L’Art d’avoir toujours raison de Schopenhauer

Dans le cadre des Feuilles allemandes, le défi organisé par Eva, Patrice et Fabienne, j’ai choisi d’ouvrir et de clore ce mois de novembre 2022 avec le philosophe Arthur Schopenhauer.
Si je vous parlais il y a environ trois semaines des Aphorismes sur la sagesse dans la vie, je vous présente aujourd’hui L’art d’avoir toujours raison, qui est un livre plus court mais tout aussi percutant et qui a l’avantage d’avoir des applications pratiques tout à fait possibles et utiles dans nos vies quotidiennes.

Note pratique sur le livre

Genre : Philosophie (Essai)
Editeur : 1001 Nuits
Date de publication originale : 1831
Traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont
Nombre de pages : 76

Présentation du livre

Dans ce court essai, Arthur Schopenhauer explore trente-huit stratagèmes pour remporter une joute oratoire et imposer son point de vue dans une controverse.
Il ne s’agit pas ici d' »avoir raison » dans le sens de « prouver une vérité objective » mais plutôt de river son clou à son adversaire et d’avoir le dernier mot, même si on défend une thèse douteuse ou carrément fausse. Comme le dit Schopenhauer (je résume grossièrement), on peut avoir raison sur le fond et, malgré tout, se laisser écraser dans un débat parce qu’on n’a pas utilisé les bonnes tactiques.
Ce sont justement ces tactiques et ces stratégies que le philosophe nous expose : libre à nous de les appliquer si nous ne sommes pas trop scrupuleux (la plupart sont de la pure mauvaise foi) ou, au contraire, si nous voulons rester honnêtes, de les repérer chez nos contradicteurs pour mieux les déjouer et nous en prémunir.
C’est donc, en quelque sorte, un petit guide pratique, bien utile si nous devons nous mêler à des polémiques où règnent l’intimidation et les manœuvres de mauvaise foi.

Mon humble avis :

Schopenhauer a généralement une image austère, voire sinistre, mais ce petit livre a un côté très amusant et j’ai souvent souri en reconnaissant certains stratagèmes largement employés par les actuels hommes et femmes politiques de tous bords, dont les débats pourraient servir d’illustration à chaque page. Ce livre m’a aussi évoqué certaines polémiques sur les réseaux sociaux, comme quoi, du 19ème siècle au 21ème les mentalités et les caractères n’ont pas beaucoup changé et on emploie toujours les mêmes petites astuces pour enfoncer ses adversaires et opposants.
Agréable à lire et très court, cet essai ne nécessite pas une grande culture philosophique ; il est très accessible.
Un livre intelligent et réjouissant !

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Un Extrait page 52

Stratagème 31

Si on ne sait pas quoi opposer aux raisons exposées par l’adversaire, il faut, avec une subtile ironie, se déclarer incompétent :  » Ce que vous dites-là dépasse mes faibles facultés de compréhension ; c’est peut-être tout à fait exact, mais je n’arrive pas à comprendre et je renonce à tout jugement. » De cette façon, on insinue, face aux auditeurs qui vous apprécient, que ce sont des inepties. C’est ainsi qu’à la parution de La Critique de la raison pure, ou plutôt dès qu’elle commença à faire sensation, de nombreux professeurs de la vieille école éclectique déclarèrent « Nous n’y comprenons rien », croyant par là lui avoir réglé son compte. Mais quand certains adeptes de la nouvelle école leur prouvèrent qu’ils avaient raison et qu’ils n’y comprenaient vraiment rien, cela les mit de très mauvaise humeur.
Il ne faut utiliser ce stratagème que quand on est sûr de jouir auprès des auditeurs d’une considération nettement supérieure à celle dont jouit l’adversaire. Par exemple, quand un professeur s’oppose à un étudiant. A vrai dire, cette méthode fait partie du stratagème précédent et consiste, de façon très malicieuse, à mettre sa propre autorité en avant au lieu de fournir des raisons valables. (…)

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La Montagne Magique de Thomas Mann (2è moitié)

Couverture au Livre de Poche

J’avais déjà fait paraître ici, en octobre dernier, un billet sur la première moitié de « La Montagne Magique » et voici une chronique après lecture de la deuxième moitié.
Vous pourrez vous reporter à mon premier article pour le résumé du début de l’histoire et les renseignements pratiques sur le livre.

La Suite de l’histoire

Cette deuxième moitié est tout à fait passionnante et il se passe beaucoup plus de choses que dans les six-cents premières pages. Plusieurs personnages importants apparaissent successivement : le jésuite Naphta, très brillant sur le plan intellectuel, devient le contradicteur habituel de l’humaniste et franc-maçon italien Settembrini. Naphta est à la fois communiste, religieux, doloriste, terroriste et il représente l’obscurantisme et les forces néfastes de l’esprit, sous une apparence séduisante et mûrement réfléchie. Entre les deux philosophies antagonistes que Naphta et Settembrini défendent, Hans Castorp hésite et n’est finalement convaincu par aucune des deux. Il en a d’ailleurs la révélation soudaine lors d’une randonnée à ski, en solitaire, au cours de laquelle il se fait surprendre et ensevelir par une violente tempête de neige. Croyant sa dernière heure arrivée, Hans Castorp est pris dans des visions oniriques et merveilleuses qui dégénèrent bientôt en images cauchemardesques et il finit par percevoir une vérité frappante et fugitive. Un autre personnage important qui va apparaître est Mynheer Peeperkorn. Nouvel amant de Clawdia Chauchat, qui est revenue avec lui au sanatorium, il est un sexagénaire charismatique et d’une carrure imposante, mais pas très intelligent et peu doué pour les discours. Malgré tout, sa prestance et sa force physique suffisent à rendre tout à fait insignifiantes les joutes verbales des deux pauvres Settembrini et Naphta, qui sont relégués aux rôles de figurants. Hans Castorp est subjugué par Peeperkorn et ils deviennent de proches amis, au point que Clawdia Chauchat passe nettement au second plan. (…)

