« Si c’est un homme » de Primo Levi

Couverture chez Pocket
Couverture chez Pocket

Dans le cadre des « Lectures autour de l’Holocauste » organisées par Patrice et Eva, j’ai lu ce célèbre livre de Primo Levi, « Si c’est un homme« , qui est un témoignage particulièrement bouleversant sur les horreurs du camp d’extermination d’Auschwitz, où l’auteur a été incarcéré de février 1944 à janvier 1945.

Présentation du livre

Primo Levi, né en 1919, qui était un chimiste italien, installé à Milan, a été arrêté comme résistant en février 1944, à l’âge de 24 ans, et déporté à Auschwitz où il est resté jusqu’en janvier 1945, date où les Soviétiques ont libéré les prisonniers de ce camp. Son premier livre, « Si c’est un homme » paraît en Italie en 1947 et il s’agit de l’un des tout premiers témoignages sur les horreurs d’Auschwitz. Publié à l’origine dans une petite maison d’édition italienne, ce n’est que dix ans plus tard qu’il est mondialement reconnu comme un chef d’œuvre. (Source : éditeur)

Mon avis

On ne peut pas parler de ce livre comme on parlerait d’un roman ni même d’un témoignage sur un quelconque sujet. Je l’ai ressenti comme un livre tout à fait à part, hors norme et exceptionnel, qui va nettement au-delà de ce que la littérature nous offre d’habitude. Certes, il est extrêmement bien écrit et on est totalement happé, révolté, bouleversé par ce récit mais on prend cette réalité historique de plein fouet et on subit cette lecture comme une épreuve nécessaire, on se force à continuer jusqu’au bout la lecture car on ressent cela comme un devoir, car il serait honteux de ne pas avoir le courage de lire ce que tant d’hommes ont vécu et enduré.
Primo Levi nous relate les onze mois de sa captivité, il nous décrit les hommes qu’il a côtoyés à Auschwitz, ceux (la très grande majorité) qui ont été broyés par ce camp en quelques semaines à peine, et ceux (très rares) qui ont été assez chanceux ou débrouillards pour résister à la faim, au froid, aux coups et aux sévices, aux épidémies et aux diverses maladies, aux accidents d’un travail horriblement dur, aux « sélections » massives organisées inopinément par les nazis vers les chambres à gaz dès que le « Lager » (le camp) leur paraissait trop peuplé.
Il nous explique les règles de ce monde concentrationnaires, où les interdits sont innombrables, totalement absurdes et rarement compréhensibles (car aboyés en allemand à des prisonniers d’une vingtaine de nationalités), où l’on ne doit jamais poser de question, où l’on a tous les devoirs et absolument aucun droit, où les prisonniers se répartissent en différentes castes bien distinctes dont les juifs sont les plus mal considérés et les souffre-douleurs de tous les autres, en butte à tous les arbitraires. Il nous décrit une lutte de chaque instant pour essayer de survivre, l’obligation de voler pour s’en sortir (au risque de sa vie s’il est découvert), la nécessité d’économiser ses forces physiques et morales à la plus petite occasion, et même s’il ne semble y avoir aucun avenir car la mort est partout autour de lui, sans échappatoire imaginable.
Primo Levi réfléchit aussi aux caractéristiques de notre nature humaine, de notre identité, de nos besoins humains les plus essentiels. Ainsi, l’amitié, la solidarité et certains élans de générosité restent à travers ces pages des lueurs d’espoir et les seules véritables planches de salut. La poésie tient aussi un rôle non négligeable, comme dans le passage où il explique à un jeune Alsacien, prisonnier comme lui, des strophes de L’Enfer de Dante et où ces tercets sont pour eux une sorte de révélation et une aide profonde.
Un livre que je trouve très nécessaire de lire, mais pas dans une période de déprime ou de stress.

Un Extrait page 133

Les élus et les damnés

Ainsi s’écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j’ai eu et aurai l’occasion de l’évoquer. C’est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d’une vie relativement courte ; aussi pourra-t-on se demander si l’on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s’il est bon d’en conserver le souvenir.
Eh bien, nous avons l’intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie.
(…)

Un autre Extrait page 204

Au point où nous en sommes, il est impossible d’être plus trempés ; il ne reste plus qu’à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu’une portion de peau restée sèche n’entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.
Encore faut-il s’estimer heureux qu’il n’y ait pas de vent. C’est curieux comme, d’une manière ou d’une autre, on a toujours l’impression qu’on a de la chance, qu’une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n’y a pas de vent. Ou bien : il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu’au soir. Ou encore, c’est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n’était plus possible, si vraiment on n’avait plus rien dans le cœur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus.

Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier

Couverture chez Folio

Très admiratrice de Nicolas Bouvier (1929-1998) et ayant déjà entendu dire beaucoup de bien du « PoissonScorpion » qui relate les neuf mois que l’écrivain a passé sur l’île de Ceylan en 1955 et qui a été pour lui un séjour très malheureux, proche du cauchemar, puisqu’il a accumulé les malheurs et frôlé la folie, j’ai saisi l’occasion de ce Mois Thématique sur le thème du Voyage pour tenter l’expérience et j’en ai été éblouie et fortement impressionnée.
Il est à noter que l’écrivain voyageur a mis presque trente ans à réussir à écrire ce livre, puisque son voyage à Ceylan datait de 1955 – il avait vingt-six ans – alors que la publication du « PoissonScorpion » datait de 1982 – il en avait cinquante-trois.

Présentation du sujet

Ce livre retrace le voyage de Nicolas Bouvier dans l’île de Ceylan (actuel Sri-Lanka, au large de l’Inde) en 1955. Son entrée dans le pays commence déjà très mal puisqu’on lui administre une trop grosse dose de vaccin et qu’il est ensuite fortement malade. Peu après, lorsqu’il cherche du travail sur l’île à l’Alliance Française, en espérant donner des cours pour subsister, il se fait congédier de manière peu aimable. De ce fait il vivote assez pauvrement dans une chambre infestée d’insectes tous plus inquiétants les uns que les autres. Mais, du fond de sa solitude, ces fourmis, cancrelats et autres scorpions lui tiennent compagnie et il ne se lasse pas de les observer. Il nous décrit aussi les mentalités de la population sri-lankaise, qui pratique la magie noire et qui ne cesse de jeter des sorts, sans beaucoup d’autres occupations quotidiennes, ce qui semble instaurer un climat très délétère autour du malheureux écrivain et jusque dans son esprit.

Mon Avis très subjectif

J’avais déjà adoré de cet auteur « L’Usage du monde » et « Chronique Japonaise » mais, avec ce livre-ci j’ai eu l’impression d’entrer dans un monde littéraire totalement nouveau et encore plus génial, et ce fut une expérience de lecture merveilleuse. C’est d’ailleurs étonnant et formidable que le récit d’un voyage désastreux et cauchemardesque pour son auteur puisse se transformer en une telle beauté aux yeux du lecteur, et c’est tout le talent littéraire et poétique de Nicolas Bouvier d’avoir su faire, selon l’expression consacrée, de l’or avec de la boue.
En une vingtaine de chapitres relativement courts, qui ressemblent souvent à des proses poétiques, nous avons devant les yeux les différentes facettes de ce voyage et les épisodes significatifs de ce séjour. Les personnes qu’il a rencontrées sont croquées avec beaucoup d’ironie et un sens très vif de la psychologie.
Par rapport aux autres livres que j’ai lus de lui, j’ai particulièrement apprécié qu’il dévoile ici des aspects très personnels de sa vie, comme ses relations avec ses parents ou la rupture amoureuse qu’il doit subir au beau milieu de son voyage, par le biais d’un bref courrier, et qui le désespère complètement.
Les passages où il aborde sa dépression et ses moments de folie sont aussi très émouvants bien qu’il reste chaque fois laconique et pudique – mais ses euphémismes et ses litotes sont assez transparents et le lecteur imagine sans mal ce qu’ils recouvrent.
Nicolas Bouvier montre aussi dans ce livre un exceptionnel talent pour la description animalière et j’ai choisi le paragraphe qu’il consacre aux paons parmi les deux extraits à recopier ici.
Un livre formidable, que je conseille vivement.

