La Femme à la jupe violette de Natsuko Imamura

Couverture au Mercure de France

Mon amie Pascale, grande spécialiste de littérature japonaise, m’a prêté ce roman en me faisant part de sa perplexité à son sujet et en me prévenant qu’il était un peu déroutant.
Comme je ne connaissais pas cette écrivaine, traduite ici pour la première fois en français, et que ce roman a eu un énorme succès au Japon (Prix Akutagawa – équivalent du Prix Goncourt pour la France) mais aussi à l’étranger (traduit dans une dizaine de langues), j’ai été curieuse de le découvrir.

Par ailleurs, cette lecture s’inscrit dans mon Mois Thématique sur le Japon.

Note pratique sur le livre

Editeur : Mercure de France
Année de publication en français : 2022 (au Japon : 2019)
Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon
Nombre de pages : 117

Note biographique sur l’écrivaine

Natsuko Imamura est née en 1980 dans la Préfecture d’Hiroshima et elle vit à Tokyo. Autrice de quatre précédents ouvrages, tous couronnés par des prix littéraires au Japon, elle a reçu pour La Femme à la jupe violette le plus prestigieux d’entre eux, le prix Akutagawa. Aussitôt best-seller, le roman a été traduit dans dix langues. C’est son premier livre publié en France.
(Source : éditeur).

Quatrième de Couverture (Extrait)

Dans mon quartier habite une personne surnommée « la femme à la jupe violette ». On l’appelle ainsi car elle porte toujours une jupe de couleur violette… Régulièrement, à quinze heures, elle se rend à la boulangerie pour y acheter une brioche à la crème, puis traverse la galerie marchande pour rejoindre le parc tout proche. Là, elle va s’asseoir sur le banc le plus au fond, toujours le même, et déguste sa brioche en utilisant sa main comme soucoupe… Elle ne change absolument rien à sa routine.

Qui est donc cette mystérieuse femme qui ne s’adresse jamais à personne et obéit à un rituel immuable ? C’est ce qui semble obséder celle qui l’observe constamment à la dérobée, la suit partout dans ses allées et venues, toujours de loin, sans chercher à lui parler, une femme au « cardigan jaune » cette fois ? Qui sont-elles ? Comme la première paraît ne pas avoir de travail, la seconde dépose sur son banc attitré des petites annonces intéressantes, puis va jusqu’à la porte de son appartement laisser des échantillons de produits de beauté pour qu’elle soigne mieux son apparence. Pourquoi tant d’attentions portées à une inconnue ?
Mais est-ce vraiment une inconnue ? Et va-t-il falloir que se produise un drame pour que – peut-être – le voile se déchire enfin ?

Mon Avis

Mon amie avait raison de trouver ce roman étrange et de se sentir perplexe à son sujet car c’est ce qu’on peut ressentir devant une telle histoire.
L’étrangeté du livre tient à deux choses : premièrement, l’héroïne dont nous suivons sans cesse les faits et gestes nous semble avoir un comportement bizarre, inexplicable. Au début, elle nous est présentée plus ou moins comme une clocharde ou en tout cas une marginale. Et puis, peu à peu, elle devient différente, elle trouve du travail, elle s’épanouit dans sa vie personnelle et professionnelle, elle change d’apparence et devient plus sociable, et on en arrive à se demander qui elle est vraiment, si ses apparences ne sont pas trompeuses. Mais le personnage le plus bizarre du livre n’est pas du tout celle que l’on imagine à première vue – ce n’est pas celle qui est observée mais celle qui la surveille sans arrêt, qui la suit partout et qui a développé une véritable obsession à son propos, sans que l’on sache pourquoi.
C’est justement cette énigme, de ne pas savoir qui est la narratrice et pourquoi elle semble tellement se passionner pour la femme à la jupe violette, qui m’a tenue en haleine jusqu’au bout et qui a éveillé ma curiosité. Je voulais savoir et, peut-être, comprendre.
Malheureusement, la fin n’apporte pas réellement une réponse claire et limpide et on reste sur sa faim, un peu frustré quand même.
Ce que l’on comprend par contre c’est que la narratrice n’est pas aussi bienveillante qu’on ne pouvait l’imaginer et que ses intentions ne sont pas des meilleures, contrairement à ce qu’elle prétendait jusque-là.
Du point de vue de l’écriture, je n’ai pas été emballée. C’est un style plat, banal, peu recherché. Les dialogues sont peu intéressants et manquent de concision ; on pourrait aussi bien les supprimer, la plupart du temps.
Un roman qui m’a laissé un goût mitigé. Je ne suis pas trop convaincue…

**

Un Extrait page 57

C’est en proie à un sentiment de frustration que j’épie leur conversation. Car, enfin, la femme à la jupe violette ne daigne même pas mentionner le fait qu’on lui a attrapé le nez dans le bus.
Elle ne croit quand même pas que c’est la même personne qui lui a mis la main aux fesses et pincé les narines ? Alors que non, pas du tout. C’est moi qui lui ai pincé le nez.
Le lendemain matin, je fais la queue à l’arrêt de bus, déterminée. C’est décidé : une fois encore, je vais attraper le nez de la femme à la jupe violette. La veille, toutes sortes de personnes l’ont interpellée. Comment, on vous a molestée ? Rude matinée que vous avez eue… « C’est vrai, répondait-elle à chacun d’un ton léger. On m’a mis la main aux fesses dans le bus… »
Pour autant que je sache, cependant, pas une seule fois elle n’a évoqué l’autre attouchement qu’elle a subi. Je suis pourtant sûre d’avoir touché le nez de quelqu’un. Me serais-je méprise ? Pire, aurais-je attrapé l’appendice nasal d’un parfait inconnu ? Aucune idée. Quoi qu’il en soit, en l’état actuel des choses, c’est comme si mon geste n’avait jamais eu lieu.
Voilà pourquoi je vais le refaire. Et cette fois j’y mettrai toutes mes forces, jusqu’à lui griffer la peau et la faire saigner.
Alors, peut-être, la femme à la jupe violette me fera-t-elle jeter hors du bus, furieuse. Peu importe. J’en profiterai pour décliner mon identité, lui présenter mes excuses, implorer son pardon, après quoi nous deviendrons amies.
(…)

Les Vrilles de la vigne de Colette

Une amie m’a offert ce livre Sido suivi des Vrilles de la vigne, car elle connaît mon goût très vif pour le style de Colette.
J’ai aimé autant ce premier recueil de souvenirs familiaux que le second ouvrage, rassemblant de brèves nouvelles ou textes poétiques. Et c’est justement les Vrilles de la vigne que j’ai choisi de présenter aujourd’hui.