Mon humble Avis

J’ai eu l’impression que Thomas Mann voulait, avec ce livre, aborder TOUS les sujets imaginables car les thèmes sont innombrables et il parle même de sciences occultes et de séances de spiritisme, de l’hypnose, il fait intervenir des fantômes, il évoque longuement l’invention du phonographe et des disques (avec ses préférences musicales et ses opéras favoris), il nous parle de l’apprentissage du ski, de l’amour, de l’amitié, de l’ennui (qu’il appelle inertie), des jeux de cartes, de l’antisémitisme, de la violence, de la guerre de 14, etc.
J’ai quelquefois pensé à Proust en lisant ces pages car il y a ici aussi une recherche du temps perdu, un désir de rentrer dans le détail de chaque instant vécu et d’observer le monde à la loupe, dans toutes ses manifestations physiques, climatiques, psychiques, historiques, ce qui a parfois un effet vertigineux et aussi fascinant. Thomas Mann déclare d’ailleurs à plusieurs moments que ce roman est un livre sur le temps et il analyse les rapports de la littérature et du temps, ce que j’ai trouvé insolite et très enthousiasmant.
Cette deuxième partie du roman réserve aux lecteurs plusieurs moments de grande surprise et sans doute plus d’émotions fortes que la première partie, où les personnages s’installent lentement et sagement dans cette longue histoire.
Les dernières pages du livre m’ont bouleversée, et je ne m’attendais pas à un tel dénouement.

Un Extrait page 831

(…) Un morceau de musique intitulé Valse de cinq minutes dure cinq minutes, c’est son seul et unique rapport au temps. Et pourtant, une narration dont le contenu s’étendrait sur une période de cinq minutes pourrait, quant à elle, en remplissant ces cinq minutes avec une minutie hors du commun, durer mille fois plus longtemps, tout en étant d’une divertissante concision, alors qu’elle serait affreusement languissante, auprès du temps de la fiction. D’autre part, il est possible que le temps inhérent au contenu excède grandement la durée de la narration elle-même, vue en raccourci – et si nous parlons de raccourci, c’est pour évoquer l’aspect illusoire, ou, disons-le très clairement, morbide, qui s’y rapporte sans contredit : en l’occurrence, la narration a recours à un sortilège occulte et à une perspective temporelle supérieure qui rappellent certains cas anormaux de l’expérience réelle, relevant nettement du surnaturel. On détient des écrits d’opiomanes attestant que le toxicomane, durant le bref temps de l’extase, fait des rêves dont la dimension temporelle s’étend sur dix, trente, voire soixante ans, outrepassant même toutes les possibilités humaines d’expérience du temps. (…)

Un Enfant, de Thomas Bernhard

J’ai lu Un Enfant de Thomas Bernhard car il appartenait à mon ami très regretté le blogueur Goran et que sa mère a eu la gentillesse de me donner certains de ses livres après sa disparition, ce qui m’a beaucoup touchée.
Cette lecture s’inscrit dans Les Feuilles Allemandes de novembre 2022, organisées par Eva, Patrice et Fabienne des blogs « Et si on bouquinait un peu » et de « Livr’escapades« .

Note Pratique sur le livre

Genre : Autobiographie (Souvenirs d’enfance)
Editeur : L’imaginaire Gallimard
Année de Publication en Allemagne : 1982 (en France : 1984)
Traduit de l’allemand par Albert Kohn
Nombre de Pages : 151

Quatrième de Couverture

Né discrètement en Hollande où sa mère va cacher un accouchement hors mariage, Thomas Bernhard est bientôt recueilli par ses grands-parents qui vivent à Vienne. La crise économique des années trente les force à s’établir dans un village aux environs de Salzbourg où l’enfant découvre avec ravissement la vie campagnarde.
Le grand-père, vieil anarchiste, doit aller s’installer à Traunstein, en Bavière. Le jeune Thomas se familiarise avec le monde de la petite ville, commence à s’émanciper, fait l’école buissonnière et ses premières escapades à vélo. Il découvre aussi le national-socialisme et la guerre aérienne.
« Le monde enchanté de l’enfance » n’est pas celui pourtant du petit Thomas. Persécuté par ses maîtres, souffrant du complexe de l’immigré et du pauvre, il a plusieurs fois la tentation du suicide, tentation qui plus tard hantera aussi l’adolescent et le jeune homme.

