Des Haïku de Jack Kerouac

Couverture chez La Table Ronde

Dans le cadre de mon Mois Thématique sur la littérature américaine, de juin 2023, je vous propose un petit tour du côté des haïku de Jack Kerouac, le fameux chef de file de la Beat Generation, à la fois romancier et poète, et qui connaissait suffisamment bien cette forme poétique japonaise traditionnelle pour en renouveler complètement l’esprit et l’humeur, et en donner une variante typiquement américaine et modernisée.

Note pratique sur le livre

Collection : la petite vermillon
Édition : la Table Ronde
Titre : Le livre des haïku
Edition bilingue
Année de publication : 2003
Traduction et préface de Bertrand Agostini
Nombre de pages : 424

Note sur Jack Kerouac

Jack Kerouac, né Jean-Louis Kerouac en 1922 (d’origine québécoise) et mort en Floride en 1969, est l’un des principaux écrivains et poètes américains du 20ème siècle, célèbre entre autres pour son roman Sur la Route (1957) qui est le livre-phare de la Beat Generation. Attiré par les grands espaces, le bouddhisme, les drogues, l’alcool, la frénésie des voyages et, plus généralement, la liberté individuelle, il influencera profondément la jeunesse de son époque, de Bob Dylan à la révolte estudiantine de mai 1968. Il est mort à seulement 47 ans d’une cirrhose.

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J’ai choisi une quinzaine de haïku à vous faire découvrir. Le choix fut difficile et de nombreux autres haïku auraient aussi bien pu figurer dans cette sélection, tellement ils sont beaux.
Dans mon choix, j’ai essayé de faire apparaître, au moins en partie, la diversité d’humeurs et d’inspirations qui me semble caractériser ces poèmes de Kerouac.

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Page 77

Abeille, pourquoi tu
me fixes ?
J’suis pas une fleur !

Page 85

Protégée par les nuages,
la lune
Dort en voyageant

Page 67

Les semelles de mes chaussures
sont propres
À force de marcher sous la pluie

Page 65

Crépuscule – l’oiseau
sur la clôture
Un de mes contemporains

Page 57

L’arbre ressemble
à un chien
Aboyant vers le Ciel

Page 103

Ma couche en désordre
-La voix de la femme
D’à côté

Page 125

J’ai raconté une blague
sous les étoiles
-Pas de rires

Page 117

Comme les fleurs aiment
le soleil,
Tiens, elles clignent des yeux !

Page 225

Il n’y a rien là
parce que
Je m’en fiche

Page 239

La lune
est un
Citron aveugle

Page 255

Néons, restaurants chinois
défilent-
Les filles de couleur différente

Page 257

Terre grasse comme du beurre
dans la vallée–
Grosses limaces noires

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Page 347

Bach par une fenêtre
ouverte à l’aube –
les oiseaux se taisent

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Page 385

Deux nuages s’embrassant
ont reculé pour
Se regarder

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Le Salon de Musique de Satyajit Ray

Affiche du film

Pour le dernier jour du « Printemps des Artistes » je vous parlerai de ce film indien de 1958, « Le Salon de musique » de Satyajit Ray (1921-1992), qui est le quatrième réalisé par ce cinéaste, et qui est parait-il inspiré du roman indien éponyme de Tarasankar Bandyopadhyay, écrivain que je n’ai pas lu.

Note Pratique sur le Film

Genre : Drame, Film musical
Nationalité : Indienne
Première date de sortie en salles : 1958
Noir et Blanc
Durée : 1h33

Résumé de l’intrigue initiale

Biswambhar Roy appartient à la caste des zamindar, des nobles propriétaires terriens, mais sa passion pour les festivités musicales et les magnifiques réceptions ne s’accordent pas tellement avec ses difficultés financières. Bien qu’il aille droit vers la ruine, il n’en continue pas moins à donner de superbes concerts dans son beau salon de musique. Surveillant de près l’éducation de son fils unique, qui doit normalement lui succéder, il veille à développer également son goût musical. Mais, les choses ne vont pas se passer comme Roy l’avait prévu.

Mon Avis

L’année dernière ou la précédente, j’avais déjà vu et chroniqué ici des films de Satyajit Ray : La Trilogie d’Apu, et j’étais heureuse de retrouver, avec ce « Salon de Musique » l’univers de ce réalisateur, son esthétique raffinée, son humanisme et son sens de la psychologie très affûté. Il y a d’ailleurs une ressemblance certaine entre le héros du « Salon de musique » et le personnage du père de famille dans « La Complainte du sentier » car tous les deux vivent dans l’orgueil de leur caste, dans une sorte de fantasme passéiste, ce qui leur fait perdre complètement le sens des réalités, et en particulier des réalités financières.
Le héros du « Salon de musique » est issu d’une caste aristocratique, il est très fier de sa haute lignée, de ses nobles ancêtres dont il aime admirer tous les portraits alignés dans son salon, mais il ne se rend pas compte que le train de vie luxueux, normalement dévolu à sa caste et perpétué par ses ancêtres, n’est absolument plus dans ses moyens et entraîne tout bonnement sa ruine.
Ici, la musique est associée à la paresse et à l’hédonisme des classes privilégiées, celles qui peuvent organiser des concerts chez elles, payer des musiciens de grand talent, recevoir de nombreux invités, riches ou puissants, pour étaler devant eux un luxe insolent.
Car le héros du « Salon de musique » est certainement mélomane mais il est, encore davantage, orgueilleux, vaniteux, et la seule envie de donner un concert encore plus beau que celui de son riche voisin, Mahim Ganguly, le self-made-man, le pousse à des dépenses excessives.
La rivalité entre ces deux voisins est d’ailleurs intéressante : si Roy représente une Inde traditionnelle, respectueuse des modes de vie passés, où la hiérarchie des castes est conservée, Ganguly représente au contraire la « modernité », le progrès technique et social, il écoute parfois de la musique occidentale (face à laquelle Roy se bouche les oreilles), il est un riche parvenu qui ne doit rien à ses ancêtres…
Roy nous apparaît comme un personnage décadent, le dernier représentant d’une lignée en total déclin. Nostalgique d’une splendeur passée et réprouvant l’époque présente, il préfère s’enivrer de vapeurs de narguilé, de chants et de rêveries.
Ce film offre également trois ou quatre spectacles de très belle musique indienne, dont le dernier est accompagné d’une danseuse extrêmement vive, agile et gracieuse.
J’ai regretté parfois que les paroles de ces musiques ne soient pas traduites dans les sous-titres, car j’ai pensé que ces paroles pouvaient avoir une relation avec l’histoire, sans certitude.
Un très beau film !

