Des Poèmes de Valérie Canat de Chizy extraits de son dernier recueil

Couverture chez Les Lieux Dits

Ces poèmes sont extraits du recueil « Les mots dessinent les lèvres » paru vers la fin octobre 2021 aux éditions Les Lieux Dits.

Note biographique sur la poète

Née en 1974, Valérie Canat de Chizy vit et travaille à Lyon. Elle collabore à la revue Verso et au site Terre à ciel. Elle a publié une vingtaine de recueils poétiques depuis 2006.
(Source : internet)

Petite Note de lecture sur le recueil :

Valérie Canat de Chizy aborde dans ce livre des thèmes évocateurs des quatre saisons, avec une place particulière réservée à l’automne : cueillette des mûres, plaisirs d’un foyer réconfortant, visite au cimetière, saveurs du temps qui passe.
Les états d’âme décrits par la poète vont du rire complice avec sa coiffeuse jusqu’à la tendresse pour un arbre qu’elle enlace, mais des émotions plus tristes ou plus tourmentées peuvent apparaître au cours du recueil, au gré de textes introspectifs.
A travers quelques uns de ces poèmes, elle évoque de manière plus ou moins voilée, et toujours pudique et lapidaire, les souffrances propres à l’enfance, la difficulté à trouver une place au milieu des autres, à être soi-même et à communiquer.
La nature (oiseaux, papillons, arbres et fleurs) et les sensations qu’elle prodigue semblent être pour la poète une grande consolation, une source de totale plénitude, et elle parait rechercher ces contacts physiques avec le monde sensible comme une proximité nourricière.
Des thèmes universels qui se parent d’un langage simple, concis et épuré.

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ma mère a tressé
un panier de ronces

tout se déchire
les bras saignent

les mûres
au bas du chemin

la maison de mon enfance

avaient un goût de confitures

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les toiles d’araignées

dans l’encadrement
de la fenêtre

les traces de pluie
sur la vitre

la poussière
sur les meubles

disent
la couleur du temps.

**

je pose mon regard
sur les feuilles de l’automne

laisse se déposer
les couleurs chaudes

au fond de moi

cette saison
invite au recueillement

ramasser les braises
pour le foyer

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Trains étroitement surveillés de Bohumil Hrabal

Couverture chez Folio

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran je vous propose de nous pencher sur ce roman de l’un des principaux écrivains Tchèques du 20ème siècle, Bohumil Hrabal. J’avais déjà lu de lui « une trop bruyante solitude » il y a quelques années et j’avais envie, depuis ce moment, de regoûter au style de cet auteur, qui m’avait plu, même si certains aspects de l’histoire m’avaient laissée un peu perplexe. Et la découverte de ce Folio dans une boîte à livres de mon quartier m’en a fourni l’occasion.

Note sur Hrabal

Né en 1914 à Brno. Il fait son droit à Prague, en 1939, mais les Allemands ayant fermé les universités tchèques, il n’obtiendra son diplôme qu’en 1946. Il n’exercera d’ailleurs jamais le métier de juriste. Il est successivement clerc de notaire, magasinier, employé de chemins de fer, courtier d’assurance, commis voyageur, ouvrier dans une aciérie, emballeur de vieux papiers et figurant au théâtre.
Il publie en 1963 son premier livre, Une perle dans le fond et, tout de suite, on voit en lui un grand écrivain. Ses livres suivants confirmèrent sa réputation, en particulier Trains étroitement surveillés (1965) qui inspira le film éponyme de 1966, réalisé par Menzel, qui reçut l’Oscar du meilleur film étranger.
Ayant dû subir la censure et les attaques du pouvoir tchèque, il est ensuite interdit de publication entre 1970 et 1976 puis, à nouveau, entre 1982 et 1985, sous la dictature communiste de son pays qui l’accuse de « grossièreté et pornographie ».
Il est mort en 1997.

Présentation de l’histoire par l’éditeur

Une petite gare de Bohême pendant la guerre. Un stagiaire tente de s’ouvrir les veines par chagrin d’amour. L’adjoint du chef de gare profite d’une garde de nuit pour couvrir de tampons les fesses d’une jolie télégraphiste. Mais il y a aussi l’héroïsme, le sacrifice, la résistance. Dans un pays qui a donné tant de richesses à la littérature mondiale, Hrabal est un des plus grands.