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Un Extrait page 22

(…) Je battais un peu la campagne à me demander ce que je pouvais bien faire ici. Ce paon aussi, je le regardais, flairant je ne sais quelle supercherie. Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage – j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan – il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. A plein régime il s’élève à peine à hauteur de poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification…

Un Extrait page 136

Retour sur la plage où tout un fretin de bêtes agonisantes rejetées des filets tressaillaient encore de venin. La joue contre le ventre d’une pirogue à balancier je tirais sur ma cigarette en regardant le pinceau du phare s’égarer vers le Sud jusqu’à l’Antarctique. Penser à ces étendues où des ciels entiers pouvaient se défaire en averses sans que personne, jamais, en fût informé, me donnait comme un creux dont je me serais bien passé, déjà tout vidé que j’étais. Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avaient mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et, derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Il n’y a pas ici d’alliances solides et rien ne tient vraiment à nous. Je le savais. La dentelle sombre des cocotiers qui bougeaient à peine contre la nuit plus sombre encore venait justement me le rappeler. Pour le cas où j’aurais oublié.
(…)

Un de mes poèmes paru dans « Poésie Première »

Couverture de Poésie Première, numéro 84

Le numéro 84 de la revue « Poésie Première », paru en janvier 2023, avait pour thème le Voyage et j’ai l’honneur et le bonheur de figurer à son sommaire, avec un de mes poèmes écrits à l’été 2022 et jusqu’ici inédit.

C’est un heureux hasard que le thème de la revue rejoigne celui du Mois Thématique de mon blog – de même que celui de mon poème – et on croirait presque à une sorte de conjonction zodiacale spécifique… si on était superstitieux.

Trains de haut vol

Dans le train de mon âge à vitesse grand V
J’ai souvent végété sous les couleurs du vent
Le temps venu par vagues emmêlait nos cheveux
Et nous devions pouvoir et nous voulions dévier.
(Le rêve m’entortille et le réveil m’embrouille.)

C’est le V de l’envol qui referme son aile
Et la nuit de velours épaissit ses volutes
Et la nuit envoûtait nos fatigues voûtées
Nuits de mica doré refondues en plomb gris
C’est l’alchimie de l’aube et des ères trop neuves.

Dans le train de mon âge et au son du roulis
J’ai perdu mon bagage et gagné un parcours
Vases communicants entre l’esprit et l’âme
De l’un à l’autre j’ai mis de l’eau dans mon cœur
Oui tant d’eau a passé sous les ponts innocents
Tant de sang fut pressé pour le vin de l’histoire.

Marie-Anne BRUCH

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Des Poèmes de Jila Mossaed sur l’exil

Couverture du Castor Astral

J’avais déjà parlé de ce recueil Le huitième pays en automne dernier et je vous propose d’en lire aujourd’hui trois autres poèmes, où il est question de l’exil et de la nostalgie du pays natal.
Voici un petit rappel biographique de la poète.

Note sur la poète

Jila Mossaed est née à Téhéran en 1948. Elle publie ses premiers poèmes à l’âge de 17 ans. Suite à la prise de pouvoir par Khomeini en 1979, elle trouve refuge en Suède. Elle écrit en suédois depuis 1997 et entre à l’académie suédoise en 2018. « Chaque langue qui me donne la liberté de m’exprimer contre l’injustice est la langue de mon cœur » dit-elle à propos de son œuvre poétique où l’exil occupe une place essentielle. (Source : éditeur)

Note pratique sur le livre :

Editeur : Castor Astral
Année de publication en France : 2022 (en Suède : 2020)
Traduit du suédois par Françoise Sule
Préface de Vénus Khoury-Ghata
Nombre de pages : 140

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Page 125

Ils étaient silencieux
La montagne que j’ai cachée dans ma valise
La mer que j’ai emportée avec moi
sous mon sein gauche
Et le rossignol
dans mes rêves

Ils reprennent vie
Nous campons ici
au-delà du passé
Bien loin de nos vagues
dans le ventre vide du présent

Nous créons un pays
au-delà de toutes les frontières
Racontons les histoires
que maman racontait
au cours des nuits sombres

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Page 115

Je vais chercher la valise
qui a longtemps attendu
dans le coin de l’angoisse

Je la place au milieu de la pièce
bouche ouverte
Entreprends de la remplir

Quelqu’un nous attend-il
Est-ce que tout sera comme avant
Reste-t-il quelque chose
de ce que nous avons laissé

Moi et la valise
nous avons répété cette scène
tellement de fois
pour les rideaux silencieux et les murs en larmes
Plus tard nous nous endormons toujours
au fond de nos rêves réciproques

