« Mon Individualisme » de Natsume Sôseki

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait d’incursion du côté du Japon, et je suis toujours contente de retrouver cette littérature, l’une de mes préférées.

Comme je suis encore pour quelques jours dans « Le Printemps des Artistes » j’ai choisi un livre de Natsume Sôseki où il évoque sa propre jeunesse, son parcours difficile d’étudiant en Lettres et en Littérature anglaise, la naissance de sa vocation d’écrivain, ses réflexions personnelles sur des notions comme l’individualisme, le nationalisme, l’éthique, le pouvoir, l’argent, la pédagogie, etc.

Note pratique sur le livre

Editeur : Rivages poche
Traduit du japonais et présenté par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura
Nombre de pages : 112

Biographie succincte de l’auteur

De son vrai nom, Kinnosuke Natsume, il nait et meurt à Tokyo (1867-1916). Après des études d’anglais et d’architecture, il se consacre à l’enseignement. En 1888, il prend le pseudonyme de Sôseki. En 1905 il obtient une brusque célébrité avec son roman « Je suis un chat« . Romancier et nouvelliste, il est aussi l’auteur de plus de 2500 haïkus. Considéré comme l’un des principaux écrivains classiques du Japon, il a importé dans son pays des influences littéraires et culturelles occidentales. Il est mort à l’âge de 49 ans.

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

En 1914, le romancier Sôseki (1867-1916), alors très célèbre, est invité à donner une conférence à l’École des Pairs, où il a failli enseigner dans sa jeunesse. Avec humour et profondeur, il explique aux étudiants, qui constituent une élite intellectuelle, sa conception de l’individualisme. Partant de son expérience personnelle d’étudiant et de jeune enseignant, il raconte son cheminement, rappelant certains de ses livres (Botchan) où il s’est tourné lui-même en dérision et, peu à peu, d’anecdotes en fables, il parvient à un véritable petit traité de morale, qui définit l’autonomie, la tolérance, les limites de l’individualisme en collectivité et la nécessité de recourir à une éducation intériorisée et non pas seulement conformiste.

Mon Avis

Ce livre est très court mais d’une grande densité et il va vraiment à l’essentiel alors qu’on a l’impression au début que l’auteur ne sait pas où il veut en venir et qu’il va se perdre en cours de route. Mais en réalité, il ne se perd pas du tout et son discours est extrêmement bien construit et rigoureusement mené.
Dans la première partie, il nous relate quelques étapes marquantes de sa jeunesse : les difficultés auxquelles il se confrontait dans sa vie d’étudiant, ses doutes, ses erreurs, et l’état psychologique de confusion – et sûrement aussi de déprime – contre lesquels il essayait de lutter vainement. L’enseignement universitaire de Littérature anglaise qu’on lui prodiguait n’était pas, à ses yeux, satisfaisant, mais il ne parvenait pas à savoir ce qui lui conviendrait. Jusqu’au jour où il comprend qu’il est, dans sa vie intellectuelle, beaucoup trop tributaire des autres, qu’il lui manque la liberté de pensée indispensable à son épanouissement. Jusque-là, il se contentait de répéter les jugements des uns et des autres – professeurs, spécialistes en littérature, écrivains et critiques européens – dans un esprit d’imitation, mais il se rend compte tout à coup que c’est la cause de son mal-être, qu’il désire se forger sa propre opinion, choisir sa voie individuelle, indépendante de celle des autres. Ce désir d’autonomie le mène sur le chemin de l’écriture.
A la suite de cette première partie autobiographique, qui nous montre la naissance de sa vocation d’écrivain, la deuxième partie élargit et amplifie son propos : il explicite la notion d’individualisme telle qu’il la conçoit et qui rejoint beaucoup l’idée de liberté.
Sachant que les étudiants auxquels il s’adresse pendant cette conférence seront amenés après leurs études à exercer de hautes fonctions dans la société, Sôseki se penche sur les notions de pouvoir et d’argent, qui sont selon lui indissociables de la morale, et de la notion de devoir (envers les autres). Il défend un individualisme respectueux de la liberté d’autrui et conscient de ses responsabilités.
Comme cette conférence a été donnée en 1914, dans une atmosphère belliqueuse et guerrière, et que les Japonais défendaient alors un nationalisme extrêmement étroit, Sôseki essaye de concilier son individualisme avec cet état d’esprit général, et il tente de réconcilier les valeurs occidentales avec le collectivisme japonais, d’une manière fine et habile.
Un livre qui m’a énormément plu et qui restera marquant dans ma mémoire, sans aucun doute !

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Un Extrait page 54

À partir du moment où j’ai eu à portée de main ce concept d’autonomie, je me suis senti très fort. Je ne me laissais plus impressionner par eux. J’étais jusqu’alors amorphe et découragé et cette notion m’a littéralement indiqué comment reprendre pied et quel chemin choisir.
Je dois avouer que ce mot a été pour moi un nouveau départ. Il était absurde de s’agiter vainement en chaussant les bottes d’un autre : voilà un argument à toute épreuve pour ne pas imiter les Occidentaux et, sachant la jubilation que j’aurais et ferais naître autour de moi en le leur lançant à la figure, j’ai décidé de considérer que l’œuvre de ma vie serait de parvenir à cette autonomie, entre autres, à travers l’écriture.

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Un Extrait page 78

Pour lever tout malentendu, j’aimerais ajouter un mot : quand on parle d’individualisme, on peut laisser entendre que c’est le contraire du nationalisme et qu’il a pour but de le démolir ; mais ce n’est pas aussi déraisonnable et décousu. Au fond je n’aime pas beaucoup les mots en isme et je doute que l’humanité puisse se réduire à un isme quelconque, mais pour les besoins de l’explication, je suis forcé de faire appel à ces notions. Certains prétendent qu’aujourd’hui le Japon n’est plus viable sans le nationalisme ou le pensent carrément. Nombreux sont ceux qui prophétisent que le pays va sombrer si l’on ne réprime cet individualisme. Mais rien n’est plus absurde que cela. En réalité, nous pouvons être nationalistes et mondialistes et, en même temps, individualistes.

