Des Poèmes de Sabine Sicaud sur le thème du voyage

Couverture aux éditions Fario

J’avais déjà eu l’occasion d’évoquer les poèmes de Sabine Sicaud à propos de la maladie incurable dont elle souffrait et qui lui ont inspiré de très beaux textes. Je vous en reparle aujourd’hui dans le cadre de ce Mois thématique sur le voyage.
Ces poèmes sont extraits du Chemin de sable, publié en 2022 par les éditions Fario – collection Les Impardonnables – et qui est une réédition (cf. note biographique de la poète, ci-dessous)

Extrait de la Quatrième de Couverture

Sans avoir connu la vie, Sabine Sicaud va mourir. Ses poèmes, illuminés d’une tristesse où tout est à la fois résignation et grandeur, disent un drame haussé au niveau de l’universel. La langue est d’une simplicité qui convient aux œuvres que le temps ne peut entamer : là tout est clair, rigoureux, irremplaçable.
(Alain Bosquet, in La Revue de Paris, 1959)

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Note biographique sur la poète

Sabine Sicaud, née le 23 février 1913 à Villeneuve-sur-Lot et morte le 12 juillet 1928, à l’âge de quatorze ans, dans la même commune, est une poétesse française. Elle est née et morte dans la maison de ses parents, nommée La SolitudeSolitude est aussi le titre d’un de ses poèmes.
Ses Poèmes d’enfant, préfacés par Anna de Noailles, ont été publiés lorsqu’elle avait treize ans. Après les chants émerveillés de l’enfance et de l’éveil au monde, est venue la souffrance, insupportable. Atteinte d’ostéomyélite, appelée aussi la gangrène des os, elle écrit Aux médecins qui viennent me voir :

Faites-moi donc mourir, comme on est foudroyé
D’un seul coup de couteau, d’un coup de poing
Ou d’un de ces poisons de fakir, vert et or… »

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Page 13
Chemins du Sud

Chemins du Sud avec un nom qui vous fait mal
certains jours
à force de creuser des nostalgies…
Inscrits en rouge ou bleu sur le cristal
de vos grandes agences de voyage,
inscrits sur les navires au mouillage,
sur l’avion postal
ou sur l’oiseau qui craint le froid des jours plus courts,
certains jours – certains jours
comme se fait insidieuse leur magie !

Chemins du Sud – l’odeur du pamplemousse
ou du désert sans oasis
ou de la forêt vierge aux dangereuses nuits.

Pistes de bêtes dans la brousse
ou dans ces mers pleines d’étoiles rousses
dont parlent entre eux les marins.

Soleil du Sud qui fait la peau d’huile et d’ébène,
soirs de villages indigènes,
tam-tam… Plus loin que vous, au Sud,
Boléro de Ravel qui pourtant faites mal
comme ces noms aux tristesses étranges,
bord astral
de ces routes sans ange
où sombre lentement la Croix du Sud…

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Chemins de l’Ouest

Pour qui vous a-t-on faits, grands chemins de l’Ouest ?
chemins de liberté que l’on suppose tels
et qui mentez sans doute…

Espaces où surgit le Popocatepetl,
où le noir séquoia cerne d’étranges routes,
où la faune et la flore ont de si vastes ciels
que l’homme ne sait plus à quel étage vivre.
Chemins de liberté que nous supposons libres.

À travers les Pampas court mon cheval sans bride,
mais la ville géante a ses réseaux de feu
et les jeunes mortels faits de toutes les races
ont leurs lassos, leurs murs, leurs pères et leurs dieux.
Des « Trois Puntas » à la mer des Sargasses,
Amériques du Sud, du Nord,
pays des toisons d’or, des mines d’or, de l’or
qui fait l’homme libre et l’esclave,
le Pampero peut-être ignore les entraves
et l’aigle boréal, les pièges du chasseur…

Mais, ô ma liberté, plus chère qu’une sœur,
c’est en moi que tu vis, sereine et sédentaire,
pendant que les chemins font le tour de la terre.

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Deux Poèmes de Sabine Sicaud

Couverture aux éditions Fario

J’avais parfois entendu parler de la jeune et talentueuse poétesse Sabine Sicaud (1913- 1928) à propos de la maladie incurable dont elle souffrait et de sa mort très précoce à l’âge de quatorze ans.
Aussi, j’étais contente de trouver récemment chez Gibert une réédition de ses œuvres, intitulée Le Chemin de sable, parue en 2022 chez les éditions Fario – collection Les Impardonnables -, un livre que je me suis empressée d’acheter et dont je vous propose un choix de poèmes.
J’ai choisi pour aujourd’hui des textes inspirés par sa maladie mais il faut préciser que son écriture ne se limitait pas à ce sujet, que son inspiration était nettement plus vaste.
J’aurai l’occasion de reparler d’elle dans un futur article.

Extrait de la Quatrième de Couverture

Sans avoir connu la vie, Sabine Sicaud va mourir. Ses poèmes, illuminés d’une tristesse où tout est à la fois résignation et grandeur, disent un drame haussé au niveau de l’universel. La langue est d’une simplicité qui convient aux œuvres que le temps ne peut entamer : là tout est clair, rigoureux, irremplaçable.
(Alain Bosquet, in La Revue de Paris, 1959)

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Note biographique sur la poète
(Source : Wikipédia)

Sabine Sicaud, née le 23 février 1913 à Villeneuve-sur-Lot et morte le 12 juillet 1928, à l’âge de quatorze ans, dans la même commune, est une poétesse française. Elle est née et morte dans la maison de ses parents, nommée La SolitudeSolitude est aussi le titre d’un de ses poèmes.
Ses Poèmes d’enfant, préfacés par Anna de Noailles, ont été publiés lorsqu’elle avait treize ans. Après les chants émerveillés de l’enfance et de l’éveil au monde, est venue la souffrance, insupportable. Atteinte d’ostéomyélite, appelée aussi la gangrène des os, elle écrit Aux médecins qui viennent me voir :

Faites-moi donc mourir, comme on est foudroyé
D’un seul coup de couteau, d’un coup de poing
Ou d’un de ces poisons de fakir, vert et or… »

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Page 61

Vous parler ?