Une Scène du film

« Mon Individualisme » de Natsume Sôseki

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait d’incursion du côté du Japon, et je suis toujours contente de retrouver cette littérature, l’une de mes préférées.

Comme je suis encore pour quelques jours dans « Le Printemps des Artistes » j’ai choisi un livre de Natsume Sôseki où il évoque sa propre jeunesse, son parcours difficile d’étudiant en Lettres et en Littérature anglaise, la naissance de sa vocation d’écrivain, ses réflexions personnelles sur des notions comme l’individualisme, le nationalisme, l’éthique, le pouvoir, l’argent, la pédagogie, etc.

Note pratique sur le livre

Editeur : Rivages poche
Traduit du japonais et présenté par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura
Nombre de pages : 112

Biographie succincte de l’auteur

De son vrai nom, Kinnosuke Natsume, il nait et meurt à Tokyo (1867-1916). Après des études d’anglais et d’architecture, il se consacre à l’enseignement. En 1888, il prend le pseudonyme de Sôseki. En 1905 il obtient une brusque célébrité avec son roman « Je suis un chat« . Romancier et nouvelliste, il est aussi l’auteur de plus de 2500 haïkus. Considéré comme l’un des principaux écrivains classiques du Japon, il a importé dans son pays des influences littéraires et culturelles occidentales. Il est mort à l’âge de 49 ans.

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

En 1914, le romancier Sôseki (1867-1916), alors très célèbre, est invité à donner une conférence à l’École des Pairs, où il a failli enseigner dans sa jeunesse. Avec humour et profondeur, il explique aux étudiants, qui constituent une élite intellectuelle, sa conception de l’individualisme. Partant de son expérience personnelle d’étudiant et de jeune enseignant, il raconte son cheminement, rappelant certains de ses livres (Botchan) où il s’est tourné lui-même en dérision et, peu à peu, d’anecdotes en fables, il parvient à un véritable petit traité de morale, qui définit l’autonomie, la tolérance, les limites de l’individualisme en collectivité et la nécessité de recourir à une éducation intériorisée et non pas seulement conformiste.

Mon Avis

Ce livre est très court mais d’une grande densité et il va vraiment à l’essentiel alors qu’on a l’impression au début que l’auteur ne sait pas où il veut en venir et qu’il va se perdre en cours de route. Mais en réalité, il ne se perd pas du tout et son discours est extrêmement bien construit et rigoureusement mené.
Dans la première partie, il nous relate quelques étapes marquantes de sa jeunesse : les difficultés auxquelles il se confrontait dans sa vie d’étudiant, ses doutes, ses erreurs, et l’état psychologique de confusion – et sûrement aussi de déprime – contre lesquels il essayait de lutter vainement. L’enseignement universitaire de Littérature anglaise qu’on lui prodiguait n’était pas, à ses yeux, satisfaisant, mais il ne parvenait pas à savoir ce qui lui conviendrait. Jusqu’au jour où il comprend qu’il est, dans sa vie intellectuelle, beaucoup trop tributaire des autres, qu’il lui manque la liberté de pensée indispensable à son épanouissement. Jusque-là, il se contentait de répéter les jugements des uns et des autres – professeurs, spécialistes en littérature, écrivains et critiques européens – dans un esprit d’imitation, mais il se rend compte tout à coup que c’est la cause de son mal-être, qu’il désire se forger sa propre opinion, choisir sa voie individuelle, indépendante de celle des autres. Ce désir d’autonomie le mène sur le chemin de l’écriture.
A la suite de cette première partie autobiographique, qui nous montre la naissance de sa vocation d’écrivain, la deuxième partie élargit et amplifie son propos : il explicite la notion d’individualisme telle qu’il la conçoit et qui rejoint beaucoup l’idée de liberté.
Sachant que les étudiants auxquels il s’adresse pendant cette conférence seront amenés après leurs études à exercer de hautes fonctions dans la société, Sôseki se penche sur les notions de pouvoir et d’argent, qui sont selon lui indissociables de la morale, et de la notion de devoir (envers les autres). Il défend un individualisme respectueux de la liberté d’autrui et conscient de ses responsabilités.
Comme cette conférence a été donnée en 1914, dans une atmosphère belliqueuse et guerrière, et que les Japonais défendaient alors un nationalisme extrêmement étroit, Sôseki essaye de concilier son individualisme avec cet état d’esprit général, et il tente de réconcilier les valeurs occidentales avec le collectivisme japonais, d’une manière fine et habile.
Un livre qui m’a énormément plu et qui restera marquant dans ma mémoire, sans aucun doute !