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« Le Métier d’écrivain » de Hermann Hesse

J’ai trouvé ce livre par hasard, en flânant dans une librairie, et son titre m’a tout de suite intéressée car j’aime connaître les pensées des écrivains sur leur art, sur leur façon d’envisager la littérature, sur le langage, etc.
J’avais déjà lu un livre de Hermann Hesse (Allemagne, 1877- Suisse, 1962) – « Knulp« , un court roman dont vous pouvez retrouver ma chronique ici – et cela m’a permis de mieux situer ces réflexions générales et de les appliquer à quelques souvenirs précis.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Essai
Editeur : Bibliothèque Rivages
Année de Publication (initiale, en Allemagne) : 1977, chez Rivages : 2021
Traduction, préface et notes de Nicolas Waquet
Nombre de pages : 83

Quatrième de Couverture

Etre écrivain, c’est être lecteur. Lecteur des autres, lecteur de soi, lecteur de tout : des ouvrages des hommes comme des œuvres de la nature. Alors comment bien lire et bien écrire ? Qu’est-ce qu’un bon texte, une bonne critique ? Quelles sont les peines et les joies que son métier réserve à l’écrivain ? Autant de questions que Hermann Hesse n’a cessé de se poser la plume à la main, questions qu’il soulève et auxquelles il répond au détour de cinq textes qui éclairent sa pratique et jalonnent sa carrière.

Mon Avis

Ce livre se compose de cinq textes de réflexions sur l’écriture, rédigés entre les années 1920 et les années 1960.
Celui qui parle de la critique littéraire est particulièrement intéressant car Hermann Hesse a une idée très claire et très précise de ce que doit être ce métier et de la bonne manière de l’exercer. Selon lui, le bon critique doit inscrire les œuvres littéraires et les écrivains dans l’histoire des Lettres et des idées, leur donner la juste place qui leur revient dans un panorama plus vaste. Son rôle est donc important, quoiqu’il ne soit pas toujours conscient de sa responsabilité. Le critique doit savoir reconnaître la nouveauté, l’originalité d’un livre – gages de qualité – et attirer l’attention des lecteurs sur lui. Mais Hesse déplore que les vrais bons critiques sont rares et que la plupart sont davantage attirés par les renvois d’ascenseurs et autres échanges de bons procédés mondains que par une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Hermann Hesse écrit à ce sujet des dialogues fictifs entre un écrivain et un critique, qui sont d’une intelligence formidable et qui posent des questions que l’on pourrait encore tout à fait se poser actuellement (cf. l’extrait ci-dessous).
Parmi les autres thèmes abordés dans ces textes : celui du Romantisme allemand, un mouvement artistique auquel Hermann Hesse semble très attaché et sur lequel il propose une réflexion approfondie, en le comparant avec le Classicisme, qui relève d’une conception de l’existence radicalement opposée. Ainsi, il explique et développe les similitudes entre Romantisme et Philosophie Orientale, d’une manière très intéressante.
Hermann Hesse se définit lui-même comme un héritier du Romantisme et un poète (même dans ses romans) c’est-à-dire un auteur qui parle avec son âme, et il regrette que son époque ait jeté le discrédit sur le Romantisme en le taxant de bourgeois, sentimental, risible, démodé, alors que, selon lui, c’est tout le contraire : la beauté et l’expression de l’âme humaine, une des principales émanations de la culture allemande, représentée par des génies intemporels, aussi bien en littérature qu’en musique et dans la plupart des autres arts.
Une autre page de réflexion m’a frappée, à propos du langage et de ses ambiguïtés, que tout auteur doit apprendre à maîtriser et à déjouer.
Hesse nous parle également de ses habitudes d’écriture, du point de vue pratique et rituel, de son emploi du temps et des éventuelles phases critiques (ou moments de crise) dans son travail – des périodes décisives et de grande urgence, où le livre qu’il est en train de créer prend toute sa signification et son poids – et j’ai trouvé ces passages particulièrement éclairants et profonds.
Un livre à conseiller chaudement à tous ceux qui aiment écrire et à ceux qui s’interrogent sur le métier d’écrivain.

Un Extrait Page 44-45

L’écrivain : Mais vous connaissez Les Affinités électives et le Berthold ?
Le critique : Les Affinités électives, oui, naturellement, mais pas le Berthold.
L’écrivain : Et vous, pensez-vous pourtant que le Berthold surpasse les livres que l’on écrit de nos jours ?
Le critique : Oui, c’est ce que je pense, par respect pour Arnim et plus encore par respect pour la puissance littéraire dont faisait montre autrefois l’esprit allemand.
L’écrivain : Mais pourquoi, dans ce cas-là, ne lisez-vous pas Arnim et tous les vrais écrivains de son temps ? Pourquoi passez-vous votre vie à vous occuper de livres que vous considérez vous-même comme des œuvres mineures ? Pourquoi ne dites-vous pas à vos lecteurs :  » Regardez, voici des livres dignes de ce nom, laissez tomber la camelote qu’on écrit aujourd’hui et lisez Goethe, Arnim et Novalis ! »
Le critique : Je ne suis pas là pour ça. Je me dispense peut-être de le faire pour les mêmes raisons que vous vous dispensez d’écrire des livres comme Les Affinités électives.
L’écrivain : Voilà qui me plait ! Mais comment expliquez-vous alors que l’Allemagne ait produit autrefois des écrivains de cette trempe ? Leurs livres étaient une offre sans demande ; personne ne les avait réclamés. Ni Les Affinités électives ni le Berthold n’ont été lus par leurs contemporains, pas plus qu’on ne les lit aujourd’hui.
Le critique : Les gens, à l’époque, ne se souciaient guère de littérature et ne s’en préoccupent pas plus de nos jours. Notre peuple est comme ça. Peut-être que tous les peuples sont comme ça. Du temps de Goethe, on lisait une foule de livres charmants et distrayants. Et c’est la même chose aujourd’hui. Ces livres sont lus et critiqués. Ni le lecteur ni le critique ne les prennent vraiment au sérieux, mais ils répondent à un besoin. On lit et on paye les écrivains qui nous changent les idées ; ce que l’on fait aussi pour ceux qui critiquent leurs écrits : on les lit et ils tombent aussitôt dans l’oubli.
L’écrivain : Et les livres dignes de ce nom ?
Le critique : Ils sont écrits pour l’éternité, pense-t-on. Notre époque ne se croit donc pas obligée d’y prêter attention.

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Un Extrait page 62

Maintenant, considérer que la rose est une rose, l’homme un homme, le corbeau un corbeau, que les formes et les limites de la réalité sont des données solides et sacrées, c’est le point de vue classique. Il reconnaît les formes et les propriétés des choses ; il reconnaît l’expérience ; il cherche l’ordre, la forme, la loi, et il les établit.
Ne voir au contraire dans la réalité qu’apparences, mutabilité ; douter au plus haut point de la différence entre les plantes et les animaux, l’homme et la femme ; accepter à chaque instant que toutes les formes se dissolvent et se confondent, c’est se conformer au point de vue romantique.
En tant que visions du monde, philosophies, fondements sur lesquels l’âme prend position, ces conceptions sont aussi bonnes l’une que l’autre, c’est indéniable. (…)

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Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard

Couverture chez Pluriel

Ce livre m’a été offert par un ami et, comme il m’avait été également conseillé quelques mois plus tôt par l’un de mes médecins, j’étais très intriguée et enthousiaste à l’idée de le lire.
Et, en effet, ce fut une belle découverte.