Mon Avis

On ne peut pas s’attendre à ce qu’un livre sur la Seconde guerre mondiale et la Résistance Tchèque contre les Nazis soit un « feel-good » ou une lecture particulièrement douce. Mais, là, j’ai trouvé que c’était tout de même assez rude et que le niveau de violence était parfois difficile à encaisser. De ce point de vue, les dernières pages du livre sont éprouvantes, et à déconseiller aux âmes sensibles.
Cette brutalité et cette cruauté s’expriment également dans quelques scènes de sexe (pas toutes) et on ne peut vraiment pas dire que la vision de l’amour par Hrabal soit romantique ou courtoise – c’est même exactement le contraire. Les choses sont faites crûment et sans ambages.
Certes, il y a une brève histoire d’amour entre une jeune fille et le héros, qui pourrait passer au début pour délicate et sentimentale, mais ça dégénère rapidement et aboutit à une scène de suicide sanguinolente.
Cependant, la description de la vie des employés de cette gare, des petits fonctionnaires qui ont tous leur tempérament particulier et leur côté pittoresque, chacun à sa façon, m’a paru assez poétique, et même par instants humoristique. Ainsi, quand le jeune héros compare la coiffure du chef de gare à une ogive gothique, et d’autres passages de ce style, qui m’ont fait un peu sourire.
L’écriture de Hrabal m’a paru tout à fait remarquable, avec beaucoup d’images et de métaphores, et, par la seule force de son style il réussit à donner une dimension quasi onirique à des réalités triviales et peu ragoûtantes, il transfigure cette réalité par ses mots. C’est vraiment ce que j’ai le plus apprécié et admiré dans ce roman. Autre point positif : c’est une histoire forte, riche en événements étonnants et en drames inattendus, et on ne s’ennuie pas du tout.
Un roman dur, violent, servi par une très belle écriture.

Un Extrait Page 14-15

(…) Mon grand-père, pour ne pas être en reste avec l’arrière-grand-père Lucas, était hypnotiseur ; il travaillait dans des cirques de campagne et toute la ville voyait dans cette manie d’hypnotiser les gens la preuve qu’il faisait de son mieux pour ne rien faire. Mais en mars, quand les Allemands franchirent si brutalement la frontière pour occuper tout le pays et marchèrent sur Prague, seul mon grand-père s’avança à leur rencontre, seul mon grand-père alla au-devant des Allemands pour leur barrer la route en les hypnotisant, pour arrêter les tanks en marche avec la force de la pensée. Donc grand-père s’avançait, les yeux fixés sur le premier tank qui conduisait l’avant-garde de leurs armées motorisées. Dans la tourelle de ce tank se tenait un soldat du Reich, son buste dépassant jusqu’à la ceinture, coiffé d’un béret noir avec tête de mort et tibias croisés, et grand-père continuait d’avancer droit sur ce tank, il avait les bras tendus et par les yeux il injectait aux Allemands sa pensée, faites demi-tour et retournez d’où vous venez… (…)

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Logo du défi

Les Nuits blanches de Fédor Dostoïevski

Couverture chez Actes Sud

J’ai lu ce court roman (ou longue nouvelle) de Dostoïevski dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, qui a lieu, comme vous le savez sans doute, chaque année au mois de mars.
Quand j’ai découvert ce livre dans ma librairie habituelle, mon attention a tout de suite été attirée par ce titre « Les Nuits blanches » que je ne connaissais pas et dont je n’avais même jamais entendu parler, contrairement à la plupart des titres des romans de Dostoïevski. Il était donc très tentant d’essayer d’en savoir plus et je me suis dépêchée de l’acheter.

