Un poème d’amour de Jean Grosjean

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J’ai trouvé ce beau poème d’amour dans le recueil Elégies de Jean Grosjean.
Ce mince recueil fait partie du livre La Gloire, publié chez Poésie/Gallimard.

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Mieux vaudrait ta rancune que ton silence si tu me laisses à ce semblant de vie qu’allument, le soir, les hommes au bord des routes.

Que j’ai souffert des étoiles moqueuses quand jamais aube avec ses regards verts n’allait rien voir de toi dans les buissons !

Longtemps ton nom n’a été qu’un murmure de brise qui rôde à travers les feuillages mais mon cœur n’écoutait rien d’autre.

Puisque ta face est le lieu de mon âme, j’aimerais mieux ta haine que ton mépris mais puisses-tu ne pas trop m’entendre.

J’avoue souhaiter plutôt ton mépris même que d’errer dans la brume sur les étangs sans savoir si de grands roseaux te cachent.

Comment retraverser les jours déserts dont tu n’étais ni le soleil ni l’ombre, après que tu m’as regardé ?

Je t’ai juré que tu n’aurais pas honte de mon chemin qui descend vers la nuit mais, si je suis parjure, ne t’effraie pas.

Tant de feuilles mortes pourrissent dans les mares, en l’honneur du printemps, que j’accroîtrai ta gloire de mes défaites.

Le ciel du soir ou de l’aurore est blanc dans l’arbre clair de novembre ou d’avril mais c’est toujours le temps de t’apporter ma première et ma dernière âme.

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Je me rends compte en relisant ce poème qu’il pourrait s’adresser aussi bien à une femme aimée qu’à un Dieu (Jean Grosjean était devenu prêtre en 1939, puis s’était marié en 1950).

Le Pigeon, un court roman de Patrick Süskind

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L’histoire : Un homme d’une cinquantaine d’années, nommé Jonathan Noël, vit dans une chambre de bonne dans le sixième arrondissement à Paris. Cela fait vingt ans qu’il vit là, seul et heureux, et il n’envisagerait pour rien au monde de changer son cadre de vie. Cela fait vingt ans que son existence n’a été marquée par aucun événement notable, et il en est pleinement satisfait. Son métier de vigile, consistant à stationner huit heures par jour devant une banque, sans mouvement et sans initiative, lui convient également très bien. Mais, un vendredi matin, alors qu’il s’apprête à sortir de sa chambre pour aller aux toilettes situées sur le palier, Jonathan Noël se retrouve empli d’épouvante en découvrant un pigeon à quelques centimètres de lui, qui le fixe de son regard froid et sans éclat. Quelques minutes plus tard, après avoir vu les déjections de l’oiseau devant sa porte, il est pris d’un tel dégoût et d’un tel effroi que l’idée de s’installer à l’hôtel s’impose à lui comme une évidence. (…)

Mon avis : Ce livre m’a semblé illustrer la manière dont événement apparemment insignifiant pouvait faire l’effet d’un cataclysme sur une personne fragile. La présence du pigeon réveille des angoisses probablement enfouies depuis plusieurs décennies. Il faut dire que le passé de Jonathan Noël – avant ces vingt années de calme absolu – a été émaillé de souffrances : ses parents sont en effet morts en déportation alors qu’il n’était qu’un enfant, et sa jeunesse a été triste et pénible.
Ces vingt-quatre heures qui suivent la découverte du pigeon vont être pour notre héros un véritable cauchemar, dans la mesure où toute une série de petites contrariétés sans gravité vont mettre à vif ses angoisses les plus profondes : peur de devenir clochard, sensation d’absurdité et de vide, peur de se vider de sa substance (puisqu’il a fréquemment peur de vomir, se sent mal lorsqu’il transpire, et fait une légère fixation sur la façon plus ou moins digne de « faire ses besoins »), peur de voir son intégrité physique menacée (un accroc dans son pantalon va prendre des proportions démesurées et lui donnera, l’espace d’un instant, l’envie de dégainer son pistolet de vigile et de tirer au hasard dans la foule).
Patrick Süskind montre un talent superbe pour nous faire entrer dans les sentiments et dans les raisonnements de son personnage, qui nous apparaît d’abord comme bizarre ou excessif, mais qui se révèle finalement dans toute son humanité et sa sensibilité.

Trois poèmes de Liliane Wouters

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J’ai trouvé ces trois poèmes dans L’anthologie de la poésie contemporaine du Cherche Midi éditeur, un livre dont j’ai déjà eu l’occasion de parler le mois dernier.
Liliane Wouters est une poétesse belge née en 1930.

On s’en vient seul

On s’en vient seul et l’on s’en va de même.
On s’endort seul dans un lit partagé.
On mange seul le pain de ses poèmes.
Seul avec soi on se trouve étranger.

Seul à rêver que gravite l’espace,
Seul à sentir son moi de chair, de sang,
Seul à vouloir garder l’instant qui passe,
Seul à passer sans se vouloir passant.

***

Pour vivre, il faut planter un arbre, il faut
faire un enfant, bâtir une maison.