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Un Extrait page 54

À partir du moment où j’ai eu à portée de main ce concept d’autonomie, je me suis senti très fort. Je ne me laissais plus impressionner par eux. J’étais jusqu’alors amorphe et découragé et cette notion m’a littéralement indiqué comment reprendre pied et quel chemin choisir.
Je dois avouer que ce mot a été pour moi un nouveau départ. Il était absurde de s’agiter vainement en chaussant les bottes d’un autre : voilà un argument à toute épreuve pour ne pas imiter les Occidentaux et, sachant la jubilation que j’aurais et ferais naître autour de moi en le leur lançant à la figure, j’ai décidé de considérer que l’œuvre de ma vie serait de parvenir à cette autonomie, entre autres, à travers l’écriture.

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Un Extrait page 78

Pour lever tout malentendu, j’aimerais ajouter un mot : quand on parle d’individualisme, on peut laisser entendre que c’est le contraire du nationalisme et qu’il a pour but de le démolir ; mais ce n’est pas aussi déraisonnable et décousu. Au fond je n’aime pas beaucoup les mots en isme et je doute que l’humanité puisse se réduire à un isme quelconque, mais pour les besoins de l’explication, je suis forcé de faire appel à ces notions. Certains prétendent qu’aujourd’hui le Japon n’est plus viable sans le nationalisme ou le pensent carrément. Nombreux sont ceux qui prophétisent que le pays va sombrer si l’on ne réprime cet individualisme. Mais rien n’est plus absurde que cela. En réalité, nous pouvons être nationalistes et mondialistes et, en même temps, individualistes.

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Un de mes Poèmes sur une chanson de Billie Holiday

Dans le cadre du Printemps des Artistes, je vous propose la lecture de l’un de mes poèmes.
Il est extrait du recueil La Portée de l’Ombre, publié en 2020 chez Rafael de Surtis, et que l’on peut commander sur leur site en suivant le présent lien.

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Without your love,
Billie Holiday – 1937

C’est une voix chargée de sanglots et de nostalgie mais qui garde un détachement pudique, une hauteur de vue, peut-être un flegme aristocratique.
On sent dans cette voix le poids d’un passé amer, une grande expérience de la vie à cause de laquelle on ne se fait plus aucune illusion et on craint de voir le bonheur s’échapper quand on le croise, parce qu’on n’en a pas l’habitude et parce que jusque-là quelqu’un vous l’a toujours gâché, ce qui empêche de faire confiance au présent et, encore moins, à l’avenir.
C’est la voix d’une femme trop profondément meurtrie pour être encore capable d’évacuer sa tristesse dans des larmes – elle ne sait plus pleurer mais les sons qui sortent de sa gorge pleurent à sa place.
Cette voix caressante et veloutée, pleine de douces inflexions, est pourtant tout le contraire d’une voix suave ou lisse : elle possède un grain très subtil et texturé comme le grain d’une photo en noir et blanc aux ombres tamisées.
J’ai découvert cette chanson il y a une vingtaine d’années et, même si je suis tout de suite tombée sous son charme, je n’ai commencé à évaluer la complexité et la richesse de cette voix qu’au fur et à mesure des années.

Marie-Anne Bruch

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Des Poèmes de Matthieu Lorin sur des écrivains (Souvenirs de Lecture)

Couverture chez Sous le sceau du Tabellion

Ayant lu avec plaisir « Souvenirs et grillages » du poète Matthieu Lorin, mon attention s’est portée sur un ensemble de ses textes en proses titrés « Souvenirs de lecture« , où il rend hommage à certains grands écrivains du passé (Faulkner, Musil, Agota Kristof, Emmanuel Bove, Alfred Döblin, Giono, Nabokov, entre autres).
Dans le cadre de mon « Printemps des Artistes » je vous propose la lecture de deux d’entre eux.

Note pratique sur le livre :

Genre : Poésie
Editeur : Sous le sceau du Tabellion
Date de publication : 2022
Nombre de pages : 106

Biographie du poète

Matthieu Lorin est né en 1980 en Normandie.
Il vit et enseigne à Chartres.

Note sur Richard Brautigan (1935-1984)

Ecrivain et poète américain. Issu d’un milieu défavorisé de la Côte Ouest des Etats-Unis, il trouve dans l’écriture sa raison d’être et rejoint le mouvement littéraire de San Francisco en 1956. Il fréquente les écrivains de la Beat Generation et participe à de nombreux événements de la contre-culture. En 1967, il est révélé au monde par son best-seller La Pêche à la truite en Amérique et il est surnommé « le dernier des Beats ». Ses écrits suivants ont moins de succès et il tombe peu à peu dans l’anonymat et l’alcoolisme. Il se suicide en 1984. (Source : Wikipédia)

Note sur Jim Harrison (1937-2016)

Ecrivain, poète et essayiste américain. Il fait des études de Lettres mais renonce à une carrière universitaire. Ses influences littéraires sont nombreuses, en particulier parmi les poètes européens (Rimbaud, Rilke, René Char, Maïakovski, Yeats, etc.) Il publie des romans, des poèmes, travaille à l’écriture de scénarios et d’articles. Une grande partie des récits de Harrison se déroulent dans des régions peu peuplées d’Amérique du Nord ou de l’Ouest. Il partage son temps entre le Michigan, le Montana et l’Arizona. Il est l’un des principaux représentants du nature writing. (Source : Wikipédia)

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Page 19

Souvenir de lecture
Richard Brautigan

J’ai hypothéqué mon inspiration en te lisant. Alors j’observe ma main, me persuadant que la chorégraphie a plus d’importance que le scénario. Peut-être faisais-tu de même, et je serais heureux que des convergences s’établissent entre nous.

Tu es rangé dans ma bibliothèque et je suis seul à observer tes lunettes cerclées de souvenirs.

Il est temps que je m’allonge sous les planches, que tes poésies prennent le pas sur les chevilles du mur et que tout s’effondre.