Note pratique sur le livre

Date de parution initiale : 1848
Editeur français : Actes Sud (Babel)
Traduit du russe par André Markowicz
Genre : Roman sentimental
Nombre de pages : 86

Note sur Dostoïevski

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, né en 1821, est entré en littérature en janvier 1846 avec Les Pauvres Gens. Pour des raisons politiques, il fut déporté au bagne de Sibérie, durant quatre ans, entre 1849 et 1853. Il mena ensuite une vie d’errance en Europe, au cours de laquelle il renonça à ses anciennes convictions socialistes et devint un patriote fervent de l’Empire russe. Il est mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881. (Sources : Wikipédia et l’éditeur)

Quatrième de Couverture (début)

Un jeune homme solitaire et romanesque rencontre, une nuit, dans Pétersbourg désert, une jeune fille éplorée. Désespérée par un chagrin d’amour, Nastenka se laisse aller au fantasme du jeune homme, épris dès le premier instant, le berce – et se berce – dans l’illusion d’une flamme naissante… (…)

Mon Avis :

Comme souvent dans les livres de Dostoïevski, les personnages sont extrêmement passionnés et exaltés, mais aussi tiraillés entre des sentiments contradictoires qui ne les laissent pas en repos et qu’ils extériorisent abondamment. On retrouve donc cette exaltation volubile et cette expression enflammée et impulsive de soi-même dans Les Nuits blanches. Nous assistons, au cours de ces quatre nuits blanches (qui forment les quatre parties du livre), aux conversations entre le jeune homme solitaire et la jeune fille de dix-sept ans, Nastenka, et ces deux personnages semblent se confier l’un à l’autre absolument tout ce qu’ils pensent, sans aucune retenue, et dans une sincérité totale, ce qui est étonnant pour des gens qui viennent juste de se rencontrer, mais qui peut s’expliquer par leur grande jeunesse et candeur, mais également par le grand besoin affectif dans lequel ils se trouvent tous les deux.
Effectivement, le jeune homme et la jeune fille nous sont présentés tous les deux comme des rêveurs quelque peu déconnectés de la société et de la réalité. Ils vivent chacun dans une telle solitude et un tel manque d’affection et de relations humaines qu’ils sont prêts à donner leur confiance, leur cœur et leurs serments d’amour éternel à n’importe qui, au gré d’un élan passager, d’un sourire entraperçu ou d’une confidence faite par hasard sur un bout de trottoir.
Ainsi, la jeune fille, pour échapper à l’enfermement que lui impose sa grand-mère, va se jeter aux pieds du premier venu, qu’elle ne connait quasiment pas, mais qu’elle croit connaître parce qu’il l’a invitée deux fois au théâtre et que ces sorties l’ont fait rêver. Mais, dès qu’elle se croit abandonnée par ce premier « fiancé », elle serait tout aussi enthousiaste et partante pour se jeter au cou du jeune homme solitaire et rêveur et ne tarderait pas à se laisser consoler par lui. Et nous comprenons qu’elle n’aime pas plus le premier jeune homme que le deuxième et que sa quête acharnée d’un amoureux est une chose désespérée et vide de sens.
Bref, ces grandes passions romantiques nous sont présentées par Dostoïevski comme des mascarades absurdes et mensongères, où les êtres sont finalement interchangeables et où le problème essentiel (mais inavoué) est d’échapper à tout prix à son destin solitaire et déprimant.
Un très beau livre, qui montre la condition humaine sous un jour peu reluisant et l’amour romantique sous une forme peu flatteuse mais ce tableau m’a paru convaincant, pris dans ce contexte !

Un Extrait page 42

C’est en vain que le rêveur fouille, comme la cendre, ses rêves anciens, cherchant dans cette cendre ne fût-ce qu’une braise, pour lui souffler dessus et, par un feu renouvelé, réchauffer un cœur qui s’éteint, ressusciter en lui ce qui lui fut si cher, ce qui l’émouvait tant, ce qui faisait bouillir son sang, lui arrachait des larmes et l’abusait si somptueusement ! Savez-vous, Nastenka, où j’en suis ? savez-vous que j’en suis à fêter l’anniversaire de mes sensations, l’anniversaire de ce qui me fut cher, de quelque chose qui, au fond, n’a jamais existé – parce que l’anniversaire que je fête est celui de mes rêves stupides et vains – et à faire cela parce que même ces rêves stupides ont cessé d’exister, parce qu’il n’est rien qui puisse les aider à survivre : même les rêves doivent lutter pour survivre ! Savez-vous qu’à présent, j’aime me souvenir, et visiter à telle ou telle date des lieux où j’ai été heureux à ma façon, j’aime construire mon présent en fonction d’un passé qui ne reviendra plus et j’erre souvent comme une ombre, sans raison et sans but, morne, triste, dans les ruelles et dans les rues de Petersbourg. (…)

