Les Soirées du hameau de Nicolas Gogol

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est organisé par Eva, Patrice et Fabienne je vous présente aujourd’hui le premier recueil de nouvelles de Nicolas Gogol, écrit alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, et qui lui a valu d’emblée un grand succès.

J’ajoute que c’est grâce à Ana Cristina, animatrice très amicale de mon cercle de lecture, que j’ai eu l’idée de lire ces nouvelles, et je l’en remercie !

Note Pratique sur le livre

Editeur : folio classique
Genre : nouvelles (ou contes)
Première date de publication : 1831
Traduction du russe et préface par Michel Aucouturier
Nombre de Nouvelles : huit
Nombre de pages : 268

Note biographique sur l’écrivain

Nicolas Gogol nait en 1809, aîné de douze enfants, dans une famille de petits fonctionnaires anoblis. Sa santé est fragile. Il fait ses premiers pas littéraires en 1829, s’essaie à la poésie mais sans succès. À partir de 1830 il occupe des emplois dans des ministères et commence à écrire des nouvelles ukrainiennes. En 1831 il fait plusieurs rencontres importantes dans le monde littéraire et en particulier Pouchkine qui l’encourage. C’est à ce moment qu’il publie Les Soirées du hameau (1831 et 1832). Il donne des cours d’histoire et s’intéresse de plus en plus au mysticisme religieux et aux livres saints. Il voyage dans de nombreux pays d’Europe. Il publie en 1835 le recueil Arabesques qui contient, entre autres, Le Journal d’un fou, Le Portrait et La Perspective Nevski. En 1836 il fait scandale avec la pièce de théâtre Le Revizor et il se sent incompris, même par ses défenseurs. Il passe les dernières années de sa vie principalement à Rome et il tente de se consacrer à son dernier chef d’œuvre, Les Âmes mortes, dont il finira par jeter au feu une bonne partie, plongé dans un délire mystique. Il meurt à l’âge de quarante-deux ans, en 1852, des suites de mauvais traitements médicaux.

Quatrième de Couverture :

C’est en 1831 que paraissent à Saint-Pétersbourg Les Soirées du hameau, publiées par Panko le Rouge, éleveur d’abeilles. Derrière ce sobriquet se dissimule un écrivain de vingt-deux ans, qui utilise ses souvenirs d’enfance et le folklore de l’Ukraine.

Gogol devient aussitôt célèbre avec ces courts récits qui plaisent à la fois au public populaire et à Pouchkine : « Voici de la vraie gaieté, sincère, sans contrainte. »

Mon Avis

N’ayant encore jamais lu Nicolas Gogol, et plutôt habituée au style de Dostoïevski parmi les classiques russes (ou ukrainiens), j’ai été décontenancée par la première nouvelle et il m’a fallu un petit moment d’adaptation à cette écriture très artistement ciselée, abondamment imagée, d’un romantisme pittoresque qui rappelle parfois les poèmes en prose d’Aloysius Bertrand et surtout à ces histoires qui mêlent les notations humoristiques, les événements fantastiques pleins de diableries, de sorcelleries, de métamorphoses ou encore de fantômes. Mais, passé la surprise de la première nouvelle, je suis totalement rentrée dans cet univers insolite, et j’ai vraiment apprécié cette lecture qui a l’avantage d’être très dépaysante et qui me changeait complètement les idées à chaque fois que je m’y plongeais.
Plus que des nouvelles, il me semble que ces histoires sont plutôt des contes pour adultes, avec tout un folklore et une imagerie typiquement ukrainiens (d’ après ce que j’ai pu lire dans les notes et la préface), une bonne place accordée aux Cosaques, à leurs danses, à leurs chansons, à leurs costumes et à leurs traditions.
J’ai apprécié aussi les portraits psychologiques des différents personnages de ces histoires – alors que, souvent, dans les contes il y a peu de finesses psychologiques et les êtres sont stéréotypés – mais, ici, il y a au contraire une grande recherche de véracité dans les caractères et, surtout, certains défauts ou tempéraments qui peuvent prêter à sourire.
Les deux nouvelles que j’ai le plus aimées sont la troisième et la cinquième, c’est-à-dire « La Nuit de mai ou la noyée » et « La Nuit de Noël », l’une pour sa poésie et son côté merveilleux, et l’autre pour son inventivité débordante et réjouissante, avec même une incursion chez la tzarine, la grande Catherine II, qui donne ses chaussures au héros.
La nouvelle que j’ai un petit peu moins aimée est la sixième, « Une terrible vengeance » qui est dans un registre purement dramatique, sans aucune ironie, et où le côté horrifique est plus marqué et pris au premier degré, m’a-t-il semblé.
Une excellente lecture, qui m’a donné envie de connaître d’autres œuvres de Gogol.

Un Extrait page 83

– Il faut croire que les gens ont raison de dire que les jeunes filles sont possédées d’un diable qui attise leur curiosité. Eh bien, écoute. Il y a longtemps de cela, mon petit cœur, cette maison était habitée par un centenier. Ce centenier avait une fille, une belle demoiselle blanche comme la neige, blanche comme ton joli visage. La femme du centenier était morte depuis longtemps ; et il avait décidé de se remarier. « Me câlineras-tu comme par le passé, mon père, lorsque tu auras pris une autre femme ? — Oui, ma fille, oui ; et je te serrerai encore plus fort contre mon cœur. Oui ma fille, je t’offrirai des boucles d’oreilles et des perles plus brillantes encore que par le passé.  » Le centenier amena la jeune épouse dans sa nouvelle maison. Elle était belle, la jeune épouse. Elle avait les joues roses et le teint blanc, la jeune épouse ; mais elle lança à sa belle-fille un regard si chargé de menaces que celle-ci poussa un cri en la voyant ; et, de toute la journée, pas un mot ne sortit des lèvres de la rude marâtre. Vint la nuit ; le centenier se retira dans sa chambre avec sa jeune épouse ; la blanche demoiselle s’enferma elle aussi dans sa chambrette. La tristesse l’envahit et elle se mit à pleurer. Mais que voit-elle soudain ? Un effrayant chat noir s’avance vers elle à pas feutrés ; son poil est de flamme et ses griffes de fer résonnent sur le plancher. Terrifiée, elle saute sur le banc, et le chat la suit. D’un bond, elle est sur la soupente ; le chat la suit toujours, et, se jetant brusquement à son cou, il essaie de l’étouffer. (…)