Je finirai alors comme Pasolini, ton voisin d’étagère : écrasé par le désastre de la vie

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Page 38

Souvenir de lecture
Jim Harrison

Je me souviens de ces matins bleus comme un naevus, de mes entrailles en barbelés et de mes avis sur tout. Depuis la fenêtre, je charriais l’air à pleines pelletées et les décisions que je prenais n’engendraient même pas le griffonnage d’un bout de papier.
Je me souviens de l’appétit que j’avais en découvrant ces nuages au fond de l’assiette – nous mangions dehors à cette époque – et l’eau me paraissait salée. Le parasol jouait son numéro de derviche sous nos yeux disciplinés et mon cœur l’accompagnait d’entrechats secrets.
Je me souviens de ces jours humides – nous ne mangions plus à l’extérieur – où, allongé en plein jour, j’engageais avec la page un combat à l’issue incertaine.

Mais je ne me souviens plus de mes chagrins d’enfance, de mes rêves qui s’envolaient avec la même lourdeur qu’une punaise diabolique, ni de mes lectures d’alors. Quelles furent les transitions, les terminaisons nerveuses qui m’amenèrent jusqu’à Jim Harrison dont j’ai acheté le livre aujourd’hui ?
Oubliées…

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La Découverte du monde de C.-F. Ramuz

Couverture aux éditions Zoé

Ayant entendu des critiques très positives sur cet écrivain suisse de la première moitié du 20ème siècle, Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), réputé pour la beauté de son style et ses sujets souvent inspirés du terroir vaudois, j’ai eu envie de le découvrir avec ce livre de souvenirs de jeunesse « La Découverte du monde » et je n’ai pas été du tout déçue !

Note Pratique sur le Livre

éditeur : Zoé poche
Première date de publication : 1939
Date de l’actuelle édition : 2022
Nombre de pages : 250

Note sur l’écrivain

Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, est un romancier, poète et essayiste de Suisse romande. Il fait des études de Lettres à l’Université de Lausanne. Il séjourne à Paris de 1900 à 1914, et découvre à cette occasion la littérature de son temps.
Il est d’abord proche du mouvement régionaliste, avant de développer un style plus personnel, qui reste attaché à ses origines vaudoises et qui puise ses sujets parmi les habitants de sa région.
Dès les années 1930, il obtient le succès et la notoriété, ses œuvres étant publiées chez Grasset, et il collabore à de nombreuses revues littéraires. Son talent est reconnu par des écrivains comme Louis Ferdinand Céline, Gide, Giono, entre autres. Par deux fois, il manque d’obtenir le Prix Nobel de Littérature, en 1943 et 1944. Les dernières années de sa vie, marquées par la maladie, le voient se consacrer plus particulièrement à des écrits autobiographiques. Il meurt à l’âge de 68 ans.

Quatrième de Couverture

« Surtout, pour la première fois, je me heurtais à cette difficulté, que la nature n’est pas faite pour être seulement regardée. Je voyais qu’il y a une autre manière de la rejoindre et plus profondément que par les yeux, c’est avec le corps. »

Texte tardif (1939), Découverte du monde retrace les premières années de la vie de Ramuz, de son enfance lausannoise à son départ pour Paris, et jusqu’à ses débuts dans l’écriture. En revenant sur son itinéraire, l’autobiographe rend moins hommage à sa formation qu’il n’affirme sa vocation d’artiste.

Mon Avis

C’est un beau livre, dont le titre pourrait aussi bien être « la découverte de soi », ou « la naissance d’une vocation littéraire ». Ramuz essaye de reconstituer ses années d’enfance et de jeunesse à partir de ses souvenirs. Mais ce ne sont pas tellement les événements extérieurs ou les rencontres affectives qui nous sont ici racontées. C’est essentiellement un autoportrait, une analyse psychologique à travers un parcours de vie. L’écrivain cherche à retrouver les pensées et les sentiments qui étaient les siens dans ses jeunes années. Et nous voyons qu’il souffrait beaucoup du manque de liberté et du conformisme excessif liés à son éducation, que le désir d’écriture était justement chez lui une manière d’échapper à ce carcan étouffant, de révéler son individualité tant bien que mal. Il ne condamne pas ou ne critique pas ceux qui l’ont éduqué de cette manière, mais il nous fait sentir que cette éducation ne pouvait pas convenir aux esprits créatifs et indépendants comme le sien.
Ramuz évoque quelques épisodes décisifs de son enfance, grâce auxquels sa vocation littéraire s’est trouvée renforcée et encouragée. Par exemple, une composition scolaire où il prit un jour la liberté et l’audace d’écrire un long texte en alexandrins rimés, à la stupéfaction de son professeur qui l’avait toujours pris jusque-là pour un élève médiocre et qui, devant une telle réussite, le soupçonna de supercherie et de plagiat. Ou encore, sa rencontre avec son meilleur ami, passionné de théâtre, sous l’influence duquel il commença à exercer sa plume dans la composition de pièces et à s’épanouir dans cette voie.
Je me suis souvent sentie proche de Ramuz au cours de ce récit, car il raconte des choses qui m’ont véritablement concernée et que j’ai eu l’impression de comprendre, de m’approprier, d’intégrer à ma propre mémoire. Il me semble qu’il creuse très profond pour exprimer les incertitudes et le mal-être d’une jeunesse qui cherche sa voie.
Un livre qui m’a vraiment beaucoup plu ! Que j’ai lu comme une confidence, un récit de vérité, très personnel mais en même temps très pudique.