Quelques Poèmes de Gabrielle Althen

Ayant déjà eu l’occasion de lire avec beaucoup de plaisir des poèmes de Gabrielle Althen dans diverses revues, j’ai souhaité acheter son dernier recueil « La Fête invisible » paru chez Gallimard en mai 2021 dans la collection blanche, et que j’ai trouvé excellent et remarquable.

Présentation de la poète :

Gabrielle Althen (née en 1939) est une poète, romancière, nouvelliste, essayiste, traductrice et scénariste française. Professeure de littérature comparée à l’Université de Paris-Nanterre. Elle a obtenu le Prix Louis Guillaume en 1981.


Présentation du livre par l’éditeur :

Il y a dans cette centaine de poèmes en vers et en prose autour de la beauté, de son aura, de son approche, de son mystère, quelque chose qui s’apparente à un feu d’artifice. Le ciel poétique en est comme bouleversé. Y concourent des brassées d’images étonnantes, portées par des rythmes inattendus, et soutenues par une grande maîtrise de la langue et le naturel de son expression. C’est un véritable art poétique qui se déploie ici et nous rappelle que la poésie est bien la manière de rendre accessible, évident, ce qui reste inexprimable. (Source : Gallimard).

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Page 17

La Rumeur du Néant

Rien, rien, rien, la litanie du rien, mais le néant ne veut pas commencer et l’air brille.
Je n’étais pas concernée, bien que je sache que je manque de chic, puisque je manque de néant. Du reste, ma terreur, qui n’est pas du néant, s’assortissait d’épines.
On se parlait. C’est toujours la vie qui parle à la vie. Les oiseaux et le vent le savent, qui lui bredouillent en leur langue un amen.
Et l’on cajolait l’ennui et trouvait intelligent de le porter sur soi. Je répondais parfois, mais c’était sans avoir beaucoup à dire, parce que je m’appliquais surtout à continuer de marcher en collectant des miettes, dans les faubourgs qu’il me fallait traverser.

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Page 22

Les Mains justes

Mais pourquoi notre terre, dans le manteau du soleil, était-elle si petite, notre terre et ses routes exquises, avec cyprès, châteaux et amandiers sur les terrasses ? Et notre peur de perdre et de mourir convoitait ces douceurs de façon si féroce que la fleur fut fauchée et le fruit se rompit.
On dit que, par le passé, aurait existé un bel amour qui laissait tout en place en caressant l’instant de ses mains toujours lisses.

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Page 51

Face à face

Avec son grand visage vide
La beauté me fait face
Mon instinct s’intimide
Ô cette basse continue de la peine
Et le creux martelé du face à face !
Un cheval broute
Les routes sont arides
Je possède un regard et deux mains
Et même un centre dit de gravité
Le jour est lourd
Dire qu’il y aurait là-bas des rires
Et des actes sans poids…
Mon Dieu, mon Dieu !
Sauvez-nous de l’informe.

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Page 54

Lumière heureuse, comme manquante, ciel vide au-dessus de l’équanimité du jour, cet ordre sans parole pardonnant les gestes des badauds.

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Page 105

Bricole

Le vent retourne l’air
Une migration d’arbres suit
Des avions se promènent
On a lavé le jour
Le ciel pourtant ne bouge pas
Y aurait-il à faire ?
Le vent n’attente pas à la lumière

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Des Extraits de « l’Art du roman » de Milan Kundera

Couverture chez Folio

Ce livre m’a été conseillé par l’une de mes médecins lors d’une consultation, ce dont je la remercie grandement car ce fut une magnifique lecture, enrichissante, stimulante intellectuellement et donc très plaisante ! Sûrement l’un des meilleurs livres que j’aie lus sur l’écriture, sur la signification de la littérature et ce qu’elle peut nous apporter. En même temps, ce livre est une réflexion sur le monde, sur l’Histoire, sur la culture européenne, sur la psychologie humaine, puisque toutes ces choses sont reflétées par les romans et réfléchies par les romanciers, qui en donnent leur propre vision.
Mais plutôt que d’écrire une chronique qui ne ferait que paraphraser maladroitement Kundera, je préfère recopier ici quelques extraits de ce livre, en espérant qu’ils vous donneront envie d’en savoir plus !

