Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan


Ayant manqué le « Poirier sauvage » sorti récemment en salles et n’ayant encore jamais vu de film de ce réalisateur turc (né en 1959) dont le talent est pourtant très mondialement reconnu et largement récompensé dans les festivals, je me suis procuré Winter Sleep, Palme d’or en 2014, dont les critiques étaient unanimement élogieuses.
Première remarque : le film dure plus de 3h15, et le rythme est plutôt lent, privilégiant les dialogues, ce qui semble caractéristique de ce réalisateur d’après ce que j’ai compris, mais j’ai trouvé ça plutôt agréable car ça permet d’apprendre à connaître les personnages en profondeur et de se rendre compte de toute leur complexité, comme si on partageait une tranche de vie à leurs côtés.
Deuxième remarque : Les personnages sont très subtilement dessinés, sans qu’on puisse vraiment donner raison ou tort à l’un ou à l’autre. Au début, le personnage principal, Monsieur Aydin, fait figure de maître bon et généreux, réaliste, juste dans ses jugements, respecté et admiré par tous, intelligent, talentueux, et puis, peu à peu, les reproches se mettent à pleuvoir sur lui et le portrait du brillant homme commence à se fissurer sérieusement : orgueilleux, dominateur, égocentrique, telle est la façon dont ses proches le voient et nous-mêmes, en tant que spectateurs, commençons à nous interroger sur notre propre vision de ces personnages : la sœur manque-t-elle vraiment de réalisme (c’est ce qui apparait au premier abord) ? L’épouse (Nihal) fait-elle vraiment preuve d’angélisme ? Les réponses aux questions que nous nous posons tout au long de ces trois heures ne sont jamais clairement tranchées, car la réalité est ambiguë et chaque personnage a sa propre version de la vérité.
Troisième remarque : les questions morales sont très présentes et, là encore, s’opposent une vision pragmatique, réaliste, illustrée par Monsieur Aydin et une vision idéaliste, pure, et naïve, représentée par Necla (la sœur) et Nihal (l’épouse), sans que le film tranche entre les deux.
Il faut dire aussi que l’action se déroule dans des paysages superbes, au milieu de villages troglodytes couverts de neige, dans une ambiance à la fois rude et très esthétique.
Dernière remarque : les acteurs sont tous excellents, jusqu’aux personnages les plus secondaires, et jouent avec un grand naturel.
Un film que je suis heureuse d’avoir vu.

Deux poèmes d’Etienne Faure


J’ai trouvé ces deux poèmes d’Etienne Faure (né en 1960, vit à Paris) dans le recueil Tête en bas paru chez Gallimard en 2018. Bien que j’aie eu un peu de mal à rentrer dans ce recueil et que cet univers soit assez éloigné du mien, je reconnais que son style est très maîtrisé et que c’est un livre qui vaut la peine qu’on s’y arrête.
Mais je vous laisse vous faire votre propre opinion :

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Quelques minutes sans parler de vie ni de mort,
des vieux poursuivaient de l’index la lecture,
par la grâce de la myopie enfermés dans les mots,
simples alinéas, maigres textes – un journal –
interrogeant du doigt pour savoir
où va l’article, en est l’idée, la pensée qui précède
avant le noir complet, c’était l’hiver,
les jours au plus bas
– la situation internationale, page 7,
la météo, la grille de mots,
un rapide coup d’oeil à la nécrologie
puis à la fenêtre encore aveuglante
de toute la neige qui ce matin avait rajeuni
le paysage,
tombée neuve, un peu hors du temps,
avant retour à l’abstraction, doigts noirs
accrochés aux nouvelles du monde.

journal d’hiver

(page 112)

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Organe au principal du goût
la langue à la fois requise pour tester
le vin d’un claquement sec, en parler
puis goûter, en reparle – en cause –
avec quelques tournures, un accent
dans un mime hésitant entre les deux rôles,
d’assaillie devenue assaillante
par les papilles, non, la parole
dans tous ses états défendant un sens
pour n’en perdre l’usage en sa double acception,
la langue à la fois qui pique et ouvre à la saveur
et celle en devenir qui donne sa position
sans quoi la bouche est un moyeu où la langue,
privée de sens, en fait de glose,
depuis le O du gosier jusqu’aux lèvres
le soir aura tourné pour rien.

position de la langue

(page 51)

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Deux extraits de Nocturnal de René Pons

Recueil de courtes proses inclassables, sur des thèmes variés mais où la préoccupation de l’écriture et de la postérité de l’écrivain revient fréquemment, Nocturnal est paru chez Rhubarbe en 2013. Ecriture parfois teintée de surréalisme, j’ai cru discerner parfois des réminiscences d’Artaud ou de Lautréamont, mais j’ai préféré finalement les réflexions lucides sur le rôle et l’essence de la littérature.