Un Extrait de la Quatrième de couverture

Sido et Les Vrilles de la vigne sont deux textes distincts de l’œuvre de Colette écrits à des périodes différentes de sa vie. (…) Les Vrilles de la vigne (1908) rassemblent des confidences, dialogues et textes courts dans lesquels on retrouve tous les thèmes chers à Colette : l’amour, l’indépendance, la solitude, les souvenirs, les bêtes, la nature…

Mon Avis

Ce livre rassemble de courtes nouvelles, abordant des thèmes variés : des dialogues de bêtes entre son chien et son chat, de courts récits mettant en scène une de ses amies, Valentine, jeune bourgeoise mariée et dotée d’un amant, des scènes de bord de mer (une partie de pêche avec des amis, une journée caniculaire à la plage, etc.), un dialogue imaginaire entre elle-même et l’une de ses anciennes chiennes, le portrait d’une chatte partagée entre ses devoirs maternels et ses élans sensuels, des descriptions de la nature d’une merveilleuse poésie, des réflexions sur le maquillage des femmes à l’époque où Colette avait elle-même ouvert un salon de beauté et tentait de rajeunir ses contemporaines par la magie des couleurs et des ombres…
Dans ces textes, Colette laisse entrevoir beaucoup de son univers intime mais, souvent, de manière indirecte et voilée. Ainsi, elle laisse le soin à son chien et à son chat de nous parler d’elle et de se disputer sur la signification de ses différentes attitudes. Aussi, elle nous propose le portrait de cette jeune amie, Valentine, tout en se positionnant elle-même dans un second plan bienveillant, protecteur et expérimenté – se mettant à la fois dans un rôle subalterne, en retrait par rapport à Valentine, mais aussi dans un rôle de conseillère avisée, qui a déjà traversé les mêmes souffrances que sa jeune amie mais qui a su les surmonter. En nous parlant de Valentine, nous comprenons donc aisément que c’est aussi d’elle-même qu’elle parle, d’une Colette plus jeune et plus inconséquente, dont elle se souvient.
Ce livre aborde quelques thèmes que l’on pourrait considérer comme typiquement féminins et qui pourraient même passer pour carrément frivoles – en particulier le maquillage, dont on supposerait a priori qu’il ne se prête pas à de la grande littérature (on n’imagine pas Chateaubriand ou Victor Hugo nous entretenir de rouges à lèvres ou de fards à paupière) – et pourtant, Colette nous prouve ici que ces sujets n’ont rien de superficiel, qu’ils ont leur part de profondeur, de signification, de noblesse…
Colette semble donc revendiquer une féminité pleine et entière, délivrée des convenances et des qu’en-dira-t-on. Portraiturant sa jeune amie Valentine, prise entre son amant et son mari, puis souffrant d’avoir été quittée par son amant, à aucun moment l’écrivaine ne nous rappelle la morale bourgeoise de son temps ou n’emploie les mots « adultère » ou « infidélité », qui pourraient évoquer le moindre jugement négatif sur cette situation, et c’est comme si Colette voulait totalement éliminer ces sortes de principes bourgeois, très puissants à son époque, de son univers mental et littéraire.
Du point de vue de son écriture, elle nous offre des descriptions merveilleuses, établissant souvent des liens de ressemblance entre le monde animal, le monde minéral, et celui des végétaux. Ainsi, à un moment, elle compare une feuille de sauge légèrement duveteuse à l’intérieur de l’oreille d’un chat, et on perçoit de façon quasiment épidermique le contact doux et tiède de l’une et de l’autre, de même que leur forme commune. A un autre moment, elle compare la dent d’un chat à un petit bout de silex bleuté, et nous percevons d’un seul coup toutes les qualités de dureté, de semi transparence, de brillance, de couleur et de coupant réunissant ces deux objets d’observation, qui nous apparaissent immédiatement et magiquement à la faveur de ces mots. Et il y aurait des quantités d’exemples.
Un livre génial, à côté duquel il serait dommage de passer !

Un Extrait page 248

Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de suppliciée… « Veux-tu venir ici, sale bête ! » Et je descends l’escalier dont les derniers degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain.
La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement, j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la tête détournée comme devant un foyer trop ardent… Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière…
Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un champignon…
Douceur de se sentir, sans défense et sous le poids d’un beau jour implacable, d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui bat de la langue !
(…)

**

Un Extrait page 226-227

– Vous l’aimez encore ?
Elle hésite :
– Je ne sais pas. Je lui en veux terriblement, parce qu’il ne m’aime plus et qu’il m’a quittée… Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable, insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce…
Elle s’est levée sur ce mot d' »insupportable » et marche dans la chambre comme si une brûlure l’obligeait à fuir, à chercher la place fraîche…
– Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous ne savez pas ce que c’est, vous…
J’abaisse mes paupières, je retiens un sourire apitoyé devant cette ingénue vanité de souffrir, de souffrir mieux et plus que les autres…
– Mon enfant, vous vous énervez. Ne marchez pas comme cela. Asseyez-vous… Voulez-vous ôter votre chapeau et pleurer tranquillement ?
D’une dénégation révoltée, elle fait danser sur sa tête tous ses panaches couleur de fumée.
– Certainement non, que je ne m’amuserai pas à pleurer ! Merci ! Pour me défaire toute la figure, et m’avancer à quoi, je vous le demande ? Je n’ai aucune envie de pleurer, ma chère. Je me fais du mauvais sang, voilà tout…
Elle se rassied, jette son ombrelle sur la table. Son petit visage durci n’est pas sans beauté véritable, en ce moment. Je songe que depuis trois semaines elle se pare chaque jour comme d’habitude, qu’elle échafaude minutieusement son château fragile de cheveux coûteux… Depuis trois semaines – vingt-et-un jours ! – elle se défend contre les larmes dénonciatrices, elle noircit d’une main assurée ses cils blonds, elle sort, reçoit, potine, mange… Héroïsme de poupée, mais héroïsme tout de même…
Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre sous mon étreinte chaude ce petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre douleur… Elle s’écroulerait en sanglots, détendrait ses nerfs qui n’ont pas dû, depuis trois semaines, faiblir… Je n’ose pas. Nous ne sommes pas assez intimes, Valentine et moi, et sa brusque confidence ne suffit pas à combler deux mois de séparation…

