Le numéro 84 de la revue « Poésie Première », paru en janvier 2023, avait pour thème le Voyage et j’ai l’honneur et le bonheur de figurer à son sommaire, avec un de mes poèmes écrits à l’été 2022 et jusqu’ici inédit.
C’est un heureux hasard que le thème de la revue rejoigne celui du Mois Thématique de mon blog – de même que celui de mon poème – et on croirait presque à une sorte de conjonction zodiacale spécifique… si on était superstitieux.
Trains de haut vol
Dans le train de mon âge à vitesse grand V J’ai souvent végété sous les couleurs du vent Le temps venu par vagues emmêlait nos cheveux Et nous devions pouvoir et nous voulions dévier. (Le rêve m’entortille et le réveil m’embrouille.)
C’est le V de l’envol qui referme son aile Et la nuit de velours épaissit ses volutes Et la nuit envoûtait nos fatigues voûtées Nuits de mica doré refondues en plomb gris C’est l’alchimie de l’aube et des ères trop neuves.
Dans le train de mon âge et au son du roulis J’ai perdu mon bagage et gagné un parcours Vases communicants entre l’esprit et l’âme De l’un à l’autre j’ai mis de l’eau dans mon cœur Oui tant d’eau a passé sous les ponts innocents Tant de sang fut pressé pour le vin de l’histoire.
J’avais déjà parlé de ce recueil Le huitième pays en automne dernier et je vous propose d’en lire aujourd’hui trois autres poèmes, où il est question de l’exil et de la nostalgie du pays natal. Voici un petit rappel biographique de la poète.
Note sur la poète
Jila Mossaed est née à Téhéran en 1948. Elle publie ses premiers poèmes à l’âge de 17 ans. Suite à la prise de pouvoir par Khomeini en 1979, elle trouve refuge en Suède. Elle écrit en suédois depuis 1997 et entre à l’académie suédoise en 2018. « Chaque langue qui me donne la liberté de m’exprimer contre l’injustice est la langue de mon cœur » dit-elle à propos de son œuvre poétique où l’exil occupe une place essentielle. (Source : éditeur)
Note pratique sur le livre :
Editeur : Castor Astral Année de publication en France : 2022 (en Suède : 2020) Traduit du suédois par Françoise Sule Préface de Vénus Khoury-Ghata Nombre de pages : 140
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Page 125
Ils étaient silencieux La montagne que j’ai cachée dans ma valise La mer que j’ai emportée avec moi sous mon sein gauche Et le rossignol dans mes rêves
Ils reprennent vie Nous campons ici au-delà du passé Bien loin de nos vagues dans le ventre vide du présent
Nous créons un pays au-delà de toutes les frontières Racontons les histoires que maman racontait au cours des nuits sombres
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Page 115
Je vais chercher la valise qui a longtemps attendu dans le coin de l’angoisse
Je la place au milieu de la pièce bouche ouverte Entreprends de la remplir
Quelqu’un nous attend-il Est-ce que tout sera comme avant Reste-t-il quelque chose de ce que nous avons laissé
Moi et la valise nous avons répété cette scène tellement de fois pour les rideaux silencieux et les murs en larmes Plus tard nous nous endormons toujours au fond de nos rêves réciproques
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Une corbeille à la main elle sortait chaque matin de l’ombre rouge du cerisier
On jouait dans le corps asséché de la rivière Nous ramassions des petits cailloux faisions semblant d’être sourdes quand les bombes explosaient
Je me créais un abri au plus profond de moi Déconnectais tous mes nerfs mes sens Entrais dans un autre monde Parfois j’étais partie plusieurs minutes
Maintenant j’ai l’impression d’avoir vécu une autre vie Celle d’une autre qui n’a pas voulu me suivre ici
Comme je consacre ce mois de janvier au thème du voyage, je ne pouvais pas passer à côté de Baudelaire (1821-1867) puisque plusieurs poèmes très célèbres des Fleurs du Mal évoquent ce sujet. Le poète de Spleen et Idéal avait en effet voyagé entre juin 1841 et février 1842, âgé de vingt ans. Embarqué sur le Paquebot des mers du sud à destination des Indes, un naufrage près des Îles Mascareignes (la Réunion et l’Île Maurice) incite le jeune Baudelaire à retourner en France. Il garde de ce périple un grand attrait pour l’exotisme et les pays lointains. J’aurais pu choisir L’Invitation au Voyage ou Parfum Exotique ou A une Dame créole ou même L’Albatros pour illustrer mon propos, mais j’ai finalement opté pour le moins célèbre Bohémiens en voyage et pour la première partie du long et beau poème Le Voyage (qui comporte en fait quatre parties).
