesse soit telle –

L’Éclair n’a jamais demandé à un Œil 
Pourquoi il se fermait – à Son passage –
Car Il sait qu’il ne parle pas –
Et que parmi les raisons que les Mots – n’expriment pas –
Il en est – que les Gens plus Délicats préfèrent –
Le Lever du soleil – Monsieur – Me contraint –
Parce qu’Il est le Lever du soleil – c’est pourquoi –
Je vois – Moi –
Que je T’aime –

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Page 525

Poème N°560

Si Nos Meilleurs Moments duraient –
Ils supplanteraient le Ciel –
Que peu se procurent – et non sans Risque –
C’est pourquoi – ils ne sont pas donnés –

Si ce n’est pour nous stimuler – en
Cas de Désespoir –
Ou de Stupeur – Ces moments –
Célestes servent de Réserve –

Un Don du Divin –
On est Sûr quand il Vient –
Qu’il partira – et laissera l’Âme éblouie
Dans ses Chambres désertées –

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Page 563

Poème n°603

Flamme – Rouge – c’est le Matin –
Violette – c’est le Midi –
Jaune – le Jour – tombe –
Après cela – plus Rien –

Sauf des kilomètres d’Étincelles – le Soir –
Révélant la Surface qui a brûlé –
Le Territoire Argenté – qui n’est pas encore – consumé –

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Page 507

Poème n°540

Si ce que nous pouvons – était ce que nous voulons –
Le Critère – est étroit –
Le Comble de la Parole –
C’est l’Impuissance à Dire –

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Le Motif dans le Tapis d’Henry James

Couverture chez Folio

Une amie m’a dit le plus grand bien de cette nouvelle d’Henry James et, comme il y est question d’un écrivain et de son œuvre vue par les critiques littéraires de son temps, j’ai décidé de vous la présenter pour « Le Printemps des Artistes« .

Note Pratique sur le Livre

Genre : Nouvelle
Editeur : Folio (2 euros)
Date de Publication originale : 1896
Traduit de l’américain par Pierre Fontaney
Nombre de pages : 95

Biographie d’Henry James

Né en 1843 à New-York et mort en 1916 à Chelsea, H. James est un écrivain américain naturalisé anglais en juillet 1915, six mois avant sa mort. Ses premières publications datent de 1864. Dès 1871, son talent d’écrivain est reconnu. Homme de lettres prolifique, il est l’auteur d’une vingtaine de romans, d’une centaine de nouvelles, de textes critiques, d’œuvres dramatiques, d’une autobiographie ainsi que d’un journal. Il voyage énormément tout au long de sa vie, vivant tour à tour à Paris, Rome ou Londres et rencontrant écrivains et artistes de son temps. (Sources : éditeur et Wikipédia)

Quatrième de Couverture

Un soir, l’écrivain Hugh Vereker fait une révélation à un critique littéraire. Son œuvre tout entière serait traversée et guidée par une «chose particulière» qui, bien qu’elle y soit «contenue aussi concrètement qu’un oiseau dans une cage», n’aurait jamais été aperçue. C’est pourtant elle, explique-t-il, qui «commande chaque ligne», «choisit chaque mot», «met le point sur chaque i», «place chaque virgule»! Le jeune critique ne cessera dès lors de chercher, désespérément, cet énigmatique oiseau, ce motif caché…

Une fascinante méditation sur la lecture par l’auteur du Tour d’écrou.

Mon Avis

Henry James semble vouloir dresser un portrait bien peu flatteur des critiques littéraires : ils sont vaniteux, prétentieux, jaloux les uns des autres, calculateurs, et ils ne ressentent d’intérêt pour les œuvres littéraires que dans la mesure où elles leur permettent de se mettre eux-mêmes en valeur et de faire briller aux yeux de tous l’étendue de leur intelligence et l’acuité de leur perspicacité. Mais cette perspicacité est un leurre, un grossier mensonge : en réalité le critique littéraire ne comprend strictement rien aux œuvres qu’il examine, et ce sont les écrivains qui sont les mieux placés pour savoir ce qu’il y a à comprendre dans leurs livres et l’intention avec laquelle ils les ont écrits, donc également les mieux placés pour prendre ces critiques littéraires en défaut et les ridiculiser comme il se doit.
J’ai trouvé intéressant qu’Henry James nous propose une conception de l’œuvre d’un écrivain comme une énigme à décrypter, un secret à dévoiler. Il semble penser que chaque écrivain possède une sorte de principe fondateur, une idée unique sur laquelle est bâtie toute l’œuvre, depuis ses débuts jusqu’à son dernier souffle. Cela m’a donné à imaginer qu’Henry James parlait également pour lui-même et que cette nouvelle-ci constituait une sorte de défi aux critiques et aux lecteurs que nous sommes : le défi de retrouver dans son œuvre « la petite idée » qui en forme l’arrière-plan et la ligne directrice. En même temps, il nous prévient avec un certain humour que nous avons très peu de chances – pour ainsi dire aucune chance – de percer à jour le mystère et de comprendre ce qu’il y avait à comprendre, ou du moins : ce que l’auteur espérait y mettre.
Peut-être faut-il entendre à travers ce texte que la littérature est un continuel malentendu entre les écrivains et les lecteurs, où les uns essayent en vain de se faire comprendre, tandis que les autres sont absolument aveugles à toute lumière et ne s’en rendent même pas compte.
Et je me demande naturellement, en rédigeant cette chronique, si je suis à côté de la plaque et si Henry James s’est joué de moi, à sa façon.
Une nouvelle très passionnante, à l’écriture sophistiquée et aux tournures de phrases souvent complexes – à la façon du 19ème siècle -, qui m’a permis de découvrir cet écrivain et qui m’a donné envie de relire, un jour prochain, une autre de ses œuvres.