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« Eté » d’Edith Wharton

Couverture chez 10/18

Ce mois de juin est consacré aux auteurs américains et j’ai eu envie de me plonger dans ce roman d’Edith Wharton qui attendait sagement dans ma Pile à Lire depuis quelques mois. Il faut dire que l’illustration de couverture me rebutait un peu, avec ses couleurs mièvres et son graphisme désuet et alambiqué – un choix visuel difficile à comprendre et qui ne parait pas en accord avec l’histoire ou avec le style d’Edith Wharton…
Je connaissais assez mal cette écrivaine, n’ayant lu jusqu’ici qu’un seul de ses recueil de nouvelles, et la lecture de ce roman a confirmé et développé ma bonne impression initiale.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Roman psychologique, roman d’amour
Editeur : 10/18
Première date de publication : 1917
Traduit de l’anglais (américain) par Louis Gillet
Nombre de pages : 239

Résumé succinct du début

Charity est la pupille de Mr Royall, son tuteur, un avocat cultivé qui l’a recueillie dans la Montagne quand elle était toute petite. Cette Montagne est un lieu mal famé et dangereux, où vivent des clans de bandits et de miséreux et Charity sait qu’elle est issue de ce milieu sordide et qu’elle ne doit sa bonne situation de nom, de fortune et d’éducation qu’à la charité de Mr Royall. La jeune fille occupe une place de bibliothécaire dans le morne village où elle vit – nommé North Dormer – mais cet emploi l’ennuie car cette bibliothéque n’abrite que de vieux livres poussiéreux qui n’intéressent personne. Un jour, pourtant, elle aperçoit un nouveau venu dans le village, un jeune étranger à la tenue élégante qui semble venir de la ville. Elle a la surprise, quelques heures plus tard, de voir entrer dans sa bibliothèque déserte ce même jeune homme, qui recherche des ouvrages d’architecture. Charity et lui entament une discussion à propos des livres et de la vie à North Dormer. Le jeune homme s’appelle Lucius Harney et il ne laisse pas Charity indifférente. (…)

Mon avis

Ce livre dresse un très beau portrait de jeune fille, Charity, à la fois indépendante d’esprit, entière, impulsive, sensible et orgueilleuse. J’ai vu dans la quatrième de couverture qu’on avait pu la rapprocher de Mme Bovary parce que toutes les deux s’ennuient au début du roman. Mais il m’a semblé que Charity, en tant que jeune fille et non pas une femme mariée, prenait beaucoup plus de risques en ayant un amant et se montrait beaucoup moins dissimulée et superficielle que Mme Bovary. « Été » est une belle étude de caractères, où le personnage de Mr Royall se révèle au fil des pages au moins aussi complexe et intéressant que celui de sa fille adoptive, puisqu’il oscille à plusieurs reprises entre une inquiétante bizarrerie, un autoritarisme malsain et une attitude de compréhension et de respect, voire d’abnégation au bout du compte.
Le sens de la psychologie d’Edith Wharton – que j’avais déjà pu admirer dans ses nouvelles – s’exprime ici une fois de plus, dans toutes ses subtilités et ses élans contradictoires, les personnages étant souvent tiraillés entre leurs sentiments et les convenances sociales ou les engagements qu’ils ont pu prendre ailleurs. Cet aspect particulier de l’intrigue pourrait rappeler un petit peu certains romans de Jane Austen – sauf que les époques diffèrent, ici les comportements des personnages sont nettement plus modernes et donc plus libérés, plus francs.
En comparaison de Charity et de Mr Royall il me semble que le personnage de Lucius Harney est un peu fade – disons qu’il correspond à une figure d’amant, sûrement charmant et bien intentionné, mais sans beaucoup de caractère ou de courage – tel qu’il peut en exister effectivement dans les romans et dans la vie.
J’ai aussi apprécié les très belles descriptions de paysages – qui semblent souvent en accord avec les sentiments des personnages ou qui influencent leurs comportements.
La « Montagne » mal famée, d’où est originaire Charity, forme un arrière plan lugubre et menaçant durant presque toute la longueur du livre et c’est comme un personnage à part entière, qui impose sa présence immobile et silencieuse et dont on se doute qu’il va jouer un rôle important à un moment ou à un autre.
Sans conteste, un très beau livre !

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Un Extrait Pages 10-11

Cependant on avait toujours laissé entendre à Charity Royall qu’elle devait considérer comme un privilège d’habiter North Dormer. Elle savait qu’en comparaison de l’endroit d’où elle venait, le village jouissait de tous les progrès modernes. Depuis qu’enfant elle y avait été amenée, tous les gens du pays n’avaient cessé de lui ressasser. Même la vieille Miss Hatchard, à une heure terrible de la vie de Charity, lui avait dit :
– Ma petite, n’oubliez jamais que Mrs Royall vous a ramenée de la « Montagne ».
On l’avait en effet ramenée de la « Montagne », de cette falaise qui dressait sa tragique muraille au-dessus des collines plus basses de la chaîne de l’Aigle (Eagle Range), faisant à la vallée solitaire comme un fond perpétuel de mélancolie. La « Montagne » s’élevait à vingt bons kilomètres de là, mais de façon si abrupte que son ombre semblait se projeter jusque sur North Dormer. Et c’était comme un grand aimant attirant les nuages pour les disperser en tempête à travers la vallée. Si jamais, dans le ciel d’été le plus pur, une légère vapeur traînait sur North Dormer, elle filait droit sur la Montagne comme une barque emportée par un tourbillon et, là, accrochée aux rochers, déchirée et multipliée, s’épandait ensuite sur la vallée qu’elle noyait de pluie et de ténèbres.

Des Poèmes de Raymond Carver

Couverture chez Points

Ce recueil de poésie m’a été offert pour Noël et je profite de ce mois thématique sur l’Amérique pour vous en parler. Avant d’ouvrir ce recueil, je n’avais encore jamais rien lu de Raymond Carver – ni en prose ni en poésie – et ce fut une lecture très intéressante, qui m’a permis de réaliser à quel point il a pu influencer la poésie contemporaine, et notamment française, car les ressemblances sont assez frappantes avec des poètes comme François de Cornière ou Cécile Coulon, entre autres. Mais j’ai préféré Raymond Carver à ces deux derniers, car les précurseurs sont en général plus convaincants que les épigones, et dans ce cas précis Carver m’a semblé plus percutant…

Biographie de l’écrivain

Raymond Carver (1938-1988) a été veilleur de nuit, standardiste ou encore enseignant avant de se consacrer à l’écriture. Il est considéré aujourd’hui comme le « Tchekhov américain ». Son œuvre, traduite dans le monde entier et couronnée de nombreux prix, est désormais disponible en Points dans son intégralité.
(Source : site de l’éditeur)

Note Pratique sur le livre

Editeur : Points Poésie
Date de publication : (chez Points) 2016
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses
Nombre de pages : 528

Quatrième de Couverture

« Je souhaite que, sur ma tombe, on grave les mots “Poète, nouvelliste, essayiste”, dans cet ordre précis », a dit Raymond Carver. La poésie occupe une place fondamentale dans son œuvre. Ses poèmes sont comme sa prose, justes et clairs, sans artifices : pas des poèmes pour des critiques, mais des poèmes pour des lecteurs.