Vous parler ? Non. Je ne peux pas.
Je préfère souffrir comme une plante,
Comme l’oiseau qui ne dit rien sur le tilleul.
Ils attendent. C’est bien. Puisqu’ils ne sont pas las
D’attendre, j’attendrai, de cette même attente.

Ils souffrent seuls. On doit apprendre à souffrir seul.
Je ne veux pas d’indifférents prêts à sourire
Ni d’amis gémissants. Que nul ne vienne.

La plante ne dit rien. L’oiseau se tait. Que dire ?
Cette douleur est seule au monde, quoi qu’on veuille.
Elle n’est pas celle des autres, c’est la mienne.

Une feuille a son mal qu’ignore l’autre feuille.
Et le mal de l’oiseau, l’autre oiseau n’en sait rien.

On ne sait pas. On ne sait pas. Qui se ressemble ?
Et se ressemblât-on, qu’importe. Il me convient
De n’entendre ce soir nulle parole vaine.

J’attends – comme le font derrière la fenêtre
Le vieil arbre sans geste et le pinson muet…
Une goutte d’eau pure, un peu de vent, qui sait ?
Qu’attendent-ils ? Nous l’attendrons ensemble.
Le soleil leur a dit qu’il reviendrait, peut-être…

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Page 49

Médecins

Ne cherchez donc pas dans vos livres !
Est-il si compliqué de vivre ?
Quel mal ils m’auront fait, ces tristes médecins…
Je ne dis pas que ce soit à dessein
Et l’on n’est pas toujours exprès des assassins ;
Mais tant de drogues, de piqûres,
Et si peu de savoir ? Ils me tueront, c’est clair.

Me laisser tant souffrir, souffrir tout un hiver,
Pour jouer ensuite aux Augures !

Je les vois en bouchers me palper tour à tour,
Puis s’enfermer d’un air sinistre,
Conseil de guerre ? de ministres ?
Concile ? Ou, verrous clos, sous l’abat-jour,
La conspiration de mélo, dans la cave ?
Je rirais bien, si ce n’était beaucoup plus grave.
Mais il s’agit de moi qui ne sais rien
Et de ces gens à qui, dirait-on, j’appartiens,
Parce qu’ils font semblant de savoir quelque chose.

Bouchut en sait mille fois plus, hélas !
Mon vieux Bouchut qui prend son herbe et se la dose
Et toujours se guérit des misères qu’il a
Sans en chercher la cause…

Vieux Bouchut, vieux Bouchut, dans ton bain de soleil,
Tu te moques de leurs remèdes !
Ton ventre est chaud, ton petit nez vermeil.
Tu me suffis, Bouchut. Viens à mon aide…

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La Conscience de Zeno d’Italo Svevo

La Conscience de Zeno est un célèbre classique italien, qui a beaucoup influencé la littérature européenne du 20è siècle. J’envisageais de le découvrir depuis longtemps et c’est grâce à mon cercle de lecture que j’ai pu trouver le déclic nécessaire.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Le Livre de Poche
Date de publication : (initiale) 1923
Traduction de l’italien, introduction et notes de Maryse Jeuland-Meynaud
Nombre de pages : 538

Quatrième de Couverture 

Publié en 1923, La Conscience de Zeno est sans doute le premier grand roman inspiré par la psychanalyse. Mais il est bien plus que cela. Avec la confession de son narrateur, – entreprenant d’évoquer pour le médecin qui le soigne les faits marquants de son existence –, il demeure l’un des textes fondateurs de la littérature européenne du XXe siècle. 

Quelques éléments de l’intrigue

L’histoire se déroule en Italie, dans la ville de Trieste, au début du 20è siècle, avant la première guerre mondiale. Zeno souffre de douleurs psychosomatiques depuis de longues années et il se voit lui-même comme un malade imaginaire, bien que ses maux soient réellement pénibles pour lui à supporter. Il entreprend une cure psychanalytique avec le Docteur S. qui lui demande d’écrire le récit de sa vie, à travers ses événements majeurs. Zeno va ainsi nous relater ses innombrables tentatives pour arrêter la cigarette, les circonstances de la mort de son père, sa grande passion contrariée pour la belle Ada et sa fréquentation assidue de la maison de cette jeune fille et de ses trois autres sœurs, qui ne sont pas toutes aussi belles mais qui ne manquent pas de diverses qualités de cœur ou d’intelligence. Il nous racontera également son mariage – pas tout à fait exemplaire – et sa vie professionnelle : il sera dans les affaires, sous la direction de son beau-frère.

Mon Avis

C’est un roman assez prenant dans l’ensemble – malgré quelques baisses d’intérêt ponctuelles, inévitables dans un roman de plus de cinq cents pages – et on arrive sans mal jusqu’au bout, curieux de savoir si ce héros va guérir de son hypocondrie et si sa cure psychanalytique va le faire progresser d’une quelconque manière. 
On se dit pendant tout le roman que le héros a des défauts beaucoup plus graves que ses maladies imaginaires, et qu’il faudrait songer à améliorer son caractère et sa personnalité mais notre Zeno se trouve souvent des excuses et reporte ses responsabilités sur les circonstances ou sur les personnes qui l’entourent. 
Menteur pathologique, il réussit généralement à tirer son épingle du jeu et à retourner les situations à son avantage – ce qui l’entraîne dans des raisonnements extrêmement compliqués où tout est calculé et soupesé…bien qu’il se trompe finalement assez souvent sur les gens et qu’il leur prête des intentions qu’ils n’ont pas. 
Il faut bien dire que Zeno est un homme peu sympathique et un héros de roman parfois désagréable à suivre mais au moins il ne peut pas laisser indifférent et on n’arrive pas non plus complètement à le détester car il a un côté pitoyable ou comique. D’ ailleurs son caractère tourmenté et outrancier, qui balance entre le bien et le mal, m’a fait penser à certains personnages de Dostoievski et je n’ai pas été étonnée de lire qu’Italo Svevo admirait l’écrivain russe. 
Une caractéristique de ce roman est que tout tourne autour de Zeno et que les autres personnages sont loin d’être aussi creusés que ce héros omniprésent – qui nous donne donc une impression complètement nombriliste et égocentrique. 
Il est vrai que les situations sont décrites de manière remarquable et que l’auteur a un sens psychologique qui pourrait être rapproché de Proust par sa finesse et ses approfondissements successifs. 
Ce qui m’a paru peu vraisemblable dans l’intrigue c’est que le psychanalyste demande à Zeno d’écrire les principaux épisodes de sa vie – au lieu de les raconter verbalement au cours de séances – alors que je ne crois pas que les psychanalystes pratiquent de cette façon, mais je suppose que c’était plus romanesque par ce procédé. 