Note pratique sur le livre

Editeur : Pluriel
Genre : Essai philosophique
Date de première publication : 1961
Nombre de pages : 350

Quatrième de couverture

Quels sont les fondements de notre rapport à autrui ? Quelle est la véritable mesure de notre autonomie ? Partant d’une analyse novatrice des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature romanesque ( Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski), René Girard développe sa théorie du désir mimétique, pensée avec subtilité, comme une triangulation entre l’envie, la jalousie et la haine impuissante. Un désir relatif qu’il appréhende dans toutes les formes de relations humaines, qu’elles prennent corps dans l’espace politique ou dans la sphère de l’intime.

Ce faisant, sans jamais cesser de la questionner, le philosophe bouscule une illusion romantique, celle de notre liberté de choisir. Il a écrit, à propos de cet ouvrage : « Les littéraires purs soupçonnent que l’art du roman est ici un moyen plutôt qu’une fin. J’assume volontiers ce reproche car le plus grand hommage qu’on puisse rendre à la littérature, il me semble, c’est de ressusciter la très vieille idée qui fait d’elle une source de savoir autant que de bonheur. »

Mon humble avis

Dans ce livre, René Girard analyse plusieurs univers romanesques : celui de Cervantès, autour du personnage de Don Quichotte, celui de Stendhal, avec Julien Sorel, celui de Flaubert, avec Madame Bovary, celui de Dostoïevski, avec l’homme du sous-sol principalement mais aussi les personnages des Démons, ou encore Raskolnikov, et enfin celui de Proust avec le narrateur-auteur et le baron de Charlus.
Ces divers univers romanesques sont, d’après René Girard, les symptômes d’une dégradation de notre désir métaphysique, c’est-à-dire de notre relation au divin. Il appelle cela la maladie ontologique, qui se manifeste par un désir dévié, où on cherche une transcendance dans notre relation à une autre personne, avec toute la déception et le ressentiment que cela suppose finalement, quand ça ne tourne pas tout bonnement à la haine de l’autre ou à celle de soi. René Girard a l’air de trouver révélateur et lourd de sens le fait que bon nombre de ces romans nous montrent une sorte de lente descente aux enfers des personnages et se terminent par une conversion spirituelle et souvent religieuse du héros.
Ce livre m’a tout à fait passionnée par ses analyses littéraires et psychologiques car sa vision est profonde et originale.
Cependant, le point négatif du livre est son côté systématique : tout est interprété dans le même sens, chaque chef-d’œuvre littéraire doit servir à prouver les dogmes de René Girard et les auteurs qui ne vont pas dans ce sens sont vigoureusement rejetés dans le « mensonge romantique », du côté des élans orgueilleux et prométhéens, que René Girard a en horreur. Se considérer dans la pure vérité et les contradicteurs dans le mensonge total, c’est un chouïa dictatorial, me semble-t-il.
Il n’empêche que ce livre éclaire un grand nombre de nos attitudes quotidiennes, de nos réactions affectives, de nos ambivalences inavouées ou de nos incohérences apparentes, et pour cette raison il mérite tout à fait notre attention, à condition de garder un esprit critique vis-à-vis de certains détails discutables.
J’aime ces livres qui nous ouvrent des perspectives et des voies nouvelles, même si je ne suis pas forcément tentée de suivre toutes ces pistes.

Un Extrait page 296

On se souvient, sans doute, de la lettre que l’homme du souterrain se propose d’expédier à l’officier insolent. Cette lettre est un appel caché au médiateur. Le héros se tourne vers son « persécuteur adorable » comme le fidèle vers son dieu mais il veut nous persuader, il se persuade lui-même qu’il se détourne avec horreur. Rien ne peut humilier davantage l’orgueil souterrain que cet appel à l’Autre. C’est pourquoi la lettre ne contient que des insultes.
Cette dialectique de l’appel qui se nie en tant qu’appel se retrouve dans la littérature contemporaine. Ecrire, et surtout publier un ouvrage c’est en appeler au public, c’est rompre, par un geste unilatéral, la relation d’indifférence entre Soi et les Autres. Rien ne peut humilier l’orgueil souterrain autant que cette initiative. L’aristocratie d’antan flairait déjà dans la carrière des lettres quelque chose de roturier et de bas dont sa fierté s’accommodait assez mal. Mme de La Fayette faisait publier son oeuvre par Segrais. Le duc de La Rochefoucauld se faisait peut-être voler la sienne par un de ses valets. La gloire un peu bourgeoise de l’artiste venait à ces nobles écrivains sans qu’ils eussent rien fait pour la solliciter.
Loin de disparaître avec la révolution ce point d’honneur littéraire se fait plus vif encore à l’époque bourgeoise. A partir de Paul Valéry on ne devient grand homme qu’à son corps défendant. Après vingt ans de dédains l’inventeur de M. Teste cède à la supplication universelle et fait aux Autres l’aumône de son génie.
L’écrivain prolétarisé de notre époque ne dispose ni d’amis influents ni de valets de chambre. Il est obligé de se servir lui-même. Le contenu de ses ouvrages sera donc entièrement consacré à nier le sens du contenant. On en est au stade de la lettre souterraine. L’écrivain lance un anti-appel au public sous forme d’anti-poésie, d’anti-roman ou d’anti-théâtre. On écrit pour prouver au lecteur qu’on se moque de ses suffrages. On tient à faire goûter à l’Autre la qualité rare, ineffable et nouvelle du mépris qu’on lui porte.
Jamais on n’a tant écrit mais c’est toujours pour démontrer que la communication n’est ni possible ni même souhaitable. Les esthétiques du « silence » dont nous sommes accablés relèvent très évidemment de la dialectique souterraine. (…)

L’Art d’avoir toujours raison de Schopenhauer

Dans le cadre des Feuilles allemandes, le défi organisé par Eva, Patrice et Fabienne, j’ai choisi d’ouvrir et de clore ce mois de novembre 2022 avec le philosophe Arthur Schopenhauer.
Si je vous parlais il y a environ trois semaines des Aphorismes sur la sagesse dans la vie, je vous présente aujourd’hui L’art d’avoir toujours raison, qui est un livre plus court mais tout aussi percutant et qui a l’avantage d’avoir des applications pratiques tout à fait possibles et utiles dans nos vies quotidiennes.