Ce volume contient également de nombreux textes intimistes, hommages aux amis disparus, déclaration d’amour à sa fille…

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Page 117

Demain

Fumée de cigarette suspendue
dans l’air du salon. Les lumières du navire
au large sur l’eau, pâlissent. Les étoiles
sont des trous brûlants dans le ciel. En devenant
cendre, oui.
Mais ça va, c’est ce qu’elles sont censées faire.
Ces lumières que nous appelons étoiles.
Brûler un temps et puis mourir.
Moi dévoré d’impatience. Souhaitant
qu’on soit déjà demain.
Je me rappelle ma mère, Dieu la garde,
disant, Faut pas souhaiter être à demain.
Ca ne fait que raccourcir la vie.
N’empêche, je voudrais être
à demain. Demain dans ses plus beaux atours.
Je voudrais m’endormir, sans heurt.
Comme on franchit la portière d’une voiture
pour monter dans une autre. Et puis me réveiller !
Trouver demain dans ma chambre.
Je suis plus fatigué à présent que je ne puis dire.
Mon écuelle est vide. Mais c’est mon écuelle,
vois-tu,
et je l’adore.

**

Page 273

La Vitesse foudroyante du passé

Le cadavre est fauteur d’angoisse chez ceux qui croient
au Jugement dernier, et chez ceux qui n’y croient pas.
– André Malraux

Il enterra sa femme qui était morte dans
les douleurs. Dans les douleurs, il
se réfugia sur sa véranda, d’où il regarda
le soleil se coucher et la lune se lever.
Les jours semblaient passer seulement pour revenir
encore. Comme lorsqu’en rêve on pense,
J’ai déjà fait ce rêve-là.

Rien, de ce qui se produit, ne demeurera.
Avec son couteau il pela
une pomme. La pulpe blanche, corps
de la pomme, s’assombrit
et vira au brun, puis au noir,
sous ses yeux. Le visage exténué de la mort !
La vitesse foudroyante du passé.

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Page 367

Deux mondes

Dans un air lourd
de l’odeur des crocus,

du parfum sensuel des crocus,
je regarde un soleil citron disparaître,

la mer passer du bleu
au noir d’une olive.

Je regarde la foudre bondir depuis l’Asie tandis
qu’assoupie,

mon amour remue et respire et
se rendort,

présente en ce monde et pourtant
présente en un autre.

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Des Poèmes d’Hélène Miguet sur les Passantes

La revue Décharge et les éditions Gros Textes font paraître quatre fois par an les petits livres de la collection « Polder » – deux au printemps et deux en automne.
J’ai apprécié celui de la poète Hélène Miguet, intitulé Comme un courant d’air, qui montre une vivacité dans le maniement des mots et une façon de jongler avec les images qui réveille l’esprit et qui parait très entraînante.
Ce recueil est paru en novembre 2022 et c’est le Polder numéro 195.

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J’avais déjà publié sur ce blog, il y a longtemps (2013), des poèmes sur le thème de la passante – répartis sur deux articles – et je vous en donne les liens pour rappel :
Premier ArticleDeuxième Article
Comme vous le voyez, Hélène Miguet se situe par ce thème dans une longue tradition héritée des romantiques, mais sa vision de la passante est tout à fait contemporaine, personnelle et renouvelée.

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Page 29

Nous sommes de ce monde où tout passe
les anges le temps les voitures tunées
et même les femmes

elles sont le sillage des villes
évanescence faite charme
ou parfum
et si rien de tout cela
un peu d’entêtement
né de l’écume d’un trottoir

elles passent et laissent dans leur sillage
une empreinte légère qu’elles ne connaissent
pas

parfum de nuages volé au temps

ce peu de traces n’est au fond
qu’une façon de s’effacer
suavement

*

Page 32

Passantes
pâles éternellement hantées
par les heures citadines
si vite transparentes que la ville les
oublie
mangées par une rue de brume
un soir tombé trop tôt sur un quai noir

alors fantômes élancés
elles en perdent la tête
se diluent
n’emportant avec elles qu’un réverbère au côté
gauche

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Les Grilles du Parc d’Elisabeth Gaspar

Couverture chez l’arbre vengeur

Tombée par hasard sur une critique élogieuse de ce livre – je ne sais même plus sur quel blog ou dans quel magazine – j’ai eu envie de l’acheter car l’auteur de l’article insistait sur sa grande originalité et sur son ambiance très insolite, ce qui est plutôt attirant.
N’ayant jamais entendu parler de cette écrivaine jusqu’ici, j’ai appris grâce à la préface qu’elle était hongroise, née en 1920, installée à Paris, écrivant ses livres en français, officiellement religieuse dans un couvent (aux yeux de l’administration française) mais en réalité traductrice, parfois décoratrice, et vivant librement avec son amant, qui lui même ne manquait pas de maîtresses par ailleurs.
J’ai aussi appris qu’Elisabeth Gaspar avait obtenu la nationalité française en 1964, quelques années après l’écriture de ce livre et qu’elle avait traduit, entre autres, les œuvres de Roald Dahl (dont Charlie et la Chocolaterie).
Après la publication des « Grilles du Parc », Elisabeth Gaspar a arrêté d’écrire. Elle est morte en 2011.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : (initial) Gallimard, (réédition) L’arbre vengeur
Date de publication : (initiale) 1960. (réédition) mars 2022
Préface d’Eric Dussert (très intéressante).
Nombre de Pages : 132

Un bref extrait de la Quatrième de Couverture
Qui décrit très bien cette histoire

Comme dans un songe dont on aurait du mal à se libérer, l’histoire nous transporte dans un Paris brumeux, du côté de Montsouris, sur les pas d’un garçon sans nom, souffre-douleur d’une équipe de forains. Après des années entre leurs griffes, il est parvenu à s’échapper pour émerger, perdu et sans plus d’attache, dans une ville qu’il ne comprend pas, souvent pris pour un autre, bousculé et parfois hagard, mais osant enfin se rebeller.