Mon Avis

Jusqu’à présent j’avais déjà lu et apprécié trois ou quatre romans de Thomas Bernhard et leur ton sarcastique, leur outrance obsessionnelle et leur humour grinçant m’avaient chaque fois frappée. Mais ici, dans ce récit autobiographique, l’auteur adopte un ton plus doux, plus tendre et plus ému (sans aucune trace de pleurnicherie, bien sûr) que j’ai particulièrement aimé.
Ce récit se développe tout d’une traite, sans la division classique en chapitres ou en paragraphes distincts, et ainsi nous sommes portés et entraînés par un flux littéraire continu qui se révèle assez prenant : chaque soir j’avais un peu de mal à quitter mon livre.
L’auteur raconte à bâtons rompus tous ses souvenirs d’enfance et les nombreux événements, surtout malheureux mais parfois aussi joyeux, que lui et sa famille ont traversés. Nous découvrons un enfant souvent maltraité, autant par sa mère que par ses camarades de classe et ses instituteurs successifs, mais doté d’une grande intelligence et, surtout, aimant plus que tout son grand père grâce à qui il apprend à réfléchir, à se construire, à s’émanciper intellectuellement. Et c’est une très belle relation qui nous est décrite entre ce grand père et son petit fils, même si elle est parfois teintée de reproches et d’agacement. Un grand père anarchiste et anti conformiste, écrivain sans doute talentueux mais resté sans succès, et que Thomas Bernhard décrit comme un « penseur » et un homme nullement impressionné par les figures d’autorité, les enseignants ou les dirigeants quels qu’ils soient. Et on se rend compte que Thomas Bernhard a pleinement hérité de ses opinions et points de vue quand on connaît certaines de ses autres œuvres et leur ton irrévérencieux.
Un excellent livre et peut-être même mon préféré de cet écrivain !

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Un Extrait Page 25-26

Dans l’ombre du pont de chemin de fer plongé dans la nuit, auquel j’enflammais avec la plus grande jouissance mes pensées anarchistes, j’étais en route pour aller chez mon grand-père. Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie. (…)

L’Exposition Anselm Kiefer pour Paul Celan

Du 16 décembre 2021 au 11 janvier 2022 s’était déroulée l’exposition du peintre allemand contemporain Anselm Kiefer au Grand Palais Ephémère qui se trouve non pas à côté ou à l’intérieur du Grand Palais, comme son nom le laisserait facilement supposer à un visiteur non vigilant, mais au Champ de Mars, près du Métro La Motte Picquet Grenelle… ce qui prête à confusion et a failli me faire rater l’exposition… mais passons !
C’est en tout cas maintenant, presque un an après sa date de fin, que j’ai choisi de vous en parler car le contexte des Feuilles allemandes s’y prête particulièrement bien et que je n’ai encore jamais parlé de Paul Celan sur ce blogue, ce qui était un oubli à réparer d’urgence !

Anselm Kiefer (né le 8 mars 1945) est un artiste plasticien allemand. Il vit et travaille à Barjac en France et en région parisienne. Depuis les années 1990, il s’inspire souvent de la poésie allemande du 20ème siècle (Paul Celan, Ingeborg Bachman) pour aborder le thème de la seconde guerre mondiale, des camps de concentration et de la barbarie nazie. Ses œuvres sont monumentales et incorporent souvent des matériaux extra-picturaux, comme des branches d’arbres ou d’autres végétaux, divers objets ou outils (ainsi, des haches dans l’un des tableaux de cette exposition), de la suie, des cailloux, et toutes sortes de substances diverses.

« Plus vous restez devant mes tableaux, plus vous découvrez les couleurs. Au premier coup d’œil, on a l’impression que mes tableaux sont gris mais en faisant plus attention, on remarque que je travaille avec la matière qui apporte la couleur. » selon Anselm Kiefer. (Source : Wikipédia)

« La langue de Paul Celan vient de si loin, d’un autre monde auquel nous n’avons pas encore été confrontés, elle nous parvient comme celle d’un extraterrestre. Nous avons du mal à la comprendre. Nous en saisissons ça et là un fragment. Nous nous y accrochons sans jamais pouvoir cerner l’ensemble. J’ai humblement essayé, pendant soixante ans. Désormais, j’écris cette langue sur des toiles, une entreprise à laquelle on s’adonne comme à un rite. » Anselm Kiefer. (Source : Guide de l’exposition)

« Celan ne se contente pas de contempler le néant, il l’a expérimenté, vécu, traversé » disait Anselm Kiefer le 20 juin 2021

Quelques Vues générales de l’exposition

Vue générale du hall d’exposition
Tableaux et avion

Quelques Tableaux

Le dernier Portail (Am letzten Tor), acrylique, huile, gomme-laque et craie sur toile, 8m40 de haut *4m70 de large
Le Dernier Portail (Am Letzten Tor), 2020-21, acrylique, huile, gomme-laque et craie
Beilschwärme – Volées de Cognées – 2020,2021 – Tableau avec des haches
Tableau avec branches d’arbres et poèmes

Les épis de la nuit

Les épis de la nuit
naissent aux cœurs et aux têtes,
et un mot, dans la bouche
des faux,
les incline sur la vie.

Comme eux muets
nous flottons vers le monde :
nos regards
échangés pour être consolés
vont à tâtons
agitent vers nous de sombres signes.

Sans regard
ton œil dans mon œil fait silence
maintenant
je vais
je porte ton cœur à mes lèvres
tu portes le mien à tes lèvres :
ce que nous buvons maintenant
calme la soif des heures ;

Ce que nous sommes
maintenant
Les heures le donnent à boire
au temps.