Un Extrait page 26-27

J’écoutai avec un immense intérêt – intérêt qui alla grandissant au fur et à mesure qu’il parlait. « Vous, un échec ?… Grands dieux Mais quelle peut bien être votre « petite idée » ?
– Faut-il vraiment que je vous l’expose, après toutes ces années et tout ce labeur ? »
Il y avait dans cet amical reproche, plaisamment exagéré, quelque chose qui me fit – jeune et féru de vérité que j’étais – rougir jusqu’aux oreilles. Je suis resté dans la même ignorance qu’alors, quoique, le temps passant, je me sois en un sens accoutumé à ma propre cécité ; sur le coup, toutefois, le ton réjoui de Vereker me fit paraître à moi-même – et sans doute l’étais-je également à ses yeux – comme un âne de la plus belle espèce. J’étais sur le point de m’exclamer : « Ah non ! Ne me dites rien ! Pour mon honneur, pour celui de la profession, ne me dites rien ! », lorsqu’il poursuivit d’une manière qui montrait qu’il avait lu ma pensée et avait son point de vue ben arrêté sur nos chances, à nous les jeunes qui montions, de nous racheter un jour. « Par ma petite idée, j’entends… comment vous dire ?… la chose particulière en vue de laquelle j’ai principalement écrit mes livres. N’y a-t-il pas pour chaque écrivain une chose particulière de cette sorte, la chose qui l’incite à la plus grande concentration, la chose sans laquelle, s’il ne faisait effort pour l’atteindre, il n’écrirait pas du tout, la passion même au cœur de sa passion, la part de son métier dans laquelle, pour lui, brûle le plus intensément le feu de l’art ? Eh bien, c’est de cela qu’il s’agit ! »

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Logo du Défi, créé par Goran

Une Lecture Commune en l’honneur de Goran en septembre prochain

Bonjour à tous,

Madame lit souhaite, en septembre de cette année, organiser une Lecture Commune en l’honneur de notre ami regretté, Goran, qui nous a quittés en avril 2021.

Je relaye ici le message de Madame lit, dont vous pouvez retrouver le blogue ici.

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Je me suis proposée l’an dernier de prendre le relai pour l’organisation d’une lecture commune afin de rendre hommage à notre très regretté Goran. 

Comme Marie-Anne, j’ai réfléchi aux autrices ou aux auteurs qu’aimait bien Goran. Je vous propose donc de lire Pulp de Charles Bukowski. Goran doit sourire là-haut car je n’ai encore rien lu de cet auteur qu’il aimait tout particulièrement. Si vous l’avez déjà lu, vous pouvez choisir un autre titre de cet auteur.

Voici le résumé du livre que j’ai trouvé sur Babelio. 

« Louis-Ferdinand Céline n’est pas mort en 1961. On l’a aperçu à Los Angeles. Et une pulpeuse créature qui n’est autre que la Mort charge un «privé» minable, Nick Belane, de le retrouver: « Je veux m’offrir, dit-elle, le plus grand écrivain français. » Ainsi commence l’ultime roman du génial et intenable auteur des Contes de la folie ordinaire et d’ Au sud de nulle part. Une enquête échevelée, jalonnée de saouleries et de cadavres, d’autant plus compliquée que le malheureux Belane doit aussi retrouver le Moineau écarlate et pister une nommée Cindy qui roule en Mercedes rouge…»

Ça promet!!!

