La revue Décharge et les éditions Gros Textes font paraître quatre fois par an les petits livres de la collection « Polder » – deux au printemps et deux en automne. J’ai apprécié celui de la poète Hélène Miguet, intitulé Comme un courant d’air, qui montre une vivacité dans le maniement des mots et une façon de jongler avec les images qui réveille l’esprit et qui parait très entraînante. Ce recueil est paru en novembre 2022 et c’est le Polder numéro 195.
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J’avais déjà publié sur ce blog, il y a longtemps (2013), des poèmes sur le thème de la passante – répartis sur deux articles – et je vous en donne les liens pour rappel : Premier Article – Deuxième Article – Comme vous le voyez, Hélène Miguet se situe par ce thème dans une longue tradition héritée des romantiques, mais sa vision de la passante est tout à fait contemporaine, personnelle et renouvelée.
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Page 29
Nous sommes de ce monde où tout passe les anges le temps les voitures tunées et même les femmes
elles sont le sillage des villes évanescence faite charme ou parfum et si rien de tout cela un peu d’entêtement né de l’écume d’un trottoir
elles passent et laissent dans leur sillage une empreinte légère qu’elles ne connaissent pas
parfum de nuages volé au temps
ce peu de traces n’est au fond qu’une façon de s’effacer suavement
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Page 32
Passantes pâles éternellement hantées par les heures citadines si vite transparentes que la ville les oublie mangées par une rue de brume un soir tombé trop tôt sur un quai noir
alors fantômes élancés elles en perdent la tête se diluent n’emportant avec elles qu’un réverbère au côté gauche
Cécile Guivarch est une poète dont je suis les publications depuis plusieurs années et je me suis aussi intéressée ces derniers temps à ses deux premiers livres, que je ne connaissais pas encore, « Terre à ciels » (2006) et « Te visite le monde » (2009) et c’est de ce deuxième livre qu’il est question aujourd’hui.
Mon Avis
Dans ce recueil, la poète parle à sa petite fille, et nous parle d’elle en même temps, de sa naissance et des premières étapes de sa croissance – premiers regards, premiers pas, premiers mots – avec beaucoup de gaité, de malice et de tendresse. Le langage poétique est très élaboré, autour de ce babil enfantin et de ces gazouillis du premier âge qui s’y incorporent gracieusement, et c’est un grand plaisir de plonger dans cette connivence, cette complicité affectueuse entre une poète et sa fille. Un très joli livre, lumineux, chaleureux, réconfortant.
Note sur le livre
Editeur : Les Carnets du Dessert de Lune Date de publication : 2009 Préface de Perrine Le Querrec Illustration de Fanny Wuyts Nombre de Pages : 42
Note sur la poète
Cécile Guivarch est née en 1976 près de Rouen et vit depuis plusieurs années à Nantes. Le jour, elle travaille dans les chiffres et le soir elle se passionne pour la lecture et l’écriture. Elle a créé et co-anime le site Terre à Ciel. Diverses publications en revues (…). (Source : éditeur)
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Page 17
tu ris chante areuh babou pour rien moins que cela le soleil dans ta chambre
dire qui quoi comment au monde ce qui à tes yeux n’est pas rien le visage ta mère le tien
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Page 27
c‘est fou ton air fripouille tes yeux tu nages au bord à rire comme pas deux
tes salades elle les avale ta mère du bout du nez tu tires la ficelle le chat s’en va bien fait pour toi
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Page 41
yeux tout plein étincellent le visage flou tes parents le cœur palpite comme
frison d’arbre elle te regarde ta bouche en forme de O ta teinte plus claire que le cœur
L’écrivain et éditeur Etienne Ruhaud m’a fait l’honneur et le plaisir de m’interviewer pour le site d’actualités littéraires « Actualitté« , au sujet de mon recueil poétique La Portée de l’Ombre, paru aux éditions Rafael de Surtis. Merci à lui pour cette invitation et pour ses questions !