Un livre que je suis contente d’avoir lu même si je préfère tout de même Dostoievski et Proust – avec lesquels il partage des traits communs.

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Un Extrait page 287

– Tu voudrais vraiment ma peau ? m’a demandé doucement Giovanni en me regardant avec curiosité. Tu as le vin méchant, toi !
Il n’avait pas fait un seul geste pour profiter du vin que je lui avais versé.
Je me suis senti honteux et confus. Je me serais presque jeté aux pieds de mon beau-père pour lui demander pardon. Mais ce mouvement m’a semblé provenir aussi du vin et je l’ai refoulé. En demandant pardon, j’aurais avoué ma faute, alors que le festin continuant, il durerait assez pour me donner l’occasion de réparer les effets de cette plaisanterie si mal réussie. Il y a temps pour tout dans la vie. Les buveurs ne se rendent pas tous immédiatement aux suggestions de l’ivresse. Quand j’ai trop bu, j’analyse mes impulsions comme lorsque je suis sobre et vraisemblablement avec le même résultat. J’ai continué à m’observer pour comprendre comment j’avais pu en arriver à cette pensée perverse de nuire à mon beau-père. Et je me suis aperçu que j’étais fatigué, mortellement fatigué. S’ils avaient su tous la journée que je venais de vivre, ils m’auraient excusé. J’avais possédé et brutalement abandonné une femme par deux fois et par deux fois j’étais revenu à mon épouse pour la renier à son tour à deux reprises. Heureusement pour moi que, par association d’idées, a refait surface ce cadavre sur lequel j’avais vainement cherché à pleurer, et la pensée des deux femmes s’est évanouie ; sinon j’aurais fini par parler de Carla. (…)

Un Extrait Page 406

(…) Mais je me suis soudain rappelé que, sous l’effet du caprice d’un homme ambitieux, je venais de me déchaîner contre le pauvre Guido, et dans l’un des moments les plus noirs de sa vie. Je me suis livré à un examen : j’assistais sans trop souffrir à la torture infligée à Guido par ce bilan que j’avais dressé si méticuleusement et il m’en vint un doute curieux aussitôt suivi d’un souvenir encore plus curieux. Le doute : étais-je bon ou étais-je méchant ? Le souvenir, suscité brusquement par ce doute qui n’était pas nouveau : je me voyais enfant et portant encore (j’en suis sûr) une robe courte, lorsque j’ai levé mon visage pour demander à ma mère souriante :  » Je suis sage ou je suis méchant, moi ? » A l’époque, ce doute avait dû être inspiré au petit enfant par tous ceux qui avaient loué sa sagesse et par tous les autres qui, en plaisantant, l’avaient qualifié de méchant. Il n’était pas du tout étonnant que le garçonnet ait été embarrassé par ce dilemme. Ô incomparable originalité de la vie ! Il était surprenant que le doute qu’elle avait jadis infligé à l’enfant sous une forme aussi puérile n’eût pas été résolu par l’adulte alors qu’il avait déjà franchi le milieu de sa vie.

« Sa Mémoire m’aime » de Cécile Guivarch (poésie)

Cécile Guivarch est une poète que je suis depuis plusieurs années et dont les livres me touchent, par leur évocation de l’univers familial, de la filiation, de la transmission entre générations. Le mois dernier, en juin 2023, était paru son nouveau recueil, « Sa Mémoire m’aime« , qui est un vibrant hommage et un émouvant portrait de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer.

Présentation de l’éditeur

Sa mémoire m’aime est le récit bouleversant d’un effacement progressif. Celui de la mère de l’auteure, venue d’Espagne il y a bien longtemps. Parmi les fleurs, on découvre une mère aimante et aimée, une femme d’une grande présence qui disparaît, une femme parmi les fleurs de son jardin, perdue dans ses pensées.
Sa mémoire m’aime nous offre des pages magnifiques de tendresse et de force mêlées. Le lecteur s’enroule dans la mémoire, l’émotion, les bras de la mère et de la fille. Dans une langue singulière et pleine de poésie, Cécile Guivarch nous donne à voir avec une sensibilité hors du commun des images au plus près du corps, et de nos émotions profondes. Face au drame de cette maladie devenue si partagée, Sa mémoire m’aime nous trouve, nous porte, et nous berce.
(Source : Site des Carnets du Dessert de Lune)

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Mon Avis

Ce sont des poèmes très touchants, qui n’ont pas peur d’avouer l’amour, la tendresse, la complicité avec cette maman devenue de plus en plus fragile. Poèmes en prose, aux phrases courtes. Le sujet est parfois éludé – en particulier le « je » – par l’emploi de verbes à l’infinitif, dans un esprit de concision. Epurée au maximum, la ponctuation se passe de virgule et se fonde sur le point, clair et net.
Le début du recueil nous ramène à la naissance et à l’enfance de la poète – avec la figure irremplaçable, protectrice et charnelle, de la mère – puis nous sommes rappelés à la période récente, la mémoire de plus en plus défaillante de cette mère, son corps qui mincit et rapetisse, ses phrases qui se répètent sans cesse, les conversations qui deviennent difficiles.
La langue inventée par la poète est riche en images, empruntées à la vie quotidienne, familière, par exemple celle de la boucle : les phrases de la mère tournant en boucle font écho aux boucles pour apprendre à lacer ses chaussures pendant l’enfance.
L’émotion est palpable à travers ces textes. Dans certains d’entre eux, la poète s’adresse directement à sa mère, par l’emploi d’un tutoiement attendri et affectueux. Elle lui dit des choses douces, réconfortantes, et le lecteur se trouve en quelque sorte englobé, associé étroitement à ces échanges filiaux.
Les derniers textes sont de plus en plus poignants, les cris et les crises, la désorientation de la mère, sont suggérés par un langage de plus en plus imagé et poétique, les termes de l’angoisse se mêlant à ceux de la « tempête », du « phare », et aux noms des différentes sortes d’oiseaux ou de fleurs que sa mère aimait tant.
Un très beau recueil, où la délicatesse des sentiments s’allie à la plus vive lucidité, et où les élans de tendresse et d’amour rassurant ne dissimulent pas la terrible dureté de cette maladie.