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Le Voyage
I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, L’univers est égal à son vaste appétit. Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le coeur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ; D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, Astrologues noyés dans les yeux d’une femme, La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent D’espace et de lumière et de cieux embrasés ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon, De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
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Bohémiens en voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L’empire familier des ténèbres futures.
J’ai trouvé ce poème dans l’anthologie « 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui » publiée aux éditions Philippe Picquier en 2014 dans sa traduction française par Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé, et originellement publié au Japon en 1998. J’ai trouvé ce poème intéressant et beau, par les liens qu’il tisse entre voyage, écriture, blessure, mère et pays d’origine, et aussi la référence à Paul Celan. Comme il m’a touchée et que je ne connaissais pas du tout ce poète japonais, j’ai eu envie de le diffuser ici.
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Iijima Kôichi (1930-2013) Poète, romancier et traducteur japonais, il fut enseignant à l’Université de Tokyo. Il était membre de la Japan Art Academy. D’abord proche du surréalisme, il a traduit ou écrit à propos d’écrivains ou d’artistes comme Henri Barbusse, Antonin Artaud, Joan Miro, Brassaï, Henry Miller, Apollinaire, Marcel Aymé, etc. (Source : Wikipédia et éditeur)
Langue Maternelle
Pendant mes six mois de séjour à l’étranger Pas une seule fois je n’ai eu envie D’écrire des poèmes Ayant tout oublié de moi-même Je marchais et marchais encore Quand on me demandait pourquoi je n’écrivais pas de poème Je n’étais jamais capable de répondre.
Après mon retour au Japon Bientôt L’envie d’écrire des poèmes m’est revenue A présent enfin Je comprends ces six mois Pendant lesquels j’ai pu marcher sans écrire de poèmes. Car me voici de retour Dans la langue du pays de ma mère.
« Langue maternelle », où sont unis La mère, le pays et la langue De ma mère, de mon pays et de ma langue Je suis coupé, n’ai-je cessé de me redire pendant les six mois Où j’ai marché au sein de la réalité Sans me blesser. Sans presque ressentir le besoin D’écrire des poèmes.
En avril Paul Celan S’est suicidé en se jetant dans la Seine, Et cet acte du poète d’origine juive, J’ai l’impression de le comprendre. La poésie, c’est quelque chose de triste La poésie, cela sert, dit-on, à corriger la langue de la nation Mais pas pour moi Moi, avec ma langue maternelle, je me blesse chaque jour Moi je suis obligé de repartir Chaque soir vers une autre langue maternelle C’est ce qui me pousse à écrire des poèmes – ce qui me pousse à exister davantage.
(1974)
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J’ai publié cet article pour mon Mois Thématique sur le voyage de janvier 2023.
Les poèmes de Nicolas Bouvier ont tous été réunis dans le recueil « Le dehors et le dedans« , disponible chez l’éditeur suisse Zoe.
Note biographique sur Nicolas Bouvier
Nicolas Bouvier est un écrivain, poète, photographe, iconographe et voyageur suisse né en 1929 et mort en 1998 à Genève. Issu d’une famille lettrée et érudite, il suit des études universitaires d’histoire médiévale, de sanskrit et de droit. Il commence à voyager très jeune, dès 1948, en Finlande puis dans le Sahara algérien, en tant que journaliste. En 1953, il effectue, en Fiat topolino et en compagnie de Thierry Vernet, le grand voyage jusqu’au Pakistan qu’il relatera dans le célèbre « Usage du monde » (1963), un livre devenu culte. De nombreux voyages en Asie, réalisés ensuite, en Chine, au Japon, à Ceylan (Sri Lanka) lui inspirent des livres comme Le Poisson-Scorpion (1982), Chronique Japonaise (1970), Le Vide et le plein (1970). Il meurt d’un cancer en 1998.