Note pratique sur le livre

Genre : Philosophie (Essai)
Editeur : 1001 Nuits
Date de publication originale : 1831
Traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont
Nombre de pages : 76

Présentation du livre

Dans ce court essai, Arthur Schopenhauer explore trente-huit stratagèmes pour remporter une joute oratoire et imposer son point de vue dans une controverse.
Il ne s’agit pas ici d' »avoir raison » dans le sens de « prouver une vérité objective » mais plutôt de river son clou à son adversaire et d’avoir le dernier mot, même si on défend une thèse douteuse ou carrément fausse. Comme le dit Schopenhauer (je résume grossièrement), on peut avoir raison sur le fond et, malgré tout, se laisser écraser dans un débat parce qu’on n’a pas utilisé les bonnes tactiques.
Ce sont justement ces tactiques et ces stratégies que le philosophe nous expose : libre à nous de les appliquer si nous ne sommes pas trop scrupuleux (la plupart sont de la pure mauvaise foi) ou, au contraire, si nous voulons rester honnêtes, de les repérer chez nos contradicteurs pour mieux les déjouer et nous en prémunir.
C’est donc, en quelque sorte, un petit guide pratique, bien utile si nous devons nous mêler à des polémiques où règnent l’intimidation et les manœuvres de mauvaise foi.

Mon humble avis :

Schopenhauer a généralement une image austère, voire sinistre, mais ce petit livre a un côté très amusant et j’ai souvent souri en reconnaissant certains stratagèmes largement employés par les actuels hommes et femmes politiques de tous bords, dont les débats pourraient servir d’illustration à chaque page. Ce livre m’a aussi évoqué certaines polémiques sur les réseaux sociaux, comme quoi, du 19ème siècle au 21ème les mentalités et les caractères n’ont pas beaucoup changé et on emploie toujours les mêmes petites astuces pour enfoncer ses adversaires et opposants.
Agréable à lire et très court, cet essai ne nécessite pas une grande culture philosophique ; il est très accessible.
Un livre intelligent et réjouissant !

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Un Extrait page 52

Stratagème 31

Si on ne sait pas quoi opposer aux raisons exposées par l’adversaire, il faut, avec une subtile ironie, se déclarer incompétent :  » Ce que vous dites-là dépasse mes faibles facultés de compréhension ; c’est peut-être tout à fait exact, mais je n’arrive pas à comprendre et je renonce à tout jugement. » De cette façon, on insinue, face aux auditeurs qui vous apprécient, que ce sont des inepties. C’est ainsi qu’à la parution de La Critique de la raison pure, ou plutôt dès qu’elle commença à faire sensation, de nombreux professeurs de la vieille école éclectique déclarèrent « Nous n’y comprenons rien », croyant par là lui avoir réglé son compte. Mais quand certains adeptes de la nouvelle école leur prouvèrent qu’ils avaient raison et qu’ils n’y comprenaient vraiment rien, cela les mit de très mauvaise humeur.
Il ne faut utiliser ce stratagème que quand on est sûr de jouir auprès des auditeurs d’une considération nettement supérieure à celle dont jouit l’adversaire. Par exemple, quand un professeur s’oppose à un étudiant. A vrai dire, cette méthode fait partie du stratagème précédent et consiste, de façon très malicieuse, à mettre sa propre autorité en avant au lieu de fournir des raisons valables. (…)

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Quelques extraits d’Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer

« Les aphorismes sur la sagesse dans la vie » ont été publiés en 1851 par Schopenhauer.
J’ai plutôt apprécié cette lecture même si c’est une apologie de la solitude et de la vie en autarcie (on est censé se suffire à soi-même en cultivant quelques talents intellectuels et/ou artistiques, en créant une œuvre d’importance) – mais il reconnaît lui-même que tout le monde n’en a pas le loisir ni la capacité (ni, sans doute, l’envie !).
C’est donc une vision de la sagesse assez misanthrope qui nous est proposée ici, et même souvent misogyne (ce qui était d’ailleurs la norme à son époque), et qui nous présente les relations avec les autres comme généralement désagréables, décevantes et peu enrichissantes. Il est à noter que Schopenhauer voit la misanthropie comme une marque de supériorité morale et intellectuelle, tandis que la sociabilité serait une sorte de tare, le signe d’une médiocrité du caractère, ce qui est sans doute un plaidoyer pro-domo et une autojustification dont il fait une règle généralisable à l’ensemble de l’humanité.
Un livre qui m’a tout de même beaucoup intéressée car il sait avancer des arguments convaincants et brillamment exposés pour chaque idée, son écriture est précise et éclairante, et on sent que chaque réflexion est issue d’une expérience vécue et longuement méditée, d’un sens de l’observation très incisif sur les situations humaines.

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Quelques extraits

(Page 21)

L’homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de le vie, aux choses extérieures, telles que la richesse, le rang, la famille, la société, etc ; c’est là-dessus qu’il fonde le bonheur de sa vie ; aussi ce bonheur s’écroule-t-il quand il les perd ou qu’il y rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l’individu, nous pouvons dire que son centre de gravité tombe en-dehors de lui. C’est pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants : quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas, tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela précisément parce qu’il cherche n’importe où une satisfaction venant du dehors (…)

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(Page 59)

La gloire appelée à devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence ; la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives ; quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent à vue d’ œil et qu’on se hâte d’extirper. Cela tient à ce que plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l’humanité entière en général, plus il est étranger à son époque ; car ce qu’il crée n’est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant une partie de l’humanité collective ; aussi, de pareilles œuvres n’étant pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que l’époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment ; celles-là lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l’histoire de l’art et de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes productions de l’esprit humain ont, de règle, été accueillies avec défaveur et sont restées dédaignées jusqu’au jour où des esprits élevés, attirés par elles, ont reconnu leur valeur (…)

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(Page 70)

Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c’est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c’est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d’en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. C’est ce qu’a reconnu Merck, l’ami de jeunesse de Goethe, quand il a écrit : « Cette vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s’en affranchir et ne demande que ce qu’il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la mêlée. » (Corresp. de Merck.) Il est donc prudent d’abaisser à une échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes (…)

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(Page 78)

Il n’y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life, car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l’on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l’on se débite dans ce monde-là et qui en sont l’accompagnement obligé.
Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude

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(Page 100)

Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte ; aussi ne faut il être trop indulgent ni trop aimable envers personne. De même qu’ordinairement on ne perdra pas un ami pour lui avoir refusé un prêt, mais plutôt pour le lui avoir accordé, de même ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un peu de négligence, mais plutôt par un excès d’amabilité et de prévenance : il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne tarde pas à se produire. C’est surtout l’idée qu’on a besoin d’eux que les hommes ne peuvent absolument pas supporter ; elle est toujours suivie inévitablement d’arrogance et de présomption. Chez quelques gens, cette idée naît déjà par cela seul qu’on est en relations ou bien qu’on cause souvent et familièrement avec eux : ils s’imaginent aussitôt qu’il faut bien leur passer quelque chose et ils chercheront à étendre les bornes de la politesse. C’est pourquoi il y a si peu d’individus qu’on puisse fréquenter un peu plus intimement ; surtout faut-il se garder de toute familiarité avec des natures de bas étage.(…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre des Feuilles Allemandes de Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’escapades » pour novembre 2022.