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Choix de trois Poèmes

Page 31

Tu me parles de toi petite de ta mère de ta grand-mère. Tu me parles de toi et tu es souvent petite. Moi aussi je suis petite. Tu parles toujours de toi petite. Es-tu toujours petite ma petite maman ? Si tu continues je vais te bercer dans mes bras.

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Page 57

Nous vivons dans le même corps. Moi dans le tien avant ma naissance. Toi dans le mien jusqu’à toujours. Tu coules dans mes veines. Je t’habite. Faite de toi de nos multiples séparations. Mais pourquoi dois-je encore me préparer à d’autres départs. Le jour où tu ne nous reconnaîtras plus. Le jour où tu ne seras pas totalement partie.

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Page 69

Tempête déchaînée la mer. Coquelicots pétales repliés. Tout s’envole quand gris éclair. Où le phare le jour. Où le jour les fleurs. Ton visage. Le vent a détaché les feuilles. Tes boucles d’oreilles brillent. Tu t’absentes et tu reviens. Racontes pour ne pas oublier. Tu vois partout les oiseaux. Tu dis bonjour aux petits chiens. Eux ils me comprennent et les enfants aussi. Mélancolie mêlée d’ancolies. Où vas-tu lorsque tu t’égares. Quand tu ne sauras plus nos prénoms. Dans ton passé là-bas. Ton enfance revient. Il paraît que les souvenirs s’effacent des plus récents aux plus anciens. Jusqu’à la naissance.

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« Bright Star » de Jane Campion

Affiche du film

J’avais vu ce film de Jane Campion à sa sortie en salles, en 2009, et comme j’en gardais un superbe souvenir – mais un peu flou, avec le recul des années – j’ai souhaité le revoir en DVD à l’occasion de ce « Printemps des Artistes » puisqu’il y est largement question de poésie, de littérature, de la vie de poète au 19è siècle.

Note Pratique sur le Film

Genre : Biopic, Romance, Drame
Nationalité : franco-américano-britannico-australien
Langue : Anglais sous-titré
Couleur
Durée : 115 minutes

Quatrième de Couverture du DVD

Au début du 19è siècle, la jeune Fanny Brawne rencontre John Keats. Elle, insolente et frivole, aime briller en société quand lui, poète sans le sou, est tout aux exigences de la création. Naît bientôt entre eux, malgré ces différences, une passion intense et délicate. Un amour que ni Brown, l’ami de Keats, ni même la tuberculose, ne parviendront à entacher.

Note succincte sur le poète

John Keats (Londres, 1795- Rome, 1821) est un poète romantique anglais. Il commence à être publié en 1817. Il appartient à la deuxième génération des poètes romantiques anglais, en même temps que Byron et Shelley. Il est l’auteur de Six Odes, datées de 1819, qui comptent parmi les plus beaux textes de la langue anglaise. Bien que les critiques ne lui aient pas toujours été favorables de son vivant, il commença a être pleinement reconnu dès la fin du 19è siècle. Tuberculeux, il est mort à l’âge de 25 ans.

Mon Avis

Ce film me semble être une ode au romantisme, on perçoit clairement l’admiration de la réalisatrice pour John Keats (Ben Whishaw), en tant que poète et en tant qu’homme, et sa grande empathie pour la jeune Fanny Brawne (Abbie Cornish). Leur couple, leur amour nous sont montrés dans toute leur pureté, leur profondeur et leur intensité, sans le moindre bémol ou la plus petite ombre au tableau. La pureté de leurs sentiments nous est dépeinte par leur désintéressement et le soin qu’ils ont l’un de l’autre : ainsi, lorsque John Keats s’aperçoit qu’il est trop pauvre pour épouser Fanny, il est prêt à renoncer à elle pour qu’elle puisse éventuellement faire un mariage plus brillant (sens du sacrifice) mais Fanny repousse cette perspective, qui n’a rien de brillant à ses yeux, car elle refuse de renoncer à lui, et ça lui est égal qu’il soit pauvre.
Pourtant, au début du film, Fanny nous apparaît comme une jeune fille assez arrogante et surtout superficielle. Elle ne se préoccupe que de son apparence vestimentaire et passe tout son temps à coudre pour se confectionner des tenues extravagantes qui lui permettent de briller dans les soirées dansantes. Coquète, vaniteuse, elle porte sur son voisin poète, Monsieur Brown, un regard pas très aimable, et pas davantage sur l’ami qu’il héberge, également homme de Lettres, Monsieur John Keats, auquel elle fait remarquer sèchement que la poésie ne lui permet pas de gagner sa vie.
Et puis, peu à peu, la jeune fille se laisse gagner par le romantisme de son jeune voisin. Par simple curiosité, elle se procure son recueil poétique « Endymion » et, même si elle n’est pas tout à fait charmée, elle en trouve le début parfait, et un certain intérêt se dessine chez elle, autant pour le poète que pour ses écrits. Bientôt, elle lui demande de lui donner des cours de poésie, ce qui surprend tout leur entourage et attire sur elle les sarcasmes de Monsieur Brown, le prétendu « ami » de John Keats, qui s’avère être un personnage peu reluisant, et de plus en plus odieux au fil du temps.
Les images du film sont magnifiques – les différentes nuances de la nature au gré des saisons sont bien mises en valeur, particulièrement celles des arbres. Les couleurs les plus vives et les plus claires illuminent les moments de bonheur, et les teintes assourdies et sombres renforcent les instants dramatiques. La symétrie (ou l’asymétrie) dans la composition des images m’a aussi parfois frappée. La musique n’est pas utilisée avec outrance, ce qui permet d’apprécier les moments de sa présence, et elle est utilisée avec beaucoup de finesse, sans accès de sentimentalisme qui aurait été de mauvais goût.
Un grand film, très émouvant, dans lequel on entend de nombreux extraits des poèmes de Keats, et qui nous donne une image de la poésie sans doute ancienne – beaucoup de poètes actuels prétendent qu’elle est obsolète : celle, lyrique et chantante, du poète maudit, du jeune romantique solitaire et incompris, au fond de sa misérable chambrette. Une image qui, pourtant, pourrait paraitre plus séduisante que la figure très contemporaine du poète-notable, bien assis et un peu rassis, directeur de vénérables institutions, voguant de résidences d’auteurs en conférences universitaires puis en cocktails mondains… mais c’est un autre sujet.