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Page 81

Une corbeille à la main
elle sortait chaque matin
de l’ombre rouge du cerisier

On jouait dans le corps asséché de la rivière
Nous ramassions des petits cailloux
faisions semblant d’être sourdes
quand les bombes explosaient

Je me créais un abri
au plus profond de moi
Déconnectais tous mes nerfs
mes sens
Entrais dans un autre monde
Parfois j’étais partie plusieurs minutes

Maintenant j’ai l’impression
d’avoir vécu
une autre vie
Celle d’une autre
qui n’a pas voulu me suivre ici

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Romanée-Conti 1935, un roman de Takeshi KAIKÔ

Couverture chez Picquier Poche

En me promenant dans ma librairie habituelle, je suis tombée par hasard sur ce petit livre dont le titre m’a intriguée, par sa référence à un vin français – je devrais plutôt dire un grand cru millésimé ! – et l’idée de lire un roman japonais où il serait beaucoup question de la France et de ses traditions viticoles et culinaires me paraissait plutôt sympathique et rentre bien dans le thème du voyage que j’explore ce mois-ci !

Je vous propose donc cette fois d’observer la France avec le regard d’un voyageur japonais…

Note pratique sur le livre :

Editeur : Picquier Poche
Date de parution originale : 1973 (au Japon)
Date de parution en français : 1993 (1996 en poche)
Traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai et Didier Chiche
Nombre de pages : 68 pour la première nouvelle, 35 pour la deuxième.

Note biographique sur l’auteur

Takeshi Kaikô, né en 1930 et mort en 1989 à l’âge de 58 ans, est un romancier, essayiste, nouvelliste, journaliste et scénariste japonais. Ecrivain globe-trotter il rapportera de ses périples en Chine, en URSS et dans le Paris de 1968 des reportages d’une grande acuité. Il remporte le prix Akutagawa en 1957.

Quatrième de Couverture

A Tôkyô, un dimanche après-midi, deux hommes absorbés dans la dégustation cérémonieuse d’une vieille bouteille de bourgogne Romanée-Conti 1935, usant de gorgées comme ponctuations, poursuivent jusqu’à la lie le long texte désordonné de leurs souvenirs.
Voici une lecture éblouissante de la vie : on plonge avec délices dans l’intimité d’un grand vin, dans le secret de rêveries amoureuses, riches de la saveur d’un amour endormi, d’une femme aux contours effacés et au parfum évanoui.

Mon humble avis

Ce très court roman – ou longue nouvelle – est très agréable à lire grâce à une écriture qui privilégie les notations sensuelles et la suggestion de plaisirs gustatifs et amoureux. L’auteur excelle à l’évocation de saveurs, à la description de certaines sensations plus ou moins agréables et parfois ambiguës, nous laissant comprendre qu’il peut exister une pointe de déplaisir dans les expériences les plus délicieuses – et, sans doute, inversement, une once de plaisir dans les contacts a priori désagréables.
Au-delà de cet aspect purement sensitif et charnellement hédoniste, il y a aussi dans ce livre une réflexion sur le temps qui passe, sur l’Histoire et sur le sens de la vie, avec un rappel à la mort inéluctable qui apparaît à plusieurs reprises au cours de cette histoire, de manière inattendue, telle cette curieuse danse macabre du milieu du livre, comme un contrepoint nécessaire à chaque plaisir, en tant que prélude ou conclusion.
Ce livre est aussi intéressant par une certaine vision de la France du 20ème siècle à travers le regard d’un homme japonais gourmet, esthète et cultivé. Ainsi, il nous décrit le Paris des années 70, les Halles, le Quartier Latin et ses petits bistrots propices aux rencontres, mais aussi certaines villes des Côtes du Rhône, de Bourgogne, etc.
Un livre que j’ai bien aimé, malgré sa brièveté !