Ce livre m’a été offert par ma mère et c’est effectivement un très joli objet, avec de belles illustrations, de belles mises en page et typographies, un papier de qualité. Et ce qui est encore mieux à mes yeux : le texte est vraiment éclairant, érudit dans le bon sens du terme, agréablement ciselé. Les choix de poèmes m’ont beaucoup plu, et le tout forme un ensemble très réussi, qu’on peut lire et relire avec un plaisir renouvelé.
Extrait de la Quatrième de couverture
Qu’est-ce qu’un haïku ? C’est, en quelques mots, la saisie poétique instantanée d’un événement personnel, si modeste soit-il. Le haïku nous apprend souvent à ressentir ce qui est devenu invisible aux yeux de tous. La tradition littéraire japonaise a codifié ce mode d’expression selon des règles simples qu’Alain Kervern nous dévoile dans ce très beau recueil de présentation, agrémenté d’exemples de haïkus anciens et contemporains. La structure de ce livre s’inspire de celle de l’almanach poétique du Japon (saïjiki) qui répertorie l’ensemble des mots de saison caractérisant les émotions saisonnières vécues au long d’une année. (…)
Mon avis en bref
Le choix de présenter les différents « mots de saison » nous permet de nous imprégner des us et coutumes japonais. Par exemple, le choix du mot « lanterne » pour l’automne nous renvoie à Le Fête des morts du 20 septembre, aux ornementations des temples et jardins ou encore aux quartiers de plaisir (aujourd’hui disparus) des villes animées. Tout cela nous est expliqué dans le texte et nous permet de mieux comprendre et saisir le contexte des haïkus qui suivent. D’autres mots tout aussi emblématiques de la culture japonaise, comme chrysanthème, sourire de la montagne, premier rêve de l’an, etc. sont ainsi mis en valeur à travers ces pages. J’ai appris aussi, grâce à ce livre, l’existence d’une « cinquième saison » qui est en réalité le jour de l’an, c’est-à-dire à peu près la période de nos Fêtes de fin d’année, où fleurit tout un vocabulaire particulier lié à des activités rituelles. Un livre que je conseille sans réserve, pour son intérêt culturel autant que littéraire.
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mot de saison : « Lune de printemps »
Lune gorgée de printemps que je la touche et de l’eau en coule
Kobayashi Issa (1763 – 1827)
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Lune de printemps d’un jaune peu ordinaire serait-elle malade ?
Matsumoto Takashi (1906-1956)
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mot de saison : Herbes d’été
Une fois fauchées les herbes d’été mille parfums se libèrent
Hosomi Ayako (1907-1997)
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Dans les herbes d’été une chèvre comme tissée de coton
Ueno Yasushi (1918-1973)
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mot de saison d’automne : Lanterne
Un premier amour sous la même lampe visage contre visage
Taïgi (1709-1771)
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Plus que la magnificence des lanternes cette lumière qui serre le coeur
Masaoka Shiki (1867-1902)
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mot de saison : glaçons en suspens (tsurara)
Pas de frise de glaçons au bord du toit mais de nouveau le couchant.
Rankô (1726-1798)
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Il n’a aucune intention meurtrière le lourd rideau de glace sous lequel je passe
Kodama Niro
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Lointaine maison perles de glace en feston dans des chutes de lumière
Takahama Toshio (1900-1980)
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mot de saison : premier rêve de l’an (hatsuyume)
Premier rêve de l’an en larmes j’y ai vu mon pays natal
Kobayashi Issa (1763-1827)
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Premier rêve de l’an je le garde pour moi et j’en souris tout seul
J’avais publié l’année dernière un choix de haïkus de poétesses japonaises publiés dans la prestigieuse revue Ashibi, et extraits du livre La lune et moi chez Points. Vous pouvez retrouver cet article ici si vous le souhaitez. Aujourd’hui, je complète donc ce panorama par un choix de haïkus écrits par des poètes masculins, et toujours extraits de ce même recueil.
