Deux poèmes découverts dans Le Coin de table

Le dernier numéro (n°57) de la revue poétique Le Coin de Table consacre tout un dossier critique à la comparaison entre poésie rimée et vers libre. On y trouve en particulier un florilège de citations de poètes célèbres des 19è et 20è siècles, qui, tous, ont abordé cette question, sur un ton plus ou moins polémique.
A notre époque, où le vers libre prédomine largement, il peut sembler en effet intéressant de réfléchir à cette question, de s’interroger sur le vers libre, et de se demander si les poètes ne doivent pas inventer de nouvelles formes, peut-être plus structurées. On peut aussi penser que chaque poète doit pouvoir être libre de rimer ou non, alors que la grande majorité des revues actuelles n’accordent aucune place aux formes classiques de poésie, traitant la rime avec un mépris souverain, et la trouvant tout juste bonne à faire cogiter les « poètes du dimanche ».
A la suite de ce dossier critique – dont on retrouvera des extraits fort intéressants sur le site de la revue – se trouve un large choix de poèmes, offrant un panorama très varié de la création poétique contemporaine.
Mon choix s’est arrêté sur un poète que je ne connaissais pas, Jean-Patrick Desvignes, dont je recopie ici deux poèmes :

Mots
Mots
noctuelles fragiles

qui portez sur vos ailes
nos lampes d’Aladin

pour faire briller la vie
dedans nos yeux éteints

vos mirages sont vides
votre miracle n’est rien

mais nous croyons encore
à vos êtres légers

vos follets dérisoires
dans la nuit qui nous tient

la seule arme
dans nos mains

***

L’enfance

L’enfance est ce que tu préserves
de neige
dans ce bel aujourd’hui

qui a le goût des fruits
périssables

l’enfance est le surgissement
de l’instant de la neige

ce blanc avènement
sans âge

comme les mots sur la page

l’enfance
est ce que tu préserves
de ce bel étonnement
des mots

***

N’hésitez pas à vous abonner à la revue Le Coin de table, qui a été expulsée de ses locaux historiques par la SACD (société des auteurs) et qui traverse beaucoup de difficultés matérielles.
Cette revue, toujours intéressante, offre bien souvent des points de vue historiques et critiques sur la poésie, que l’on ne retrouve pas ailleurs. Elle est aussi très lisible et accessible.

Moisson de Charles Juliet – Poésie

moisson_juliet La lecture que j’ai faite du roman Lambeaux de Charles Juliet, il y a quatre semaines, m’a donné très envie de découvrir la poésie de ce grand auteur. Je me suis donc procuré le recueil Moisson, paru aux éditions POL, et qui a obtenu le Prix Goncourt de la Poésie.
Vous aurez sans doute remarqué qu’en général la lecture de poésie contemporaine demande un certain effort de concentration, que son accès n’est pas aisé. Eh bien, ici, ce n’est pas le cas : l’entrée dans ces poèmes se fait d’une manière naturelle et immédiate. Mais cela ne veut pas dire pour autant que cette poésie est « facile » – bien au contraire – car elle parle souvent de notre part d’ombre et de la difficulté d’être. Mais elle parle aussi de l’amour et de la lumière.

J’ai choisi quelques poèmes à vous faire découvrir aujourd’hui :

tragique est la vie
pour moi que rien
ne délivre
du tourment d’exister

parle-moi

parle-moi

arrache
de ma gorge
ces mots
qui m’étouffent

extirpe
cette fatigue
qui stagne
dans les profondeurs
de mon sang

comme tant d’autres
je dérive au sein
d’une humanité
en détresse

***

aide-moi
à traverser
ce gâchis

fais éclater
ce qui me mure

donne des mots
à ce qui en moi
se débat
dans la nuit

***

Quand j’ai faim tout me nourrit
racontait cette chanteuse
dont le nom m’est inconnu