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Des Extraits de « l’Art du roman » de Milan Kundera

Couverture chez Folio

Ce livre m’a été conseillé par l’une de mes médecins lors d’une consultation, ce dont je la remercie grandement car ce fut une magnifique lecture, enrichissante, stimulante intellectuellement et donc très plaisante ! Sûrement l’un des meilleurs livres que j’aie lus sur l’écriture, sur la signification de la littérature et ce qu’elle peut nous apporter. En même temps, ce livre est une réflexion sur le monde, sur l’Histoire, sur la culture européenne, sur la psychologie humaine, puisque toutes ces choses sont reflétées par les romans et réfléchies par les romanciers, qui en donnent leur propre vision.
Mais plutôt que d’écrire une chronique qui ne ferait que paraphraser maladroitement Kundera, je préfère recopier ici quelques extraits de ce livre, en espérant qu’ils vous donneront envie d’en savoir plus !

J’ajoute que j’ai lu « L’Art du roman » dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Note pratique sur le livre :

Genre : essai
Année de première parution : 1986, chez Gallimard
Editeur en poche : Folio
Nombre de pages : 193

Note sur l’auteur :

Milan Kundera, né le 1er avril 1929, est un écrivain tchèque naturalisé français. Ayant émigré en France en 1975, il a obtenu la nationalité française le 1er juillet 1981, peu de temps après l’élection de François Mitterrand. (Source : Wikipédia).

Un Extrait page 29 :

(…) Le roman (comme toute la culture) se trouve de plus en plus dans les mains des médias ; ceux-ci, étant agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps. Cet esprit me semble contraire à l’esprit du roman.
L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : »Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. » C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien Anna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante et inutile. (…)

Un Extrait page 57 :

(…) En effet, il faut comprendre ce qu’est le roman. Un historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre, le crime de Raskolnikov n’a jamais vu le jour. Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non-réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C’est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka. Mais même si ses romans n’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de l’existence (possibilité de l’homme et de son monde) et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi nous sommes capables.(…)

Un Extrait page 186 :

(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman. (…)

Des Extraits de « L’extase matérielle » de J.M.G. Le Clézio

Ce livre m’a été conseillé par un ami artiste et ce fut un excellent conseil car je l’ai beaucoup apprécié. Très beau livre, qui peut s’apparenter à un essai philosophique ou à des proses poétiques.
Plutôt que de rédiger une chronique, selon mon habitude, j’ai préféré recopier quelques extraits.

Note pratique sur le livre :

Année de parution : 1967
Editeur : Folio
Nombre de pages : 315
Genre : Essai

Note sur l’auteur :

Jean-Marie Gustave Le Clézio est né en 1940 à Nice, il se définit lui-même comme un écrivain de langue française. Il a les nationalités française et britannique et se considère de culture mauricienne et bretonne. Il obtient le Prix Renaudot en 1963 pour son premier et célèbre roman Le Procès-verbal. D’abord marqué par les recherches formelles du Nouveau Roman, il s’oriente par la suite vers un style plus onirique, sous les influences des cultures amérindiennes et de ses multiples voyages. Il obtient en 2008 le Prix Nobel de littérature en tant que « écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante ». (Source : Wikipédia résumé par mes soins).

Quatrième de Couverture :

Essai discursif, à l’opposé de tout système, composé de méditations écrites en toute tranquillité, destinées à remuer plutôt qu’à rassurer, oui, à faire bouger les idées reçues, les choses apprises ou acquises. C’est un traité des émotions appliquées.
« Les principes, les systèmes, sont des armes pour lutter contre la vie. »
« La beauté de la vie, l’énergie de la vie ne sont pas de l’esprit, mais de la matière. »
Douloureusement, cliniquement, l’auteur parle de lui pour lui : de sa chambre, de la femme, du corps de la femme, de l’amour, d’une mouche, d’une araignée, de l’écriture, de la mort, de son idée de l’absolu.
« Il y a un indicible bonheur à savoir tout ce qui en l’homme est exact. »
Le Clézio nous livre frénétiquement le secret d’une découverte mais, bien entendu, le secret demeure entier.

Quelques Extraits :

Page 11 :

Quand je n’étais pas né, quand je n’avais pas encore refermé ma vie en boucle et que ce qui allait être ineffaçable n’avait pas encore commencé d’être inscrit ; quand je n’appartenais à rien de ce qui existe, que je n’étais pas même conçu, ni concevable, que ce hasard fait de précisions infiniment minuscules n’avait pas même entamé son action ; quand je n’étais ni du passé, ni du présent, ni surtout du futur ; quand je n’étais pas ; quand je ne pouvais pas être ; détail qu’on ne pouvait pas apercevoir, graine confondue dans la graine, simple possibilité qu’un rien suffisait à faire dévier de sa route. Moi, ou les autres. Homme, femme, ou cheval, ou sapin, ou staphylocoque doré. Quand je n’étais pas même rien, puisque je n’étais pas la négation de quelque chose, ni même une absence, ni même une imagination. Quand ma semence errait sans forme et sans avenir, pareille dans l’immense nuit aux autres semences qui n’ont pas abouti. Quand j’étais celui dont on se nourrit, et non pas celui qui se nourrit, celui qui compose, et non pas celui qui est composé. Je n’étais pas mort. Je n’étais pas vivant. Je n’existais que dans le corps des autres, et je ne pouvais que par la puissance des autres. (…)

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Page 127 :

La grande beauté religieuse, c’est d’avoir accordé à chacun de nous une AME. N’importe la personne qui la porte en elle, n’importe sa conduite morale, son intelligence, sa sensibilité. Elle peut être laide, belle, riche ou pauvre, sainte ou païenne. Ca ne fait rien. Elle a une AME. Etrange présence cachée, ombre mystérieuse qui est coulée dans le corps, qui vit derrière le visage et les yeux, et qu’on ne voit pas. Ombre de respect, signe de reconnaissance de l’espèce humaine, signe de Dieu dans chaque corps. Les idiots sont idiots mais ils ont une AME. Le boucher à la nuque épaisse, le ministre, l’enfant qui ne sait pas parler, ont chacun leur AME. Quelle est la vérité dans ce mystère ? (…)

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Page 194

Mais aucune de ces deux forces n’est vraiment favorable à l’homme. La nuit et le jour, le vide et le plein, ainsi conçus, sont deux monstres avides de faire souffrir et de détruire.
L’angoisse du jour est peut-être encore plus terrifiante que celle de la nuit. Car ici, nous ne sommes pas en proie à un ennemi visqueux qui se dérobe sans cesse ; nous sommes face à la dureté, à la cruauté, à la violence impitoyable du réel. Notre peur n’est pas d’un inconnu qui creuse son gouffre, mais d’une exaspération de l’être, d’une sorte de vertige d’existence qui nous extermine à force de s’étaler, de se montrer. Le trop visible est encore plus hostile que l’invisible. (…)