Printemps
Prunier blanc en fleur – La lumière du crépuscule s’approche doucement
Shô Hayashi
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Je ne veux pas encore vieillir – Le tourbillon de pétales enveloppe mon corps
Gorô Nishikawa
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Des chats errants courent comme des fous – Fin des grands froids
Atsuo Nasu
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Un premier papillon hésitant sur la paume du vent
Hisahiko Nagamine
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Été
Sur le point de tomber, la pivoine exhale un parfum plus tenace
Mikio Matsumoto
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Un grand papillon noir avec son ombre toute sa courte vie
Ryôsuke Nonaka
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Cent cercles de tournesols – La tête me tourne !
Sei’ichi Teshima
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Des pattes du cafard que j’ai manqué d’écraser restent là
Tsutomu Fujino
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Automne
Le chant du grillon s’arrête net, l’obscurité commence à bouger
Tsutomu Fujino
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Les feuilles de ginko tombent en forme de clair de lune
Seishi Sagawa
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Dans les bûches entassées, les restes d’une jambe d’un épouvantail
Ryôsuke Nonaka
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Cueillette des champignons – des voix d’hommes au-delà du brouillard
Tsutomu Fujino
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Grands ou petits les chrysanthèmes ni critiques, ni rivaux
Kazashi Kimura
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Hiver
Derrière les feuilles rouges, dans sa chute le soleil flotte
Teihô Okada
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Dernière nuit de l’an, à cet âge jamais atteint par mes parents
Kunio Satô
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Un martin-pêcheur brise son ombre pour pêcher dans l’eau hivernale
Teihô Okada
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J’attends le printemps le printemps, là, dans mon cœur
Ces poèmes sont extraits du livre « 101 poèmes du Japon d’aujourd’hui » paru chez Picquier en 2014 dans une traduction de Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé.
Résumé de l’éditeur :
» Les 55 poètes dont les œuvres figurent dans ce recueil sont, en toute objectivité, les plus éminents représentants de la poésie japonaise contemporaine. C’est évidemment au lecteur que revient la liberté d’apprécier les 101 poèmes présentés ici, mais une chose est sûre : on a retenu, pour chaque auteur, le texte qui semblait mettre le mieux en valeur l’originalité de son écriture. Des œuvres majeures qui eurent un grand retentissement à l’époque de leur publication, au point d’alimenter les polémiques, et qui marquent des étapes essentielles dans l’évolution de la poésie au cours des dernières décennies. »
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Poèmes Extraits du livre
Ôoka MAKOTO (né en 1931)
CHÔFU V
Vivre en ville C’est posséder quelque part en ville un endroit que l’on aime. C’est savoir qu’il y a quelque part en ville une personne que l’on aime. Sans cela, on ne pourrait pas vivre.
L’enfant a beau grandir à vue d’œil Son père, lui, n’a pas conscience de vieillir Jusqu’au jour où, soudain, cette inconscience le terrifie Etranger croisé dans la rue, inconnu qui n’est autre que soi-même
De moi-même je me suis perdu et j’erre au loin Mais quelque part en ville je cache un endroit que j’aime. Je cache une personne que j’aime. Sans en avoir l’air. Ainsi donc, je suis « chef de famille ».
Puis un jour la nuque de mon fils qui déplie le journal en silence Se détache toute fine dans la lumière du matin, et sa vue m’emplit de tendresse Surprise proche du chagrin. » Akkun, atteindras-tu bientôt toi aussi l’âge où l’on part à la guerre ? »
(1981)
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Rin ISHIGAKI (née en 1920 – morte en 2004)
CORBICULA
Au milieu de la nuit je me suis éveillée. Les petites coques achetées la veille au soir Dans un coin de la cuisine Bouche ouverte vivaient encore.
« Quand viendra le matin Toutes autant que vous êtes Vous allez y passer ! »
D’un rire de vieille sorcière Je me suis mise à rire. Après quoi Bouche entrouverte Pour cette nuit du moins il ne me restait plus qu’à dormir.