J’ai seulement regardé l’eau
qui passe en nous disant que tout s’écoule.

J’ai seulement cherché le feu
qui brûle en nous disant que tout s’éteint.

J’ai seulement suivi le vent
qui fuit en nous disant que tout se perd.

Je n’ai rien semé dans la terre
qui reste en nous disant : je vous attends.

***

Lorsque tu regardes

Lorsque tu regardes dans la glace
En te disant « c’est moi », il vient toujours
un moment de panique. Es-tu en face,
Es-tu ici ? Quid de ce moi venu un jour,
Dont il ne restera plus rien. Oui, des douzaines
De photos, une voix. Cire et papier. Moi, là-dedans ?
Que saura-t-on de mes amours et de mes peines ?
Plus de faims, plus de peurs, pas même un mal de dents.
Silencieux le sang, morte à jamais l’haleine,
Douce haleine brouillant aujourd’hui le miroir
Où mon être apparent a cessé de se voir.

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Pour vous faire patienter

Cette première quinzaine d’août, j’ai un peu délaissé ce blog. Ce n’était pas tout à fait volontaire, et chaque jour je me disais « Aujourd’hui je vais écrire un article ! » et puis, le soir arrivait et je n’en avais pas écrit …
Bref, j’espère, chers lecteurs et followers, que vous ne m’en voudrez pas de cette paresse estivale qui, après tout, est assez banale !
Ce blog reprendra à un rythme plus soutenu vers le 20 ou 25 août.

Je vous laisse sur un sonnet écrit il y a un ou deux mois et qui, j’espère, vous fera patienter !

Ségur, 2001

J’habitais en ce temps un quartier morne et chic,
Mélange de bars lounge et d’échoppes désertes,
Des arbres projetaient leurs longues ombres vertes
Le long du boulevard à l’incessant trafic.

J’étais en couple alors et je coulais à pic,
Puisqu’aimer c’est souvent souffrir en pure perte,
Le chagrin m’épuisait et me rendait inerte,
Puis souffrir devenait une sorte de tic :

Nous passions chaque soir en querelles absconses,
Les mêmes arguments et les mêmes réponses
N’aboutissaient jamais qu’au même noir sommeil.

Tout le reste du jour, j’errais comme un fantôme
En mal d’amitié vraie, indifférente au dôme
des Invalides, dont l’or brillait au soleil.

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Trois poèmes de la fin du 20è siècle

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J’ai trouvé ces trois poèmes dans l’Anthologie de la poésie française contemporaine, parue en 1994 au Cherche Midi Editeur, et qui se concentre sur « les trente dernières années », c’est-à-dire les années 1964-1994.
Beaucoup de bonnes choses à découvrir dans cette anthologie, d’autres plus contestables (encore que je ne me réfère qu’à mon goût personnel). On constate que les poètes célèbres il y a vingt ou trente ans ne sont plus tout à fait les mêmes qu’aujourd’hui, certains étant nettement tombés dans l’oubli …
Voici donc trois poèmes que j’ai retenus, parce que leur ton et leur originalité m’ont frappée.

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LAS D’ETRE MOI

Las d’être moi, parfois je me remplace
par mon discours, et sans me reconnaître,
je me destine à parler sans ma voix.

Je ne sais rien. L’ombre efface mon ombre.
Je me dis lampe espérant m’éclairer,
je ne connais pas d’amis éblouis.

Tout est miracle. Et moi, suis-je miracle
ou la copie exacte d’un autre être
qui pratiquait la science des jours ?

Dans ce miroir, tu m’apparais funèbre,
toi mon fantôme. En es-tu satisfait ?
Je lis déjà mon ultime buée.

J’ai tant vécu sans apprendre à me vivre.
L’éternité me jette ses outrages
et je ne peux essuyer ce crachat.

Robert Sabatier

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DANS L’EPAIS DE LA NUIT

La vie lèche la page et se retire blanche
vaste mer incertaine aux hommes qui l’attendent

me manquent tes photos tes lèvres tes pointes dures
me manque ton passage portant cette cambrure

bonjour encore soleil étrange aux longues mèches noires
que tu vives que tu meures : toujours lumière et désespoir

vivace te voici pendant que se déhalent
les images gravées des chagrins enfouis

toi visage du passé dont pâlira le hâle
parure qui s’affale dans l’épais de la nuit.

Jean Pérol

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LA PEAU

J’aime ta peau
J’aime son odeur d’air, de chambre
De lit qui a passé le fleuve des morts
Et sur la rive attend sans fin ton ombre
Avec les disparus et les images
De ce miroir où je ne te vois pas

J’aime ta peau sous mes paumes
Ô vivante entre les morts de cette eau calme
Miroir où pourrait glisser le visible d’une autre vie

Mais le monde
Ressemble à ce reflet mal saisissable
Sur ce corps entre l’imaginaire et la mémoire
J’ai ta peau sous mes doigts, j’ai sa moire
Dans la bouche mais les mots ne parlent pas
Vers l’aube où la mort les apaise même sans songe

Jacques Chessex