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Page 258

Le bonheur n’existe pas ; c’est la première évidence. Mais c’est un autre bonheur qu’il faut peut-être savoir chercher, un bonheur de l’exactitude et de la conscience. S’il vient, en tout cas, c’est quand la vie a terminé son ouvrage. C’est quand la vie, par instants, ou bien jamais, ou bien dans une continuelle ardeur de la conscience, a cessé de lutter contre le monde et se couche sur lui ; c’est quand la vie est devenue mûre, cohérente et longue, chant profond qu’on cesse d’entendre ou de chanter avec sa gorge, mais qu’on joue soi-même, avec son corps, son esprit, et le corps et l’esprit de la matière voisine.
Alors il est bien possible que l’individu qui était sourd et aveugle laisse entrer en lui une force nouvelle, une force nouvelle qu’il avait pour ainsi dire toujours connue. Et que dans cette force, il y ait l’esprit des autres hommes, l’esprit des autres vies, l’unique onde du monde. Cela se peut. Etant accompli, étant la somme de tous les malheurs et de tous les espoirs, cette vie pourra n’être plus recluse. A force d’être soi, à force d’être soi dans le drame étroit, il se peut que cet homme dépasse tout à coup le seuil de sa prison et vive dans le monde entier. Ayant vu avec ses yeux, il verra avec les yeux des autres, et avec les yeux des objets. Ayant connu sa demeure, angle par angle, il reconnaîtra la demeure plus vaste et il vivra avec les millions de vies. Par le singulier, il touchera peut-être à l’universel. (…)

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Des Extraits d’Asphyxiante Culture de Jean Dubuffet

Ce livre m’a été conseillé par mon ami le poète Denis Hamel, pour qui cette lecture a été très importante et marquante, et je reconnais que cet essai est assez remarquable et qu’il m’a tout à fait emballée, aussi bien sur le fond que sur la forme, avec une écriture très travaillée et agréable à lire.

Note sur Jean Dubuffet

Jean Dubuffet (1901-1985) est un peintre, sculpteur et plasticien français, le premier théoricien d’un style d’art auquel il a donné le nom d' »art brut », des productions de marginaux ou de malades mentaux : peintures, sculptures, calligraphies, dont il reconnaît s’être lui-même largement inspiré. Artiste subversif et radicalement indépendant, il a souvent fait scandale par ses prises de position, par ses expositions, et par ses livres théoriques, comme Asphyxiante culture en 1968, disponible aux éditions de Minuit.

Quelques extraits :

page 8 :

Le mot culture est employé dans deux sens différents, s’agissant tantôt de la connaissance des œuvres du passé (n’oublions jamais au surplus que cette notion des œuvres du passé est tout à fait illusoire, ce qui en a été conservé n’en représentant qu’une très mince sélection spécieuse basée sur des vogues qui ont prévalu dans l’esprit des clercs) et tantôt plus généralement de l’activité de la pensée et de la création d’art. Cette équivoque du mot est mise à profit pour persuader le public que la connaissance des œuvres du passé (celles du moins qu’ont retenues les clercs) et l’activité créatrice de la pensée ne sont qu’une seule et même chose.

Page 13

La collectivité s’est maintenant, d’un consentement à peu près unanime, donné pour maîtres à penser des professeurs. L’idée est que les professeurs, auxquels a été longtemps octroyé le loisir d’examiner les productions d’art du passé, sont par là mieux que les autres informés de ce qu’est l’art et de ce qu’il doit rester. Or l’essence de la création d’art est novation, à quoi un professeur sera d’autant moins propre qu’il aura plus longtemps sucé le lait des œuvres du passé. Il serait intéressant de comparer le nombre de professeurs, dans l’actuelle activité littéraire, dans la presse, dans les postes liés à la diffusion et à la publicité des lettres et arts, à ce qu’il était il y a trente ans. Les professeurs, qui ont pris maintenant tant d’autorité, ne recevaient guère alors de considération.
Les professeurs sont des écoliers prolongés, des écoliers qui, terminé leur temps de collège, sont sortis de l’école par une porte pour y rentrer par l’autre, comme les militaires qui rengagent. Ce sont des écoliers ceux qui, au lieu d’aspirer à une activité d’adulte, c’est-à-dire créative, se sont cramponnés à la position d’écolier, c’est-à-dire passivement réceptrice en figure d’éponge. L’humeur créatrice est aussi opposée que possible à la position de professeur. Il y a plus de parenté entre la création artistique (ou littéraire) et toutes autres formes qui soient de création (dans les plus communs domaines, de commerce, d’artisanat ou de n’importe quel travail manuel ou autre) qu’il n’y en a de la création à l’attitude purement homologatrice du professeur, lequel est par définition celui qui n’est animé d’aucun goût créatif et doit donner sa louange indifféremment à tout ce qui, dans les longs développements du passé, a prévalu. (…)

page 46 :

La fièvre d’hiérarchisation dont fait montre notre époque si éprise de compétitions sélectives et proclamation de champions est fortement impliquée dans la position que tend à prendre ce qu’on appelle la culture. Elle répond à un désir de réduire toutes choses à un commun dénominateur, désir qui lui-même procède de la même constante aspiration à substituer au profus, à l’innombrable, de petits dénombrements tenant dans la main. La pensée actuelle a capitalement horreur du profus, de l’innombrable, des dénominateurs innombrables. Mais ce refus du fourmillement chaotique, cet appétit simpliste de tout classer en genres et en espèces ne va pas sans une brutalisation des caractères propres de chaque individu et une élimination de tout ce qui n’entre pas dans les normes; d’où résulte, faite cette réduction des catégories au petit nombre souhaité, un considérable appauvrissement des champs considérés, un désolant rapetissement, tout à l’opposé d’enrichir. C’est le fourmillement chaotique qui enrichit et agrandit le monde, qui lui restitue sa vraie dimension et sa vraie nature. (…)

page 84 :

L’argument des professeurs et des agents de culture contre l’art brut est que l’art purement brut, intégralement préservé de tout apport provenant de la culture et de toute référence à elle, ne saurait exister. Je ferai alors observer aux professeurs que le même caractère de chimère qu’ils trouvent à la notion d’art brut peut se trouver de même en n’importe quelle autre et par exemple dans la notion de sauvagerie, ou, pour citer une notion à laquelle sont en ce temps si sensibilisés nos milieux culturels, dans la notion de liberté. Si les professeurs se voyaient remettre la chaîne d’arpentage avec le compas du géomètre et requis de jalonner le terrain en plantant où il se doit le piquet de la sauvagerie, le piquet de la liberté et ceux de tous les autres relais de la pensée, ils seraient en même embarras que pour déterminer le point exact où doit être fixé le piquet de l’art brut. C’est en effet que l’art brut, la sauvagerie, la liberté, ne doivent pas se concevoir comme des lieux, ni surtout des lieux fixes, mais comme des directions, des aspirations, des tendances. (…)

« Rêver debout » de Lydie Salvayre

Couverture au Seuil

Je termine ce mois thématique sur la maladie psychique par le dernier livre de Lydie Salvayre, « Rêver debout« , qui vient de sortir en septembre 2021 aux éditions du Seuil, un bel essai littéraire sur le personnage de Don Quichotte, un héros que la psychiatrie moderne pourrait qualifier de schizophrène et qui passait déjà, en son temps, pour complètement fou.