Extrait page 62

L’homme qui marche, marche sans se préoccuper de garder une mémoire de sa marche. Il est tout entier dans un mouvement qui s’efface au fur et à mesure qu’il se produit. Et l’homme qui ainsi marche est heureux du mouvement qu’il donne à son corps.

L’homme qui écrit, lui, est tout entier dans le mouvement de son écriture, il est, lorsque cette écriture coule de lui avec aisance, heureux dans le mouvement de cette écriture, mais l’homme qui écrit ne se contente pas du bonheur de tracer, il veut conserver cette trace, il veut la faire partager, pire, il veut qu’elle survive au néant qu’il deviendra.
Cela est-il sage ?
Peut-on imaginer – Dante n’y a pas pensé -, si l’enfer existait, supplice plus cruel qu’un écrivain condamné à écrire, jusqu’à la fin des temps, en voyant son texte s’effacer au fur et à mesure qu’il le trace ?

Extrait page 63

Est-ce que j’écris parce que je veux écrire, parce que je me force à écrire, ou bien parce que je subis une incoercible nécessité d’écrire ? Est-ce que je ne me fais pas croire que cette nécessité existe ? Est-ce que, par désir de ressembler à certains, qui en furent possédés, je ne me crée pas de toute pièce une nécessité qu’en réalité je n’éprouve pas ? Est-ce que je ne suis pas un infect comédien et toute ma vie un mensonge ?
A écrire ces questions, en regardant le ciel gris dehors, j’entends craquer les poutres de l’édifice interne et je tremble, et le monde, autour de moi, n’est plus, par bonheur seulement l’espace d’un instant, qu’un insupportable simulacre.

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Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès

Mes vacances ne sont pas loin d’être finies, ou du moins je commence à préparer sérieusement mon retour sur ce blog.

En attendant ma réapparition définitive du 1er septembre (avec les comptes-rendus de toutes mes lectures estivales), voici un petit billet en guise de mise en bouche.

Cette lecture est encore très fraîche dans ma mémoire puisque je viens juste de la terminer, mais je dois dire que je ne suis pas convaincue du tout et que je me suis passablement ennuyée. On me rétorquera peut-être qu’une pièce de théâtre est faite pour être vue sur une scène, et non pas lue, et certainement une mise en scène judicieuse doit pouvoir pimenter un peu ce texte qui m’a paru bien plat. La situation de départ est pourtant prometteuse et intéressante mais, rapidement, l’action se fige et se dilue sans que rien ne se passe, ni dans les actes ni dans les paroles.
La situation de départ : un homme (Koch) se fait conduire par son chauffeur (Monique) sur le quai désert d’un quartier misérable, dans le but de se suicider. Alors qu’il vient de sauter dans le fleuve, il est repêché par un homme qui n’est pas forcément animé par de bonnes intentions. Une famille d’immigrés (espagnols ou indiens ?) cherche à profiter de la situation pour le racketter.
Les personnages se disputent pour savoir s’ils vont crever les pneus de la voiture, où est le delco, où est la montre luxueuse de Koch (le candidat au suicide), où sont les clés de la voiture, est-ce que tel personnage veut bien donner les clés de la voiture à tel autre, etc.
La fin redonne un peu d’énergie à ces situations plates et figées, avec quelques dialogues qui font mouche, et une tension dramatique accrue, mais ça reste tout de même très en-dessous (à mon avis) de cette autre très bonne pièce de Koltès : Dans la solitude des champs de coton qui n’est pourtant postérieure que d’une année (1986) mais dont l’écriture me parait bien plus élaborée.
Pour moi qui aime bien Koltès d’habitude et qui apprécie son style, c’est une assez mauvaise surprise.

Trois poèmes de Lydia Padellec


Je viens de finir de lire Cicatrices de l’Avant-jour, publié chez Al Manar en mai 2018, un très beau recueil illustré de gravures de Marie Alloy.
Extrait de la quatrième de couverture :
Lydia Padellec vit et travaille en Bretagne ; elle se consacre entièrement à la poésie et a déjà publié une dizaine de recueils. Cicatrices de l’Avant-jour est né du bouleversement provoqué par les événements tragiques de novembre 2015 à Paris.

***

Dans la chambre
fermée à clé
la nuit cogne
contre les meubles
tu ne l’entends pas
contre toi elle se glisse
dans les draps froids
elle se glisse et se faufile
entre tes cuisses
elle a la douceur de l’éclair
et le visage de l’oubli
tu voudrais la saisir
son odeur te poursuit
t’enveloppe d’insomnie
jusqu’à l’aube

***

Du bout de la langue
la clarté de la lampe
égratigne mes lèvres
– Clair obscur
de ma mélancolie
les mots ont un goût
de cendre

***

Rideaux d’acier
baissés – la respiration
suspendue
aux cris funestes
des sirènes
où es-tu mon amour
la nuit tisse sa toile
longe les murs
s’attarde aux reflets
troués des vitrines –
un visage d’ange
regarde le ciel
pétrifié

***

Lydia Padellec, 2018