Quatrième de Couverture
Trébizonde, Kyoto, Ceylan, New York, Genève : Nicolas Bouvier n’a cessé d’écrire de la poésie, dans ses années de grands voyages comme dans ses périodes plus sédentaires. « [Elle] m’est plus nécessaire que la prose, expliquait-il, parce qu’elle est extrêmement directe, brutale – c’est du full-contact ! » Pourtant, il ne fit paraître qu’un unique recueil de poèmes, Le dehors et le dedans. Composé de quarante-quatre textes écrits entre 1953 (le départ en voyage avec Thierry Vernet) et 1997 (quatre mois avant sa mort), ce recueil est paru pour la première fois en 1982, puis complété à quatre reprises et autant d’éditions. Bouvier s’y met à nu : de tous ses livres « c’est l’ouvrage qui propose la plus ample et la plus intime traversée de son existence. » (Ingrid Thobois)
Choix de Poèmes
(Page 16, dans la partie « le dehors »)
Novembre
Les grenades ouvertes qui saignent sous une mince et pure couche de neige le bleu des mosquées sous la neige les camions rouillés sous la neige les pintades blanches plus blanches encore les longs murs roux les voix perdues cheminent à tâtons sous la neige toute la ville, jusqu’à l’énorme citadelle s’envole dans le ciel moucheté
Tabriz, 1953
Mosquée bleue de Tabriz (Iran)
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(Page 46)
Turkestan chinois
Quarante ans que tu rêvais de ce lieu tranchée fertile dans le sable rouge infini Ce soir c’est une tonnelle d’ombre bleue où l’eau bruit sans se laisser voir Le jour exténué, le corps fourbu, les pupilles brûlées, la peau séchée de vent s’y retrouvent et conspirent en secret
La chanteuse a les yeux cernés de fatigue J’aime beaucoup cette musique d’assassins Un coup d’archet strident tranche une gorge cithare et clarinette saignent en grappes de groseilles tièdes
La voix de cette femme : rêche, bourrée de sang elle module et se plaint elle éteint les étoiles tout est désormais plaie et douceur
Tourfan, Ouest de la Chine
Tourfan, juillet 1984
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(Page 59, dans la partie « love songs »)
Mirabilis
Le miroir n’aura vu que la pierre qui le brise se blesse en s’étoilant mémoire si cher acquise me ruine en même temps
Hier c’étaient les barreaux aujourd’hui c’est l’échelle j’ai fait un quart de tour et tari le soleil à me souvenir d’elle avec deux bras autour
J’ai trouvé ce poème dans le recueil « Toute personne qui tombe a des ailes » publié chez Poésie/Gallimard.
Note sur la Poète
Ingeborg Bachmann (1926-1973) naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (« Invocation de la grande ourse », en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son œuvre est encore en cours d’exploration.
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Page 115 (Extrait de « Poèmes de 1948-1953« )
Le monde est vaste et nombreux sont les chemins de pays en pays, je les ai tous connus, ainsi que les lieux-dits, de toutes les tours j’ai vu des villes, les êtres qui viendront et qui déjà s’en vont. Vastes étaient les champs de soleil et de neige, entre rails et rues, entre montagne et mer. Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à mon oreille elle prescrivait, de nuit encore, les chants de la diversité. D’un trait je bus le vin de cinq gobelets, quatre vents dans leur maison changeante sèchent mes cheveux mouillés.
Le voyage est fini, pourtant je n’en ai fini de rien, chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour, chaque lumière m’a consumé un œil, à chaque ombre se sont déchirés mes atours.
Le voyage est fini. A chaque lointain je suis encore enchaînée, pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières pour me sauver, aucune eau, coulant vers l’estuaire, n’entraîne mon visage, qui regarde vers le bas, n’entraîne mon sommeil, qui ne veut pas voyager… Je sais le monde plus proche et silencieux.
Comme j’apprécie beaucoup le blog Nervures et Entailles de l’écrivaine Joséphine Lanesem, je voudrais aujourd’hui vous parler de son dernier recueil Calendrier des couleurs, un très joli ensemble de proses poétiques où la signification et la saveur des couleurs, mises en relation avec les mois de l’année, nous sont très subtilement dépeintes. C’est un livre de perceptions et de sensations, c’est-à-dire des phénomènes habituellement trop fugitifs et trop épidermiques pour être exprimés verbalement, et qui restent généralement en-deçà de la conscience, mais la poète parvient à trouver les justes évocations par la magie de ses mots. Les couleurs, nous croyons en connaître la symbolique approximative de manière plus ou moins innée et spontanée, mais ce recueil nous fait pénétrer dans un monde de nuances, de correspondances finement observées et de sensibilité attentive qui vont au-delà de nos impressions ordinaires. Chacun de ces douze textes est comme un tableau aux mille petits détails complexes – un tableau plein de lumière, de mouvement, et de vitalité. Le plus étrange, c’est que ce recueil m’a appris à aimer (ou en tout cas : à considérer avec un œil bien plus favorable) des couleurs que je n’aimais pas jusqu’à présent et dont il m’a révélé les beautés cachées, par exemple le marron, le gris ou le jaune. C’est d’ailleurs un extrait du texte sur le Marron que je vous propose de lire ci-après, car il m’a particulièrement frappée et séduite.
Vous pouvez également la contacter sur son blog pour l’achat du recueil au format papier.