Est-ce que nous sommes
à son goût ?
Ni bruit ni lumière
ne glisse entre nous, ne répond.

Ô les épis, vous les épis.
Vous les épis de la nuit.

Paul Celan, extrait de « Pavot et mémoire », 1952.

Des Poèmes de Nelly Sachs

Couverture chez Verdier

J’avais déjà présenté ce livre au mois d’octobre pour mon Mois sur la Maladie Psychique et je vous en reparle aujourd’hui, cette fois-ci dans le cadre des Feuilles allemandes puisque Nelly Sachs est une des principales poètes allemandes du 20è siècle, ayant témoigné de la douleur intense et du traumatisme de la seconde Guerre Mondiale et des Camps de Concentration, au même titre que Paul Celan ou la poète autrichienne Ingeborg Bachmann.

Note pratique sur le livre :

Genre : poésie
Titre : Partage-toi, nuit
Editeur : Verdier
Date de Publication en français : 2005
Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971
Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface)
Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)

Note sur Nelly Sachs :

Née à Berlin en 1891, morte à Stockholm en 1970, elle est issue d’une famille juive allemande et sera naturalisée suédoise après son exil. Elle commence à écrire à 17 ans et publie ses premiers poèmes en 1921. Elle échappe aux persécutions nazies mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont victimes de cette barbarie. Sa poésie, à partir de 1946 et jusqu’à sa mort, témoigne de cette douleur et de ce deuil insurmontable. Elle obtient le Prix Nobel de littérature en 1966.

**

J’ai choisi quatre poèmes issus du recueil de 1962-1966 Les énigmes ardentes.

Page 84

Princesses du deuil,
qui remontera le filet de vos tristesses ?
Où auront lieu les inhumations ?
Quel détroit vous pleurera
avec l’étreinte d’une patrie intérieure ?

La nuit votre soeur
prend congé de vous
en ultime amante –

**

Page 103

Dans l’entre-temps
l’amour parfois voyage dans la clarté
lui qui brise en éclats
toute nuit protectrice

Trompette
lumière du Jugement dernier
à coups d’ailes d’aigle frémit le corps
enlevé trop haut –

**

Page 109

Droit au fond de l’extrême
sans jouer à cache-cache devant la douleur
Je ne peux que vous chercher
quand je prends le sable dans ma bouche
pour goûter alors la résurrection
car vous avez quitté mon deuil
Vous avez pris congé de mon amour
vous mes bien-aimés –

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Page 110

Mais où trouver les paroles
celles éclairées par la mer primordiale
celles ouvrant-les-yeux
celles blessées d’aucune langue
celles dissimulées par les lumières-des-sages
pour ton ascension embrasée
les paroles
qu’un univers gouverné par le silence
entraîne dans tes printemps.

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Quelques extraits d’Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer

« Les aphorismes sur la sagesse dans la vie » ont été publiés en 1851 par Schopenhauer.
J’ai plutôt apprécié cette lecture même si c’est une apologie de la solitude et de la vie en autarcie (on est censé se suffire à soi-même en cultivant quelques talents intellectuels et/ou artistiques, en créant une œuvre d’importance) – mais il reconnaît lui-même que tout le monde n’en a pas le loisir ni la capacité (ni, sans doute, l’envie !).
C’est donc une vision de la sagesse assez misanthrope qui nous est proposée ici, et même souvent misogyne (ce qui était d’ailleurs la norme à son époque), et qui nous présente les relations avec les autres comme généralement désagréables, décevantes et peu enrichissantes. Il est à noter que Schopenhauer voit la misanthropie comme une marque de supériorité morale et intellectuelle, tandis que la sociabilité serait une sorte de tare, le signe d’une médiocrité du caractère, ce qui est sans doute un plaidoyer pro-domo et une autojustification dont il fait une règle généralisable à l’ensemble de l’humanité.
Un livre qui m’a tout de même beaucoup intéressée car il sait avancer des arguments convaincants et brillamment exposés pour chaque idée, son écriture est précise et éclairante, et on sent que chaque réflexion est issue d’une expérience vécue et longuement méditée, d’un sens de l’observation très incisif sur les situations humaines.

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Quelques extraits

(Page 21)

L’homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de le vie, aux choses extérieures, telles que la richesse, le rang, la famille, la société, etc ; c’est là-dessus qu’il fonde le bonheur de sa vie ; aussi ce bonheur s’écroule-t-il quand il les perd ou qu’il y rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l’individu, nous pouvons dire que son centre de gravité tombe en-dehors de lui. C’est pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants : quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas, tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela précisément parce qu’il cherche n’importe où une satisfaction venant du dehors (…)

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(Page 59)

La gloire appelée à devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence ; la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives ; quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent à vue d’ œil et qu’on se hâte d’extirper. Cela tient à ce que plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l’humanité entière en général, plus il est étranger à son époque ; car ce qu’il crée n’est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant une partie de l’humanité collective ; aussi, de pareilles œuvres n’étant pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que l’époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment ; celles-là lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l’histoire de l’art et de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes productions de l’esprit humain ont, de règle, été accueillies avec défaveur et sont restées dédaignées jusqu’au jour où des esprits élevés, attirés par elles, ont reconnu leur valeur (…)

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(Page 70)

Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c’est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c’est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d’en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. C’est ce qu’a reconnu Merck, l’ami de jeunesse de Goethe, quand il a écrit : « Cette vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s’en affranchir et ne demande que ce qu’il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la mêlée. » (Corresp. de Merck.) Il est donc prudent d’abaisser à une échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes (…)

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(Page 78)

Il n’y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life, car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l’on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l’on se débite dans ce monde-là et qui en sont l’accompagnement obligé.
Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude

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(Page 100)

Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte ; aussi ne faut il être trop indulgent ni trop aimable envers personne. De même qu’ordinairement on ne perdra pas un ami pour lui avoir refusé un prêt, mais plutôt pour le lui avoir accordé, de même ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un peu de négligence, mais plutôt par un excès d’amabilité et de prévenance : il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne tarde pas à se produire. C’est surtout l’idée qu’on a besoin d’eux que les hommes ne peuvent absolument pas supporter ; elle est toujours suivie inévitablement d’arrogance et de présomption. Chez quelques gens, cette idée naît déjà par cela seul qu’on est en relations ou bien qu’on cause souvent et familièrement avec eux : ils s’imaginent aussitôt qu’il faut bien leur passer quelque chose et ils chercheront à étendre les bornes de la politesse. C’est pourquoi il y a si peu d’individus qu’on puisse fréquenter un peu plus intimement ; surtout faut-il se garder de toute familiarité avec des natures de bas étage.(…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre des Feuilles Allemandes de Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’escapades » pour novembre 2022.

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Deux Poèmes de Gertrud Kolmar

Couverture chez Seghers

Dans le cadre des Feuilles Allemandes de novembre 2022, organisées par Patrice, Eva et Fabienne, je vous parlerai de la poète juive allemande Gertrud Kolmar (1894- 1943), que j’ai découverte à l’occasion de ce Mois Thématique et qui m’a paru très intéressante.

Note pratique sur le livre

Editeur : Seghers (coll. « Autour du monde ») bilingue
Traduit de l’allemand et Postface par Jacques Lajarrige
Date de parution en Allemagne : 1947
Date de cette édition en français : 2001
Nombre de pages : 151

Biographie de la poète

Gertrud Kolmar, de son vrai nom Gertrud Chodziesner, est née le 10 décembre 1894 à Berlin, dans une famille juive cultivée et lettrée. Après des études de russe, de français et d’anglais, elle travaille comme interprète pendant la première guerre mondiale, dans des camps de prisonniers. Elle ne parvient pas à émigrer en Angleterre quand les nazis arrivent au pouvoir. Sa sœur, par contre, arrive à passer en Suisse et c’est grâce à elle que les poèmes de Gertrud seront sauvegardés et publiés après la guerre (1947). En 1941, la poète est forcée de travailler dans une usine d’armement. Elle est déportée le 2 mars 1943 vers Auschwitz et gazée dès son arrivée.

Extrait de la Quatrième de couverture

Mondes rassemble dix-sept poèmes composés entre août et décembre 1937 dans une Allemagne déjà livrée depuis quatre ans à la folie destructrice des nazis.
Contrairement à l’édition allemande, la présente édition reprend l’agencement des poèmes prévu, à l’origine, par l’auteur. Elle est donc la première conforme à son projet.
**

Comme ces poèmes sont longs de plusieurs pages, je vous propose deux extraits : la première moitié du poème « mélancolie » et la première moitié de « L’Ange de la forêt ».

Mélancolie

Je pense à toi,
Toujours je pense à toi,
Des gens me parlaient, pourtant je n’y prenais garde.
Je regardais le profond bleu de Chine du ciel vespéral, où
la lune était accrochée, ronde lanterne jaune,
Et je songeais à une autre lune, la tienne
Qui pour toi peut-être devenait le bouclier luisant d’un héros ironique
ou le doux disque d’or d’un
auguste lanceur.
Dans le coin de la pièce j’étais alors assise sans lampe, fatiguée du
jour, emmitouflée, entièrement livrée à l’obscurité,
Les mains posées sur mes genoux, mes yeux se fermaient.
Pourtant, sur la paroi intérieure de mes paupières, petite
et indistincte, ton image était peinte.
Parmi les astres je longeais des jardins plus paisibles, les
silhouettes des pins, des maisons plates,
devenues muettes, des pignons abrupts
Dans le sombre manteau douillet que parfois seulement saisissait
le grincement d’une bicyclette, que tiraillait le cri de la chouette
Et je parlais sans un mot de toi, Amour, le chien
silencieux, blanc, aux yeux en amande que j’accompagnais.
(…)

**

L’Ange de la Forêt

Donne-moi ta main, ta chère main, et viens avec moi ;
Car nous voulons partir loin des hommes.
Ils sont mesquins et méchants, et leur mesquine méchanceté nous hait et nous tourmente.
Leurs yeux sournois rôdent autour de nos visages et
leur oreille curieuse palpe les mots de notre bouche.
Ils cueillent la jusquiame…
Cherchons donc refuge
Dans les champs rêveurs qui consolent gentiment la course
de nos pieds avec des fleurs et de l’herbe,
Au bord du fleuve, qui patiemment sur son dos charrie de pesants
fardeaux, de lourds navires regorgeant de marchandises
Auprès des animaux de la forêt qui ne médisent pas.