Un Extrait page 89

C’est vers cette même époque (je devais avoir onze ou douze ans) que j’ai commencé à me dédoubler. Il y a eu en moi comme deux moitiés de personnages, qui à eux deux constituaient ma personne, mais qui se ressemblaient chaque jour un peu moins.
D’abord l’élève un tel, qui devenait d’ailleurs un toujours plus mauvais élève, perdant chaque année quelques places dans le classement, mais visible de toute part ; ensuite, et à côté, quelqu’un de très secret, qui prenait le plus grand soin de ne rien livrer de lui-même.
L’élève Ramuz, et puis quelqu’un qui portait bien le même nom, mais prenait en toute chose secrètement le contrepied des opinions officielles que professait ouvertement l’élève.
C’est, je pense, l’histoire de nombreux petits garçons de mon âge, dont la vie est faite entièrement d’obligations qu’ils n’ont pas choisies ; alors ils s’en vengent comme ils peuvent. Ils sont bien forcés de s’y soumettre ; ils s’y soumettent, en effet ; ils n’ont rien du révolté. Mais ils n’ont rien, d’autre part, de l’élève conformiste, né conforme à ce qui l’entoure, et qui est parfaitement satisfait de l’enseignement qu’on lui donne, n’imaginant même pas qu’il puisse être différent. (…)

Un Extrait page 191

Je n’ai pas d’invention ; je n’ai que de l’imagination. On confond trop souvent ces deux facultés qui n’ont rien de commun et sont même volontiers contradictoires. Le parfait romancier serait un homme qui aurait à la fois de l’invention et de l’imagination et on sait que l’espèce en est singulièrement rare. L’invention tend à l’acte et s’intéresse à l’acte ; elle s’entend à en prévoir et à en utiliser les conséquences, les multipliant ainsi par elles-mêmes. L’invention est évènement, elle se complaît à l’événement, elle se délecte à nouer une intrigue, à en compliquer, à en diversifier les péripéties et à ne la dénouer qu’après les avoir épuisées. L’invention est « dynamique » comme on dit ; elle réside dans un mouvement constant, organisé de manière à susciter, maintenir et renouveler l’intérêt ou même fréquemment la simple curiosité du lecteur ; l’imagination, au contraire, est contemplative. Dans cette longue suite d’événements dont l’invention se plaît à combiner les péripéties, elle en choisit un qu’elle immobilise ; là où l’invention accélère, elle, elle fixe et elle retient. Elle se nourrit du spectacle qu’elle s’offre à elle-même. Elle tend à se confondre avec l’objet qu’elle évoque, c’est à dire que le sujet tend à se confondre avec l’objet. Je me représente un incendie et il y a un incendie ; je le vis véritablement, je suis dedans, il se met à exister ; il est ou il peut être sans relation aucune avec les événements précédents ou subséquents : il est sans cause et sans effets ; il est, j’ajoute qu’il est à moi. (…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre du Printemps des Artistes puisqu’il y est beaucoup question d’écriture et de vocation littéraire, à travers un parcours de jeunesse.

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« Le Métier d’écrivain » de Hermann Hesse

J’ai trouvé ce livre par hasard, en flânant dans une librairie, et son titre m’a tout de suite intéressée car j’aime connaître les pensées des écrivains sur leur art, sur leur façon d’envisager la littérature, sur le langage, etc.
J’avais déjà lu un livre de Hermann Hesse (Allemagne, 1877- Suisse, 1962) – « Knulp« , un court roman dont vous pouvez retrouver ma chronique ici – et cela m’a permis de mieux situer ces réflexions générales et de les appliquer à quelques souvenirs précis.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Essai
Editeur : Bibliothèque Rivages
Année de Publication (initiale, en Allemagne) : 1977, chez Rivages : 2021
Traduction, préface et notes de Nicolas Waquet
Nombre de pages : 83

Quatrième de Couverture

Etre écrivain, c’est être lecteur. Lecteur des autres, lecteur de soi, lecteur de tout : des ouvrages des hommes comme des œuvres de la nature. Alors comment bien lire et bien écrire ? Qu’est-ce qu’un bon texte, une bonne critique ? Quelles sont les peines et les joies que son métier réserve à l’écrivain ? Autant de questions que Hermann Hesse n’a cessé de se poser la plume à la main, questions qu’il soulève et auxquelles il répond au détour de cinq textes qui éclairent sa pratique et jalonnent sa carrière.

Mon Avis

Ce livre se compose de cinq textes de réflexions sur l’écriture, rédigés entre les années 1920 et les années 1960.
Celui qui parle de la critique littéraire est particulièrement intéressant car Hermann Hesse a une idée très claire et très précise de ce que doit être ce métier et de la bonne manière de l’exercer. Selon lui, le bon critique doit inscrire les œuvres littéraires et les écrivains dans l’histoire des Lettres et des idées, leur donner la juste place qui leur revient dans un panorama plus vaste. Son rôle est donc important, quoiqu’il ne soit pas toujours conscient de sa responsabilité. Le critique doit savoir reconnaître la nouveauté, l’originalité d’un livre – gages de qualité – et attirer l’attention des lecteurs sur lui. Mais Hesse déplore que les vrais bons critiques sont rares et que la plupart sont davantage attirés par les renvois d’ascenseurs et autres échanges de bons procédés mondains que par une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Hermann Hesse écrit à ce sujet des dialogues fictifs entre un écrivain et un critique, qui sont d’une intelligence formidable et qui posent des questions que l’on pourrait encore tout à fait se poser actuellement (cf. l’extrait ci-dessous).
Parmi les autres thèmes abordés dans ces textes : celui du Romantisme allemand, un mouvement artistique auquel Hermann Hesse semble très attaché et sur lequel il propose une réflexion approfondie, en le comparant avec le Classicisme, qui relève d’une conception de l’existence radicalement opposée. Ainsi, il explique et développe les similitudes entre Romantisme et Philosophie Orientale, d’une manière très intéressante.
Hermann Hesse se définit lui-même comme un héritier du Romantisme et un poète (même dans ses romans) c’est-à-dire un auteur qui parle avec son âme, et il regrette que son époque ait jeté le discrédit sur le Romantisme en le taxant de bourgeois, sentimental, risible, démodé, alors que, selon lui, c’est tout le contraire : la beauté et l’expression de l’âme humaine, une des principales émanations de la culture allemande, représentée par des génies intemporels, aussi bien en littérature qu’en musique et dans la plupart des autres arts.
Une autre page de réflexion m’a frappée, à propos du langage et de ses ambiguïtés, que tout auteur doit apprendre à maîtriser et à déjouer.
Hesse nous parle également de ses habitudes d’écriture, du point de vue pratique et rituel, de son emploi du temps et des éventuelles phases critiques (ou moments de crise) dans son travail – des périodes décisives et de grande urgence, où le livre qu’il est en train de créer prend toute sa signification et son poids – et j’ai trouvé ces passages particulièrement éclairants et profonds.
Un livre à conseiller chaudement à tous ceux qui aiment écrire et à ceux qui s’interrogent sur le métier d’écrivain.