Un Extrait page 241

La tante Vassilissa Kachporovna avait alors près de cinquante ans. Elle ne s’était jamais mariée et disait généralement que la vie de jeune fille était ce qu’elle avait de plus cher au monde. Du reste, autant que je m’en souvienne, personne n’avait jamais demandé sa main. La raison en était que tous les hommes se sentaient pris devant elle d’une sorte de timidité : ils avaient beau faire, ils ne trouvaient pas le courage de lui faire leur déclaration. « C’est une personne qui a vraiment beaucoup de caractère, Vassilissa Kachporovna » disaient les partis et ils avaient parfaitement raison, parce que Vassilissa Kachporovna savait rabattre son caquet à n’importe qui. Du meunier, qui n’était jadis qu’un ivrogne et un bon à rien, elle avait fait, à force de lui tirer chaque jour le toupet de sa main virile, un homme en or. Sa taille était quasiment gigantesque, son embonpoint et sa force parfaitement en rapport. Il semblait que la nature avait commis une erreur impardonnable en lui assignant de porter en semaine une capote brun foncé à petits volants, et un châle de cachemire rouge le dimanche de Pâques et le jour de sa fête, à elle qui était faite pour porter des moustaches de dragon et des bottes de cavalerie. (…)

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logo du défi, créé par Goran

La Douce de Dostoïevski

Dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est« , auquel je participe chaque année au mois de mars, organisé par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu« , j’ai lu cette nouvelle de Dostoïevski, La Douce, qui raconte l’histoire d’un mariage malheureux, par une suite de malentendus et d’incompréhensions mutuelles.

Note Pratique sur le livre :

Editeur : Babel (Actes Sud)
Première date de publication : 1876
Traduction du russe par André Markowicz
Récit suivi de notes préparatoires et variantes
Nombre de Pages : 72 pour la nouvelle, et environ 50 pages de notes.

Quatrième de Couverture

« Figurez-vous un mari dont la femme, une suicidée qui s’est jetée par la fenêtre il y a quelques heures, gît devant lui sur une table. Il est bouleversé et n’a pas encore eu le temps de rassembler ses pensées. Il marche de pièce en pièce et tente de donner un sens à ce qui vient de se produire. »
Dostoïevski lui-même définit ainsi ce conte dont la violence imprécatoire est emblématique de son oeuvre. Les interrogations et les tergiversations du mari, ancien officier congédié de l’armée, usurier hypocondriaque, retrouvent ici – grâce à la nouvelle traduction d’André Markowicz – une force peu commune.
Le texte de La Douce est suivi de versions préparatoires et de variantes – véritables invites à pénétrer dans la « fabrique de littérature » dostoïevskienne.

Mon humble avis

C’est un court roman où on retrouve le ton passionné, tourmenté et nerveux, typique de Dostoïevski. Le personnage principal a poussé sa femme au suicide, comme par un long processus enclenché dès le début de leur mariage, en soufflant successivement le chaud et le froid, en la contrariant sans cesse, en la désespérant, mais il n’a pas l’air d’en avoir conscience et il s’interroge sur les causes de son suicide alors qu’il est en réalité le vrai instigateur de ce geste. On se demande jusqu’à quel point il se rend compte de sa cruauté, ou s’il est tout à fait inconscient et agissant sans réelle préméditation, par impulsions, par réflexes.
Dès le début de leurs relations, les choses ne commencent déjà pas très bien : comme elle est une jeune fille pauvre et maltraitée par ses tantes, il se présente comme un sauveur, le seul recours possible, et elle accepte de l’épouser, parce qu’elle n’a pas vraiment le choix. Ensuite, il s’emploie à se faire détester et mépriser par elle, alors qu’elle était disposée à l’aimer, et nous entrons peu à peu dans les méandres de sa psychologie bizarre, entre amour-propre et auto-flagellation, entre sadisme et masochisme.
Dostoïevski a choisi la forme d’un monologue intérieur, le personnage principal se parle à lui-même (peut-être à voix haute) sous le coup de l’émotion, bouleversé par le drame qu’il a lui-même provoqué, et ainsi nous pouvons suivre pas à pas les mouvements désordonnés de ses pensées, le fil exact de ses souvenirs, dans leur succession bousculée. C’est donc un rythme haletant, très vivant et fortement émotionnel qui nous est proposé dans ce livre, comme si nous avions ce personnage devant nous et qu’il implorait notre attention et notre écoute apitoyée.
J’ai compris ce roman comme une sorte d’étude psychologique sur le mal, la manière dont chacun de nous peut faire le mal en toute bonne conscience et sans y comprendre grand chose. Il y a sans doute des conclusions très morales à tirer de la lecture de ce roman, comme s’il nous montrait tous les détails d’un exemple à ne pas suivre, pour notre édification. Du moins, je l’ai interprété de cette façon.
Un livre puissant et touchant, qui sonde les aspects sombres de l’âme humaine avec une grande profondeur.

Un Extrait page 41

Maintenant, ce souvenir terrifiant…
Je me suis réveillé le matin, je pense à sept heures passées, il faisait presque jour dans la chambre. Je me suis réveillé net, avec ma pleine conscience, et j’ai ouvert les yeux d’un coup. Elle était devant la table, et elle tenait le révolver dans ses mains. Elle n’avait pas vu que j’étais réveillé, et que je regardais. Soudain, je la vois qui s’approche, avec le revolver. J’ai vite fermé les yeux, et j’ai fait semblant de dormir profondément.
Elle est venue jusqu’au lit, elle s’est arrêtée devant moi. J’entendais tout ; un silence de mort venait de tomber, mais je l’entendais, ce silence. Il y a eu là un mouvement instinctif–soudain, irrésistiblement, j’ai ouvert les yeux, malgré moi. Elle me regardait en face, droit dans les yeux, le revolver était déjà sur ma tempe. Nos regards se sont croisés. Mais nous ne nous sommes pas regardés plus d’une seconde. J’ai mis tous mes efforts pour refermer les yeux, et, au même instant, j’ai décidé, de toutes les forces de mon âme, que je ne bougerais plus, que je n’ouvrirais plus les yeux, quoi qu’il puisse m’advenir. (…)

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Comment apprendre à s’aimer de Yukiko Motoya

Couverture du roman

J’avais déjà lu un roman de cette écrivaine japonaise, intitulé « Mariage contre nature », et comme je l’avais beaucoup aimé, j’ai eu envie de découvrir un autre de ses livres.
Celui-ci « Comment apprendre à s’aimer », qui date de 2016, me faisait un peu peur, avec son titre digne d’un mauvais magazine de mode, mais j’ai néanmoins décidé de passer outre et de tenter l’expérience.