(1968)
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Noriko IBARAGI (1926-2008)
LORSQUE J’ETAIS UNE JEUNE FILLE EN FLEUR
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur Les villes s’écroulaient avec fracas A travers d’incroyables endroits On entrevoyait parfois un bout de ciel bleu
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur Autour de moi beaucoup de gens moururent Dans les usines en mer sur des îles inconnues Et je perdis alors toute chance de me faire belle
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur Personne ne m’a gentiment fait présent du moindre cadeau Les hommes ne connaissaient rien d’autre que le salut militaire Tous partaient en laissant derrière eux leur seul beau regard
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur Mon cerveau restait vide Mon cœur s’était fermé Seuls brillaient tout bronzés mes mains et mes pieds
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur Mon pays a perdu la guerre Non mais y a-t-il rien de plus bête ! Retroussant les manches de mon chemisier je me mis à arpenter fièrement la servile cité
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur Les radios déversèrent soudain des flots de jazz Et prise de vertige comme en fumant une cigarette interdite Je dévorais cette douce musique venue d’une contrée étrangère
Lorsque j’étais une jeune fille en fleur J’étais très malheureuse Je nageais en pleine confusion Je me sentais affreusement triste
Aussi ai-je pris le mors aux dents bien décidée à vivre le plus longtemps possible Tard dans sa vie n’avait-il pas peint des tableaux rudement beaux En France, le vieux Rouault ? Eh bien je ferai comme lui ! Oui comme lui !
Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.
Note Pratique sur le livre
Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux Date de Publication en français : 2021 Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit Nombre de Pages : 170
Extrait de la Quatrième de Couverture
TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.
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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko
Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel. Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.
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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko. En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard. En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932. En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.
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(Page 57)
A une femme de banlieue
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole, mon amour. La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée. Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue. Tu n’es que sincérité d’enfant, tellement pure et transparente que tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur, et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi. Tu es vraiment le juge suprême. Parmi toutes les images salies de moi, avec ta sincérité d’enfant tu as découvert mon moi noble. Ce que tu as découvert, je ne le connais pas. Quand je te considère comme mon juge suprême, alors mon cœur se réjouit de toi et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse du moi que je ne connais pas moi-même. C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée. C’est une nuit silencieuse. Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole. Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre, il baigne ta peau pure en toutes ses parties. Même si mon cœur, suivant ton mouvement, bondit danse s’envole, il n’oublie jamais de te protéger, mon amour. C’est une source de vie inouïe. Alors dors paisiblement. C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue. Dors comme une enfant.
Novembre 1912
** (Page 115)
Chieko est inestimable
Chieko voit ce qui ne se voit pas, elle entend ce qui ne s’entend pas.
Chieko va où nul ne peut aller, elle fait ce que nul ne peut faire.
Chieko ne voit pas mon moi corporel, elle brûle pour le moi qui est derrière moi.
Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur, elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.
J’entends sa voix m’appeler sans cesse, mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.
Juillet 1937
** (Page 137)
Chieko à l’état élémentaire
Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire. Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes. Pourtant, Chieko existe. Chieko est en ma chair. Chieko adhère à moi, elle met le feu follet à mes cellules, joue avec moi, frappe sur moi, et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse. L’esprit est un autre nom du corps. En étant dans ma chair Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit. Chieko est mon juge suprême. Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare, et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai. Chieko bondit joyeusement, elle parcourt et environne tout mon être. Chieko à l’état élémentaire est toujours en ma chair, et me sourit.
Le numéro 84 de la revue « Poésie Première », paru en janvier 2023, avait pour thème le Voyage et j’ai l’honneur et le bonheur de figurer à son sommaire, avec un de mes poèmes écrits à l’été 2022 et jusqu’ici inédit.
C’est un heureux hasard que le thème de la revue rejoigne celui du Mois Thématique de mon blog – de même que celui de mon poème – et on croirait presque à une sorte de conjonction zodiacale spécifique… si on était superstitieux.
Trains de haut vol
Dans le train de mon âge à vitesse grand V J’ai souvent végété sous les couleurs du vent Le temps venu par vagues emmêlait nos cheveux Et nous devions pouvoir et nous voulions dévier. (Le rêve m’entortille et le réveil m’embrouille.)