J’ajoute que j’ai lu « L’Art du roman » dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Note pratique sur le livre :

Genre : essai
Année de première parution : 1986, chez Gallimard
Editeur en poche : Folio
Nombre de pages : 193

Note sur l’auteur :

Milan Kundera, né le 1er avril 1929, est un écrivain tchèque naturalisé français. Ayant émigré en France en 1975, il a obtenu la nationalité française le 1er juillet 1981, peu de temps après l’élection de François Mitterrand. (Source : Wikipédia).

Un Extrait page 29 :

(…) Le roman (comme toute la culture) se trouve de plus en plus dans les mains des médias ; ceux-ci, étant agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps. Cet esprit me semble contraire à l’esprit du roman.
L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : »Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. » C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien Anna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante et inutile. (…)

Un Extrait page 57 :

(…) En effet, il faut comprendre ce qu’est le roman. Un historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre, le crime de Raskolnikov n’a jamais vu le jour. Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non-réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C’est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka. Mais même si ses romans n’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de l’existence (possibilité de l’homme et de son monde) et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi nous sommes capables.(…)

Un Extrait page 186 :

(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman. (…)

Des Poèmes de Wislawa Szymborska

Couverture chez Fayard

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, auquel je participe chaque année en mars, je vous parle aujourd’hui de la poète polonaise, Prix Nobel de Littérature en 1996, Wislawa Szymborska (1923-2012).
J’avais déjà consacré un article à l’un de ses recueils, « De la mort sans exagérer », dont vous pouvez retrouver le lien ici.

Le recueil « Je ne sais quelles gens » est précédé par le discours prononcé par Szymborska devant l’Académie Nobel en décembre 1996. Il rassemble des extraits de huit recueils de la poète, échelonnés de 1957 à 1996, et il comporte aussi deux poèmes inédits.

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Note sur la poète

Elle suit des études de lettres et de sociologie. Elle est d’abord influencée par le poète Milosz et publie son premier poème en 1945. En 1948 elle se marie avec le poète Adam Wlodek dont elle divorcera en 1954. Ses deux premiers recueils poétiques répondent aux exigences du réalisme soviétique car elle est membre du Parti Communiste. Après la mort de Staline, sa poésie se libère et devient beaucoup plus critique et ironique envers ce régime. Dans les années 70, elle écrit plusieurs chefs d’œuvre, qui lui valent une grande renommée dans son pays et en Allemagne. En 1996, le Prix Nobel de Littérature la fait connaître au monde entier et la récompense – je cite – « pour une poésie qui, avec une précision ironique, permet au contexte historique et biologique de se manifester en fragments de vérité humaine. »

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Ces deux poèmes sont extraits du livre « Je ne sais quelles gens » paru chez Fayard en 1997 dans une traduction de Piotr Kaminski.

Page 45

Poème en hommage

Il était une fois. Inventa le zéro.
D’un pays incertain. Sous l’étoile
aujourd’hui noire peut-être. Entre deux dates
dont nul ne peut jurer. Sans un nom
quelconque, même douteux. Il ne laisse
pas une pensée profonde en-dessous de son zéro
sur la vie qui est comme… Nulle légende
comme quoi, un jour, à une rose cueillie
ajoutant un zéro, il fit un grand bouquet.
Ou qu’au moment de mourir il enfourcha un chameau
aux cent bosses, et partit dans le désert. Qu’il s’endormit
à l’ombre des palmes du vainqueur. Qu’il se réveillera
le jour où tout aura été finalement compté
jusqu’au dernier grain de sable. Quel homme.
Par la fente qui sépare ce qui est de ce qu’on rêve
il échappa à notre attention. Résistant
à toute destinée. Se défaisant
de toute figure qu’elle tente de lui prêter.
Le silence ne porte nulle marque de son passage.
L’éclipse prend soudain l’apparence d’un horizon.
Zéro s’écrit de lui-même.