Viens.
Le brouillard d’automne humecte et voile la mousse de mates
lueurs smaragdines.
Le feuillage des hêtres roule, richesse de pièces d’or bronze,
Devant nos pas bondit, rouge flamme tremblante,
l’écureuil.
Des aulnes noirs dardent leurs vrilles dans
l’éclat cuivré du soir.

Viens.
Car le soleil couchant s’est tapi dans son antre, et sa
chaude haleine rougeâtre s’essouffle.
Et voilà que s’ouvre une voûte.
C’est sous son arcade bleu-gris entre les colonnes
couronnées des arbres que se tiendra l’ange,
Grand et mince, sans ailes.
Son visage est souffrance.
Et son habit a la pâleur glaciale des étoiles scintillant
dans les nuits d’hiver.
(…)

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La Montagne Magique de Thomas Mann (Première Moitié)

Couverture au Livre de Poche

Le défi des « Feuilles allemandes » de Patrice, Eva et Fabienne se déroule en novembre, comme chaque année, mais j’ai pris l’initiative de devancer quelque peu le moment du rendez-vous et surtout d’étaler ma participation sur une période plus longue, qui commence aujourd’hui 22 octobre et finira le 30 novembre.
Donc les prochaines semaines seront consacrées à l’Allemagne du point de vue littéraire, poétique, artistique, etc.

M’étant lancée dans l’ascension de « La Montagne magique » de Thomas Mann – qui compte 1103 pages au Livre de Poche – j’ai pensé qu’il serait judicieux de le chroniquer en deux temps, une fois à mi-parcours et une deuxième à la fin de ma lecture, pour une impression d’ensemble.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Livre de Poche
Date de Parution en Allemand : 1924 (en français : 1931)
Nouvellement Traduit de l’allemand par Claire de Oliveira (en 2016)
Nombre de Pages : 1103

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

(…) Ecrite entre 1912 et 1924, La Montagne magique est l’un des livres majeurs du vingtième siècle. Cette œuvre magistrale radiographie une société décadente et ses malades, en explorant les mystères de leur psychisme. Evocation ironique d’une vie lascive en altitude, somme philosophique du magicien des mots, ce vertigineux « roman du temps » retrouve tout son éclat dans une nouvelle traduction qui en restitue l’humour et la force expressive.

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J’en suis arrivée aujourd’hui à la page 580 et je vais dresser un petit bilan temporaire de cette escalade.

Le Début de l’histoire :

Hans Castorp, le héros, est un jeune homme de vingt-quatre ans, qui est devenu orphelin très jeune et qui a été élevé successivement par son grand-père puis, à la mort de celui-ci, par un oncle. D’origine bourgeoise et relativement aisée, Hans choisit de faire des études d’ingénieur. A l’issue de ces études, il décide de partir pour trois semaines afin de se reposer en haute montagne, au sanatorium de Davos, en Suisse, un endroit luxueux où son cousin Joachim, malade des poumons, se soigne déjà depuis plusieurs mois. Dans ce sanatorium, il découvre un mode de vie assez lent et un emploi du temps toujours égal à lui-même, rythmé par les cinq repas journaliers, les heures de repos sur une chaise longue et les entrevues avec les médecins. Il sympathise également avec plusieurs pensionnaires, hauts en couleur et pittoresques, et tombe amoureux d’une patiente russe au visage énigmatique et aux yeux en amande, Clavdia Chauchat, à laquelle il n’ose pas adresser la parole. (…)

Mon Avis (à mi-parcours) :

C’est un roman ambitieux car il semble aborder la plupart des disciplines, découvertes et théories en vogue à l’époque où Thomas Mann l’écrivait. Ainsi, nous avons des exposés sur la toute récente théorie psychanalytique (inventée par Freud quinze ou vingt ans plus tôt), nous avons des explications médicales, biologiques et astronomiques les plus en pointe du début du siècle dernier (découvertes récentes de la radiographie au rayon X, de certaines planètes du système solaire, de la structure de l’atome et de la cellule des tissus biologiques, etc.). Le héros du roman, Hans Castorp, s’intéresse successivement à plusieurs disciplines scientifiques et il nous fait, de temps en temps, profiter de l’état de ses connaissances. On se rend compte, à travers ces passages scientifiques, que Thomas Mann accordait visiblement une grande importance au Progrès, et qu’il croyait probablement à une grande amélioration de la vie humaine grâce à toutes ces nombreuses découvertes.
Dans ce roman, par le biais du personnage de l’homme de lettres italien, Lodovico Settembrini, il y a aussi de nombreuses considérations philosophiques et littéraires au sujet du Temps, de la Mort, de la Vie, de l’Action contre l’Apathie, de notre civilisation et cultures européennes qui sont peut-être en voie de dégénérescence, etc. D’ailleurs, à travers ces thèmes, discrets mais bien présents, de la « pureté » et de la « dégénérescence » on a comme une très lointaine et naïve préfiguration des concepts politiques des années 30, qui allaient donner à ces mots des connotations beaucoup plus précises, racistes, idéologiques et dangereuses. Mais, ici, Lodovico Settembrini ne peut certainement pas être soupçonné de telles idées, lui qui défend la liberté, l’humanisme, la démocratie, la culture, et, en un mot, une vision progressiste de la société, où il cherche à abolir la souffrance.
C’est aussi un roman au rythme lent et même d’une lenteur extrême. Dans les premiers temps du séjour d’Hans Castorp au sanatorium, chaque heure de son emploi du temps est méticuleusement décrite, chaque personne qu’il croise et chaque objet qu’il touche sont détaillés de pied en cap et de bout en bout. Par moments, j’ai pensé à Proust qui donne lui aussi l’impression de tout examiner à la loupe ou au microscope, avec un œil hyper vigilant et maniaque, sauf que Proust semble plutôt préoccupé de psychologie, d’impressions subjectives et de vie intérieure, tandis que Thomas Mann m’a semblé plus philosophe et intéressé par les grandes idées générales.
Compte tenu des 580 pages que je viens de lire, je dirais qu’il ne s’est pas passé grand-chose, l’histoire se résume à peu d’événements, mais il y a un intérêt réel grâce aux dialogues très riches et aux nombreuses idées qui sont débattues entre les personnages.