Mon Avis

Ce roman a eu pour moi un charme particulier, du fait que l’histoire se situe dans un quartier de Paris que je connais très bien, les 13ème et 14ème arrondissements, et nous nous promenons successivement autour de la Place d’Italie, du Parc Montsouris ou encore dans les catacombes d’Alesia. Même si ces quartiers ont sans doute beaucoup changé depuis l’époque du roman, je visualisais assez bien le décor et l’atmosphère à travers lesquels déambule le héros et c’était très agréable de l’accompagner par l’imagination. Ainsi quand Élisabeth Gaspar décrit la Place d’Italie comme « la Place de l’Etoile du pauvre » cela m’a paru excellent et toujours valable actuellement.
Parmi les points positifs, j’ai trouvé l’écriture formidable, avec un sens de la description étonnant, beaucoup d’images frappantes de justesse, à travers des phrases généralement courtes et artistement ciselées. Rien que pour son style il m’a semblé que ce livre mérite vraiment d’y jeter un œil.
La où je suis un peu plus réservée c’est sur l’histoire en elle même car les différentes péripéties se déroulent un peu comme dans un rêve ou un cauchemar – ou peut-être comme dans un film fellinien, où l’on ne cherche ni la vraisemblance ni des motifs rationnels aux actions des personnages. Par moments ce livre me rappelait certains romans d’Aragon ou d’André Breton tandis que le personnage principal m’évoquait plutôt les héros d’Emmanuel Bove : solitaires, incertains et mélancoliques.
Le thème de l’amour impossible, discret mais récurrent, donne une belle profondeur à certains passages et m’a touchée.
J’ai plutôt apprécié ce livre, que je conseillerai donc aux amateurs de belles écritures et d’intrigues déroutantes.

Un Extrait page 62

La géographie de Paris. Parcourir, libre, avec la désinvolture d’un bonhomme à peu près normal, maître de ses couleurs et de ses sons, parcourir, dis-je, ces creux et ces bosses, vaincre le mystère de ces perspectives étincelantes, voilà à quoi je rêve depuis plus de vingt années. Plus de vingt années déjà. Le temps de voir une guerre gratter aux portes, les enfoncer à énorme fracas, s’enkyster, fermenter, s’éteindre enfin au moment où l’on s’étonne d’être là encore. Le temps de voir se pulvériser un grand nombre de taudis familiers au profit des industries sidérurgique, briquetière et procréatrice. Et tout cela ne veut rien dire, rien. Je ne sais rien, moi. Je n’ai pas de métier. C’est tout juste si je sais traire une bique.Si je suivais la courbe tonitruante du métro aérien, j’arriverais au point de départ. Le point de départ, c’est la place Denfert-Rochereau où veille le Lion de Belfort atteint d’un torticolis à force de regarder toujours du même côté. Mais il y a surtout les catacombes. Car c’est là, à la sortie des catacombes, que tout a commencé. (…)

Une affaire de charme d’Edith Wharton

Ce livre fait partie de ma bibliothèque depuis de nombreuses années. Je l’avais déjà lu dans les années 2010, mais pas chroniqué.
Pour ce Mois thématique sur l’Amérique de juin 2022, je l’ai relu et beaucoup plus apprécié qu’à ma première approche.
Il s’agit d’un recueil de sept nouvelles, où les sentiments amoureux et l’incompréhension entre les êtres ont souvent un rôle central.
Je ne vais pas détailler ici le sujet et l’intrigue de chacune de ces sept nouvelles, mais j’évoquerai seulement deux d’entre elles, choisies parmi les plus significatives.

Note sur l’écrivaine

Edith Wharton (1862-1937), de son nom de naissance Edith Newbold Jones, est une romancière, nouvelliste, poétesse et essayiste américaine. Elle commence à écrire en 1890. Première femme à obtenir le Prix Pulitzer du roman en 1921 pour Le temps de l’innocence. Elle s’installe en France dans les années 1907-1912 et fréquente les écrivains français de cette époque, dont Paul Bourget, son fidèle ami, mais aussi Gide, Cocteau, Anna de Noailles, etc. Elle passe la fin de sa vie près de Paris. Elle est enterrée à Versailles. (Source : Wikipedia)

Résumés de deux de ces nouvelles

Dans Le Diagnostic, la cinquième nouvelle du livre, un homme apprend, par un papier tombé de la poche de son médecin, qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre. Se sachant condamné, il décide d’épouser sa maîtresse, pour laquelle il n’éprouve plus qu’une tendre amitié depuis longtemps, afin qu’elle l’accompagne dans ses derniers instants et qu’elle lui serve en quelque sorte de garde-malade car il a peur de mourir tout seul. Finalement, entre elle et lui, le plus égoïste des deux n’aura pas été celui qu’on croit et on s’en aperçoit à la fin de la nouvelle. Et pourtant, ces égoïsmes cumulés, ces lâchetés et ces grands mensonges auront donné beaucoup de bonheur à ce couple, ce qui est sûrement l’aspect le plus troublant de cette histoire.

Dans la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, un homme d’affaires épouse une exilée russe, très pauvre, et pourvue d’une très nombreuse famille, tout aussi pauvre, qu’elle lui demande de loger, d’entretenir financièrement et de pistonner chez ses diverses relations. Cette famille de pique-assiettes a cependant un atout remarquable : chacun a un charme et un savoir-vivre hors-norme. L’homme d’affaires, qui redoute dans un premier temps de se faire ruiner par cette belle famille envahissante, décide dans un deuxième mouvement de retourner leur charme à son profit.
Cette nouvelle déploie un humour très fin et très acide contre la société américaine, où les riches sont finalement pires que les pauvres, même si tout le monde (riches et pauvres) se sert de tout le monde sans aucun scrupule.

Mon avis très subjectif

L’écriture d’Edith Wharton est sophistiquée, avec une grande richesse de vocabulaire, des phrases complexes aux nombreuses propositions relatives et, surtout, une abondance de métaphores qui rendent son style recherché et évocateur d’images et de sensations diverses. Ces nouvelles sont en général très psychologiques, et ont pour sujets nos illusions sur nous-mêmes, nos incompréhensions, nos attachements cruellement déçus, les étrangetés de la vie maritale qui frôlent le surnaturel et se prolongent au-delà de la mort,
J’ai pensé au « Portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde en lisant une des nouvelles (Le Tableau mouvant) où le portrait d’une épouse défunte finit par jouer un rôle primordial dans la vie de l’époux qui refuse de faire son deuil, ce qui crée le malaise et l’incompréhension chez ses amis et, plus encore, chez l’artiste qui peignit le tableau.
Beaucoup de ces personnages se montrent calculateurs et se servent les uns des autres mais, en général, Edith Wharton ne les condamne pas et elle semble ressentir de la compréhension pour leurs égoïsmes, leurs lâchetés, leur inconséquence ou leur bizarrerie, en nous révélant toujours leur part d’humanité, avec leurs angoisses et leurs doutes, qui motivent leurs actes et les rendent plus pitoyables que détestables.
Certaines nouvelles sont très cruelles, comme celle du Prétexte où une femme mariée, déjà mûre, s’éprend d’un jeune anglais et se figure que lui aussi est amoureux d’elle mais qu’il n’ose pas se déclarer par respect pour sa position. Cela donne lieu à plusieurs scènes où notre héroïne trouve encore le moyen de s’illusionner et de s’enfoncer dans ses rêveries, avant que la vérité ne vienne la frapper assez violemment et de manière inattendue.
J’ai énormément apprécié ce livre et je ne comprends pas pourquoi je ne l’avais pas trop aimé il y a dix ans, sans doute mon humeur et ma réceptivité n’étaient pas formidables à ce moment-là…