Présentation de l’autrice :

Yukiko Motoya (née en 1979) est une dramaturge et romancière japonaise. Depuis les années 2010, elle a remporté de nombreuses distinctions littéraires dans son pays, comme le célèbre et très prestigieux Prix Akutagawa en 2016 pour « Mariage contre nature » et, en 2014, le Prix Mishima pour « Comment apprendre à s’aimer« .

Quatrième de Couverture :

Il existe sans doute quelqu’un de mieux, c’est juste que nous ne l’avons pas encore rencontré. La personne avec laquelle nous partagerons réellement l’envie d’être ensemble, du fond du cœur, existe forcément. Je crois que nous devons continuer à chercher, sans nous décourager.
Au fil de ses apprentissages, de ses déceptions et de ses joies, Linde – femme imparfaite, on voudrait dire normale – découvre le fossé qui nous sépare irrémédiablement d’autrui et se heurte aux illusions d’un bonheur idéal.
Elle a 16 ans, puis 28, 34, 47, 3 et enfin 63 ans ; autant de moments qui invitent le lecteur à repenser l’ordinaire, et le guident sur le chemin d’une vie plus légère, à travers les formes et les gestes du bonheur : faire griller du lard, respirer l’odeur du thé fumé ou porter un gilet à grosses mailles. Car le bonheur peut s’apprendre et « pour quelqu’un qui avait raté sa vie, il lui semblait qu’elle ne s’en sortait pas trop mal. »

Mon humble Avis :

J’ai trouvé que l’idée directrice du livre, à savoir de nous montrer une femme à différents âges de sa vie, était une très bonne idée, mais il m’a semblé que l’autrice aurait pu en tirer un meilleur parti et je n’ai pas toujours été convaincue par les péripéties où s’engageait l’héroïne. J’ai par exemple bien aimé le premier chapitre, sur l’adolescence et la confiance en soi mal assurée, tout comme j’ai apprécié les deux chapitres suivants sur la description des problèmes de couple et la manière dont des petites broutilles de la vie quotidienne peuvent dégénérer en graves disputes, avec les caractères de chacun qui sont brutalement révélés.
Mais les chapitres des 47 et 63 ans ne m’ont pas vraiment plu, car on sent que l’autrice n’a pas encore atteint ces âges respectables et qu’elle projette sur ces âges mûrs des espérances et des fantasmes de jeune femme. Ainsi, elle prête à cette dame sexagénaire des rêveries romantiques au sujet d’un livreur qu’elle n’a jamais vu et auquel elle n’arrête pas de téléphoner avec émotion, ce qui est à la limite du comique et de l’incroyable.
Je n’ai pas vu non plus ce que rajoutait à cette histoire le chapitre des 3 ans, ni ce que l’autrice souhaitait nous prouver par cette scène. Peut-être y a-t-il là un traumatisme (léger) qui explique le caractère ultérieur de l’héroïne, mais ce n’est pas très clair dans mon esprit (ni dans le roman).
Un autre défaut qui m’a dérangée dans ce livre, c’est la trop grande place accordée à la vie matérielle : ainsi, des considérations sur un fer à repasser, d’autres sur un cocktail trop sucré et sur les pailles utilisées pour le boire, d’autres sur le jeu de bowling, ou encore sur une guirlande lumineuse de Noël de quinze mètres de long, etc. Cela donne lieu à pas mal de longues digressions et à des conversations futiles et prosaïques entre les personnages, qui m’ont ennuyée et agacée.
Au final, je garderai de ce roman un souvenir très mitigé et je conseillerai de lire plutôt « Mariage contre nature » de la même autrice, qui est bien meilleur !

Un Extrait page 48 :

Linde se releva, comme si elle arrachait de la moquette son genou posé à terre. « Dans ce cas, pourquoi, à ce moment-là, ne t’es-tu pas proposé plus tôt ? Alors que tu parles l’anglais et pas moi, comme tu le sais parfaitement ! »
Il la regarda d’un air éberlué. Puis il fronça les sourcils avec un regard blessé. Cela signifiait qu’elle parlait trop fort, qu’elle était trop émotive. C’était toujours ainsi, muettement, qu’il l’amenait à comprendre d’elle-même ce qu’il pensait. Soudain, un ras-le-bol total faillit la gagner.
« C’était un test, hein, tu voulais voir si j’allais téléphoner moi-même à la réception. Tu voulais savoir si je me servais de toi comme d’un homme à tout faire. C’est dingue. Pourquoi prends-tu toujours tout mal ? A l’étranger, se reposer sur son compagnon, c’est pourtant parfaitement normal ! »
Il lui coupa calmement la parole. « On y croirait presque, mais c’est vraiment n’importe quoi.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Linde, pour tenter à tout prix d’empêcher sa voix de monter dans les aigus, prit plusieurs inspirations profondes.
« Tout ce que je vois, c’est que tu brailles sur quelqu’un qui a été gentil avec toi, pour lui reprocher de ne pas avoir fait preuve d’encore plus de gentillesse » ,dit-il. (…)

Trois Poèmes à Chieko de Kôtarô TAKAMURA

Couverture du livre

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux
Date de Publication en français : 2021
Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit
Nombre de Pages : 170

Extrait de la Quatrième de Couverture

TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.

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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko

Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel.
Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.

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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko.
En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard.
En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932.
En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.

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(Page 57)

A une femme de banlieue


Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole,
mon amour.
La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée.
Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Tu n’es que sincérité d’enfant,
tellement pure et transparente que
tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur,
et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi.
Tu es vraiment le juge suprême.
Parmi toutes les images salies de moi,
avec ta sincérité d’enfant
tu as découvert mon moi noble.
Ce que tu as découvert, je ne le connais pas.
Quand je te considère comme mon juge suprême,
alors mon cœur se réjouit de toi
et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse
du moi que je ne connais pas moi-même.
C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée.
C’est une nuit silencieuse.
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole.
Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre,
il baigne ta peau pure en toutes ses parties.
Même si mon cœur, suivant ton mouvement,
bondit danse s’envole,
il n’oublie jamais de te protéger,
mon amour.
C’est une source de vie inouïe.
Alors dors paisiblement.
C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors
maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Dors comme une enfant.