Un Extrait Page 44-45

L’écrivain : Mais vous connaissez Les Affinités électives et le Berthold ?
Le critique : Les Affinités électives, oui, naturellement, mais pas le Berthold.
L’écrivain : Et vous, pensez-vous pourtant que le Berthold surpasse les livres que l’on écrit de nos jours ?
Le critique : Oui, c’est ce que je pense, par respect pour Arnim et plus encore par respect pour la puissance littéraire dont faisait montre autrefois l’esprit allemand.
L’écrivain : Mais pourquoi, dans ce cas-là, ne lisez-vous pas Arnim et tous les vrais écrivains de son temps ? Pourquoi passez-vous votre vie à vous occuper de livres que vous considérez vous-même comme des œuvres mineures ? Pourquoi ne dites-vous pas à vos lecteurs :  » Regardez, voici des livres dignes de ce nom, laissez tomber la camelote qu’on écrit aujourd’hui et lisez Goethe, Arnim et Novalis ! »
Le critique : Je ne suis pas là pour ça. Je me dispense peut-être de le faire pour les mêmes raisons que vous vous dispensez d’écrire des livres comme Les Affinités électives.
L’écrivain : Voilà qui me plait ! Mais comment expliquez-vous alors que l’Allemagne ait produit autrefois des écrivains de cette trempe ? Leurs livres étaient une offre sans demande ; personne ne les avait réclamés. Ni Les Affinités électives ni le Berthold n’ont été lus par leurs contemporains, pas plus qu’on ne les lit aujourd’hui.
Le critique : Les gens, à l’époque, ne se souciaient guère de littérature et ne s’en préoccupent pas plus de nos jours. Notre peuple est comme ça. Peut-être que tous les peuples sont comme ça. Du temps de Goethe, on lisait une foule de livres charmants et distrayants. Et c’est la même chose aujourd’hui. Ces livres sont lus et critiqués. Ni le lecteur ni le critique ne les prennent vraiment au sérieux, mais ils répondent à un besoin. On lit et on paye les écrivains qui nous changent les idées ; ce que l’on fait aussi pour ceux qui critiquent leurs écrits : on les lit et ils tombent aussitôt dans l’oubli.
L’écrivain : Et les livres dignes de ce nom ?
Le critique : Ils sont écrits pour l’éternité, pense-t-on. Notre époque ne se croit donc pas obligée d’y prêter attention.

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Un Extrait page 62

Maintenant, considérer que la rose est une rose, l’homme un homme, le corbeau un corbeau, que les formes et les limites de la réalité sont des données solides et sacrées, c’est le point de vue classique. Il reconnaît les formes et les propriétés des choses ; il reconnaît l’expérience ; il cherche l’ordre, la forme, la loi, et il les établit.
Ne voir au contraire dans la réalité qu’apparences, mutabilité ; douter au plus haut point de la différence entre les plantes et les animaux, l’homme et la femme ; accepter à chaque instant que toutes les formes se dissolvent et se confondent, c’est se conformer au point de vue romantique.
En tant que visions du monde, philosophies, fondements sur lesquels l’âme prend position, ces conceptions sont aussi bonnes l’une que l’autre, c’est indéniable. (…)

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L’Exposition Edvard Munch au Musée d’Orsay

Désespoir, 1892

En automne-hiver 2022 s’était tenue au Musée d’Orsay une rétrospective du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944), et je l’ai visitée vers le début octobre, car il est un artiste très important de la fin du 19ème siècle et première moitié du 20ème. Apparenté au Mouvement Symboliste par ses thèmes mélancoliques et tourmentés, il est aussi un précurseur de l’Expressionnisme et de certaines audaces du 20ème siècle.

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Cartel de l’exposition à propos de « Désespoir » (ci-contre)

Il s’agit de la première peinture aboutie d’une série consacrée à un motif devenu iconique, celui du « Cri ». Il qualifia lui-même ce tableau de « premier Cri ». On en retrouve en effet tous les éléments constitutifs : le ciel rougeoyant, aux lignes sinueuses, la forte diagonale de la balustrade, le personnage au premier plan. Ce tableau trouve son origine dans un événement biographique. Munch dit en effet dans un poème l’angoisse qui l’a saisi alors que, malade et fatigué, il observait un coucher de soleil et que le ciel devint rouge sang.