Nous garderons la date de publication de notre ressenti sur le livre sur notre blog le 15 septembre prochain.

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Et voici la couverture de Pulp de Charles Bukowski au Livre de Poche :

Des Poèmes de Matthieu Lorin sur des écrivains (Souvenirs de Lecture)

Couverture chez Sous le sceau du Tabellion

Ayant lu avec plaisir « Souvenirs et grillages » du poète Matthieu Lorin, mon attention s’est portée sur un ensemble de ses textes en proses titrés « Souvenirs de lecture« , où il rend hommage à certains grands écrivains du passé (Faulkner, Musil, Agota Kristof, Emmanuel Bove, Alfred Döblin, Giono, Nabokov, entre autres).
Dans le cadre de mon « Printemps des Artistes » je vous propose la lecture de deux d’entre eux.

Note pratique sur le livre :

Genre : Poésie
Editeur : Sous le sceau du Tabellion
Date de publication : 2022
Nombre de pages : 106

Biographie du poète

Matthieu Lorin est né en 1980 en Normandie.
Il vit et enseigne à Chartres.

Note sur Richard Brautigan (1935-1984)

Ecrivain et poète américain. Issu d’un milieu défavorisé de la Côte Ouest des Etats-Unis, il trouve dans l’écriture sa raison d’être et rejoint le mouvement littéraire de San Francisco en 1956. Il fréquente les écrivains de la Beat Generation et participe à de nombreux événements de la contre-culture. En 1967, il est révélé au monde par son best-seller La Pêche à la truite en Amérique et il est surnommé « le dernier des Beats ». Ses écrits suivants ont moins de succès et il tombe peu à peu dans l’anonymat et l’alcoolisme. Il se suicide en 1984. (Source : Wikipédia)

Note sur Jim Harrison (1937-2016)

Ecrivain, poète et essayiste américain. Il fait des études de Lettres mais renonce à une carrière universitaire. Ses influences littéraires sont nombreuses, en particulier parmi les poètes européens (Rimbaud, Rilke, René Char, Maïakovski, Yeats, etc.) Il publie des romans, des poèmes, travaille à l’écriture de scénarios et d’articles. Une grande partie des récits de Harrison se déroulent dans des régions peu peuplées d’Amérique du Nord ou de l’Ouest. Il partage son temps entre le Michigan, le Montana et l’Arizona. Il est l’un des principaux représentants du nature writing. (Source : Wikipédia)

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Page 19

Souvenir de lecture
Richard Brautigan

J’ai hypothéqué mon inspiration en te lisant. Alors j’observe ma main, me persuadant que la chorégraphie a plus d’importance que le scénario. Peut-être faisais-tu de même, et je serais heureux que des convergences s’établissent entre nous.

Tu es rangé dans ma bibliothèque et je suis seul à observer tes lunettes cerclées de souvenirs.

Il est temps que je m’allonge sous les planches, que tes poésies prennent le pas sur les chevilles du mur et que tout s’effondre.

Je finirai alors comme Pasolini, ton voisin d’étagère : écrasé par le désastre de la vie

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Page 38

Souvenir de lecture
Jim Harrison

Je me souviens de ces matins bleus comme un naevus, de mes entrailles en barbelés et de mes avis sur tout. Depuis la fenêtre, je charriais l’air à pleines pelletées et les décisions que je prenais n’engendraient même pas le griffonnage d’un bout de papier.
Je me souviens de l’appétit que j’avais en découvrant ces nuages au fond de l’assiette – nous mangions dehors à cette époque – et l’eau me paraissait salée. Le parasol jouait son numéro de derviche sous nos yeux disciplinés et mon cœur l’accompagnait d’entrechats secrets.
Je me souviens de ces jours humides – nous ne mangions plus à l’extérieur – où, allongé en plein jour, j’engageais avec la page un combat à l’issue incertaine.

Mais je ne me souviens plus de mes chagrins d’enfance, de mes rêves qui s’envolaient avec la même lourdeur qu’une punaise diabolique, ni de mes lectures d’alors. Quelles furent les transitions, les terminaisons nerveuses qui m’amenèrent jusqu’à Jim Harrison dont j’ai acheté le livre aujourd’hui ?
Oubliées…

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Logo du Défi, créé par Goran

Un Poème d’Anne Sexton sur Sylvia Plath

J’avais déjà eu l’occasion, en octobre dernier, de parler de ce magnifique livre de la poète américaine Anne Sexton (1928-1974), paru aux éditions des Femmes en 2022 dans une traduction de Sabine Huynh.
Dans le cadre de mon Printemps des Artistes d’avril 2023, j’ai trouvé intéressant de lire ce poème à propos de la poète et écrivaine Sylvia Plath car les deux femmes étaient amies et elles avaient toutes les deux fréquenté des ateliers d’écriture communs, lors de leurs épisodes dépressifs.
Elles partageaient certainement, hormis leur vécu psychiatrique et leur génie littéraire, un même intérêt pour la cause féminine et un rejet de la société trop conformiste et trop aliénante de leur époque.