Une Scène du film

Trois Poèmes de Thierry Roquet

Couverture aux éditions Populaire

Ce beau recueil « Sans adresse ni timbre » est paru chez Edition Populaire en juillet 2022 et il m’a causé une vive émotion par la concision et la pureté de son expression et par la force de ses thèmes : l’amour, la maladie psychique. Comment réagir lorsque la femme aimée se laisse envahir par le désespoir et qu’elle cède à ses idées noires ?
Je ne connaissais pas du tout le sujet de ce livre lorsque j’en ai commencé la lecture et, au fil des pages, je suis entrée peu à peu dans cette douleur affective. La situation de ce couple se dessine un peu plus nettement à chaque poème et nous sensibilise au chagrin de cette jeune femme et à celui du poète, à ses sentiments d’impuissance ou de culpabilité.
On perçoit à travers ces textes une belle déclaration d’amour du poète pour son épouse en détresse et c’est très émouvant.

Biographie du Poète

Thierry Roquet est né en 1968 en Bretagne, il vit depuis quinze ans à Malakoff, dans la banlieue parisienne. Adolescence solitaire, études écourtées, divers boulots alimentaires, des lectures marquantes, une belle histoire d’amour, et puis la poésie en prose…
(Source : Site des « éditeurs singuliers »)

*

Quatrième de Couverture

La poésie en prose de Thierry se construit dans cet ouvrage par des graphies qui témoignent de ses sentiments bouleversés. Des cris écrits, des mots aux maux.

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Page 14

Drôle de vie
rien de drôle quand
en parfaite solitude
une obsédante question
nous y convie sans fin
Les signes cachés, les alertes.
Pas vu, pas su.
Les signes avant-coureurs.
Pas pu, pas su.
Tu trembles comme une feuille.
Ce n’est pas le vent.
C’est une vieille et longue histoire.

*

Page 23

Qu’attendais-tu de moi
que tu n’attendais pas d’un.e autre ?
Tout simplement faits l’un pour l’autre
Ce n’était pas si simple
Usure et lassitude La mémoire est sélective
retient mieux le négatif
Qu’est-ce qu’on allait devenir : cette
fameuse récurrence Litanie sans répit
L’humour ne peut pas tout bien sûr
Me ressaisir ne pas flancher
Mais l’un sans l’autre jamais

*

Page 32

Les mots sont sous calmants.

Ici, je vais bien. Je vais toujours bien.
Je ne fais que ça: aller bien.

Là-bas, tu te promènes. Tu vas mieux.
Tu t’assieds sur un banc, oui tu te parles.
Parfois, tu te fais peur.
Les fantômes sont sous calmants.

L’intuition, la réalité.
Pas vu, pas su.
Drôle de vie
rien de drôle quand
en parfaite solitude
les issues sont verrouillées.

Le temps est sous calmant.

Thierry ROQUET

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Naufrages d’Akira Yoshimura

Couverture chez Babel

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février, j’ai lu ce roman qui faisait partie de ma pile à lire depuis quelques temps et dont la très belle photo de couverture m’attirait tout particulièrement, avec cette gracieuse jonque dans une douce lumière rose – une douceur qui ne reflète pas exactement le contenu du livre.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Actes Sud (Babel)
Année de publication au Japon : 1982
Année de publication en France : 1999
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Nombre de pages : 189

Note sur l’auteur

Akira Yoshimura (1927-2006) a laissé une œuvre considérable qui a marqué la littérature japonaise contemporaine. Ses ouvrages traduits en français sont publiés aux éditions Actes Sud. (Source : éditeur)

Quatrieme de Couverture

Isaku n’a que neuf ans lorsque son père part se louer dans un bourg lointain. Devenu chef de famille, le jeune garçon participe alors à l’étrange coutume qui permet à ce petit village isolé entre mer et montagne de survivre à la famine : les nuits de tempête, les habitants allument de grands feux sur la plage, attendant que des navires en difficulté, trompés par la lumière fallacieuse, viennent s’éventrer sur les récifs, offrant à la communauté leurs précieuses cargaisons.
Sombre et cruel, ce conte philosophique épouse avec mélancolie le rythme, les odeurs et les couleurs des saisons au fil desquelles Isaku découvre le destin violent échu à ses semblables dans cette contrée reculée d’un Japon primitif.