Un visage la pluie l’aboiement
d’un chien  moi aussi
quand j’ai grande faim

musardant par les rues populeuses
dérivant au gré de mon humeur
je m’emplis de tout ce qui s’offre

Des visages des regards un arbre un nuage
la lumière du jour le sourire d’un enfant
tout est absorbé tout me nourrit

***

Ce vent qui heurte
l’olivier
couche ses hautes
branches dans le ciel

qu’il s’engouffre
en toi

emporte
tes brumes

chasse le vieux
savoir

***

février

déjà ici
le printemps
triomphe

jamais
l’élan
ne fléchit

la faim
ne s’apaise

jamais
ne vient
le repos

et comment
vivre

comment aller
du labour aux moissons

comment ne rien détruire
et consentir à la soif

*

être un jour cet amandier
ne plus avoir
à s’inventer un chemin

***

Trois poèmes du dernier numéro de la revue A l’index

Dans le dernier numéro de la revue A l’Index – dont j’ai déjà un peu parlé dans un précédent article – j’ai relevé trois poèmes intéressants de la poète Hélène Dassavray.
Les voici :

Prendre un train
Rouler
Attendre
Arriver
Laisser le train
Se jeter
Dans l’homme campé
Au bout du quai
Joindre les parallèles
Dormir dans une autre vie

***

Elle s’infiltre en moi
aussi intimement
que le fleuve se lie à la mer
elle se mêle à mon sang
pénètre mon cœur
à chaque battement
pas d’alternative
à suivre votre voix

***

De pas sage
Il chemine
De lui ou du monde
On ne sait qui traverse l’autre

A peine dit-il un mot
Tous se taisent
Pas un pour entendre
Qu’il cherche simplement
Quelqu’un à qui parler

***

Pour vous abonner à la revue A l’index, vous pouvez écrire à :
Association « Le Livre à Dire »
Jean-Claude Tardif
11, rue du Stade
76133 Epouville

Quelques poèmes récents de Patricia Castex Menier

J’ai trouvé ces poèmes  de Patricia Castex Menier dans le dernier numéro de la revue A l’index (n°25 de janvier 2014) dirigée par Jean-Claude Tardif.

Quelques îles furent des geôles.

A la saison des mûres,
ne pas oublier,

en se blessant bêtement aux barbelés des ronces.

***

Déportation.

La mémoire fait sa ronde.

Même sans noms,
même sans stèles,

ruines amères, nécropole à ciel ouvert

Au bout du cap,

le mur des dictatures,

plus infranchissable, assurait-on, que celui des
tempêtes.

***

Se nourrit-on d’idées ?

Détenus et gardiens.

Elles décharnent les uns, rendent obèses les autres.

***

La terre retentit.

Elle demande qu’on l’écoute encore.

Tant de bottes, tant de crosses

piétinèrent le dessin d’un pied nu, la trace d’une
sandale

Le vent tire sur la corde,
le soleil ajuste la mitraille.

Les verrous ont sauté.

Mémoire hagarde face à la lampe braquée.

***

Réverbération.

Le cri peut rendre aveugle.

On plisse les yeux,

frontière noire,

ligne de partage entre un monde bien en chair, et
l’autre

Les Heures silencieuses de Gaëlle Josse

Josse_heures_silencieusesEntre novembre et décembre 1667, à Delft, une femme de la grande bourgeoisie tient son journal, se souvenant des événements les plus marquants de sa vie.
Tout part d’abord d’un tableau : Intérieur avec une femme à l’épinette d’Emmanuel De Witte : cette femme à l’épinette – mystérieusement représentée de dos, le front réfléchi par un miroir – c’est elle, la narratrice, Magdalena Van Beyeren. Pourquoi a-t-elle choisi d’être ainsi représentée de dos, c’est le suspense de ce livre, et nous n’en connaîtrons la raison que dans les dernières pages.
Fille de l’administrateur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, elle se montre, dès l’enfance, aussi fascinée par les navires quittant le port de Rotterdam qu’habile et consciencieuse dans l’étude des livres de compte.
Elle fait un mariage d’amour et la charge de son père revient alors à son époux, qui développe le négoce d’autres marchandises et qui s’engage même dans la traite des esclaves – ce que Magdalena réprouve pour des raisons religieuses – et qui tourne d’ailleurs à l’échec.
Suivent les naissances successives de leurs enfants, dont plusieurs meurent en bas âge, mais cinq d’entre eux survivent et leurs caractères – extrêmement différents les uns des autres – sont dépeints par cette mère avec beaucoup de finesse et d’acuité.