Un Extrait page 32

(…)
– Ca y’est, je me souviens. Ca m’est revenu en t’écoutant. J’ai oublié de te dire que j’étais non seulement allé en Bourgogne ou dans le Bordelais, mais aussi dans la région de Cognac. Des fûts, en nombre infini, y dorment, dont s’évapore tous les jours une petite quantité de cognac. Il parait que ça représente en degré d’alcool l’équivalent de ce qui se consomme chaque jour en vin dans toute la France. L’équivalent de vingt-cinq mille bouteilles, m’a-t-on dit. Enfin, quoi qu’il en soit, tu vois le sigle V.S.O.P. qui figure sur les bouteilles de cognac ? Ce sont les initiales de Very Superior Old Pale, mais on m’a signalé que ça pouvait aussi être celles de Vieux Sans Opinion Politique. Je m’en suis souvenu en t’écoutant. Le Japon a été vaincu, l’Allemagne, l’Italie ont été vaincues elles aussi, le Front populaire a sombré en un an. Les Procès de Moscou étaient une sinistre mascarade. Le Parti communiste chinois a fini par s’emparer de tout le territoire chinois. Et pendant tout ce temps-là, cette bouteille dormait. Indifférente aux opinions politiques. Depuis 1935, elle a vieilli d’un an chaque année en dormant. Elle se consacrait à ça. Elle mérite elle aussi le nom de V.S.O.P. C’est un vin à boire en dégustant l’Histoire. (…)

Des Poèmes de Baudelaire sur le voyage

Portrait de Baudelaire

Comme je consacre ce mois de janvier au thème du voyage, je ne pouvais pas passer à côté de Baudelaire (1821-1867) puisque plusieurs poèmes très célèbres des Fleurs du Mal évoquent ce sujet.
Le poète de Spleen et Idéal avait en effet voyagé entre juin 1841 et février 1842, âgé de vingt ans. Embarqué sur le Paquebot des mers du sud à destination des Indes, un naufrage près des Îles Mascareignes (la Réunion et l’Île Maurice) incite le jeune Baudelaire à retourner en France. Il garde de ce périple un grand attrait pour l’exotisme et les pays lointains.
J’aurais pu choisir L’Invitation au Voyage ou Parfum Exotique ou A une Dame créole ou même L’Albatros pour illustrer mon propos, mais j’ai finalement opté pour le moins célèbre Bohémiens en voyage et pour la première partie du long et beau poème Le Voyage (qui comporte en fait quatre parties).

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Le Voyage

I

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

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Bohémiens en voyage


La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

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Un Poème Japonais contemporain sur le Voyage

J’ai trouvé ce poème dans l’anthologie « 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui » publiée aux éditions Philippe Picquier en 2014 dans sa traduction française par Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé, et originellement publié au Japon en 1998.
J’ai trouvé ce poème intéressant et beau, par les liens qu’il tisse entre voyage, écriture, blessure, mère et pays d’origine, et aussi la référence à Paul Celan.
Comme il m’a touchée et que je ne connaissais pas du tout ce poète japonais, j’ai eu envie de le diffuser ici.

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Iijima Kôichi (1930-2013)
Poète, romancier et traducteur japonais, il fut enseignant à l’Université de Tokyo. Il était membre de la Japan Art Academy. D’abord proche du surréalisme, il a traduit ou écrit à propos d’écrivains ou d’artistes comme Henri Barbusse, Antonin Artaud, Joan Miro, Brassaï, Henry Miller, Apollinaire, Marcel Aymé, etc.
(Source : Wikipédia et éditeur)

Langue Maternelle

Pendant mes six mois de séjour à l’étranger
Pas une seule fois je n’ai eu envie
D’écrire des poèmes
Ayant tout oublié de moi-même
Je marchais et marchais encore
Quand on me demandait pourquoi je n’écrivais pas de poème
Je n’étais jamais capable de répondre.

Après mon retour au Japon
Bientôt
L’envie d’écrire des poèmes m’est revenue
A présent enfin
Je comprends ces six mois
Pendant lesquels j’ai pu marcher sans écrire de poèmes.
Car me voici de retour
Dans la langue du pays de ma mère.

« Langue maternelle », où sont unis
La mère, le pays et la langue
De ma mère, de mon pays et de ma langue
Je suis coupé, n’ai-je cessé de me redire pendant les six mois
Où j’ai marché au sein de la réalité
Sans me blesser.
Sans presque ressentir le besoin
D’écrire des poèmes.

En avril Paul Celan
S’est suicidé en se jetant dans la Seine,
Et cet acte du poète d’origine juive,
J’ai l’impression de le comprendre.
La poésie, c’est quelque chose de triste
La poésie, cela sert, dit-on, à corriger la langue de la nation
Mais pas pour moi
Moi, avec ma langue maternelle, je me blesse chaque jour
Moi je suis obligé de repartir
Chaque soir vers une autre langue maternelle
C’est ce qui me pousse à écrire des poèmes – ce qui me pousse à exister davantage.