C’est le V de l’envol qui referme son aile Et la nuit de velours épaissit ses volutes Et la nuit envoûtait nos fatigues voûtées Nuits de mica doré refondues en plomb gris C’est l’alchimie de l’aube et des ères trop neuves.
Dans le train de mon âge et au son du roulis J’ai perdu mon bagage et gagné un parcours Vases communicants entre l’esprit et l’âme De l’un à l’autre j’ai mis de l’eau dans mon cœur Oui tant d’eau a passé sous les ponts innocents Tant de sang fut pressé pour le vin de l’histoire.
J’avais déjà parlé de ce recueil Le huitième pays en automne dernier et je vous propose d’en lire aujourd’hui trois autres poèmes, où il est question de l’exil et de la nostalgie du pays natal. Voici un petit rappel biographique de la poète.
Note sur la poète
Jila Mossaed est née à Téhéran en 1948. Elle publie ses premiers poèmes à l’âge de 17 ans. Suite à la prise de pouvoir par Khomeini en 1979, elle trouve refuge en Suède. Elle écrit en suédois depuis 1997 et entre à l’académie suédoise en 2018. « Chaque langue qui me donne la liberté de m’exprimer contre l’injustice est la langue de mon cœur » dit-elle à propos de son œuvre poétique où l’exil occupe une place essentielle. (Source : éditeur)
Note pratique sur le livre :
Editeur : Castor Astral Année de publication en France : 2022 (en Suède : 2020) Traduit du suédois par Françoise Sule Préface de Vénus Khoury-Ghata Nombre de pages : 140
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Page 125
Ils étaient silencieux La montagne que j’ai cachée dans ma valise La mer que j’ai emportée avec moi sous mon sein gauche Et le rossignol dans mes rêves
Ils reprennent vie Nous campons ici au-delà du passé Bien loin de nos vagues dans le ventre vide du présent
Nous créons un pays au-delà de toutes les frontières Racontons les histoires que maman racontait au cours des nuits sombres
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Page 115
Je vais chercher la valise qui a longtemps attendu dans le coin de l’angoisse
Je la place au milieu de la pièce bouche ouverte Entreprends de la remplir
Quelqu’un nous attend-il Est-ce que tout sera comme avant Reste-t-il quelque chose de ce que nous avons laissé
Moi et la valise nous avons répété cette scène tellement de fois pour les rideaux silencieux et les murs en larmes Plus tard nous nous endormons toujours au fond de nos rêves réciproques
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Une corbeille à la main elle sortait chaque matin de l’ombre rouge du cerisier
On jouait dans le corps asséché de la rivière Nous ramassions des petits cailloux faisions semblant d’être sourdes quand les bombes explosaient
Je me créais un abri au plus profond de moi Déconnectais tous mes nerfs mes sens Entrais dans un autre monde Parfois j’étais partie plusieurs minutes
Maintenant j’ai l’impression d’avoir vécu une autre vie Celle d’une autre qui n’a pas voulu me suivre ici
Comme je consacre ce mois de janvier au thème du voyage, je ne pouvais pas passer à côté de Baudelaire (1821-1867) puisque plusieurs poèmes très célèbres des Fleurs du Mal évoquent ce sujet. Le poète de Spleen et Idéal avait en effet voyagé entre juin 1841 et février 1842, âgé de vingt ans. Embarqué sur le Paquebot des mers du sud à destination des Indes, un naufrage près des Îles Mascareignes (la Réunion et l’Île Maurice) incite le jeune Baudelaire à retourner en France. Il garde de ce périple un grand attrait pour l’exotisme et les pays lointains. J’aurais pu choisir L’Invitation au Voyage ou Parfum Exotique ou A une Dame créole ou même L’Albatros pour illustrer mon propos, mais j’ai finalement opté pour le moins célèbre Bohémiens en voyage et pour la première partie du long et beau poème Le Voyage (qui comporte en fait quatre parties).
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Le Voyage
I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, L’univers est égal à son vaste appétit. Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le coeur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ; D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, Astrologues noyés dans les yeux d’une femme, La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent D’espace et de lumière et de cieux embrasés ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon, De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
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Bohémiens en voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L’empire familier des ténèbres futures.