Novembre 1912

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(Page 115)

Chieko est inestimable

Chieko voit ce qui ne se voit pas,
elle entend ce qui ne s’entend pas.

Chieko va où nul ne peut aller,
elle fait ce que nul ne peut faire.

Chieko ne voit pas mon moi corporel,
elle brûle pour le moi qui est derrière moi.

Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur,
elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.

J’entends sa voix m’appeler sans cesse,
mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.

Juillet 1937

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(Page 137)

Chieko à l’état élémentaire


Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire.
Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes.
Pourtant, Chieko existe.
Chieko est en ma chair.
Chieko adhère à moi,
elle met le feu follet à mes cellules,
joue avec moi,
frappe sur moi,
et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse.
L’esprit est un autre nom du corps.
En étant dans ma chair
Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit.
Chieko est mon juge suprême.
Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare,
et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai.
Chieko bondit joyeusement,
elle parcourt et environne tout mon être.
Chieko à l’état élémentaire
est toujours en ma chair, et me sourit.

Octobre 1949

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Une affaire de charme d’Edith Wharton

Ce livre fait partie de ma bibliothèque depuis de nombreuses années. Je l’avais déjà lu dans les années 2010, mais pas chroniqué.
Pour ce Mois thématique sur l’Amérique de juin 2022, je l’ai relu et beaucoup plus apprécié qu’à ma première approche.
Il s’agit d’un recueil de sept nouvelles, où les sentiments amoureux et l’incompréhension entre les êtres ont souvent un rôle central.
Je ne vais pas détailler ici le sujet et l’intrigue de chacune de ces sept nouvelles, mais j’évoquerai seulement deux d’entre elles, choisies parmi les plus significatives.

Note sur l’écrivaine

Edith Wharton (1862-1937), de son nom de naissance Edith Newbold Jones, est une romancière, nouvelliste, poétesse et essayiste américaine. Elle commence à écrire en 1890. Première femme à obtenir le Prix Pulitzer du roman en 1921 pour Le temps de l’innocence. Elle s’installe en France dans les années 1907-1912 et fréquente les écrivains français de cette époque, dont Paul Bourget, son fidèle ami, mais aussi Gide, Cocteau, Anna de Noailles, etc. Elle passe la fin de sa vie près de Paris. Elle est enterrée à Versailles. (Source : Wikipedia)

Résumés de deux de ces nouvelles

Dans Le Diagnostic, la cinquième nouvelle du livre, un homme apprend, par un papier tombé de la poche de son médecin, qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre. Se sachant condamné, il décide d’épouser sa maîtresse, pour laquelle il n’éprouve plus qu’une tendre amitié depuis longtemps, afin qu’elle l’accompagne dans ses derniers instants et qu’elle lui serve en quelque sorte de garde-malade car il a peur de mourir tout seul. Finalement, entre elle et lui, le plus égoïste des deux n’aura pas été celui qu’on croit et on s’en aperçoit à la fin de la nouvelle. Et pourtant, ces égoïsmes cumulés, ces lâchetés et ces grands mensonges auront donné beaucoup de bonheur à ce couple, ce qui est sûrement l’aspect le plus troublant de cette histoire.

Dans la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, un homme d’affaires épouse une exilée russe, très pauvre, et pourvue d’une très nombreuse famille, tout aussi pauvre, qu’elle lui demande de loger, d’entretenir financièrement et de pistonner chez ses diverses relations. Cette famille de pique-assiettes a cependant un atout remarquable : chacun a un charme et un savoir-vivre hors-norme. L’homme d’affaires, qui redoute dans un premier temps de se faire ruiner par cette belle famille envahissante, décide dans un deuxième mouvement de retourner leur charme à son profit.
Cette nouvelle déploie un humour très fin et très acide contre la société américaine, où les riches sont finalement pires que les pauvres, même si tout le monde (riches et pauvres) se sert de tout le monde sans aucun scrupule.

Mon avis très subjectif

L’écriture d’Edith Wharton est sophistiquée, avec une grande richesse de vocabulaire, des phrases complexes aux nombreuses propositions relatives et, surtout, une abondance de métaphores qui rendent son style recherché et évocateur d’images et de sensations diverses. Ces nouvelles sont en général très psychologiques, et ont pour sujets nos illusions sur nous-mêmes, nos incompréhensions, nos attachements cruellement déçus, les étrangetés de la vie maritale qui frôlent le surnaturel et se prolongent au-delà de la mort,
J’ai pensé au « Portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde en lisant une des nouvelles (Le Tableau mouvant) où le portrait d’une épouse défunte finit par jouer un rôle primordial dans la vie de l’époux qui refuse de faire son deuil, ce qui crée le malaise et l’incompréhension chez ses amis et, plus encore, chez l’artiste qui peignit le tableau.
Beaucoup de ces personnages se montrent calculateurs et se servent les uns des autres mais, en général, Edith Wharton ne les condamne pas et elle semble ressentir de la compréhension pour leurs égoïsmes, leurs lâchetés, leur inconséquence ou leur bizarrerie, en nous révélant toujours leur part d’humanité, avec leurs angoisses et leurs doutes, qui motivent leurs actes et les rendent plus pitoyables que détestables.
Certaines nouvelles sont très cruelles, comme celle du Prétexte où une femme mariée, déjà mûre, s’éprend d’un jeune anglais et se figure que lui aussi est amoureux d’elle mais qu’il n’ose pas se déclarer par respect pour sa position. Cela donne lieu à plusieurs scènes où notre héroïne trouve encore le moyen de s’illusionner et de s’enfoncer dans ses rêveries, avant que la vérité ne vienne la frapper assez violemment et de manière inattendue.
J’ai énormément apprécié ce livre et je ne comprends pas pourquoi je ne l’avais pas trop aimé il y a dix ans, sans doute mon humeur et ma réceptivité n’étaient pas formidables à ce moment-là…

Un Extrait page 35 (de la nouvelle « Le Tableau mouvant »)