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Page 139

Trois Mots étranges

Quand je prononce le mot Avenir,
sa première syllabe appartient déjà au passé.

Quand je prononce le mot Silence,
je le détruis.

Quand je prononce le mot Rien,
je crée une chose qui ne tiendrait dans aucun néant.

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Des Extraits de « L’extase matérielle » de J.M.G. Le Clézio

Ce livre m’a été conseillé par un ami artiste et ce fut un excellent conseil car je l’ai beaucoup apprécié. Très beau livre, qui peut s’apparenter à un essai philosophique ou à des proses poétiques.
Plutôt que de rédiger une chronique, selon mon habitude, j’ai préféré recopier quelques extraits.

Note pratique sur le livre :

Année de parution : 1967
Editeur : Folio
Nombre de pages : 315
Genre : Essai

Note sur l’auteur :

Jean-Marie Gustave Le Clézio est né en 1940 à Nice, il se définit lui-même comme un écrivain de langue française. Il a les nationalités française et britannique et se considère de culture mauricienne et bretonne. Il obtient le Prix Renaudot en 1963 pour son premier et célèbre roman Le Procès-verbal. D’abord marqué par les recherches formelles du Nouveau Roman, il s’oriente par la suite vers un style plus onirique, sous les influences des cultures amérindiennes et de ses multiples voyages. Il obtient en 2008 le Prix Nobel de littérature en tant que « écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante ». (Source : Wikipédia résumé par mes soins).

Quatrième de Couverture :

Essai discursif, à l’opposé de tout système, composé de méditations écrites en toute tranquillité, destinées à remuer plutôt qu’à rassurer, oui, à faire bouger les idées reçues, les choses apprises ou acquises. C’est un traité des émotions appliquées.
« Les principes, les systèmes, sont des armes pour lutter contre la vie. »
« La beauté de la vie, l’énergie de la vie ne sont pas de l’esprit, mais de la matière. »
Douloureusement, cliniquement, l’auteur parle de lui pour lui : de sa chambre, de la femme, du corps de la femme, de l’amour, d’une mouche, d’une araignée, de l’écriture, de la mort, de son idée de l’absolu.
« Il y a un indicible bonheur à savoir tout ce qui en l’homme est exact. »
Le Clézio nous livre frénétiquement le secret d’une découverte mais, bien entendu, le secret demeure entier.

Quelques Extraits :

Page 11 :

Quand je n’étais pas né, quand je n’avais pas encore refermé ma vie en boucle et que ce qui allait être ineffaçable n’avait pas encore commencé d’être inscrit ; quand je n’appartenais à rien de ce qui existe, que je n’étais pas même conçu, ni concevable, que ce hasard fait de précisions infiniment minuscules n’avait pas même entamé son action ; quand je n’étais ni du passé, ni du présent, ni surtout du futur ; quand je n’étais pas ; quand je ne pouvais pas être ; détail qu’on ne pouvait pas apercevoir, graine confondue dans la graine, simple possibilité qu’un rien suffisait à faire dévier de sa route. Moi, ou les autres. Homme, femme, ou cheval, ou sapin, ou staphylocoque doré. Quand je n’étais pas même rien, puisque je n’étais pas la négation de quelque chose, ni même une absence, ni même une imagination. Quand ma semence errait sans forme et sans avenir, pareille dans l’immense nuit aux autres semences qui n’ont pas abouti. Quand j’étais celui dont on se nourrit, et non pas celui qui se nourrit, celui qui compose, et non pas celui qui est composé. Je n’étais pas mort. Je n’étais pas vivant. Je n’existais que dans le corps des autres, et je ne pouvais que par la puissance des autres. (…)

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Page 127 :

La grande beauté religieuse, c’est d’avoir accordé à chacun de nous une AME. N’importe la personne qui la porte en elle, n’importe sa conduite morale, son intelligence, sa sensibilité. Elle peut être laide, belle, riche ou pauvre, sainte ou païenne. Ca ne fait rien. Elle a une AME. Etrange présence cachée, ombre mystérieuse qui est coulée dans le corps, qui vit derrière le visage et les yeux, et qu’on ne voit pas. Ombre de respect, signe de reconnaissance de l’espèce humaine, signe de Dieu dans chaque corps. Les idiots sont idiots mais ils ont une AME. Le boucher à la nuque épaisse, le ministre, l’enfant qui ne sait pas parler, ont chacun leur AME. Quelle est la vérité dans ce mystère ? (…)