Note sur la Poète

Née en 1928, Anne Sexton, de son vrai nom Anne Gray Harvey, souffre de dépression dès 1954 et fait ensuite plusieurs rechutes. C’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle commence à écrire de la poésie, à l’occasion d’ateliers d’écriture. En 1948, elle s’était mariée avec Alfred Muller Sexton, avec qui elle aura deux filles, et dont elle divorcera au début des années 70. Ses recueils poétiques remportent du succès, en particulier « Live or die » (« Tu vis ou tu meurs ») qui reçoit le Prix Pullitzer en 1967. Elle a été l’amie de la poète Sylvia Plath. Elle est la représentante principale de la poésie confessionnaliste et a fait entrer dans le champ poétique des sujets typiquement féminins, qui étaient tabous jusque-là, en littérature et dans la société. Anne Sexton s’est suicidée en octobre 1974, à l’âge de 45 ans.

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La Mort de Sylvia
pour Sylvia Plath

Ô Sylvia, Sylvia,
avec une boîte terne de pierres et de cuillères,

avec deux gamins, deux météores
errant dans la petite salle de jeux,

avec tes dents mordant le drap,
mordant la poutre et la prière muette,

(Sylvia, Sylvia
où es-tu partie
après m’avoir écrit
du Devonshire
sur la culture des patates
et l’élevage des abeilles ?)

en quoi croyais-tu,
comment diable t’es-tu mise là-dedans ?

Voleuse ! –
comment as-tu pu ramper,

y ramper seule
jusqu’à la mort que je désirais tant depuis des lustres,

la mort que nous avions dit avoir surmonté toutes les deux,
celle que nous portions sur nos seins maigres,

celle dont nous parlions si souvent après
avoir bu trois vermouths de trop à Boston,

la mort qui parlait de psys et de cures,
la mort qui parlait comme des épouses complotent,

la mort à laquelle nous trinquions,
les raisons puis les actes discrets ?

(A Boston
la mortelle
course en taxi,
oui encore la mort,
cette course pour rentrer
avec notre mec).

Ô Sylvia, je me souviens du batteur endormi
qui scandait sa vieille histoire sur nos yeux,

combien nous voulions qu’il vienne,
ce sadique, cet efféminé new-yorkais,

faire son travail
nécessaire, une fenêtre dans un mur ou une piaule,

et depuis cette fois-là il attendait
sous notre cœur, notre placard,

et je vois maintenant que nous l’avons rangé
année après année, vieilles suicidées,

et je sais en apprenant ta mort,
quel goût terrible elle a, un goût de sel.

(Et moi,
moi aussi,
et maintenant, Sylvia,
toi encore
avec la mort encore,
cette course pour rentrer
avec notre mec.)

Et je dirai juste,
mes bras tendus vers ce lieu de pierre,

qu’est-ce que ta mort
sinon une vieillerie qui nous appartient,

un grain de beauté tombé
de l’un de tes poèmes ?

(Ô mon amie,
quand la lune est mauvaise,
et que le roi est parti,
et que la reine est à bout,
l’ivrogne se doit de chanter !)

Ô ma toute petite mère,
toi aussi !
Ô ma drôle de duchesse !
Ô ma chose blonde !

17 février 1963

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Des Poèmes d’Anne Sexton

Couverture aux éditions des Femmes

La poète Cécile Guivarch, qui anime également le site Terre à Ciel, m’a prêté ce magnifique livre de la poète américaine Anne Sexton (1928-1974) qui vient de paraître aux éditions des Femmes en 2022 dans une traduction de Sabine Huynh.
Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique, je vous propose deux de ses poèmes où il est question de ses hospitalisations psychiatriques et de ses épisodes dépressifs.

Note sur la Poète

Née en 1928, Anne Sexton, de son vrai nom Anne Gray Harvey, souffre de dépression dès 1954 et fait ensuite plusieurs rechutes. C’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle commence à écrire de la poésie, à l’occasion d’ateliers d’écriture. En 1948, elle s’était mariée avec Alfred Muller Sexton, avec qui elle aura deux filles, et dont elle divorcera au début des années 70. Ses recueils poétiques remportent du succès, en particulier « Live or die » (« Tu vis ou tu meurs ») qui reçoit le Prix Pullitzer en 1967. Elle a été l’amie de la poète Sylvia Plath. Elle est la représentante principale de la poésie confessionnaliste et a fait entrer dans le champ poétique des sujets typiquement féminins, qui étaient tabous jusque-là, en littérature et dans la société.
Anne Sexton s’est suicidée en octobre 1974, à l’âge de 45 ans.