Cartel de l’exposition à propos de « La Nuit étoilée » (ci-contre)

La Nuit étoilée, 1924

Munch réalise entre 1890 et 1930 plusieurs tableaux portant ce titre, probable écho à « La Nuit étoilée » (1888) de Van Gogh découverte lors d’un séjour à Paris. Munch exprime ici avec force un thème central de son œuvre, l’inscription de l’homme dans la nature. Il projette son ombre dans le tableau non pas une, mais trois fois : deux silhouettes et le profil de son visage se découpent sur la neige déposée au pas de sa porte. Par ce procédé, le peintre fusionne ainsi littéralement avec la nature.

Séparation, gravure, 1896
Madone, gravure, 1896
Vampire dans la forêt, 1916-18

Cartel de « Vampire dans la forêt »

Munch reprend plusieurs décennies plus tard un motif élaboré à la fin des années 1890. Dans cette variation, le couple est représenté en pied, dans un paysage luxuriant et presque étouffant. Ce même arrière-plan se retrouve dans d’autres tableaux peints au même moment, mettant en scène des couples désunis. L’atmosphère anxiogène de ces oeuvres centrées sur le thème de l’amour destructeur est renforcée par l’évocation de cette forêt primitive. (Source : expo)

Mon Avis sur cette exposition

Edvard Munch était l’un de mes peintres préférés quand j’avais une vingtaine d’années et, aujourd’hui encore, je suis touchée par son œuvre qui me parait extrêmement sincère et authentique. Il n’y a aucune trace de posture ou de simulation de la part de Munch, qui nous donne à voir son monde intérieur, ses angoisses, ses douleurs affectives et morales, et cela en fait un artiste très humain et émouvant.
Bien sûr, sa vision du monde est souvent mélancolique et sa conception de l’amour est assez toxique, avec ces figures de femmes-vampires, de femmes-infidèles ou de ruptures douloureuses avec des femmes-abandonnantes, comme si l’amour ne cessait jamais de faire souffrir l’artiste, pendant la relation et après la rupture.
On peut remarquer cependant que l’œuvre de Munch semble devenir moins lugubre et moins douloureuse à partir des années 1910 environ car sa palette s’éclaircit, ses couleurs deviennent plus vives, et ses sujets un peu plus apaisés.
Bien que Munch ait été contemporain de la plupart des grandes avant-gardes de la première moitié du 20è siècle (fauvisme, cubisme, abstraction, futurisme, dadaïsme, surréalisme, etc.) on peut noter qu’il est resté fidèle à sa propre esthétique, qui a néanmoins évolué vers une touche plus libre et plus hâtive et des couleurs plus éclatantes, au fur et à mesure des décennies.
J’étais intéressée également par les nombreux autoportraits réalisés tout au long de sa vie, et qui nous montrent non seulement la grande évolution de sa physionomie mais aussi les regards très différents qu’il a pu porter sur lui-même, en soulignant divers aspects de sa personnalité.

Je vous laisse sur un tableau plus optimistes et plus lumineux, qui reflète un aspect plus rare et méconnu de Munch. Il nous donne ici un symbole d’espérance et d’éveil spirituel, à la limite de l’abstraction :

Le soleil, panneau central d’un triptyque décoratif, 1911

Un Poème d’Anne Sexton sur Sylvia Plath

J’avais déjà eu l’occasion, en octobre dernier, de parler de ce magnifique livre de la poète américaine Anne Sexton (1928-1974), paru aux éditions des Femmes en 2022 dans une traduction de Sabine Huynh.
Dans le cadre de mon Printemps des Artistes d’avril 2023, j’ai trouvé intéressant de lire ce poème à propos de la poète et écrivaine Sylvia Plath car les deux femmes étaient amies et elles avaient toutes les deux fréquenté des ateliers d’écriture communs, lors de leurs épisodes dépressifs.
Elles partageaient certainement, hormis leur vécu psychiatrique et leur génie littéraire, un même intérêt pour la cause féminine et un rejet de la société trop conformiste et trop aliénante de leur époque.

Note sur la Poète

Née en 1928, Anne Sexton, de son vrai nom Anne Gray Harvey, souffre de dépression dès 1954 et fait ensuite plusieurs rechutes. C’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle commence à écrire de la poésie, à l’occasion d’ateliers d’écriture. En 1948, elle s’était mariée avec Alfred Muller Sexton, avec qui elle aura deux filles, et dont elle divorcera au début des années 70. Ses recueils poétiques remportent du succès, en particulier « Live or die » (« Tu vis ou tu meurs ») qui reçoit le Prix Pullitzer en 1967. Elle a été l’amie de la poète Sylvia Plath. Elle est la représentante principale de la poésie confessionnaliste et a fait entrer dans le champ poétique des sujets typiquement féminins, qui étaient tabous jusque-là, en littérature et dans la société. Anne Sexton s’est suicidée en octobre 1974, à l’âge de 45 ans.

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La Mort de Sylvia
pour Sylvia Plath

Ô Sylvia, Sylvia,
avec une boîte terne de pierres et de cuillères,

avec deux gamins, deux météores
errant dans la petite salle de jeux,

avec tes dents mordant le drap,
mordant la poutre et la prière muette,

(Sylvia, Sylvia
où es-tu partie
après m’avoir écrit
du Devonshire
sur la culture des patates
et l’élevage des abeilles ?)

en quoi croyais-tu,
comment diable t’es-tu mise là-dedans ?

Voleuse ! –
comment as-tu pu ramper,

y ramper seule
jusqu’à la mort que je désirais tant depuis des lustres,

la mort que nous avions dit avoir surmonté toutes les deux,
celle que nous portions sur nos seins maigres,

celle dont nous parlions si souvent après
avoir bu trois vermouths de trop à Boston,

la mort qui parlait de psys et de cures,
la mort qui parlait comme des épouses complotent,

la mort à laquelle nous trinquions,
les raisons puis les actes discrets ?

(A Boston
la mortelle
course en taxi,
oui encore la mort,
cette course pour rentrer
avec notre mec).