Note pratique sur le livre :

Editeur : Le Seuil
Année de publication : 2021
Nombre de Pages : 200

Note sur l’écrivaine

Lydie Salvayre (née en 1948 ) a écrit une douzaine de romans, traduits dans une douzaine de langues, parmi lesquels La compagnie des spectres (Prix Novembre), BW (Prix François Billetdoux), et Pas Pleurer (Prix Goncourt 2014). Avant d’être écrivaine elle exerçait le métier de psychiatre.

Quatrième de couverture :

« Pourquoi, Monsieur, expliquez-moi pourquoi, vous moquez-vous de votre Quichotte lorsqu’il ne s’accommode pas de ce qu’on appelle, pour aller vite, la réalité ? »
Une femme d’aujourd’hui interpelle Cervantes, génial inventeur de Don Quichotte et du roman éponyme, dans une suite de quinze lettres. Tour à tour ironique, cinglante, cocasse, tendre, elle dresse l’inventaire de ce que le célèbre écrivain espagnol a fait subir de mésaventures à son héros pourfendeur de moulins à vent.
Convoquant ainsi l’auteur de toute une époque pour mieux parler de la nôtre, l’autrice de « Pas Pleurer » brosse le portrait de l’homme révolté par excellence, animé par le désir farouche d’agrandir une réalité étroite et inique aux dimensions de son rêve de justice.
Un livre-manifeste, autant qu’un vibrant hommage à un héros universel et à son créateur.

Mon Avis :

Dans cet essai, Lydie Salvayre adresse quinze longues lettres à Cervantès, dans lesquelles elle lui expose en détail tous les motifs de son admiration pour Don Quichotte et, secondairement, pour Sancho Pansa. Elle reproche au grand écrivain espagnol de malmener ses deux sympathiques personnages, de les ridiculiser, de leur infliger les traitements les plus sadiques, alors que tous les deux (mais surtout Don Quichotte) représentent un idéal de justice, d’égalité et de fraternité entre les humains. Le « chevalier à la triste figure » incarne les plus hautes vertus, inspirées par la littérature, auxquelles on peut accéder : à la fois christique, d’un courage exemplaire, anar, indifférent aux biens matériels et détaché des plaisirs sensuels, féministe, et précurseur de notre modernité sur beaucoup de plans.
Au fil des lettres, Lydie Salvayre nous livre sa lecture toute personnelle du Don Quichotte et nous fait l’éloge à la fois d’une certaine dose de folie et de l’utopie : elle nous exhorte à rêver des choses impossibles, difficiles à atteindre, susceptibles de nous mettre en danger ou de nous exposer à des échecs cuisants mais, en tout cas, elle nous incite à ne pas nous satisfaire d’une réalité bassement étriquée. Elle nous fait remarquer que toutes les utopies se réalisent un jour ou l’autre. Elle nous donne, d’une certaine manière, une leçon d’espoir.
On pourrait faire remarquer à Lydie Salvayre, si on voulait pousser la critique un peu plus loin, que les utopies ont souvent engendré des catastrophes quand on a voulu les appliquer dans la réalité et que les rêves, très beaux sur le papier, se transforment fréquemment en cauchemars quand on entreprend de les mettre en œuvre concrètement. Mais « Rêver debout » est un livre optimiste, fougueux et volontaire, qui préfère survoler ces possibles objections, et on a envie de se laisser entraîner et convaincre par ces idées généreuses.

Une vision de la folie qui est en tout cas bien plus positive et enthousiasmante que l’image repoussante donnée par l’autre livre de Lydie Salvayre, également sorti en septembre 2021 sur le thème de la schizophrénie, qui s’intitule Famille et que je n’ai pas tellement apprécié.

Mais celui-ci est un beau livre !

Un Extrait page 64

Lui qui aspirait au plus haut, il déchoit au plus bas ; et chute à l’instar de l’imprudent Icare qui avait, comme lui, trop présumé de ses forces.

L’ivresse du combat dissipée (ivresse est le mot car il y a chez Don Quichotte quelque chose de l’ordre d’une exultation, d’une défonce, d’une griserie secrète à se battre et frapper), le voici donc rendu au sol « avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre » (cette citation, qu’aucun lycéen n’oserait glisser aujourd’hui dans un devoir de terminale tant elle a servi depuis 1871, devrait, me semble-t-il, vous parler.)

Il réalise alors qu’il existe un abime entre le monde de ses rêves et celui auquel, jour après jour, il se cogne ; entre ce qu’il avait follement désiré et les fruits véreux que, dépité, il cueille ; entre les chevauchées fabuleuses du « Beau Ténébreux » protégé par sa bonne fée Urgande et ses expériences foireuses sur les chemins caillouteux de la Manche, sans aucun philtre à boire ni l’ombre d’une fée à l’horizon.

Son tort, sa faute impardonnable, fut de prendre la littérature à la lettre, et ses fictions pour argent comptant.
La littérature lui a menti. La littérature l’a floué. La littérature lui a fait miroiter un monde qui n’existe pas. (…)


Un quinze août à Paris de Céline Curiol

couverture chez Babel

Dans le cadre de mon mois thématique sur la maladie psychique, je vous propose aujourd’hui Un quinze août à Paris, histoire d’une dépression écrit en 2014 par l’écrivaine Céline Curiol. Ce livre est à la fois un récit autobiographique et surtout un essai sur les caractéristiques de la dépression, une analyse de ses effets et de ses manifestations, vues de l’intérieur.