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Page 103

BERCEUSE

C’est un soir d’été.
Les phalènes jaunes s’écrasent
contre les moustiquaires fermées
et les rideaux ternes
adhèrent au rebord de la fenêtre,
depuis un autre immeuble
une chèvre appelle dans ses rêves.
C’est la salle de télévision
de la meilleure aile de l’asile.
L’infirmière de nuit distribue
les pilules du soir.
Deux gommes amortissent ses pas
la portant vers chacune de nous.

Mon somnifère est blanc.
C’est une perle splendide ;
elle me fait flotter hors de moi,
ma peau piquée m’est aussi étrangère
qu’un coupon de tissu lâche.
Je ne prêterai pas attention au lit.
Je suis du linge sur une étagère.
Que les autres gémissent en secret ;
que toutes les phalènes égarées
rentrent chez elles. Vieille tête de laine,
prends-moi comme une phalène jaune
pendant que la chèvre chante fais
dodo.

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Page 72

A DIT LA POETESSE A SON ANALYSTE

Mon affaire, ce sont les mots. Les mots sont comme des étiquettes,
ou des pièces de monnaie, ou mieux, un essaim d’abeilles.
J’avoue que seules les sources des choses arrivent à me briser ;
comme si les mots étaient comptés telles des abeilles mortes dans le grenier,
détachées de leurs yeux jaunes et de leurs ailes sèches.
Je dois toujours oublier comment un mot est capable d’en choisir
un autre, d’en façonner un autre, jusqu’à ce que j’aie
quelque chose que j’aurais pu dire…
mais sans l’avoir fait.

Votre affaire, c’est de surveiller mes mots. Mais moi
je n’admets rien. Je travaille avec ce que j’ai de mieux, par exemple,
quand je parviens à écrire l’éloge d’une machine à sous,
cette nuit-là dans le Nevada : en racontant comment le jackpot magique
est arrivé alors que trois cloches claquetaient sur l’écran de la chance.
Mais si vous disiez de cette chose qu’elle n’existe pas,
alors je perdrais mes moyens, en me rappelant la drôle de sensation
de mes mains, ridicules et encombrées par tout
l’argent de la crédulité.

**

La Cloche de Détresse de Sylvia Plath

Couverture chez Gallimard

Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022, j’ai lu le très célèbre roman, d’inspiration autobiographique, de Sylvia Plath, où elle relate l’histoire de sa très grave dépression, depuis les tout premiers signes, à peine perceptibles, jusqu’à ses plus graves manifestations et les traitements médicaux dont elle fut la victime sous contrainte.
Il s’agit de l’unique roman écrit par Sylvia Plath, il fut publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas en 1963, à Londres, un mois avant le suicide de son autrice.

Note pratique sur le livre :

Editeur : L’Imaginaire, Gallimard
Première date de publication : 1963
Date de première publication en français : 1972
Traduit de l’anglais (américain) par Michel Persitz
Préface de Colette Audry
Note biographique de Lois Ames
Nombre de pages : 267

Rapide présentation :

Esther Greenwood est une brillante étudiante de dix-neuf ans. Avec onze autres concurrentes, elle vient de gagner un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode féminin. En cette qualité, les jeunes filles sont invitées à New York pour plusieurs semaines mais ce séjour n’est pas vraiment une réussite, bien qu’elles aillent de réceptions en réceptions et de fêtes en fêtes.
De retour dans sa petite ville d’origine, chez sa mère, Esther Greenwood sombre dans une grave dépression et les idées suicidaires l’envahissent de manière permanente. La consultation d’un psychiatre aux méthodes radicales et brutales, loin de la guérir, ne fait qu’aggraver son désespoir et son envie d’en finir.