Un Extrait page 35 (de la nouvelle « Le Tableau mouvant »)

La deuxième Mrs Grancy avait passé la trentaine lorsqu’il l’épousa, et elle avait manifestement récolté cette moisson de joies de la maturité qui germe dans les désespoirs de jeunesse. Si elle avait perdu l’éclat de ses dix-huit ans, elle en avait conservé la lumière intérieure ; si ses joues n’avaient plus leur fraîcheur juvénile, ses yeux brillaient de toute l’ardeur d’une jeunesse gardée en réserve. Grancy avait fait sa connaissance en Orient – je crois qu’elle était la sœur d’un de nos consuls là-bas – et quand il la ramena à New York, elle fit figure d’étrangère parmi nous. L’idée du remariage de Grancy nous avait tous choqués. Après s’être si gravement brûlés, la plupart des hommes se seraient tenus à l’écart du feu ; mais nous nous disions que notre ami était destiné aux bévues sentimentales, et nous attendions avec résignation l’incarnation de sa dernière erreur. Puis Mrs Grancy arriva – et nous comprîmes. Elle était la plus belle et la plus complète des explications. Nous nous défîmes de notre omniscience et l’enterrâmes promptement sous notre accueil exubérant. Pour la première fois depuis des années, Grancy ne nous inspirait pas de souci. « Il va faire quelque chose de grand maintenant ! » prophétisa le moins optimiste d’entre nous ; à quoi le plus sentimental répliqua : « Il l’a déjà fait… en l’épousant ! » (…)

Quelques haïkus de poétesses japonaises

Parue chez Points, l’anthologie « Haïjins japonaises, du rouge aux lèvres » réunit quarante poétesses japonaises, classiques et contemporaines, qui ont toutes excellé dans l’art du haïku.
Quarante haïjins (on appelle ainsi les auteur(e)s de haïkus), cela fait beaucoup pour ce livre assez mince (260 pages) et, souvent, on voudrait que le chapitre consacré à telle ou telle poétesse soit plus étoffé car ces poèmes sont vraiment très beaux et d’une concision parfaite. On reste donc fréquemment avec un goût de trop-peu mais cela permet au moins de découvrir des poétesses sensibles et très inspirées, avec l’idée d’approfondir peut-être plus tard cette première approche, au cas où certaines de ces haïjins seraient traduites en français par ailleurs…
En ce qui concerne ce livre précis, les poèmes ont été traduits du japonais et présentés par Dominique Chipot et Makoto Kemmoku ; ils sont présentés en version bilingue.

J’ai sélectionné parmi ces 40 haïjins cinq d’entre elles mais le choix a été très difficile car elles m’ont paru vraiment toutes excellentes.
Parmi elles, je vous propose de relire quelques haïkus de Chiyo-ni, une poétesse dont j’ai déjà parlé il y a quelques jours, et pour laquelle j’ai sélectionné des poèmes différents et tout aussi beaux.


Chiyo-ni (1703-1775) est une nonne bouddhiste et poétesse de la période Edo. Elle commence à étudier le haïku dès l’âge de douze ans. A l’âge de 17 ans, elle est reconnue par le maître Shiko Kagami (1665-1731). Elle se marie à 18 ans mais son mari meurt deux ans plus tard. Devenue bonzesse en 1754, elle se lie avec de nombreux haïjins de cette époque. Elle est parfois désignée sous le nom de Kaga no Chiyo.
Elle est considérée comme une des grandes poétesses japonaises.

Portrait de Chiyo-ni


Je bois à la source,
oubliant que je porte
du rouge aux lèvres.

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L’eau les dessine,
puis l’eau les efface,
les iris.

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Le fil de la canne à pêche
effleure
le clair de lune.

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S’il ne criait pas,
je ne distinguerais pas le héron.
Matin de neige.

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Les volubilis
enserrent le seau du puits.
Je demande à mon voisin de l’eau.

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Takako Hashimoto (1899-1963), née à Tokyo, étudie d’abord la peinture puis elle se marie en 1917 avec le riche architecte Toyojirô Hashimoto, qui meurt en 1937. Elle organise chez elle, dès 1922, des « rencontres culturelles » et commence à composer des haïkus sous l’influence du maître Seishi Yamaguchi (1901-1994). Elle devient membre de la revue Ashibi (Azalée) puis de la revue Tenrô (Sirius) après guerre. Elle a publié cinq recueils de haïkus et ses oeuvres complètes sont parues après sa mort.
Takako Hashimoto est considérée au Japon comme le plus grand génie de haïku moderne japonais.

Tempête de neige.
Ma coiffure de veuve
en désordre.

Portrait de Takako Hashimoto

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Hortensias.
La lettre arrivée hier,
déjà vieille.

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Tant à supporter !
Les volubilis bleu foncé
chaque matin.

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Mes cheveux lavés,
des gouttes
partout où je vais.

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Dans le champ de neige,
baissant la tête,
je sens mon haleine.

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Takajo Mitsuhashi (1899-1972), née dans le village de Tamachi près de Narita, sous le nom de Taka Matsuhashi, mais elle est appelée Takako. Après le lycée, elle étudie l’art de la poésie avec ses professeurs privés : Yosano Akiko et Bokusui Wakayama. En 1922, elle se marie et se tourne plus particulièrement vers la composition de haïkus. Elle participe successivement à plusieurs revues poétiques : Kabiya, Keitôjin (La Crête de Coq), puis Bara (la Rose) à partir de 1953. De son vivant, Takajo a publié cinq recueils de haïkus et son œuvre complète est parue après sa mort.
Après la fin de la seconde guerre mondiale, Takajo Mitsuhashi est avec Tatsuko Hoshino, Teijo Nakamura et Takako Hashimoto désignée comme « Les Quatre T » de la poésie féminine et du haïku moderne, qu’elles ont ensemble créé.