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Un Extrait du Deuxième Texte
Marron – Novembre
Marron brûle doigts engourdis et lèvres gercées. Le mot comme la chose nous vient des Alpes, ou des Pyrénées. Il en garde un goût de vie sauvage.
Matière première de notre monde qui modèle la terre, le bois ou le pelage. Craquèlement des croisements qui deviennent croissance. Couleur la plus commune, si commune qu’elle sert de camouflage : rien de mieux pour se fondre dans la foule ou le paysage. Il est la nature sans atours, nue et grelottante, telle qu’elle se montre en novembre ; et son obscurité appelle le toucher plus que le regard : la main qui flatte l’animal, serre la peluche, caresse le bois, creuse un sillon, égraine la semence.
Point où la couleur sombre dans la non-couleur, ou bien degré de mélange entre les couleurs où elles s’abolissent l’une l’autre. En effet, aucune trace de lui dans l’arc-en-ciel, mais c’est qu’il est trop modeste pour figurer au ciel. Il appartient au bas-monde, à l’humble labeur, aux métiers sans éclat, à ceux qui n’avaient pas de quoi teindre leurs habits ; et il rappelle l’ancien temps, quand les teintures manquaient, le clair-obscur des torches ou des chandelles, les variétés de l’ombre autour du foyer, les visages auréolés dans les ténèbres et les pigments empruntés au sol pour peindre nos passions. Rien ne lui est plus contraire que l’électricité.
Ayant découvert ce recueil poétique par hasard, dans ma librairie préférée, je n’ai pas eu besoin de le feuilleter longtemps pour me décider à l’acheter et ressentir un certain enthousiasme joyeux à l’idée de lire bientôt cette jeune poète québécoise, dont je n’avais pas entendu parler jusque-là.
Note Pratique sur le livre
Genre : Poésie (en prose) Titre : Quand je ne dis rien je pense encore Editeur : L’Oie de Cravan, éditeur à Montréal Année de publication : 2021 Nombre de Pages : 105
Note sur la Poète
Camille Readman Prud’homme est née à Montréal en 1989. En 2018 elle a remporté le prix du public de la revue Moebius pour son texte « Majesté« . Quand je ne dis rien je pense encore est un premier recueil qui confirme la justesse d’une écriture concise, touchant droit au cœur de l’expérience sensible. (Source : éditeur)
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Trois Poèmes
Page 69
Il y a des choses qui semblent faire grand cas d’elles-mêmes : il y a les maisons qui se prennent pour des châteaux, la couleur fluo des surligneurs, les blagues qui soulignent ce qui était sous-entendu, il y a les lettres majuscules, les gens qui parlent en criant, la une des journaux et les voitures qui n’ont plus de silencieux, il y a le mot amour et le mot liberté. on pourrait croire qu’il y a les éléphants mais on aurait tort, car s’ils sont imposants cela ne veut pas dire qu’ils cherchent à se faire remarquer.
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Page 76
certains soirs tu rencontres des gens qui te montrent des images qui deviennent en quelque sorte des preuves, à leur vue ce dont ils te parlaient prend une netteté nouvelle qui bannit le doute et défait les images rêvées. certains soirs tu rencontres des gens avec qui être en désaccord est toute une affaire, parce que cela vous amène à la question de la vérité, qui dans sa rigidité ne reconnaît pas la variation des postures mais l’autorité des sommets. alors il te semble dialoguer avec des gratte-ciels, car à cette échelle ne devient perceptible que le monumental, et à trop vouloir le faire apparaître tu t’érafles sur la rugosité du béton ; alors dans ta voix s’invite un tranchant qui te gouverne et te trouble.
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Page 101
chaque jour j’attends la nuit, car la nuit j’ai peut-être moins de visage et plus de voix. pour cela sans doute la nuit m’apaise parce qu’elle offre un grand congé qui est aussi un droit de ne plus répondre. je veux dire que la nuit ne supporte pas les obligations elle est libre. la nuit il n’y a pas de rendez-vous il y a des rencontres, il n’y a pas d’horaires parce qu’il n’y a pas de repas, seulement du temps tendu, donné.
J’ai eu le plaisir de découvrir en novembre le dernier recueil poétique de Thierry Roquet, intitulé sobrement « Promiscuités » et paru aux éditions du Cactus Inébranlable en automne 2022. Et j’ai eu envie de partager ici quelques uns des textes qui m’ont le plus plu.