Mon avis : C’est un livre très joliment écrit, la narration est faite avec délicatesse et chaque phrase est minutieusement pesée et ciselée pour n’en dire ni trop ni trop peu.
La vie de cette femme, Magdalena, est intéressante et m’a semblé représentative de ce que pouvait être la vie d’une bourgeoise hollandaise du 17è siècle, confinée à l’intérieur de sa maison et vouée aux soins de sa famille et à ceux du commerce de son père, puis de son mari.
La psychologie de cette femme, marquée par un souci de moralité mais habitée en même temps par des désirs secrets, m’a semblée également en accord avec l’idée que l’on peut se faire de cette époque et de cette société.
J’ai apprécié que le tableau de De Witte (l’illustration de couverture) soit posé comme une sorte d’énigme dès le début du livre car, au fur et à mesure des pages, texte et image se donnent mutuellement du sens et de la profondeur.
Il est facile et très agréable de rentrer dans ce roman, et je n’ai pas été étonnée d’apprendre que Gaëlle Josse était poète avant de devenir romancière, cela se devine facilement d’après son style.

Un sonnet célèbre et humoristique de Jean Pellerin

La Grosse Dame chante…

Manger le pianiste ? Entrer dans le Pleyel ?
Que va faire la dame énorme ? L’on murmure…
Elle râcle sa gorge et bombe son armure :
La dame va chanter. Un œil fixant le ciel

— L’autre suit le papier, secours artificiel —
Elle chante. Mais quoi ? Le printemps ? La ramure ?
Ses rancœurs d’incomprise et de femme trop mûre ?
Qu’importe ! C’est très beau, très long, substantiel.

La note de la fin monte, s’assied, s’impose.
Le buffet se prépare aux assauts de la pause.
« Après, le concerto ?… — Mais oui, deux clavecins. »

Des applaudissements à la dame bien sage…
Et l’on n’entendra pas le bruit que font les seins
Clapotant dans la vasque immense du corsage.

*****

Ce sonnet fait partie du recueil Le Bouquet inutile (1923) et j’ai pu le lire pour la première fois dans une anthologie de la poésie du 20è siècle.
J’ai longtemps considéré ce poème comme un modèle à suivre pour ma propre écriture, avant de changer de style …