La deuxième Mrs Grancy avait passé la trentaine lorsqu’il l’épousa, et elle avait manifestement récolté cette moisson de joies de la maturité qui germe dans les désespoirs de jeunesse. Si elle avait perdu l’éclat de ses dix-huit ans, elle en avait conservé la lumière intérieure ; si ses joues n’avaient plus leur fraîcheur juvénile, ses yeux brillaient de toute l’ardeur d’une jeunesse gardée en réserve. Grancy avait fait sa connaissance en Orient – je crois qu’elle était la sœur d’un de nos consuls là-bas – et quand il la ramena à New York, elle fit figure d’étrangère parmi nous. L’idée du remariage de Grancy nous avait tous choqués. Après s’être si gravement brûlés, la plupart des hommes se seraient tenus à l’écart du feu ; mais nous nous disions que notre ami était destiné aux bévues sentimentales, et nous attendions avec résignation l’incarnation de sa dernière erreur. Puis Mrs Grancy arriva – et nous comprîmes. Elle était la plus belle et la plus complète des explications. Nous nous défîmes de notre omniscience et l’enterrâmes promptement sous notre accueil exubérant. Pour la première fois depuis des années, Grancy ne nous inspirait pas de souci. « Il va faire quelque chose de grand maintenant ! » prophétisa le moins optimiste d’entre nous ; à quoi le plus sentimental répliqua : « Il l’a déjà fait… en l’épousant ! » (…)

Rien n’est noir de Claire Berest

Couverture du livre

Dans le cadre de mon Printemps des artistes 2022, j’ai eu envie de lire une biographie de Frida Kahlo et comme j’avais vu passer sur d’autres blogues ce livre récent sur la grande et célèbre peintre mexicaine, j’ai décidé de le lire… et ça n’a pas été une partie de plaisir.
J’ai failli abandonner plusieurs fois cette lecture en cours de route mais je me suis quand même accrochée jusqu’à la dernière page, la dernière ligne et la dernière lettre du dernier mot, dans le but d’écrire cet article en toute connaissance de cause.

Note pratique sur le livre :

Editeur d’origine : Stock (puis Livre de Poche)
Date de publication : septembre 2020
Nombre de pages : 232

Note sur Claire Berest :

Née en 1982, elle est diplômée d’un IUFM. Elle enseigne quelques temps en ZEP avant de démissionner. Elle publie son premier roman, Mikado, en 2011 chez Léo Scheer. Avec sa sœur Anne Berest, elle co-écrit en 2017 Gabrièle, en hommage à leur arrière-grand-mère Gabrielle Buffet-Picabia.

Quatrième de couverture :

 » A force de vouloir m’abriter en toi, j’ai perdu de vue que c’était toi, l’orage. Que c’est de toi que j’aurais dû vouloir m’abriter.
Mais qui a envie de vivre abrité des orages ? »

Frida parle haut et fort, avec son corps fracassé par un accident de bus et ses manières excessives d’inviter la muerte et la vida dans chacun de ses gestes. Elle jure comme un charretier, boit des trempées de tequila. Elle aime participer à des manifestations politiques, se mettre des fleurs dans les cheveux, parler de sexe crûment et se rendre dans des fêtes à réveiller les squelettes. Et elle peint. Par-dessus tout, Frida aime Diego, le peintre le plus célèbre du Mexique, son crapaud insatiable, fatal séducteur, qui couvre les murs de fresques gigantesques.

Mon avis :

J’avais vu il y a une dizaine d’années le biopic de Julie Taymor « Frida » (2002), un film convenable mais assez superficiel, sur Frida Kahlo (avec Salma Hayek dans le rôle titre) et je pensais que la lecture de cette biographie romancée permettrait de creuser davantage la vie, l’œuvre et la personnalité de Frida Kahlo, selon la croyance naïve que l’écriture littéraire est capable de dire des choses bien plus profondes, complexes et subtiles que les images et dialogues d’un film américain grand public. En fait, je me suis trompée car ce roman biographique est encore plus superficiel et donne une vision encore plus édulcorée de Frida Kahlo, où sa bisexualité est à peine mentionnée du bout des lèvres et ses convictions communistes réduites à un vague halo atmosphérique, sans doute pour ne pas trop effaroucher les lectrices de Elle (qui lui ont gentiment décerné leur « Grand prix », ce qui aurait dû me mettre en garde ! Je n’ai rien contre ces dames mais il existe un certain fossé entre les magazines féminins et la littérature, me semble-t-il.)
Je dirais de ce livre que ce n’est pas de la vraie littérature, que le style est clinquant, factice et tape-à-l’œil, que le sens de la psychologie est expédié à l’emporte-pièce et complètement boursoufflé (une mention spéciale pour l’éléphantesque Diego Rivera, dont le portrait m’a fait rire à maintes reprises). Visiblement, ce qui intéresse Claire Berest par-dessus tout est la vie conjugale de Frida Kahlo et les nombreuses infidélités de son mari, ce dont je me fous quant à moi comme de ma première chemise, surtout quand on sait que Frida Kahlo n’était pas fidèle non plus et que, finalement, si Diego et Frida sont célèbres c’est pour des œuvres plus intéressantes, plus durables et plus créatives que leurs scènes de ménage.
Ce livre ne va pas beaucoup plus loin que du journalisme people : il s’appesantit vulgairement sur les éléments les plus sensationnels et les clichés les plus ennuyeux et il laisse de côté les questions essentielles de la création picturale, de l’amour entre deux artistes, de l’idéal politique dans un contexte historique particulier.
Pour résumer, je dirais que ce roman n’a pas grand intérêt et que la personnalité, l’œuvre et le parcours de Frida Kahlo méritaient certainement beaucoup mieux !

Voici un des très rares extraits que j’ai apprécié – parce qu’il parle de peinture !