Je vous retrouverai pour un deuxième article à la fin des 1103 pages.

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Un Extrait Page 308

« Permettez ! Ingénieur, permettez-moi de vous le dire en confidence : la seule manière de considérer la mort qui soit saine et noble, mais aussi RELIGIEUSE, je l’ajoute expressément, consiste à la saisir et à la percevoir comme une partie intégrante de la vie, un corollaire, un préalable sacré, et non point – ce serait tout sauf sain, noble, raisonnable et religieux – à l’en dissocier par l’intellect, à créer une antinomie, voire à la dresser contre la vie, ce qui serait tout à fait répugnant. Les Anciens décoraient leurs sarcophages de symboles de vie et de procréation, voire d’attributs obscènes, et dans la religion antique, on le sait, le sacré est bien souvent indissociable de l’obscénité. Ces gens-là savaient honorer la mort. La mort force le respect, étant le berceau de la vie, la matrice du renouveau. Séparée de la vie, elle devient un spectre, un atroce rictus, et pis encore. Vue comme une puissance spirituelle autonome, la mort est fort dépravée, et la séduction vicieuse qu’elle exerce est d’une force indubitable ; il n’empêche que sympathiser avec elle est, sans conteste, le plus monstrueux égarement de l’esprit humain. »

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Logo des Feuilles allemandes, créé par Goran

Trois Poèmes de Nelly Sachs

couverture du livre
Couverture chez Verdier

Dans le cadre de mon Mois sur la maladie psychique, qui est en fait réduit à une période de trois semaines cette année (1er au 20 octobre 2022), je vous parlerai de la poète suédoise d’origine juive allemande (et de langue allemande) et Prix Nobel de Littérature en 1966, Nelly Sachs (1891 à Berlin -1970 à Stockholm).

Note pratique sur le livre :

Genre : poésie
Titre : Partage-toi, nuit
Editeur : Verdier
Date de Publication en français : 2005
Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971
Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface)
Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)

Présentation de la poète

Nelly Sachs commence à écrire à l’âge de 17 ans et publie ses premiers textes, nouvelles et poèmes, dès le début des années 1920. Elle reçoit les encouragements et les conseils de Stefan Zweig et de Selma Lagerlöf, avec qui elle se lie. Dès 1940 elle peut échapper aux persécutions nazies en s’exilant à Stockholm avec sa mère mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont déportés dans les camps de concentration et victimes de cette barbarie. Nelly Sachs souffre dès lors de troubles psychiques et commence à témoigner par ses écrits de ces pages historiques douloureuses et tragiques. Amie de Paul Celan, avec qui elle entretient une longue correspondance, leurs œuvres à tous les deux cherchent à exprimer ce deuil insurmontable des survivants de la Shoah et le désir de mémoire. Les dernières années de la vie de Nelly Sachs furent marquées par son combat contre la maladie psychique et les séjours en hôpitaux psychiatriques, dont parlent, entre autres, ses derniers poèmes des années 60.

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Ces trois poèmes sont extraits du dernier recueil de la poète, intitulé « Partage-toi, nuit » (écrits après 1966, jusqu’en 1970) et qui sont, selon l’éditeur, à la fois ses plus douloureux et ses plus émouvants, parmi l’ensemble de son œuvre.

Page 166

Blancheur dans le parc de l’hôpital

I

Dans la neige
va la femme
elle tient sur son dos
mal agrippés
en grand secret
des rameaux cassés avec leurs bourgeons
encore couverts de nuit

Elle cependant dans la démence toute silencieuse
dans la neige
regardant autour de soi, et grands ouverts
les yeux où
de tous côtés entre le néant –

Mais à la dérobée les lointains
dans sa main
se sont mis en mouvement –

II

Le silence abreuvé de tant de blessures
religion des orants qu’on a déjà emmenés
vit encore du martyre
toujours nouveau comme le printemps

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Page 192

Je vous fais ici prisonnières
vous paroles
tout comme vous en m’épelant jusqu’au sang
me faites prisonnière
vous êtes les battements de mon cœur
vous comptez mon temps
ce vide marqué de noms

Laissez-moi voir l’oiseau
qui chante
sinon je croirai que l’amour ressemble à la mort –

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Page 221

Ô vous mes morts
Vos rêves sont devenus orphelins
La nuit a recouvert les images
Envolée en chiffres, votre langue chante

La cohorte d’exode des pensées
votre legs migrant
mendie à mon rivage

Je suis inquiète
très effrayée
de saisir ce trésor avec ma vie si petite

Moi-même dépositaire d’instants
de battements de cœur, d’adieux
de blessures de mort,
où est mon héritage

Le sel est mon héritage

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Mort à Venise de Thomas Mann

Dans le cadre de mon « Printemps des artistes » j’ai eu envie de lire cette célèbre nouvelle (ou court roman) de Thomas Mann, puisqu’elle met en scène un grand écrivain, connu et reconnu, Gustav von Aschenbach, qui aurait été inspiré à Thomas Mann à la fois par Wagner (qui était mort à Venise en 1883) par Gustav Mahler (dont il reprend le prénom et la description physique) mais aussi par sa propre histoire personnelle, puisqu’il avait déjà ressenti des attirances pour des jeunes adolescents.