(1974)

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J’ai publié cet article pour mon Mois Thématique sur le voyage de janvier 2023.

Des Poèmes de Nicolas Bouvier

Couverture chez Zoé éditions

Les poèmes de Nicolas Bouvier ont tous été réunis dans le recueil « Le dehors et le dedans« , disponible chez l’éditeur suisse Zoe.

Note biographique sur Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier est un écrivain, poète, photographe, iconographe et voyageur suisse né en 1929 et mort en 1998 à Genève. Issu d’une famille lettrée et érudite, il suit des études universitaires d’histoire médiévale, de sanskrit et de droit. Il commence à voyager très jeune, dès 1948, en Finlande puis dans le Sahara algérien, en tant que journaliste. En 1953, il effectue, en Fiat topolino et en compagnie de Thierry Vernet, le grand voyage jusqu’au Pakistan qu’il relatera dans le célèbre « Usage du monde » (1963), un livre devenu culte. De nombreux voyages en Asie, réalisés ensuite, en Chine, au Japon, à Ceylan (Sri Lanka) lui inspirent des livres comme Le Poisson-Scorpion (1982), Chronique Japonaise (1970), Le Vide et le plein (1970). Il meurt d’un cancer en 1998.

Quatrième de Couverture

Trébizonde, Kyoto, Ceylan, New York, Genève : Nicolas Bouvier n’a cessé d’écrire de la poésie, dans ses années de grands voyages comme dans ses périodes plus sédentaires. « [Elle] m’est plus nécessaire que la prose, expliquait-il, parce qu’elle est extrêmement directe, brutale – c’est du full-contact ! » Pourtant, il ne fit paraître qu’un unique recueil de poèmes, Le dehors et le dedans.
Composé de quarante-quatre textes écrits entre 1953 (le départ en voyage avec Thierry Vernet) et 1997 (quatre mois avant sa mort), ce recueil est paru pour la première fois en 1982, puis complété à quatre reprises et autant d’éditions. Bouvier s’y met à nu : de tous ses livres « c’est l’ouvrage qui propose la plus ample et la plus intime traversée de son existence. » (Ingrid Thobois)

Choix de Poèmes

(Page 16, dans la partie « le dehors »)

Novembre

Les grenades ouvertes qui saignent
sous une mince et pure couche de neige
le bleu des mosquées sous la neige
les camions rouillés sous la neige
les pintades blanches plus blanches encore
les longs murs roux
les voix perdues
cheminent à tâtons sous la neige
toute la ville, jusqu’à l’énorme citadelle
s’envole dans le ciel moucheté

Tabriz, 1953

Mosquée bleue de Tabriz (Iran)

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(Page 46)

Turkestan chinois

Quarante ans que tu rêvais de ce lieu
tranchée fertile dans le sable rouge infini
Ce soir c’est une tonnelle d’ombre bleue
où l’eau bruit sans se laisser voir
Le jour exténué, le corps fourbu,
les pupilles brûlées, la peau séchée de vent
s’y retrouvent et conspirent en secret

La chanteuse a les yeux cernés de fatigue
J’aime beaucoup cette musique d’assassins
Un coup d’archet strident tranche une gorge
cithare et clarinette saignent
en grappes de groseilles tièdes

La voix de cette femme : rêche, bourrée de sang
elle module et se plaint
elle éteint les étoiles
tout est désormais plaie et douceur

Tourfan, Ouest de la Chine

Tourfan, juillet 1984

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(Page 59, dans la partie « love songs »)

Mirabilis

Le miroir n’aura vu
que la pierre qui le brise
se blesse en s’étoilant
mémoire si cher acquise
me ruine en même temps

Hier c’étaient les barreaux
aujourd’hui c’est l’échelle
j’ai fait un quart de tour
et tari le soleil à me souvenir d’elle
avec deux bras autour

Kyoto, printemps 1966

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Kyoto Song de Colette Fellous

Couverture chez Arléa

J’ai entendu parler de ce livre sur le blog de Kévin, « Comme au Japon », consacré à la culture japonaise, que vous pouvez consulter ici, si vous voulez.
Colette Fellous est une écrivaine et femme de radio française, née à Tunis en 1950.
Elle raconte ici son voyage au Japon, en compagnie de sa petite fille prénommée Elyssa, ce qui est l’occasion d’un vagabondage à travers la culture japonaise (art du haïku, gastronomie, cerisiers en fleurs, etc). Ce voyage lui permet aussi d’évoquer des souvenirs de jeunesse ou d’enfance. Le livre est illustré de photos en noir et blanc, prises au cours de ce séjour japonais par l’écrivaine elle-même.