Portrait de Takajo Mitsuhashi


Le lierre fané
prisonnier
de ses propres tiges.

**

Brûlants
dans la fleur de l’âge,
le piment rouge et la femme.

**

Cimetière.
Des camélias préfèrent tomber
plutôt que fleurir.

**

Je déteste tout ce qui se bouscule
même les fleurs
blanches de prunier.

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Le chant
de mille grillons.
Un seul chante faux.

**

Kyôko Terada (1922-1976), née à Sapporo, elle est malade de la tuberculose dès l’âge de 17 ans. Elle a composé ses premiers haïkus en 1944 et est devenue membre de la revue Kanraï (Foudre d’hiver) puis de la revue Sugi (Cyprès). Elle était par ailleurs auteur dramatique pour la télévision. Elle a reçu un Prix de l’Association de haïku moderne en 1967 et a publié quatre recueils de haïkus.
Ses poèmes m’ont paru particulièrement forts et émouvants. Malheureusement, je n’ai pas trouvé de portrait d’elle sur Internet.


Cet hiver, mon visage
reflété dans une cuillère.
Malade depuis l’enfance.

**

L’arrosage…
Je veux revoir ma mère morte
plutôt que mon père vivant.

**

Je m’habille d’un kimono de serge.
Une ligne suffira
dans le testament.

**

On m’annonce la mort
de mon amie – je suis nue
dans les bains publics.

**

Momoko Kuroda (née en 1938)


Douce journée.
L’un de nous deux
sera seul un jour.

**

La cascade chute
et des hommes
vieillissent.

**

Ni la lune,
ni les étoiles,
mais la pivoine blanche.

**

Dans l’avion,
je décolle pour l’envers
du ciel bleu d’hiver.

**

Journaux des dames de cour du Japon ancien

Couverture chez Picquier Poche

Dans le cadre de mon Mois Thématique sur les Femmes Japonaises, je ne pouvais pas passer sous silence les dames de cour du Japon ancien, qui ont une grande importance pour la littérature nippone et qui ont créé de nombreux chefs d’œuvre intemporels et d’un très grand raffinement stylistique et culturel.

Note pratique sur le livre :

Ecrit au XIème siècle de notre ère.
Traduit par Marc Logé.
Editeur : Picquier Poche
Nombre de pages : 209

Quatrième de Couverture

Ces journaux intimes ont en commun d’avoir été écrits en japonais au XIème siècle par des femmes, et valurent à leurs autrices une gloire considérable qui fait encore d’eux aujourd’hui des chefs d’œuvre de la littérature mondiale.
Le journal de Murasaki Shikibu, qui écrivit les deux mille pages du Dit du Genji, n’a trait qu’à quelques années de sa vie ; celui d’Izumi Shikibu ne concerne qu’un épisode de la sienne, mais le journal de Sarashina, commencé à douze ans, s’acheva alors qu’elle avait atteint l’âge de cinquante ans.
Croquis d’éphémères plaisirs, du temps qui passe, descriptions de livres lus, d’endroits visités, de souvenirs, de rêves et de soliloques sur la vie et sur la mort qui versent au cœur du lecteur un émerveillement sans cesse renouvelé devant ce monde de poésie et de raffinement singulièrement émouvant.

Mon Avis :

J’avais déjà lu et chroniqué ici Les Notes de chevet de Sei Shonagon, qui datent de la même époque que ces Journaux des dames de cour et, comme ces quatre dames se connaissaient et se côtoyaient journellement, je pensais qu’il y aurait une forte ressemblance entre ces différents récits. En réalité, j’ai été heureusement surprise car chaque dame développe un style très personnel, du point de vue de ses idées et de son écriture.
Ainsi, dame Sarashina m’a semblé insister surtout sur les côtés émouvants de son récit, avec beaucoup de notations poétiques sur la nature qui font écho à ses propres sentiments, et une expression très profonde des choses tristes de la vie. Elle m’a paru plutôt sentimentale et romanesque, et je l’ai trouvée délicate et sympathique.
J’ai ressenti par contre nettement moins de sympathie pour Murasaki Shikibu qui n’hésite pas à dresser des portraits repoussants de ses contemporains et plus particulièrement des autres dames de cour (surtout de celles qui écrivent avec talent !) et on peut penser que l’esprit de rivalité et de jalousies entre ces dames devait être assez terrible et suffoquant, dans un lieu aussi étroit et renfermé sur lui-même que la Cour du Japon où, de plus, on n’avait pas grand-chose d’autre à faire que de nouer des intrigues et s’épier avec avidité ! Ceci dit, en dehors de cet aspect médisant et méprisant, Murasaki Shikibu m’a paru également très fine dans sa vision de la vie et j’ai trouvé que nombre de ses idées montraient une certaine hauteur de vue, de la clairvoyance et de la sagesse.
La dernière dame de cour, Izumi Shikibu (qui n’a pas de lien de parenté avec la précédente) nous raconte quant à elle la belle histoire d’amour, tourmentée et complexe, entre un Prince et une femme solitaire. Comme le Prince est jaloux et que de nombreuses médisances courent sur cette femme esseulée, leur relation est émaillée de séparations, de malentendus et de réconciliations. Les deux amoureux ne cessent de s’envoyer des poèmes pour faire connaître leurs émotions et c’est donc, en même temps qu’un journal intime, un récit poétique.
Un beau livre, qui ressuscite devant nos yeux tout une époque disparue, et qui témoigne tout à la fois du côté intemporel et universel de certains sentiments ou émotions. J’ai eu plaisir à le lire !

Un Extrait page 50 (par Sarashina)

Après cela, je fus quelque peu inquiète et j’oubliai les romans. Mon esprit devint plus sérieux et je passai plusieurs années sans rien faire de remarquable. Je négligeai les services religieux et les observances des temples. Ces idées fantastiques des romans peuvent-elles se réaliser dans ce monde ? Si Père pouvait obtenir une bonne situation, je pourrais, moi aussi, jouir d’une vie beaucoup plus noble… Voilà les espoirs incertains qui occupaient alors mes pensées quotidiennes.
Enfin, Père fut nommé gouverneur d’une province très éloignée dans l’Est.
Il dit : « J’ai toujours pensé que si je pouvais obtenir un poste de gouverneur dans le voisinage de la capitale, je pourrais m’occuper de vous selon les désirs de mon coeur. Je voudrais vous mener voir les beaux paysages de la mer et de la montagne. Je voudrais aussi que vous puissiez vivre entourée d’une suite qui dépasse les possibilités de notre situation actuelle. Notre karma dans une vie précédente a dû être défavorable. Maintenant, il me faut partir vers un pays très éloigné, après avoir attendu si longtemps. Lorsque je vous ai emmenée, alors que vous étiez une petite fille, vers la province de l’Est, le moindre malaise me causait une inquiétude fort vive, car je me disais que si je mourais, vous erreriez seule dans ce lointain pays. Il y avait beaucoup à craindre dans ce pays d’étrangers, et j’y eusse vécu avec l’esprit plus tranquille si j’y avais été seul. (…)