Mon avis

Les rythmes de la nature et les activités des hommes liées aux saisons sont très présents dans ce roman et en constituent la toile de fond permanente. Ainsi, sur les quatre années décrites ici, nous voyons périodiquement se répéter les mêmes gestes pour la survie et la subsistance : pêche aux poulpes, aux maquereaux, aux encornets, mais aussi retour régulier de certains rituels religieux et cérémonies et nous sommes pris dans ces cycles routiniers d’une existence pauvre en espérance et dont les perspectives d’amélioration sont quasi inexistantes. Certes, d’année en année il ne se passe pas toujours la même chose et la saison de la pêche peut s’avérer excellente ou exécrable, avec les conséquences inévitables qui en découlent.
Dans cette vie dure et monotone, où menacent les catastrophes diverses, le seul petit espoir d’une vie meilleure est de pouvoir provoquer le naufrage d’un navire, un soir de tempête hivernale, et de s’emparer de sa cargaison. Et encore, ce méfait peut attirer sur les villageois de très violentes représailles s’ils sont découverts par les autorités ou par les propriétaires du navire échoué. Et le naufrage qui peut les sortir de la misère peut aussi, par contrecoup, les enfoncer dans un destin encore plus sinistre que celui auquel ils veulent échapper.
L’auteur développe une vision de la vie pour le moins pessimiste et sombre mais son écriture est assez envoûtante, avec la présence de certains symboles comme la couleur rouge annonciatrice de souffrance et de mort, de très belles descriptions de paysages tandis que la psychologie des personnages est réduite au minimum et s’exprime surtout par des actions utilitaires et très peu de mots.
Un beau roman dont l’atmosphère mystérieuse, un peu étrange et menaçante, et le rythme lancinant et insistant, me marqueront sans aucun doute pour longtemps !

Un Extrait page 72

À la pêche, Isaku s’interrompait de plus en plus souvent pour lever les yeux vers les lointains sommets de la montagne. La pêche au poulpe était la dernière de l’année, et dès le début de l’hiver reviendrait la saison des bateaux. Il espérait leur venue, source de richesses pour le village. L’atmosphère lourde qui régnait depuis la mauvaise campagne de pêche au poulpe deviendrait alors beaucoup plus joyeuse.
Un matin, il était en mer lorsqu’il se rendit compte qu’une légère modification de couleur s’était produite sur le sommet le plus élevé dans le lointain. Le rougeoiement des feuilles n’allait pas tarder à commencer.
Le soir en rentrant chez lui, Isaku dit à sa mère :
– On dirait que la montagne commence à rougeoyer.
Sa mère, qui était en train de fendre du bois, garda le silence et ne releva même pas la tête. Il ne sut pas si elle s’en était aperçue ou si elle n’avait pas déjà à moitié renoncé à tout espoir de visite des bateaux pendant l’hiver.
Une dizaine de jours plus tard, les sommets étaient franchement rouges et, la couleur devenant plus foncée, elle commença à s’étendre aux sommets voisins. Dans le ciel pur apparurent des nuages moutonnés et la mer devint plus froide. (…)

Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier

Couverture chez Folio

Très admiratrice de Nicolas Bouvier (1929-1998) et ayant déjà entendu dire beaucoup de bien du « PoissonScorpion » qui relate les neuf mois que l’écrivain a passé sur l’île de Ceylan en 1955 et qui a été pour lui un séjour très malheureux, proche du cauchemar, puisqu’il a accumulé les malheurs et frôlé la folie, j’ai saisi l’occasion de ce Mois Thématique sur le thème du Voyage pour tenter l’expérience et j’en ai été éblouie et fortement impressionnée.
Il est à noter que l’écrivain voyageur a mis presque trente ans à réussir à écrire ce livre, puisque son voyage à Ceylan datait de 1955 – il avait vingt-six ans – alors que la publication du « PoissonScorpion » datait de 1982 – il en avait cinquante-trois.

Présentation du sujet

Ce livre retrace le voyage de Nicolas Bouvier dans l’île de Ceylan (actuel Sri-Lanka, au large de l’Inde) en 1955. Son entrée dans le pays commence déjà très mal puisqu’on lui administre une trop grosse dose de vaccin et qu’il est ensuite fortement malade. Peu après, lorsqu’il cherche du travail sur l’île à l’Alliance Française, en espérant donner des cours pour subsister, il se fait congédier de manière peu aimable. De ce fait il vivote assez pauvrement dans une chambre infestée d’insectes tous plus inquiétants les uns que les autres. Mais, du fond de sa solitude, ces fourmis, cancrelats et autres scorpions lui tiennent compagnie et il ne se lasse pas de les observer. Il nous décrit aussi les mentalités de la population sri-lankaise, qui pratique la magie noire et qui ne cesse de jeter des sorts, sans beaucoup d’autres occupations quotidiennes, ce qui semble instaurer un climat très délétère autour du malheureux écrivain et jusque dans son esprit.

Mon Avis très subjectif

J’avais déjà adoré de cet auteur « L’Usage du monde » et « Chronique Japonaise » mais, avec ce livre-ci j’ai eu l’impression d’entrer dans un monde littéraire totalement nouveau et encore plus génial, et ce fut une expérience de lecture merveilleuse. C’est d’ailleurs étonnant et formidable que le récit d’un voyage désastreux et cauchemardesque pour son auteur puisse se transformer en une telle beauté aux yeux du lecteur, et c’est tout le talent littéraire et poétique de Nicolas Bouvier d’avoir su faire, selon l’expression consacrée, de l’or avec de la boue.
En une vingtaine de chapitres relativement courts, qui ressemblent souvent à des proses poétiques, nous avons devant les yeux les différentes facettes de ce voyage et les épisodes significatifs de ce séjour. Les personnes qu’il a rencontrées sont croquées avec beaucoup d’ironie et un sens très vif de la psychologie.
Par rapport aux autres livres que j’ai lus de lui, j’ai particulièrement apprécié qu’il dévoile ici des aspects très personnels de sa vie, comme ses relations avec ses parents ou la rupture amoureuse qu’il doit subir au beau milieu de son voyage, par le biais d’un bref courrier, et qui le désespère complètement.
Les passages où il aborde sa dépression et ses moments de folie sont aussi très émouvants bien qu’il reste chaque fois laconique et pudique – mais ses euphémismes et ses litotes sont assez transparents et le lecteur imagine sans mal ce qu’ils recouvrent.
Nicolas Bouvier montre aussi dans ce livre un exceptionnel talent pour la description animalière et j’ai choisi le paragraphe qu’il consacre aux paons parmi les deux extraits à recopier ici.
Un livre formidable, que je conseille vivement.