Un Extrait page 172

Quand elle peint son visage encore et encore et encore, c’est parce que ce paradoxe l’obsède : elle regarde dans le miroir ce visage qu’elle n’a jamais vraiment vu, puisque c’est lui-même qu’elle promène partout pour voir. Est-elle la seule à souffrir de ne pas voir directement son propre visage, et de savoir qu’il en sera toujours ainsi ? De n’en connaître que le reflet, c’est-à-dire l’image ? Frida est fascinée par le décalage qui s’opère entre la première fois que l’on voit quelqu’un et la perception que l’on en a quand il nous est devenu familier. L’écart est fantastique. Jamais on ne verra à nouveau cette personne comme la première fois, c’est terminé, c’est évanoui. Dessiner un visage, c’est dessiner du temps passé. Elle aimerait pouvoir peindre Diego comme la première fois qu’elle le vit. Pour garder cela, l’impossible instant présent. Les gens la prennent parfois un peu pour une idiote, ou une inculte. Ca lui va très bien. Elle a probablement lu plus de livres que la plupart de ces moqueurs, mais elle n’en a pas besoin pour peindre, ils ne lui sont d’aucun secours lorsqu’elle saisit un pinceau dans le gobelet en émail et part à l’assaut d’un nouveau visage. (…)

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Logo du Défi créé par Goran

Le Monde d’Apu de Satyajit Ray

Affiche du Film

Vous avez peut-être déjà lu mes précédents articles sur « La Complainte du sentier »(1955) et « L’Invaincu »(1956), les deux premiers volets de « La Trilogie d’Apu » réalisés par le cinéaste indien Satyajit Ray.
Il était donc logique que je regarde le troisième et dernier volet de cette belle et émouvante trilogie : « Le Monde d’Apu » (1959), où nous retrouvons le même héros, Apu, qui est devenu adulte et qui vient de finir ses études de sciences.

Note technique sur le film :

Date de sortie : 1959
Image en noir et blanc
Durée : 1h40
Langue : bengali, sous-titré.

Le début de l’histoire :

Apu (joué par Soumitra Chatterjee) est un jeune homme d’une vingtaine d’années, il vit à Calcutta dans une chambre assez misérable dont il a du mal à payer le loyer. Ayant tout juste abandonné ses études de sciences, il n’arrive pas à trouver un travail intéressant et assure sa maigre subsistance en donnant quelques cours particuliers. Mais il ne se laisse pas abattre pour autant et garde un tempérament joyeux et entreprenant. Ainsi, il consacre une partie de son temps à l’écriture d’un roman autobiographique, qu’il espère pouvoir publier lorsqu’il sera fini, et à la création de très beaux poèmes en langue bengalie. Un jour, son meilleur ami et ancien compagnon d’études, Pulu, l’invite à la campagne pour assister au mariage de sa jeune cousine, prénommée Aparna (jouée par Sharmila Tagore). Apu accepte cette invitation et il va bientôt être très surpris par la manière dont tournent les événements – et qui est pour le moins inattendue. (…)

Mon humble avis :

Dans ce dernier volet de la trilogie, le personnage d’Apu gagne encore en complexité et en humanité. Certes, il est un homme généreux, sensible et bon, qui cherche à agir noblement lorsqu’il accepte d’épouser Aparna pour lui éviter le déshonneur, alors qu’il ne la connait pas, mais il sera aussi un père injuste, trop bouleversé et anéanti par le deuil de sa jeune épouse pour se préoccuper de son petit garçon, qu’il rend responsable de l’accouchement difficile et qu’il ne veut pas rencontrer durant de longues années. Dans ce sens, « Le Monde d’Apu » nous montre le triomphe du pardon et de la réconciliation, la rédemption du héros par l’amour que son fils et lui commencent à éprouver l’un pour l’autre. On peut dire aussi que ce sont les forces de la vie qui finissent par l’emporter sur la mort, le désespoir, la négativité, le rejet.
Dans le film, nous assistons à trois ou quatre scènes qui se déroulent près de voies ferrées ou dans une gare et ces scènes m’ont semblé cruciales : dans la première d’entre elles, Apu explique à son ami Pulu les grands thèmes du roman autobiographique qu’il est en train d’écrire et il dresse en même temps un portrait de lui-même, tel qu’il se voit à ce moment-là : il est un homme éclairé, qui a livré un combat contre lui-même et qui s’est dégagé de toutes les superstitions, il est heureux, il aime la vie. Nous le sentons plein d’enthousiasme et d’optimisme. Mais les hasards de la vie et les souffrances qu’ils provoquent, vont casser ce bel élan : d’une part, Apu va se plier aux superstitions villageoises et épouser une jeune fille qu’il ne connait pas (ce qui, paradoxalement, va le rendre très heureux). D’autre part, il va connaître le deuil et le malheur, et il va dire non à la vie, s’isoler, s’enfoncer dans les ténèbres. Et, dans ce moment, il choisit de détruire son roman, de l’abandonner, ce qui parait l’aboutissement logique de sa détresse. Mais ce geste nous révèle aussi qu’Apu ne se reconnaît plus dans le jeune homme qu’il était et qui dressait un portrait si exalté, combattif et idéalisé de lui-même. La destruction de ce roman nous montre, en même temps, qu’Apu accède à une vision réaliste de lui-même et qu’il fait le deuil de ses illusions de jeunesse, qu’il entre dans l’âge adulte, même s’il doit traverser pour cela une grande et longue crise de désespoir.
« Le monde d’Apu » s’est avéré être mon volet préféré de « la Trilogie d’Apu », mais les deux volets précédents sont également très beaux et l’ensemble des trois forme une œuvre magnifique, intemporelle, qui restera dans ma mémoire.
Un film sublime, qui m’a réellement bouleversée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir vu !

le mariage d’Aparna (Sharmila Tagore)

Orgueil et préjugés de Jane Austen

Voici un roman que je souhaitais lire depuis très longtemps et que je n’avais pas encore eu le temps de découvrir. Il faut dire que le film, vu à sa sortie en 2005, ne m’avait pas plus que cela emballée, même si j’avais trouvé les personnages bien charmants et les costumes fort jolis. Mais je me doutais que le roman de Jane Austen valait mieux que son adaptation cinématographique, ce en quoi je n’avais pas tort !