**

Un Extrait page 138 (par Murasaki Shikibu)

La dame Sei Shonagon est une personne très orgueilleuse. Elle a une haute opinion de sa valeur et répand partout ses écrits chinois. Pourtant, si nous l’étudiions de près, nous trouverions qu’elle est encore imparfaite. Elle s’efforce d’être exceptionnelle, mais, naturellement, les personnes de ce genre vous offensent et finissent par s’attirer des déboires. Celle qui est trop richement douée, qui s’abandonne trop à l’émotion, alors même qu’elle devrait faire preuve de réserve, perdra, malgré elle, le contrôle d’elle-même. Comment une personne aussi vaniteuse et aussi insouciante pourra-t-elle finir ses jours dans le bonheur ? (…)

**

Orgueil et préjugés de Jane Austen

Voici un roman que je souhaitais lire depuis très longtemps et que je n’avais pas encore eu le temps de découvrir. Il faut dire que le film, vu à sa sortie en 2005, ne m’avait pas plus que cela emballée, même si j’avais trouvé les personnages bien charmants et les costumes fort jolis. Mais je me doutais que le roman de Jane Austen valait mieux que son adaptation cinématographique, ce en quoi je n’avais pas tort !

Quatrième de Couverture :

Elisabeth Bennet a quatre sœurs et une mère qui ne songe qu’à les marier. Quand parvient la nouvelle de l’installation, à Netherfield, de Mr Bingley, célibataire et beau parti, toutes les dames des alentours sont en émoi, d’autant plus qu’il est accompagné de son ami Mr Darcy, un jeune et riche aristocrate. Les préparatifs du prochain bal occupent tous les esprits…
Jane Austen peint avec ce qu’il faut d’ironie les turbulences du cœur des jeunes filles et, aujourd’hui comme hier, on s’indigne avec l’orgueilleuse Elisabeth, puis on ouvre les yeux sur les voies détournées qu’emprunte l’amour…
(Source : éditeur, Le livre de poche)

Mon humble Avis :

Ce roman m’a paru décrire d’une manière très juste mais aussi très ironique le mode de vie de l’aristocratie anglaise de l’époque, où les seules préoccupations de la noblesse tournaient autour des intrigues amoureuses, des possibilités de mariage, des relations sociales et, accessoirement, de l’argent qui est tout de même bien présent quoique les principaux personnages feignent de l’ignorer et d’être au-dessus de ces préoccupations bassement matérielles.
Ainsi, les deux héroïnes principales de ce livre, les deux sœurs, Jane et Elisabeth, qui sont à la fois les plus belles et les plus intelligentes de leur famille, appartiennent à une petite noblesse, relativement peu fortunée, et il n’y a qu’un beau mariage qui puisse leur assurer un meilleur avenir matériel et social. Au final, elles feront effectivement de très beaux mariages, avec des hommes riches et d’un rang social bien plus élevé que le leur, mais ce seront des mariages d’amour où les soucis d’intérêt n’interviendront absolument pas et, ainsi, on peut dire que les hasards de leur cœur a très bien fait les choses et qu’elles restent des jeunes filles tout à fait nobles, sentimentales, pures et désintéressées. Ainsi, dans ce roman, les quelques personnes qui émettent des interrogations quant aux calculs d’argent et à la cupidité, comme la mère de famille, Mrs Bennett, ou la châtelaine prétentieuse et acariâtre, Lady Catherine de Bourgh, sont présentées comme stupides, mesquines, un peu sordides, et n’ayant rien compris à la pureté d’Elisabeth et Jane Bennett.
Les situations et les dialogues m’ont paru bien observés et très naturels, même si certains personnages sont assez caricaturaux, mais cet aspect caricatural sonne vrai et semble inspiré d’une possible réalité – sachant que les humains peuvent être effectivement excessifs, peu nuancés et ridicules – d’autant que Jane Austen sait les faire agir, parler et réagir avec une grande finesse et cohérence psychologique.
J’ai apprécié l’écriture de l’écrivaine anglaise et la manière subtile dont elle nous montre l’évolution de ses personnages, les conflits entre l’intensité des sentiments amoureux et le carcan des conventions sociales imposées aux jeunes filles et aux femmes.
Comme dans les contes de fées, le roman s’achève avec le mariage des deux héroïnes, comme s’il n’y avait plus rien d’imaginable, d’intéressant ou de racontable à partir du moment où l’alliance était glissée au doigt d’une jeune fille. Et le mariage fait ici plutôt figure de définitive conclusion plutôt que d’amorce d’une aventure conjugale éventuellement sujette à l’imprévu !
Une lecture agréable, intéressante et divertissante !

Un Extrait page 162 :

(…) Et maintenant, il ne me reste plus qu’à vous assurer, dans les termes les plus éloquents qui soient, de la violence de mes sentiments. La fortune me laisse parfaitement de marbre, et je ne poserai pas la moindre condition en ce sens à votre père, car j’ai bien conscience qu’il ne pourrait pas l’accepter ; les mille livres placées à quatre pour cent, qui ne seront à vous qu’après le décès de votre mère, sont tout ce à quoi vous aurez droit. Par conséquent, je me tairai sur ce point, et vous pouvez être sûre qu’une fois que nous serons mariés, nul reproche intéressé ne franchira mes lèvres.
Il devenait absolument nécessaire de l’interrompre sans délai.
– Vous allez trop vite, monsieur, s’écria-t-elle. Vous oubliez que je ne vous ai pas répondu. Laissez-moi le faire sans plus perdre de temps. Acceptez mes remerciements pour les compliments que vous me faites. Je suis très sensible à l’honneur de votre proposition, mais je ne peux faire autrement que de la décliner.
Balayant cette remarque d’un geste de la main, Mr Collins lui rétorqua :
– Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va m’apprendre qu’il est de bon ton pour une jeune fille de rejeter la demande de l’homme qu’elle entend secrètement épouser, la première fois qu’il sollicite sa main, et que parfois ce refus se répète une deuxième, voire une troisième fois. Je ne suis donc nullement découragé par ce que vous venez de dire, et j’espère vous mener très prochainement à l’autel. (…)