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Un Extrait page 22

(…) Je battais un peu la campagne à me demander ce que je pouvais bien faire ici. Ce paon aussi, je le regardais, flairant je ne sais quelle supercherie. Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage – j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan – il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. A plein régime il s’élève à peine à hauteur de poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification…

Un Extrait page 136

Retour sur la plage où tout un fretin de bêtes agonisantes rejetées des filets tressaillaient encore de venin. La joue contre le ventre d’une pirogue à balancier je tirais sur ma cigarette en regardant le pinceau du phare s’égarer vers le Sud jusqu’à l’Antarctique. Penser à ces étendues où des ciels entiers pouvaient se défaire en averses sans que personne, jamais, en fût informé, me donnait comme un creux dont je me serais bien passé, déjà tout vidé que j’étais. Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avaient mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et, derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Il n’y a pas ici d’alliances solides et rien ne tient vraiment à nous. Je le savais. La dentelle sombre des cocotiers qui bougeaient à peine contre la nuit plus sombre encore venait justement me le rappeler. Pour le cas où j’aurais oublié.
(…)

La Montagne Magique de Thomas Mann (2è moitié)

Couverture au Livre de Poche

J’avais déjà fait paraître ici, en octobre dernier, un billet sur la première moitié de « La Montagne Magique » et voici une chronique après lecture de la deuxième moitié.
Vous pourrez vous reporter à mon premier article pour le résumé du début de l’histoire et les renseignements pratiques sur le livre.

La Suite de l’histoire

Cette deuxième moitié est tout à fait passionnante et il se passe beaucoup plus de choses que dans les six-cents premières pages. Plusieurs personnages importants apparaissent successivement : le jésuite Naphta, très brillant sur le plan intellectuel, devient le contradicteur habituel de l’humaniste et franc-maçon italien Settembrini. Naphta est à la fois communiste, religieux, doloriste, terroriste et il représente l’obscurantisme et les forces néfastes de l’esprit, sous une apparence séduisante et mûrement réfléchie. Entre les deux philosophies antagonistes que Naphta et Settembrini défendent, Hans Castorp hésite et n’est finalement convaincu par aucune des deux. Il en a d’ailleurs la révélation soudaine lors d’une randonnée à ski, en solitaire, au cours de laquelle il se fait surprendre et ensevelir par une violente tempête de neige. Croyant sa dernière heure arrivée, Hans Castorp est pris dans des visions oniriques et merveilleuses qui dégénèrent bientôt en images cauchemardesques et il finit par percevoir une vérité frappante et fugitive. Un autre personnage important qui va apparaître est Mynheer Peeperkorn. Nouvel amant de Clawdia Chauchat, qui est revenue avec lui au sanatorium, il est un sexagénaire charismatique et d’une carrure imposante, mais pas très intelligent et peu doué pour les discours. Malgré tout, sa prestance et sa force physique suffisent à rendre tout à fait insignifiantes les joutes verbales des deux pauvres Settembrini et Naphta, qui sont relégués aux rôles de figurants. Hans Castorp est subjugué par Peeperkorn et ils deviennent de proches amis, au point que Clawdia Chauchat passe nettement au second plan. (…)

Mon humble Avis

J’ai eu l’impression que Thomas Mann voulait, avec ce livre, aborder TOUS les sujets imaginables car les thèmes sont innombrables et il parle même de sciences occultes et de séances de spiritisme, de l’hypnose, il fait intervenir des fantômes, il évoque longuement l’invention du phonographe et des disques (avec ses préférences musicales et ses opéras favoris), il nous parle de l’apprentissage du ski, de l’amour, de l’amitié, de l’ennui (qu’il appelle inertie), des jeux de cartes, de l’antisémitisme, de la violence, de la guerre de 14, etc.
J’ai quelquefois pensé à Proust en lisant ces pages car il y a ici aussi une recherche du temps perdu, un désir de rentrer dans le détail de chaque instant vécu et d’observer le monde à la loupe, dans toutes ses manifestations physiques, climatiques, psychiques, historiques, ce qui a parfois un effet vertigineux et aussi fascinant. Thomas Mann déclare d’ailleurs à plusieurs moments que ce roman est un livre sur le temps et il analyse les rapports de la littérature et du temps, ce que j’ai trouvé insolite et très enthousiasmant.
Cette deuxième partie du roman réserve aux lecteurs plusieurs moments de grande surprise et sans doute plus d’émotions fortes que la première partie, où les personnages s’installent lentement et sagement dans cette longue histoire.
Les dernières pages du livre m’ont bouleversée, et je ne m’attendais pas à un tel dénouement.

Un Extrait page 831

(…) Un morceau de musique intitulé Valse de cinq minutes dure cinq minutes, c’est son seul et unique rapport au temps. Et pourtant, une narration dont le contenu s’étendrait sur une période de cinq minutes pourrait, quant à elle, en remplissant ces cinq minutes avec une minutie hors du commun, durer mille fois plus longtemps, tout en étant d’une divertissante concision, alors qu’elle serait affreusement languissante, auprès du temps de la fiction. D’autre part, il est possible que le temps inhérent au contenu excède grandement la durée de la narration elle-même, vue en raccourci – et si nous parlons de raccourci, c’est pour évoquer l’aspect illusoire, ou, disons-le très clairement, morbide, qui s’y rapporte sans contredit : en l’occurrence, la narration a recours à un sortilège occulte et à une perspective temporelle supérieure qui rappellent certains cas anormaux de l’expérience réelle, relevant nettement du surnaturel. On détient des écrits d’opiomanes attestant que le toxicomane, durant le bref temps de l’extase, fait des rêves dont la dimension temporelle s’étend sur dix, trente, voire soixante ans, outrepassant même toutes les possibilités humaines d’expérience du temps. (…)

La Montagne Magique de Thomas Mann (Première Moitié)

Couverture au Livre de Poche

Le défi des « Feuilles allemandes » de Patrice, Eva et Fabienne se déroule en novembre, comme chaque année, mais j’ai pris l’initiative de devancer quelque peu le moment du rendez-vous et surtout d’étaler ma participation sur une période plus longue, qui commence aujourd’hui 22 octobre et finira le 30 novembre.
Donc les prochaines semaines seront consacrées à l’Allemagne du point de vue littéraire, poétique, artistique, etc.