Lambeaux de Charles Juliet

lambeaux-julietCharles Juliet rend hommage à ses deux mères : à sa mère biologique d’abord, qu’il n’a connue que le premier mois après sa naissance et dont il a appris bien des années plus tard l’existence et le destin dramatique, et sa mère adoptive ensuite, celle qui l’a élevé et qui lui a donné tout l’amour qu’une mère peut donner.
La première partie de ce récit retrace donc la vie de cette jeune paysanne à laquelle on refuse la possibilité de poursuivre sa scolarité alors qu’elle est extrêmement douée, qui doit dissimuler son intelligence et sa sensibilité pour s’assimiler aux autres paysans qu’elle côtoie et à la vie qu’elle mène, qui connaît un amour malheureux puis qui fait un mariage décevant. Ces pages dressent un portrait de femme bouleversant, dans lequel chaque lecteur, je pense, reconnaîtra un peu de lui-même, dans la mesure où nous avons tous le sentiment d’être « passé à côté » de nos vies, ou d’avoir désiré des choses impossibles …
J’ai surtout été stupéfaite que l’auteur sache retranscrire aussi bien les pensées de cette mère qu’il n’a quasiment pas connue : on a l’impression qu’il est parvenu à pénétrer son âme et ses sentiments, comme s’il s’était entièrement identifié à cette mère.
J’ai trouvé cette première partie du livre tellement belle que j’ai craint, en la terminant, que la deuxième partie ne puisse pas se maintenir à un tel niveau. Et puis, si, jusqu’à la dernière page on est emporté par la beauté et les accents de vérité qui émanent de ce récit.
Certes, c’est une histoire très sombre où les êtres connaissent souvent le désespoir et se confrontent autant à la dureté du monde qu’à leurs propres limites, mais les dernières pages du livre ouvrent tout de même sur la lumière et sur l’espoir, et célèbrent le beauté de la vie.
J’ai beaucoup aimé le style de Charles Juliet, qui est dépourvu de préciosité et de fioritures inutiles : chaque mot frappe juste et renvoie le lecteur à sa propre vérité.
Je crois que c’est pour lire d’aussi beaux romans que je m’intéresse à la littérature, et je ne peux qu’en conseiller très vivement la lecture !

Que serais-je sans toi de Louis Aragon

portrait_Louis-AragonQue serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante ou reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
Terre terre voici ses rades inconnues

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

*** Louis Aragon ***

Ce poème (qui a la forme d’une chanson) date de 1964 et a été mis en musique par Jean Ferrat.

Je veux me divertir de Pierre Michon

michon_watteauCe petit livre est une sorte de fantaisie autour de la vie et de la personnalité du peintre Watteau. L’histoire se passe donc au 18è siècle : le narrateur est un prêtre que Watteau aborde un jour en lui demandant de servir de modèle pour l’un de ses tableaux (le célèbre Pierrot), ce qui marque le début d’une amitié entre les deux hommes.
Watteau est présenté, tout au long de cette nouvelle, comme un personnage assez inconsistant, essentiellement préoccupé par les femmes et par l’argent, et terriblement vaniteux – j’ignore tout à fait si ce portrait est fidèle à la vérité historique et si Pierre Michon s’est vraiment documenté sur Watteau mais en tout cas je n’ai pas été convaincue et j’ai eu franchement des doutes sur ce portrait qui m’a paru à la fois trop flou, trop superficiel, et surtout trop simple … Je n’ai pas eu l’impression non plus d’être transportée au 18è siècle car, malgré l’abondance de perruques et de falbalas, on ne perd jamais de vue que ce livre a été écrit par un homme de notre époque.
Il y a une scène très énigmatique vers la moitié du livre (j’ai cru comprendre que c’était une scène de viol mais ce n’est pas clair du tout) dont j’ai pensé pendant un bon moment qu’elle allait donner plus d’épaisseur à cette histoire et qu’elle allait révéler des aspects plus sombres dans le caractère de Watteau, mais en fait pas du tout : l’énigme n’est jamais éclaircie, rien de particulier ne se passe, et le lecteur reste sur sa faim.
Les réflexions sur la peinture ne m’ont pas convaincue non plus car ce ne sont pas celles de Watteau mais celles de Pierre Michon, là encore sur l’art de Watteau on n’apprend rien sinon qu’il travaille par « petites touches », ce qui est plutôt limité, et ne révèle pas un grand intérêt pour la peinture de la part de l’auteur.
Reste le style de Pierre Michon, qui est, comme toujours, très bien ciselé et ne peut susciter que l’admiration, mais je n’ai pas trouvé, ici, que le style réussissait à rendre ce livre suffisamment intéressant pour être conseillé à la lecture.
Déception, donc.
Dommage, car j’aurais aimé commencer 2014 sur une note plus enthousiasmante – ce sera sans doute le cas pour mes prochains articles !