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Page 194

Mais aucune de ces deux forces n’est vraiment favorable à l’homme. La nuit et le jour, le vide et le plein, ainsi conçus, sont deux monstres avides de faire souffrir et de détruire.
L’angoisse du jour est peut-être encore plus terrifiante que celle de la nuit. Car ici, nous ne sommes pas en proie à un ennemi visqueux qui se dérobe sans cesse ; nous sommes face à la dureté, à la cruauté, à la violence impitoyable du réel. Notre peur n’est pas d’un inconnu qui creuse son gouffre, mais d’une exaspération de l’être, d’une sorte de vertige d’existence qui nous extermine à force de s’étaler, de se montrer. Le trop visible est encore plus hostile que l’invisible. (…)

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Page 258

Le bonheur n’existe pas ; c’est la première évidence. Mais c’est un autre bonheur qu’il faut peut-être savoir chercher, un bonheur de l’exactitude et de la conscience. S’il vient, en tout cas, c’est quand la vie a terminé son ouvrage. C’est quand la vie, par instants, ou bien jamais, ou bien dans une continuelle ardeur de la conscience, a cessé de lutter contre le monde et se couche sur lui ; c’est quand la vie est devenue mûre, cohérente et longue, chant profond qu’on cesse d’entendre ou de chanter avec sa gorge, mais qu’on joue soi-même, avec son corps, son esprit, et le corps et l’esprit de la matière voisine.
Alors il est bien possible que l’individu qui était sourd et aveugle laisse entrer en lui une force nouvelle, une force nouvelle qu’il avait pour ainsi dire toujours connue. Et que dans cette force, il y ait l’esprit des autres hommes, l’esprit des autres vies, l’unique onde du monde. Cela se peut. Etant accompli, étant la somme de tous les malheurs et de tous les espoirs, cette vie pourra n’être plus recluse. A force d’être soi, à force d’être soi dans le drame étroit, il se peut que cet homme dépasse tout à coup le seuil de sa prison et vive dans le monde entier. Ayant vu avec ses yeux, il verra avec les yeux des autres, et avec les yeux des objets. Ayant connu sa demeure, angle par angle, il reconnaîtra la demeure plus vaste et il vivra avec les millions de vies. Par le singulier, il touchera peut-être à l’universel. (…)

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Le Printemps des artistes est de retour en 2022 !

Je suis contente de vous annoncer une nouvelle édition du Printemps des Artistes, pour la deuxième année consécutive.
Cette année, il commencera le 1er avril 2022 et finira deux mois plus tard, le 1er juin 2022.

L’occasion est venue pour moi de vous rappeler le principe de ce printemps thématique : il s’agit de lire et de chroniquer un livre où il est question d’un art (musique, peinture, sculpture, architecture, danse, bande dessinée, cinéma, etc.) ou dont le héros est un artiste (musicien, peintre, etc.), que cet artiste ait réellement existé ou qu’il soit un personnage de pure fiction.

Vous pouvez aussi voir et chroniquer un film répondant à cette description !

Vous trouverez sur Babelio sans difficulté des idées de lectures en cherchant « romans sur la peinture », « romans sur la musique », etc. donc je vous laisse chercher ce qui vous convient !

Et n’oubliez pas de me signaler vos articles en commentaires.

Voici le logo du Défi, conçu l’année dernière par Goran avec beaucoup de talent, et que vous pouvez réutiliser sur vos blogs si vous le souhaitez :

Logo du Défi

Le Monde d’Apu de Satyajit Ray

Affiche du Film

Vous avez peut-être déjà lu mes précédents articles sur « La Complainte du sentier »(1955) et « L’Invaincu »(1956), les deux premiers volets de « La Trilogie d’Apu » réalisés par le cinéaste indien Satyajit Ray.
Il était donc logique que je regarde le troisième et dernier volet de cette belle et émouvante trilogie : « Le Monde d’Apu » (1959), où nous retrouvons le même héros, Apu, qui est devenu adulte et qui vient de finir ses études de sciences.