Quatrième de Couverture :

Elisabeth Bennet a quatre sœurs et une mère qui ne songe qu’à les marier. Quand parvient la nouvelle de l’installation, à Netherfield, de Mr Bingley, célibataire et beau parti, toutes les dames des alentours sont en émoi, d’autant plus qu’il est accompagné de son ami Mr Darcy, un jeune et riche aristocrate. Les préparatifs du prochain bal occupent tous les esprits…
Jane Austen peint avec ce qu’il faut d’ironie les turbulences du cœur des jeunes filles et, aujourd’hui comme hier, on s’indigne avec l’orgueilleuse Elisabeth, puis on ouvre les yeux sur les voies détournées qu’emprunte l’amour…
(Source : éditeur, Le livre de poche)

Mon humble Avis :

Ce roman m’a paru décrire d’une manière très juste mais aussi très ironique le mode de vie de l’aristocratie anglaise de l’époque, où les seules préoccupations de la noblesse tournaient autour des intrigues amoureuses, des possibilités de mariage, des relations sociales et, accessoirement, de l’argent qui est tout de même bien présent quoique les principaux personnages feignent de l’ignorer et d’être au-dessus de ces préoccupations bassement matérielles.
Ainsi, les deux héroïnes principales de ce livre, les deux sœurs, Jane et Elisabeth, qui sont à la fois les plus belles et les plus intelligentes de leur famille, appartiennent à une petite noblesse, relativement peu fortunée, et il n’y a qu’un beau mariage qui puisse leur assurer un meilleur avenir matériel et social. Au final, elles feront effectivement de très beaux mariages, avec des hommes riches et d’un rang social bien plus élevé que le leur, mais ce seront des mariages d’amour où les soucis d’intérêt n’interviendront absolument pas et, ainsi, on peut dire que les hasards de leur cœur a très bien fait les choses et qu’elles restent des jeunes filles tout à fait nobles, sentimentales, pures et désintéressées. Ainsi, dans ce roman, les quelques personnes qui émettent des interrogations quant aux calculs d’argent et à la cupidité, comme la mère de famille, Mrs Bennett, ou la châtelaine prétentieuse et acariâtre, Lady Catherine de Bourgh, sont présentées comme stupides, mesquines, un peu sordides, et n’ayant rien compris à la pureté d’Elisabeth et Jane Bennett.
Les situations et les dialogues m’ont paru bien observés et très naturels, même si certains personnages sont assez caricaturaux, mais cet aspect caricatural sonne vrai et semble inspiré d’une possible réalité – sachant que les humains peuvent être effectivement excessifs, peu nuancés et ridicules – d’autant que Jane Austen sait les faire agir, parler et réagir avec une grande finesse et cohérence psychologique.
J’ai apprécié l’écriture de l’écrivaine anglaise et la manière subtile dont elle nous montre l’évolution de ses personnages, les conflits entre l’intensité des sentiments amoureux et le carcan des conventions sociales imposées aux jeunes filles et aux femmes.
Comme dans les contes de fées, le roman s’achève avec le mariage des deux héroïnes, comme s’il n’y avait plus rien d’imaginable, d’intéressant ou de racontable à partir du moment où l’alliance était glissée au doigt d’une jeune fille. Et le mariage fait ici plutôt figure de définitive conclusion plutôt que d’amorce d’une aventure conjugale éventuellement sujette à l’imprévu !
Une lecture agréable, intéressante et divertissante !

Un Extrait page 162 :

(…) Et maintenant, il ne me reste plus qu’à vous assurer, dans les termes les plus éloquents qui soient, de la violence de mes sentiments. La fortune me laisse parfaitement de marbre, et je ne poserai pas la moindre condition en ce sens à votre père, car j’ai bien conscience qu’il ne pourrait pas l’accepter ; les mille livres placées à quatre pour cent, qui ne seront à vous qu’après le décès de votre mère, sont tout ce à quoi vous aurez droit. Par conséquent, je me tairai sur ce point, et vous pouvez être sûre qu’une fois que nous serons mariés, nul reproche intéressé ne franchira mes lèvres.
Il devenait absolument nécessaire de l’interrompre sans délai.
– Vous allez trop vite, monsieur, s’écria-t-elle. Vous oubliez que je ne vous ai pas répondu. Laissez-moi le faire sans plus perdre de temps. Acceptez mes remerciements pour les compliments que vous me faites. Je suis très sensible à l’honneur de votre proposition, mais je ne peux faire autrement que de la décliner.
Balayant cette remarque d’un geste de la main, Mr Collins lui rétorqua :
– Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va m’apprendre qu’il est de bon ton pour une jeune fille de rejeter la demande de l’homme qu’elle entend secrètement épouser, la première fois qu’il sollicite sa main, et que parfois ce refus se répète une deuxième, voire une troisième fois. Je ne suis donc nullement découragé par ce que vous venez de dire, et j’espère vous mener très prochainement à l’autel. (…)

Madame de, de Max Ophuls

J’avais souvent entendu parler du cinéaste Max Ophuls (1902-1957) et il était grand temps que je découvre un de ses films. J’ai donc choisi de regarder l’une de ses œuvres les plus réputées, « Madame de » qui date de 1953, et dont le scénario est inspiré du roman éponyme de Louise de Vilmorin, publié deux ans plus tôt, en 1951.

Résumé du début de l’intrigue :

Louise (Danielle Darrieux), une riche comtesse, dépensière, frivole et coquette est l’épouse d’un général attaché au ministère de la Guerre (Charles Boyer). Pour rembourser ses dettes, elle revend en secret ses boucles d’oreilles en cœurs de diamants, auxquelles elle ne tient pas beaucoup, mais qui sont un cadeau de son mari, au bijoutier chez lequel il les avait achetées. Pour expliquer leur disparition, elle fait mine, quelques temps après, au cours d’une soirée à l’Opéra, de les avoir perdues. Le général les fait chercher partout et croyant qu’on les lui a volées, déclenche un petit scandale. Informé du prétendu vol par les journaux, le bijoutier gêné va trouver le général et lui révèle la vérité.
Le général rachète les boucles d’oreilles et les offre à sa maîtresse, en guise de cadeau de rupture. Arrivée à Constantinople, cette dernière, qui joue et perd beaucoup au casino, vend les boucles à son tour. De passage dans cette ville, un ambassadeur, le baron Donati, voit les cœurs en diamant dans la vitrine d’un marchand et les achète.
Nommé ambassadeur à Paris, le baron rencontre Louise sur un quai de gare, s’éprend d’elle, lui fait la cour (sans que cela émeuve le général, qui sait que sa femme est une coquette au sang froid). Amoureuse pour la première fois, et craignant de céder au baron Donati, Louise décide de fuir Paris pour un long voyage. (…)
(Source : moi et Wikipédia)

Mon humble Avis :