Mon Avis très subjectif

Comme on peut s’y attendre, ce roman d’inspiration autobiographique reflète une grande souffrance et l’écrivaine décrit des événements particulièrement durs, des épisodes désagréables et parfois sanglants de son existence, des tentatives de suicide, des séances d’électro-chocs, des échecs, des incompréhensions avec ses amies ou avec ses possibles prétendants, des heurts avec sa mère, etc.
Pourtant, au début du livre, on a l’impression que l’héroïne a « tout pour être heureuse », pour reprendre une expression banale et superficielle. Elle est une étudiante brillante, elle vient de remporter un glorieux Prix de Poésie et se trouve invitée à New York pour festoyer, danser, se faire des relations, s’amuser et mener la belle vie, elle est courtisée par un étudiant en médecine séduisant, qui voudrait l’épouser et dont elle est amoureuse depuis plusieurs années… Et pourtant rien ne va.
On sent qu’Esther Greenwood est dégoutée par tout ça. Un dégoût qui trouve son expression littéraire dans la longue scène d’intoxication alimentaire avec le crabe avarié, quand toutes les lauréates du concours n’arrêtent pas de vomir, tombent inanimées et frôlent la mort.
Sylvia Plath aborde souvent le sujet de la condition féminine – particulièrement difficile dans les années 1950-60 aux Etats-Unis, la place des femmes étant principalement à la maison, et leurs libertés se trouvant réduites à l’extrême. Ce manque de liberté et ces perspectives restreintes semblent lui peser énormément car elle a visiblement de l’ambition et elle est consciente de son immense talent.
Certainement, elle avait un grand appétit de vivre, un fort désir d’épanouissement et de très hautes espérances, mais comme la société de son époque ne lui offrait que des opportunités médiocres et lui demandait de renoncer à beaucoup de ses ambitions, elle ne pouvait que se désespérer.
C’est un terrible gâchis, qu’on ait brimé et brisé les femmes de talent durant tant de siècles…
Bien que Sylvia Plath ait écrit ce livre dans une période de maladie, j’ai trouvé qu’elle gardait une lucidité et une acuité très vive – visiblement très consciente de tout ce qui lui arrivait – ce qui parait encore plus triste.
Un livre dur, éprouvant, mais dont l’écriture riche en images et en métaphores m’a paru superbe.


Un Extrait page 176

(…)
Quand les gens se rendraient compte que j’étais folle à lier – et cela ne manquerait pas de se produire malgré les silences de ma mère – ils la persuaderaient de m’enfermer dans un asile où l’on saurait me guérir.
Seulement voilà, mon cas était incurable.
Au drugstore du coin j’avais acheté quelques livres de poche sur la psychologie pathologique. J’avais comparé mes symptômes avec ceux qui étaient décrits dans les livres, et bien entendu, mes symptômes étaient ceux des cas les plus désespérés.
En dehors des journaux à scandales, je ne pouvais lire que des livres de psychologie pathologique. C’était comme si on m’avait laissé une petite faille grâce à laquelle je pouvais tout apprendre sur mon cas pour mieux en finir.
Je me suis demandé après le fiasco de la pendaison s’il ne valait pas mieux abandonner et me remettre entre les mains des docteurs. Mais je me suis souvenue du docteur Gordon et son appareil à électrochocs personnel. Une fois enfermée, ils pourraient m’en faire tout le temps. J’ai pensé aux visites de ma mère et de mes amis qui viendraient me voir jour après jour, espérant que mon état allait s’améliorer. Mais leurs visites s’espaceraient et ils abandonneraient tout espoir. Ils m’oublieraient. (…)

Récapitulatif de notre Lecture Commune du 15 septembre pour Goran

Bonjour à toutes et tous !

Voici la liste des participations à notre Lecture Commune pour Goran.
Je tiens à les remercier vraiment de tout cœur d’avoir participé.

Les avis ont été très contrastés au sujet de « Moon Palace » de Paul Auster, certain(e)s participant(e)s ont été gêné(e)s par un manque de vraisemblance, tandis que d’autres avis ont été beaucoup plus enthousiastes. C’était en tout cas intéressant de voir les différents points de vue et de comparer les arguments.
D’autres romans de Paul Auster ont été chroniqués pour cette lecture commune, comme Brooklyn Follies, Seul dans le noir, Mr Vertigo, 4 3 2 1, La Nuit de l’Oracle, Revenants, Excursions dans la zone intérieure ou encore Tombouctou, et c’est aussi très intéressant de découvrir ces autres facettes de Paul Auster et de se donner peut-être de nouvelles idées de lecture pour l’avenir.

Quoi qu’il en soit, que les avis aient été positifs ou négatifs, je pense que la chose vraiment importante est d’avoir pu célébrer le souvenir de notre ami Goran et de raviver l’hommage que nous lui adressions l’année dernière. Je pense qu’il aurait été content que nous discutions aujourd’hui sur certains de ses livres préférés, que nous débattions à leur propos, même si les goûts peuvent être divergents, et lui-même était très ouvert aux débats et discussions littéraires.