Quatrième de Couverture
Thierry Roquet est un spécialiste du texte bref, voire excessivement bref. Il manie l’art de la concision à la perfection et s’inspire de chaque rencontre, de chaque observation, de chaque réflexion pour écrire une histoire dont on sort, à peine rentré. Cela tient de la performance…
Mon Avis en bref
Bien que ces proses soient courtes, et parfois très courtes, elles sont extrêmement diversifiées par leurs tons, leurs ambiances, leur aspect tour à tour descriptif, narratif, réflexif. Certaines penchent du côté de l’absurde, de l’étrangeté, d’autres jouent habilement sur les mots, d’autres encore mettent en relief nos petits travers humains, voire les incongruités de nos sociétés, avec une pointe d’ironie dépourvue d’aigreur ou d’acrimonie. Ça se lit très agréablement, et ça gagne même à être relu car certains de ces textes ne se révèlent vraiment qu’à la deuxième ou troisième reprise.
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Page 18
La promesse en l’air s’en alla rejoindre, au ciel, le cimetière aux promesses qui s’étendait à perte de vue.
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Elle était tellement en avance sur son temps qu’elle ne croisa jamais ses contemporains.
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Page 19
« Il faut prendre les choses du bon côté » me dit-elle. Je n’écoutai qu’à moitié, lui tournant déjà le dos.
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Page 34
Ils discutèrent à bâtons rompus. Puis ils allèrent chercher d’autres bâtons.
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Page 37
Effet-papillon?
Un train en cache un autre qui peut cacher l’arbre cachant la forêt qui cacherait la gare et les voyageurs qui pourraient ne plus savoir l’heure du départ que cacherait cette drôle d’impression de déjà-vu.
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Page 43
Mon premier dernier petit-déjeuner
On nous réveilla en sursaut. « Préparez-vous vite ! ». Les informations annonçaient l’imminence de la fin du monde, un événement à ne manquer sous aucun prétexte. J’eus tout juste le temps de boire un café noir sans sucre, en y trempant une délicate biscotte, tartinée de beurre demi-sel et de confiture à la rhubarbe. Puis : l’attente. Puis… On nous réveilla en sursaut.
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Page 63
« Va de l’avant ! » dit le père, assis sur sa chaise depuis des heures.
J’ai trouvé ces poèmes dans le recueil paru en 2021 chez Poésie/Gallimard Poésies verticales (I-Il-III-IV-XI) en édition bilingue, traduit de l’espagnol par Fernand Verhesen.
Note sur le Poète
Roberto Juarroz (1925-1995). Poète et écrivain argentin. Il fait des études de philosophie et de littérature, dont une année à la Sorbonne. Il commence à écrire ses « Poésies verticales« , dont aucun poème n’a de titre, à partir de 1958 et ne cessera plus jusqu’à sa mort en 1995.
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Extrait de la Première poésie verticale (1958)
(Page 39)
Je pense qu’en ce moment il n’est peut-être personne au monde qui pense à moi, que moi seul je me pense, et que si je mourais maintenant, personne, pas même moi, ne me penserait.
Et voici que commence l’abîme, comme lorsque je m’endors. Je suis mon propre appui et je m’en prive. Je contribue à tapisser d’absence toute chose.
C’est peut-être pour cela que penser à un homme revient à le sauver.
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Extrait de la Deuxième poésie verticale (1963)
(page 77)
Il y a un style de la nuit. Mais la nuit émerge parfois de son style et fonde une plastique nouvelle, un langage de distances différentes, un volume sans passion de passion informulée. Les arbres et les autres choses qui s’appuient sur la nuit sentent soudain la nuit s’appuyer sur eux, comme s’ils devaient la guider en son tâtonnement inédit, en sa recherche d’un autre ton du noir. Et la lune, qui était la lune dans le style de la nuit, devient la peau d’un imminent baptême, la précoce initiale d’une aventure semblable à une forme, mais plus dense qu’elle, quelque chose comme une forme qui contiendrait la masse de tout.
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Extrait de la Troisième poésie verticale (1965)
(Page 127)
13
Les pensées tombent comme les feuilles, pourrissent comme le fruit sans dents, donnent de l’ombre parfois et parfois sont quelque chose comme la lèvre maigre d’une branche dénudée.
Il y a des corps qui gercent l’espace, le brisent en le remplissant, le blessent comme le pain blesse certaines bouches. Il y a des ombres qui guérissent cet espace, cicatrisent les blessures qui lui firent ses corps, en les replaçant à partir d’un lieu plus intime.
Les pensées tombent comme les feuilles et pourrissent comme le fruit, mais elles n’ont pas de racines et ne se meuvent pas dans le vent. Plus maigres que les corps et leurs ombres, elles ne gercent et ne guérissent pas l’espace : elles sont un arbre d’espace, planté, sans racine, au centre.