Ô Sylvia, je me souviens du batteur endormi
qui scandait sa vieille histoire sur nos yeux,

combien nous voulions qu’il vienne,
ce sadique, cet efféminé new-yorkais,

faire son travail
nécessaire, une fenêtre dans un mur ou une piaule,

et depuis cette fois-là il attendait
sous notre cœur, notre placard,

et je vois maintenant que nous l’avons rangé
année après année, vieilles suicidées,

et je sais en apprenant ta mort,
quel goût terrible elle a, un goût de sel.

(Et moi,
moi aussi,
et maintenant, Sylvia,
toi encore
avec la mort encore,
cette course pour rentrer
avec notre mec.)

Et je dirai juste,
mes bras tendus vers ce lieu de pierre,

qu’est-ce que ta mort
sinon une vieillerie qui nous appartient,

un grain de beauté tombé
de l’un de tes poèmes ?

(Ô mon amie,
quand la lune est mauvaise,
et que le roi est parti,
et que la reine est à bout,
l’ivrogne se doit de chanter !)

Ô ma toute petite mère,
toi aussi !
Ô ma drôle de duchesse !
Ô ma chose blonde !

17 février 1963

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Une Femme en Contre-Jour de Gaëlle Josse

Couverture chez « J’ai lu »

Une grande exposition avait eu lieu à Paris (Musée du Luxembourg) vers la fin 2021 et début 2022 sur la photographe américaine Vivian Maier (New York 1926-Chicago 2009), ce qui m’avait donné une certaine curiosité vis-à-vis d’elle. La lecture de ce roman biographique a donc, en bonne partie, répondu aux questions que je pouvais me poser sur cette artiste énigmatique.

Note pratique sur le livre

Genre : Récit biographique
Editeur : J’ai lu (à l’origine : Noir sur Blanc)
Année de Parution : 2019
Nombre de Pages : 158

Quatrième de Couverture

« Raconter Vivian Maier, c’est raconter la vie d’une invisible, d’une effacée. Une photographe de génie qui n’a pas vu la plupart de ses propres photos. »

Disparue dans la solitude et l’anonymat, Vivian Maier, Américaine d’origine française, a arpenté inlassablement les rues de New York et de Chicago pour photographier, avec une profonde sensibilité, les plus démunis, les marginaux, ceux qui, comme elle, ont été oubliés par le rêve américain.

Dix ans après sa mort, Gaëlle Josse nous livre le roman d’une vie, un portrait d’une rare empathie, d’une rare acuité sur ce destin troublant, hors norme, dont la gloire est désormais aussi éclatante que sa vie fut obscure.

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Photo de rue de Vivian Maier

Mon avis

Gaëlle Josse tente ici de reconstituer avec objectivité le parcours de vie de la photographe Vivian Maier, en remontant assez loin dans ses origines puisque elle s’intéresse aussi aux deux générations précédentes, celle des grands parents et celle des parents. Une ascendance française du côté maternel, à laquelle Vivian semble rester attachée durant plusieurs décennies car elle fait plusieurs fois le voyage et reste en contact avec la partie française de sa famille. Une enfance et une adolescence qui m’ont paru très difficiles et socialement agitées : un père violent, une mère mythomane, un frère délinquant. Une amie de sa grand-mère était une photographe de renom et c’est probablement grâce à elle que Vivian apprend dès son jeune âge les techniques de cet art.
Gaëlle Josse nous dépeint Vivian Maier comme une femme très indépendante et qui ne cherchait pas à faire reconnaître son talent, bien qu’elle ait eu conscience de la grande qualité de son travail. L’écrivaine parle à son propos d’effacement et elle explique ce refus de montrer ses photos par un sentiment de dignité. Elle aurait eu trop d’amour propre pour soumettre ses œuvres au jugement de spécialistes plus ou moins bienveillants et qui lui auraient fait sentir qu’elle n’était qu’une petite bonne d’enfants insignifiante.
Un destin que j’ai trouvé triste et qui nous rappelle le très grand écart qui peut exister entre le talent artistique et la réussite sociale. Mais ce livre nous montre aussi que l’on peut pratiquer un art uniquement pour soi même, avec la plus grande exigence, et sans chercher forcément une récompense ou une justification à travers le regard d’autrui. Une voie difficile et solitaire, choisie par Vivian Maier, et qui suscite au minimum le respect, pour ne pas dire l’admiration.
Dans la dernière partie du livre Gaëlle Josse nous explique quelle a été sa démarche en écrivant sur Vivian Maier, les écueils qu’elle voulait éviter et les raisons de l’intérêt qu’elle porte à cette photographe et j’ai particulièrement apprécié ce chapitre où la subjectivité de l’écrivaine entre pleinement en ligne de compte.
Un beau livre, à l’écriture agréable et à la sensibilité assez fine !

Un Extrait Page 114

À partir de cette époque, Vivian apparaît avec plus de netteté, telle une mise au point qui se précise. Les témoignages font place aux traces biographiques, généalogiques, et aux hypothèses. Au fil des années, elle nous offre son visage, sa silhouette, son regard, dans d’innombrables et énigmatiques autoportraits, d’une époustouflante maîtrise graphique, sans complaisance aucune vis-à-vis d’elle-même, dans des cadrages et des mises en situation particulièrement élaborés.
Elle y paraît bien davantage comme sujet d’étude, comme matériau disponible que centrée dans une démarche narcissique. Nul beau miroir où se voir la plus belle. Un mystère, ces portraits, qui à eux seuls constituent une œuvre, témoins d’une présence au monde, traces, signes de passage.

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J’ai lu ce livre dans le cadre de mon Printemps des Artistes d’avril 2023, avec le thème de la photographie.

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