Note technique sur le film :

Date de sortie : 1959
Image en noir et blanc
Durée : 1h40
Langue : bengali, sous-titré.

Le début de l’histoire :

Apu (joué par Soumitra Chatterjee) est un jeune homme d’une vingtaine d’années, il vit à Calcutta dans une chambre assez misérable dont il a du mal à payer le loyer. Ayant tout juste abandonné ses études de sciences, il n’arrive pas à trouver un travail intéressant et assure sa maigre subsistance en donnant quelques cours particuliers. Mais il ne se laisse pas abattre pour autant et garde un tempérament joyeux et entreprenant. Ainsi, il consacre une partie de son temps à l’écriture d’un roman autobiographique, qu’il espère pouvoir publier lorsqu’il sera fini, et à la création de très beaux poèmes en langue bengalie. Un jour, son meilleur ami et ancien compagnon d’études, Pulu, l’invite à la campagne pour assister au mariage de sa jeune cousine, prénommée Aparna (jouée par Sharmila Tagore). Apu accepte cette invitation et il va bientôt être très surpris par la manière dont tournent les événements – et qui est pour le moins inattendue. (…)

Mon humble avis :

Dans ce dernier volet de la trilogie, le personnage d’Apu gagne encore en complexité et en humanité. Certes, il est un homme généreux, sensible et bon, qui cherche à agir noblement lorsqu’il accepte d’épouser Aparna pour lui éviter le déshonneur, alors qu’il ne la connait pas, mais il sera aussi un père injuste, trop bouleversé et anéanti par le deuil de sa jeune épouse pour se préoccuper de son petit garçon, qu’il rend responsable de l’accouchement difficile et qu’il ne veut pas rencontrer durant de longues années. Dans ce sens, « Le Monde d’Apu » nous montre le triomphe du pardon et de la réconciliation, la rédemption du héros par l’amour que son fils et lui commencent à éprouver l’un pour l’autre. On peut dire aussi que ce sont les forces de la vie qui finissent par l’emporter sur la mort, le désespoir, la négativité, le rejet.
Dans le film, nous assistons à trois ou quatre scènes qui se déroulent près de voies ferrées ou dans une gare et ces scènes m’ont semblé cruciales : dans la première d’entre elles, Apu explique à son ami Pulu les grands thèmes du roman autobiographique qu’il est en train d’écrire et il dresse en même temps un portrait de lui-même, tel qu’il se voit à ce moment-là : il est un homme éclairé, qui a livré un combat contre lui-même et qui s’est dégagé de toutes les superstitions, il est heureux, il aime la vie. Nous le sentons plein d’enthousiasme et d’optimisme. Mais les hasards de la vie et les souffrances qu’ils provoquent, vont casser ce bel élan : d’une part, Apu va se plier aux superstitions villageoises et épouser une jeune fille qu’il ne connait pas (ce qui, paradoxalement, va le rendre très heureux). D’autre part, il va connaître le deuil et le malheur, et il va dire non à la vie, s’isoler, s’enfoncer dans les ténèbres. Et, dans ce moment, il choisit de détruire son roman, de l’abandonner, ce qui parait l’aboutissement logique de sa détresse. Mais ce geste nous révèle aussi qu’Apu ne se reconnaît plus dans le jeune homme qu’il était et qui dressait un portrait si exalté, combattif et idéalisé de lui-même. La destruction de ce roman nous montre, en même temps, qu’Apu accède à une vision réaliste de lui-même et qu’il fait le deuil de ses illusions de jeunesse, qu’il entre dans l’âge adulte, même s’il doit traverser pour cela une grande et longue crise de désespoir.
« Le monde d’Apu » s’est avéré être mon volet préféré de « la Trilogie d’Apu », mais les deux volets précédents sont également très beaux et l’ensemble des trois forme une œuvre magnifique, intemporelle, qui restera dans ma mémoire.
Un film sublime, qui m’a réellement bouleversée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir vu !

le mariage d’Aparna (Sharmila Tagore)