Je comprends que ce film soit considéré comme un chef d’œuvre car la mise en scène et la beauté des images sont tout à fait exceptionnelles. Au delà des décors et des costumes somptueux, on sent que chaque plan est savamment étudié, avec des imbrications de cadres dans des cadres (fenêtres, miroirs), des jeux de transparences à travers lesquels apparaissent les personnages (vitres, voilages, etc.), comme pour nous laisser comprendre que nous naviguons de mensonges en faux-semblants et que, sous les apparences d’une vie brillante, Louise est certainement moins vaine et moins frivole qu’on ne l’imagine au départ.
Au fur et à mesure de l’histoire, nous voyons en effet le personnage de Louise se métamorphoser : d’abord assez froide et dissimulée, d’une gaîté superficielle, préoccupée seulement de sa beauté et de son élégance, c’est-à-dire de sa propre personne, l’irruption d’un amour dans son cœur la bouleverse profondément et la fait tantôt se replier sur elle-même tantôt pleurer et se lamenter, elle en oublie même sa coquetterie et se plaint d’être devenue laide.
L’accès à l’amour et à la profondeur des sentiments semble vécu par elle comme une chose douloureuse et dangereuse, par une forme de fidélité à son mari que l’on a un peu de mal à comprendre, mais qui est peut-être plutôt une peur de ne plus s’appartenir.
Les relations qui unissent ce couple semblent assez étranges : le comte et la comtesse font chambre à part et ont, d’après lui, des liens de simple camaraderie qui ne l’empêchent pas, lui, d’avoir une maîtresse mais, parallèlement, il exige de la part de sa femme une fidélité parfaite et ne supporte pas de la savoir amoureuse d’un autre homme, au point de l’humilier et de la conduire au désespoir. En bref, il veut bien accepter de ne pas être aimé par sa femme, mais à la condition expresse qu’elle n’aime personne d’autre.
Le motif des boucles d’oreilles est intéressant car il symbolise tout au long de l’histoire les sentiments de Louise pour celui qui les lui a offertes : initialement, c’est un cadeau de son mari et elle n’hésite pas à s’en séparer sans aucun état d’âme, mais quand ces mêmes boucles d’oreilles lui reviennent plus tard comme cadeau de son amoureux, elle y attache soudain un prix énorme et est prête à tout sacrifier pour les garder.
Un grand classique du cinéma que je suis très contente d’avoir vu !

L’amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez

J’ai lu ce célèbre roman de Gabriel Garcia Marquez dans le cadre du Mois de l’Amérique Latine de Goran et Ingannmic.
Gabriel Garcia Marquez (1927-2014) est un écrivain colombien. Romancier, novelliste, mais également journaliste et militant politique, il est l’auteur de Cent ans de solitude (1967), de Chronique d’une mort annoncée (1981) et a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1982. Il a écrit l’Amour aux temps du choléra en 1985. (Source : Wikipedia)

Résumé de l’intrigue initiale :

Le riche docteur Juvenal Urbino et son épouse Fermina Daza sont mariés depuis plus de cinquante ans et, comme tous les couples, ils ont traversé de multiples déconvenues, des crises et des épreuves, mais cela ne les a pas empêchés de rester ensemble. Ils sont maintenant vieux. Mais ils ignorent tous les deux que le premier prétendant de Fermina Daza, celui avec qui elle avait entretenu, bien avant son mariage, plusieurs années de correspondance passionnée, Florentino Ariza, attend qu’elle devienne veuve depuis toutes ces cinquante années car il espère encore de toutes ses forces pouvoir la conquérir et vivre avec elle la relation amoureuse dont il n’a cessé de rêver.

Mon humble Avis :

Je connaissais déjà un peu l’œuvre de Gabriel Garcia-Marquez et je n’étais pas sûre de vraiment l’apprécier. Ainsi, j’avais laissé tomber Cent ans de Solitude à la moitié, parce que je n’arrivais plus à différencier tous les personnages homonymes, après avoir adoré les premiers chapitres. Et puis Chronique d’une mort annoncée m’avait passablement ennuyée. J’étais donc prudente en commençant L’amour aux temps du choléra et je m’attendais au meilleur comme au pire.
Eh bien, ce fut une excellente surprise ! J’ai été sans cesse tenue en haleine par ce roman, doté d’un souffle et d’un style remarquables, et dont les presque cinq cents pages se dévorent rapidement.
Autour des trois personnages principaux, les figures secondaires foisonnent et sont toutes très pittoresques, intéressantes, et souvent pleines de caractère.
La sensualité occupe une bonne part du livre, et l’auteur parle de l’érotisme avec un mélange d’élégance et de précision qui possède une grande poésie et un fort pouvoir d’évocation.
L’auteur porte souvent un regard humoristique et tendre sur ses personnages, particulièrement sur Florentino Ariza qui navigue entre désespoir, libertinage, romantisme fou, et obsession, et qui mélange donc des traits de caractère très disparates voire incompatibles.
Garcia Marquez semble vouloir établir une forte opposition entre amour romantique, platonique, obsessionnel et durable et l’attirance sensuelle, purement physique, passagère et sans conséquence. Mais parfois, au cours du roman, ces deux tendances se brouillent et connaissent des intersections.
Le tableau qu’il fait du mariage et de son lot de mensonges, de coups bas et de mauvaise foi, m’a paru très finement observé et plein de véracité.
Un roman que j’ai pris énormément de plaisir à lire, et que je conseille sans hésiter !
Sans conteste, mon livre préféré de cet auteur !

Un extrait page 359

Jusqu’alors, la grande bataille qu’il avait livrée les mains nues et perdue sans gloire avait été celle de la calvitie. Depuis l’instant où il avait vu ses premiers cheveux blancs rester accrochés au peigne, il avait compris qu’il était condamné à un enfer impossible dont ceux qui ne l’ont jamais connu ne peuvent imaginer le supplice. Sa résistance dura des années. Il n’y eut ni onguent ni pommade qu’il n’essayât, ni croyance qu’il ne crût, ni sacrifice qu’il ne supportât pour défendre chaque centimètre de son crâne de la dévastation vorace. Il apprit par cœur les instructions de l’Almanach Bristol pour l’agriculture, parce qu’il avait entendu dire que la pousse des cheveux avait un rapport direct avec les cycles des récoltes. Il abandonna son coiffeur de toujours, un chauve illustre et inconnu, pour un étranger tout juste installé qui ne coupait les cheveux que lorsque la lune entrait dans son premier quartier. (…)