Note sur Thomas Mann (1875-1955)

Thomas Mann est un écrivain allemand, lauréat du prix Nobel de littérature en 1929. Il est l’une des figures les plus éminentes de la littérature européenne de la première moitié du XXᵉ siècle et est considéré comme un grand écrivain moderne de la décadence. Ses œuvres les plus connues sont La Montagne magique (1924), Mort à Venise (1912), les Buddenbrook (1901) et la nouvelle Tonio Kröger.
(Source : Wikipédia)

Présentation du roman :

Lors d’un voyage à Venise, un écrivain allemand vieillissant, célèbre et comblé d’honneurs dans son pays, se prend d’une folle passion pour un bel adolescent polonais qui séjourne avec sa famille dans le même hôtel que lui. Cette passion restera platonique et jamais les deux personnages n’échangeront un seul mot mais le vieil écrivain va endurer mille tourments. Parallèlement, une épidémie de choléra se répand insidieusement dans la cité, à l’insu des touristes et voyageurs de passage, auxquels les autorités cachent la vérité.

Mon humble avis :

Dans ce court roman, Thomas Mann cherche à démontrer, entre autres choses, que la passion dégrade l’homme et l’avilit. En effet, au début de l’histoire, Aschenbach est présenté comme un grand écrivain, un intellectuel respecté et comblé d’honneurs officiels puisqu’il a même été récemment anobli. A ce moment, il se comporte avec une dignité tout à fait exemplaire et semble porter sur autrui un regard assez sévère et intransigeant, comme sur ce « vieux beau » croisé sur le bateau qui l’amène à Venise, et qui lui inspire un profond dégoût.
Mais Aschenbach se retrouve dans le même hôtel que Tadzio, le bel adolescent, et il va ressentir pour lui une attirance si puissante qu’il ne sera plus capable de quitter l’hôtel, ce qui pourtant le sauverait à la fois de cette passion interdite et coupable mais aussi de l’épidémie de choléra qui se propage insensiblement à travers la ville.
Aschenbach se retrouve à partir de là dans des postures absurdes et honteuses, par exemple lorsqu’il poursuit à travers Venise la famille polonaise, durant les longues heures de leurs promenades, pour le seul plaisir d’entrapercevoir Tadzio de temps en temps, et au risque d’attirer sur lui l’opprobre et le scandale.
A la fin du roman, Aschenbach est devenu semblable au « vieux beau » qu’il méprisait au début de l’histoire : lui aussi se fait teindre les cheveux, soigner et maquiller chez le coiffeur, pour espérer atténuer la différence d’âge avec l’objet de ses fantasmes, et on sent que sa déchéance est pratiquement achevée.
Il faut remarquer que Tadzio apparait tout au long du roman comme un être particulièrement pur et lumineux, un idéal inaccessible et intouchable, dont le caractère est tout entier à l’image de sa beauté physique et que la passion du vieil écrivain ne peut pas souiller ou atteindre. Il s’aperçoit de l’attirance d’Aschenbach pour lui mais ne se montre ni hostile ni vraiment engageant. Et si, à un moment donné, Tadzio adresse un sourire au vieil écrivain, celui-ci est suffisamment conscient de la situation et de sa responsabilité pour prendre la fuite avec effroi.
Le roman est riche de références mythologiques et antiques et on parle toujours à son propos de Dionysos et d’Apollon – mais ce n’est pas l’aspect qui m’a le plus plu et intéressée, j’ai préféré réfléchir plutôt au rôle de la passion dans nos vies, à ce qu’elle nous apporte ou nous enlève.
Un livre très prenant, saisissant, d’une modernité frappante !

Extrait page 92

Ce fut le lendemain matin qu’au moment de quitter l’hôtel il aperçut du perron Tadzio, déjà en route vers la mer, tout seul, s’approchant justement du barrage. Le désir, la simple idée de profiter de l’occasion pour faire facilement et gaiement connaissance avec celui qui, à son insu, lui avait causé tant d’exaltation et d’émoi, de lui adresser la parole, de se délecter de sa réponse et de son regard, s’offrait tout naturellement et s’imposait. Le beau Tadzio s’en allait en flâneur ; on pouvait le rejoindre, et Aschenbach pressa le pas. Il l’atteint sur le chemin de planches en arrière des cabines, veut lui poser la main sur la tête ou sur l’épaule et il a sur les lèvres un mot banal, une formule de politesse en français ; à ce moment il sent que son cœur, peut-être en partie par suite de la marche accélérée, bat comme un marteau, et que presque hors d’haleine il ne pourra parler que d’une voix oppressée et tremblante (…)

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