Deux participations de Sibylline du blogue « la petite liste »:

sur le roman Moon Palace :
https://la-petite-liste.blogspot.com/search/label/Moon%20Palace
sur le roman Tombouctou :
https://la-petite-liste.blogspot.com/search/label/Tombouctou

Participation de Claude sur le blogue « Livres d’un jour »
sur le roman Brooklyn Follies :
https://livresdunjourblog.wordpress.com/2022/09/15/lecture-en-hommage-a-goran/

Participation de Patrice du blog « Et si on bouquinait un peu »
à propos de Moon Palace :
https://etsionbouquinait.com/2022/09/15/paul-auster-moon-palace/

Participation de Nathalie du blogue « Madame lit »
sur le roman Moon Palace :
https://madamelit.ca/2022/09/15/madame-lit-moon-palace-de-paul-auster/

Participation d’Alain du blogue « Bibliofeel »
sur le roman Moon Palace :
https://clesbibliofeel.blog/2022/09/15/paul-auster-moon-palace/

Participation de Fabienne du blogue « Livres escapade »
sur le roman Moon Palace
https://livrescapades.com/2022/09/15/moon-palace-%c2%b7-paul-auster/

Participation de Valentyne du blogue « La Jument verte »
sur le roman Seul dans le noir
https://lajumentverte.wordpress.com/2022/09/15/seul-dans-le-noir-paul-auster/

Participation d’Agnès de « Mon biblio-blog »
sur le roman Mr Vertigo
http://monbiblioblog.revolublog.com/paul-auster-mr-vertigo-actes-sud-a213126301

Participation de Marie du blogue « Le Bar aux Lettres »
sur le roman Moon Palace – un avis plus réservé
https://barauxlettres.wordpress.com/2022/09/15/moon-palace-de-paul-auster/

Participation du blogue « Passage à l’Est »
sur le roman Moon Palace – qu’elle a aimé
https://passagealest.wordpress.com/2022/09/15/paul-auster-moon-palace/

Participation d’Ingrid du blogue « Ingannmic »
sur le roman « 4, 3, 2, 1″ :
https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2022/09/4-3-2-1-paul-auster.html

Participation du « Bison »
sur le livre « La Nuit de l’Oracle » :
http://memoiresdebison.blogspot.com/2022/09/le-carnet-bleu.html

Participation du « Bouquineur »
sur le roman « Revenants » :
http://lebouquineur.hautetfort.com/archive/2022/09/15/paul-auster-revenants-6400113.html

Nathalie du blog « Chez Mark et Marcel »
pour Moon Palace
https://chezmarketmarcel.blogspot.com/2022/09/cest-ainsi-qua-commence-lete-soixante.html

Une Comète du blog « Aux bouquins garnis »
pour Excursions dans la zone intérieure : https://auxbouquinsgarnis.wordpress.com/2022/09/15/excursions-dans-la-zone-interieure-paul-auster/


Je salue aussi Dom des « Petits blabla de Dom »
qui a lu Moon Palace pour cette Lecture Commune
mais qui n’a pas eu le temps d’écrire sa chronique pour le jour dit…

Rappel de ma participation :
sur Moon Palace :
voir l’article précédent.

**

J’espère n’avoir oublié personne.
Dans le cas contraire, n’hésitez pas à me signaler votre article, je le rajouterai.

Moon Palace de Paul Auster : Lecture Commune pour Goran

Couverture chez Actes Sud

En ce 15 septembre, date anniversaire de la création du blog de Goran, notre ami très regretté, homme de cœur et de culture, nous sommes plusieurs à vouloir lui rendre hommage par une Lecture Commune.
Comme Paul Auster était l’un des écrivains favoris de Goran – Moon Palace et La Trilogie New-Yorkaise faisaient partie de son TOP100 – cette Lecture Commune s’organise autour de ce célèbre écrivain américain contemporain.

J’ai choisi de chroniquer aujourd’hui « Moon Palace », un roman qui m’a passionnée et captivée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir découvert grâce à Goran, comme s’il me l’avait conseillé de vive voix.