Mon humble avis

L’écriture de ce livre n’est pas désagréable mais pas géniale non plus. Il y a pas mal de phrases qui comportent des énumérations, ce qui n’est pas forcément attrayant à mes yeux. Un certain manque de concision et même une tendance au délayage verbal m’ont un petit peu ennuyée.
Souvent, l’écrivaine parle d’éléments et de caractéristiques très – trop – connus de la culture japonaise sans ajouter de vision personnelle ou de ressenti original et elle a tendance à énoncer des choses rebattues et convenues, du déjà-vu-déjà-lu qui m’a franchement cassé les pieds.
Parfois, elle parle de choses intimes et personnelles, par exemple un abus sexuel dans son enfance ou, quelques chapitres plus loin, son accouchement où elle a failli mourir ou encore la mort de sa mère et on se demande pourquoi elle veut nous faire partager ça, quel rapport avec son voyage au Japon, qu’est-ce qu’elle veut nous dire à travers ces récits ? On reste un peu gêné et dubitatif car ça tombe là comme un cheveu sur la soupe et ensuite elle ne parle plus du tout de ces sujets.
A un moment, elle évoque le côté aléatoire des choses et j’ai pensé que, peut-être, elle avait voulu faire ici un livre avec une construction aléatoire, mais ça n’a pas suffi à me réveiller ou à me sortir de ma complète léthargie.
J’ai abandonné cette lecture 20 ou 30 pages avant la fin.

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Voici un passage qui ne m’a pas déplu :

Un Extrait page 189

Ce soir-là, j’avais donc rencontré trois hommes. L’un a été mon amour, l’autre mon ami et le troisième aurait pu être mon mari, si j’avais dit oui. C’est juste un exemple. Un exemple de ce qui pouvait à tout moment se glisser dans un roman, sans prévenir, de façon purement aléatoire, une histoire qui m’avait fait signe alors que, sous la pluie fine, je traversais avec Lisa le carrefour Hyakumanben pour acheter des confiseries aux noix. Claude était un maître de la physique théorique et des mouvements aléatoires, ses travaux ont marqué l’avancée de la recherche au-delà de la France. Ce soir-là, il avait joué sa vie et mis en pratique l’aléatoire, il ne me l’avait avoué que plus tard. Je l’avais revu une ou deux fois après la fête, nous avions dîné un jour ensemble et en me raccompagnant en bas de mon immeuble, dans la voiture, les phares et le moteur éteints, il m’avait demandé de sa belle voix grave si je ne voulais pas l’épouser. Il était timide mais il s’était lancé, moi aussi j’étais timide. C’était si incongru que j’ai ri, un peu gênée, je pensais que c’était une blague. (…)

Un Poème d’Ingeborg Bachmann sur le Voyage

Couverture chez Gallimard

J’ai trouvé ce poème dans le recueil « Toute personne qui tombe a des ailes » publié chez Poésie/Gallimard.

Note sur la Poète

Ingeborg Bachmann (1926-1973) naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (« Invocation de la grande ourse », en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son œuvre est encore en cours d’exploration.

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Page 115
(Extrait de « Poèmes de 1948-1953« )

Le monde est vaste et nombreux sont les chemins de pays en pays,
je les ai tous connus, ainsi que les lieux-dits,
de toutes les tours j’ai vu des villes,
les êtres qui viendront et qui déjà s’en vont.
Vastes étaient les champs de soleil et de neige,
entre rails et rues, entre montagne et mer.
Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à mon oreille
elle prescrivait, de nuit encore, les chants de la diversité.
D’un trait je bus le vin de cinq gobelets,
quatre vents dans leur maison changeante sèchent mes
cheveux mouillés.

Le voyage est fini,
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.

Le voyage est fini.
A chaque lointain je suis encore enchaînée,
pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières
pour me sauver, aucune eau, coulant vers l’estuaire,
n’entraîne mon visage, qui regarde vers le bas,
n’entraîne mon sommeil, qui ne veut pas voyager…
Je sais le monde plus proche et silencieux.

(…)