M’étant lancée dans l’ascension de « La Montagne magique » de Thomas Mann – qui compte 1103 pages au Livre de Poche – j’ai pensé qu’il serait judicieux de le chroniquer en deux temps, une fois à mi-parcours et une deuxième à la fin de ma lecture, pour une impression d’ensemble.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Livre de Poche
Date de Parution en Allemand : 1924 (en français : 1931)
Nouvellement Traduit de l’allemand par Claire de Oliveira (en 2016)
Nombre de Pages : 1103

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

(…) Ecrite entre 1912 et 1924, La Montagne magique est l’un des livres majeurs du vingtième siècle. Cette œuvre magistrale radiographie une société décadente et ses malades, en explorant les mystères de leur psychisme. Evocation ironique d’une vie lascive en altitude, somme philosophique du magicien des mots, ce vertigineux « roman du temps » retrouve tout son éclat dans une nouvelle traduction qui en restitue l’humour et la force expressive.

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J’en suis arrivée aujourd’hui à la page 580 et je vais dresser un petit bilan temporaire de cette escalade.

Le Début de l’histoire :

Hans Castorp, le héros, est un jeune homme de vingt-quatre ans, qui est devenu orphelin très jeune et qui a été élevé successivement par son grand-père puis, à la mort de celui-ci, par un oncle. D’origine bourgeoise et relativement aisée, Hans choisit de faire des études d’ingénieur. A l’issue de ces études, il décide de partir pour trois semaines afin de se reposer en haute montagne, au sanatorium de Davos, en Suisse, un endroit luxueux où son cousin Joachim, malade des poumons, se soigne déjà depuis plusieurs mois. Dans ce sanatorium, il découvre un mode de vie assez lent et un emploi du temps toujours égal à lui-même, rythmé par les cinq repas journaliers, les heures de repos sur une chaise longue et les entrevues avec les médecins. Il sympathise également avec plusieurs pensionnaires, hauts en couleur et pittoresques, et tombe amoureux d’une patiente russe au visage énigmatique et aux yeux en amande, Clavdia Chauchat, à laquelle il n’ose pas adresser la parole. (…)

Mon Avis (à mi-parcours) :

C’est un roman ambitieux car il semble aborder la plupart des disciplines, découvertes et théories en vogue à l’époque où Thomas Mann l’écrivait. Ainsi, nous avons des exposés sur la toute récente théorie psychanalytique (inventée par Freud quinze ou vingt ans plus tôt), nous avons des explications médicales, biologiques et astronomiques les plus en pointe du début du siècle dernier (découvertes récentes de la radiographie au rayon X, de certaines planètes du système solaire, de la structure de l’atome et de la cellule des tissus biologiques, etc.). Le héros du roman, Hans Castorp, s’intéresse successivement à plusieurs disciplines scientifiques et il nous fait, de temps en temps, profiter de l’état de ses connaissances. On se rend compte, à travers ces passages scientifiques, que Thomas Mann accordait visiblement une grande importance au Progrès, et qu’il croyait probablement à une grande amélioration de la vie humaine grâce à toutes ces nombreuses découvertes.
Dans ce roman, par le biais du personnage de l’homme de lettres italien, Lodovico Settembrini, il y a aussi de nombreuses considérations philosophiques et littéraires au sujet du Temps, de la Mort, de la Vie, de l’Action contre l’Apathie, de notre civilisation et cultures européennes qui sont peut-être en voie de dégénérescence, etc. D’ailleurs, à travers ces thèmes, discrets mais bien présents, de la « pureté » et de la « dégénérescence » on a comme une très lointaine et naïve préfiguration des concepts politiques des années 30, qui allaient donner à ces mots des connotations beaucoup plus précises, racistes, idéologiques et dangereuses. Mais, ici, Lodovico Settembrini ne peut certainement pas être soupçonné de telles idées, lui qui défend la liberté, l’humanisme, la démocratie, la culture, et, en un mot, une vision progressiste de la société, où il cherche à abolir la souffrance.
C’est aussi un roman au rythme lent et même d’une lenteur extrême. Dans les premiers temps du séjour d’Hans Castorp au sanatorium, chaque heure de son emploi du temps est méticuleusement décrite, chaque personne qu’il croise et chaque objet qu’il touche sont détaillés de pied en cap et de bout en bout. Par moments, j’ai pensé à Proust qui donne lui aussi l’impression de tout examiner à la loupe ou au microscope, avec un œil hyper vigilant et maniaque, sauf que Proust semble plutôt préoccupé de psychologie, d’impressions subjectives et de vie intérieure, tandis que Thomas Mann m’a semblé plus philosophe et intéressé par les grandes idées générales.
Compte tenu des 580 pages que je viens de lire, je dirais qu’il ne s’est pas passé grand-chose, l’histoire se résume à peu d’événements, mais il y a un intérêt réel grâce aux dialogues très riches et aux nombreuses idées qui sont débattues entre les personnages.

Je vous retrouverai pour un deuxième article à la fin des 1103 pages.

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Un Extrait Page 308

« Permettez ! Ingénieur, permettez-moi de vous le dire en confidence : la seule manière de considérer la mort qui soit saine et noble, mais aussi RELIGIEUSE, je l’ajoute expressément, consiste à la saisir et à la percevoir comme une partie intégrante de la vie, un corollaire, un préalable sacré, et non point – ce serait tout sauf sain, noble, raisonnable et religieux – à l’en dissocier par l’intellect, à créer une antinomie, voire à la dresser contre la vie, ce qui serait tout à fait répugnant. Les Anciens décoraient leurs sarcophages de symboles de vie et de procréation, voire d’attributs obscènes, et dans la religion antique, on le sait, le sacré est bien souvent indissociable de l’obscénité. Ces gens-là savaient honorer la mort. La mort force le respect, étant le berceau de la vie, la matrice du renouveau. Séparée de la vie, elle devient un spectre, un atroce rictus, et pis encore. Vue comme une puissance spirituelle autonome, la mort est fort dépravée, et la séduction vicieuse qu’elle exerce est d’une force indubitable ; il n’empêche que sympathiser avec elle est, sans conteste, le plus monstrueux égarement de l’esprit humain. »

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