Note pratique sur ce livre

Genre : roman
Editeur : Babel – Actes sud
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf
Date de parution originale en français : 1990. En anglais : 1989
Nombre de pages : 468

Résumé du début de l’histoire

Marco Stanley Fogg, le jeune héros de cette histoire, est un étudiant orphelin, dont l’oncle Victor vient de mourir en lui léguant quelques milliers de dollars et, surtout, un grand nombre de caisses de livres de genres variés. Notre jeune héros décide de vivre – ou plutôt de survivre – avec les seuls fruits de cet héritage, qu’il va dépenser petit à petit jusqu’à épuisement total, et donc jusqu’à sa propre ruine. A l’issue de ce lent appauvrissement, de ce dépouillement inéluctable, il n’a plus de quoi payer son loyer et va sans doute finir à la rue. (…)

Mon avis

Ce roman possède un souffle et une envergure tout à fait magnifiques, on est embarqué du début à la fin dans une suite d’aventures haletantes où le suspense ne se relâche à aucun moment. Certaines choses nous paraissent parfois un peu invraisemblables mais, au lieu de nous faire décrocher ou de nous semer en cours de route, elles nous rendent encore plus curieux de savoir le fin mot de l’histoire et le suspense se trouve renforcé et non pas du tout amoindri, ce qui montre bien le talent de l’écrivain à jouer avec nos incertitudes et avec notre imaginaire.
Un thème important de ce livre me semble être celui de la paternité : chacun est tour à tour le fils ou le père, chacun se pose la question de la paternité pour lui-même ou pour son géniteur, une paternité qui reste souvent lointaine et cachée, longue à se faire connaître.
Le jeune héros, M. S. Fogg, est un personnage dont l’identité reste floue, mal définie, instable, et ce n’est pas un hasard si son nom signifie « brouillard ». Il est dans une telle fragilité intérieure qu’il se laisse aller jusqu’à devenir clochard, et, à cause de cette misère, il échappe de peu à la mort. Il ne connaît pas son père et il a l’impression d’être satisfait de cette ignorance mais on s’aperçoit au fur et à mesure que c’est la question cruciale de son existence, la seule qui puisse le délivrer de son mal-être.
J’ai apprécié qu’il y ait dans ce roman plusieurs histoires imbriquées les unes dans les autres, dont certaines sont présentées comme douteuses ou fantaisistes mais où l’on croit déceler des traces de vérités plus ou moins déformées ou des fantasmes révélateurs de la psychologie du personnage qui les a inventés, ce qui les rend encore plus intéressants que s’ils étaient cent pour cent véridiques.
Ce roman nous fait également voyager à travers les Etats-Unis, dans plusieurs quartiers de New-York et dans les canyons de l’Utah, dans les déserts et les grands espaces, parmi les Indiens et les mythes américains.
La figure tutélaire de la lune nous poursuit tout au long du livre, qu’elle se présente sous la forme d’une enseigne lumineuse de restaurant chinois new-yorkais (« Moon Palace ») ou qu’elle soit la planète d’origine d’une tribu légendaire, nommée « les Humains », ou qu’elle éclaire le centre d’un tableau particulièrement important pour l’un des personnages, et dans de nombreuses autres circonstances. Et, comme cette histoire se déroule dans la deuxième moitié des années soixante, le jeune héros assiste également, par média interposé, au premier voyage dans la lune de Neil Armstrong et de ses collègues astronautes.
Un très beau roman, que j’ai lu en pensant souvent à Goran : à certains passages, j’imaginais ce qui lui avait particulièrement plu ou ce qui l’avait amusé, ému, et il me semblait comprendre et retrouver les réactions qu’il avait pu avoir, en les ressentant à mon tour.
Pour toutes ces raisons, ce furent des beaux et des grands moments de lecture, et ce roman restera pour moi un souvenir très particulier et formidable.

Un Extrait page 335

(…)
– Tu es un rêveur, mon petit, me dit-il. Ton esprit est dans la lune et, à en juger sur les apparences, il ne sera jamais ailleurs. Tu n’as aucune ambition, l’argent ne t’intéresse pas, et tu es trop philosophe pour avoir du goût pour l’art. Que vais-je faire de toi ? Tu as besoin de quelqu’un qui s’occupe de toi, qui veille à ce que tu aies le ventre plein et un peu d’argent en poche. Moi parti, tu vas te retrouver au point où tu en étais.
– J’ai des projets, affirmai-je, espérant par ce mensonge le détourner de ce sujet. L’hiver dernier, j’ai envoyé une demande d’inscription à l’école de bibliothécaires de Columbia, et ils m’ont accepté. Je pensais vous en avoir parlé. Les cours commencent à l’automne.
– Et comment paieras-tu ces cours ?
– On m’a accordé une bourse générale, plus une allocation pour les dépenses courantes. C’est une offre intéressante, une chance formidable. Le programme dure deux ans, et ensuite j’aurai toujours un gagne-pain.
– Je te vois mal en bibliothécaire, Fogg.
– Un peu étrange, je l’admets, mais je pense que ça pourrait me convenir. Les bibliothèques ne sont pas le monde réel, après tout. Ce sont des lieux à part, des sanctuaires de la pensée pure. Comme ça je pourrai continuer à vivre dans la lune pour le restant de mes jours. »