Note biobibliographique sur l’Autrice (source : Wikipedia)

Céline Curiol est une romancière et essayiste née en janvier 1975.
Ingénieure de formation, elle a vécu une douzaine d’années à l’étranger, dont une majeure partie à New York.
Ses œuvres sont principalement publiées chez Actes Sud, maison d’édition qui participe à sa promotion.
Son premier roman, Voix sans issue, a été traduit dans une quinzaine de langues et salué par l’écrivain américain Paul Auster comme « l’un des textes de fiction les plus originaux et les plus brillamment exécutés par un écrivain contemporain. »
S’ensuivent un second roman Permission, un récit de voyage Route Rouge et Exil intermédiaire, sur la disparition de l’amour conjugal.
De sa résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto, elle a tiré un roman, L’Ardeur des pierres, paru à la rentrée 2012.
En 2013, elle apporte sa contribution à la collection « Essences » d’Actes Sud, avec un texte hybride, À vue de nez.
En 2014, son ouvrage, Un quinze août à Paris : histoire d’une dépression, explore, à travers le récit d’une expérience personnelle, les mécanismes d’invasion de la dépression, et rapporte les points de vue d’artistes et de scientifiques sur cette maladie.
De 2010 à 2016, elle a été membre du conseil d’administration de la Maison des écrivains et de la littérature.
Elle est l’autrice en 2016 de Les vieux ne pleurent jamais.

Présentation de l’éditeur sur ce livre :

En 2009, Céline Curiol se trouve confrontée à l’étrange sensation d’avoir perdu le goût de vivre, celui de penser, d’imaginer. De ne plus pouvoir réagir. Agir sur son propre corps, le maîtriser. Quelques années plus tard, elle tente de dire et de comprendre comment s’est insinuée en elle cette extrême fragilité physique et psychologique dont elle revisite les strates, désireuse de circonscrire les symptômes de cette maladie appelée dépression, en parler, la nommer ; tant la solitude et le déni qui à l’époque l’entouraient jusqu’à la submerger auraient pu la tuer.

Mon humble Avis :

Dans l’un des premiers chapitres de ce récit-essai, Céline Curiol dit qu’elle aimerait écrire ici le livre qu’elle aurait aimé lire quand elle était en dépression et j’ai trouvé en effet qu’elle décortique les différents symptômes de la maladie en essayant de leur chercher une description, une explication et une issue. Je ne sais pas si une personne dépressive pourrait guérir par la lecture de ce livre, mais en tout cas je pense que cela pourrait la pousser à consulter et à se soigner si elle n’en est pas déjà convaincue et à réfléchir sur elle-même et les racines profondes de son mal-être.
Céline Curiol se base dans ce livre sur les citations les plus révélatrices, choisies avec soin, d’un grand nombre d’auteurs célèbres (romanciers, essayistes, philosophes, cinéastes, et, plus rarement, des psychologues ou des médecins) ayant souffert de dépression et ayant témoigné sur ce sujet d’une manière ou d’une autre, dans leur œuvre, leurs interviews ou leur correspondance. Elle cherche à travers ces phrases à cerner toutes les caractéristiques, même les moins évidentes et les moins connues, de la dépression, avec ses modes de pensée particuliers (ruminations, logorrhée, négativité, pessimisme, honte, peur de l’abandon, excès de logique et manque d’imagination, angoisse de la solitude, déni de la maladie et de sa gravité donc refus de se soigner, etc.) mais aussi les sensations corporelles qui lui sont propres (symptômes liés à l’angoisse, impression de temps qui ne passe plus, oppression, palpitations et pesanteur extrême).
Mais ce livre a aussi le grand intérêt d’évoquer les réactions auxquelles doit se confronter le dépressif de la part de son entourage : incompréhension, maladresses, minimisation de son état, ironie déplacée ou encore rejet brutal. Beaucoup de ses amis s’écartent d’elle parce qu’elle est malade, et la renvoient à sa solitude sous prétexte qu’ils ne peuvent rien pour elle. Même de la part des psychiatres et des institutions médicales, elle ne reçoit pas toujours l’attention et la bienveillance que son état exigerait normalement, bien au contraire.
Un livre magnifique : tout à la fois intelligent, profond, sensible, émouvant, qui fera mieux comprendre la dépression à ceux qui ne la connaissent pas directement et qui aidera certainement les dépressifs ou anciens dépressifs à y voir plus clair sur leurs fragilités et à prendre du recul sur eux-mêmes.

Un Extrait page 27 :

(..) Et tout au long de la dépression, je souhaiterais souvent, de toutes mes forces, que quelqu’un me parle pour de bon.
Ma délivrance passerait par l’effet d’une parole, j’en avais le pressentiment. A cette parole, je pourrais m’accrocher comme à une planche de salut pour naviguer dans les eaux tumultueuses de ma propre pensée. Par son extrême justesse, cette parole souveraine ferait taire toutes mes spéculations. Elle imposerait le calme dans mon petit royaume plein de tumulte et, par sa vérité incontestable, rendrait la réalité, dont je m’entêtais à retenir la version la plus foudroyante, tolérable. Ainsi j’espérais qu’une des rares personnes auxquelles je me confiais prononce enfin une phrase magique qui me sauverait. Cette phrase aurait contenu le monde qui m’avait été enlevé ; elle aurait été une vraie promesse.
Mais cette phrase ne vint jamais. Puisqu’elle ne pouvait pas alors exister.
(…)

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Un autre extrait page 45

« Peut-être vaut-il mieux ne pas lui dire », déclarerait un jour le Dr B., après que je lui eus annoncé que, pour la première fois depuis sept mois, un homme m’avait invitée à prendre un verre quelques jours plus tard.
« Ne pas lui dire quoi ?
– Que vous êtes en dépression. »
Je sentirais monter en moi, sa phrase à jamais gravée dans ma mémoire, une colère sourde, me demandant ce que mon infirmité avait de rédhibitoire pour qu’il me recommande de la cacher. Contagieuse ? Naïve étais-je alors, estimant que le galant inconnu ne pourrait m’en tenir rigueur ; au mieux serait-il touché par une femme en détresse… Je regarderais incrédule le psychiatre. « Je pense qu’il ne vaut mieux pas », répéterait-il. « Et pourquoi ? » lancerais-je avec défiance, blessée à l’idée qu’il me faudrait dorénavant taire ce dont sa recommandation semblait impliquer que je ne pouvais qu’avoir honte.
Le Dr B. pèserait probablement ses mots avant de répondre : « Il risquerait de ne pas être à l’aise. »
Ne pas être à l’aise ? Était-il d’emblée exclu qu’il puisse éprouver de l’attirance pour des charmes qui ne pouvaient tous s’être fanés du jour au lendemain ?
Le psychiatre devait pourtant avoir raison ; il suffisait de poser les choses autrement. Qui avait envie de s’emmerder avec une « dépressive » ? Tant que je n’émergerais pas de ma torpeur, qui n’était que partiellement dissimulable, je serais mise à l’écart du commerce de la séduction et jugée responsable de mon propre état. C’était là cruelle ironie. Car ce que recherche la personne en crise, ce sont des bras mentaux, entre lesquels venir se reposer, des bras aussi tendres, aussi forts que la plus généreuse forme de compréhension.
(…)

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