Quatre Nouvelles de Pétersbourg de Nicolas Gogol

Couverture chez Actes Sud (Babel)

Comme j’avais déjà lu, l’année dernière, avec grand plaisir Les Soirées du hameau de Nicolas Gogol, j’ai eu envie de plonger, cette année, dans quelques unes des Nouvelles de Pétersbourg de ce même écrivain.
Je vous présente aujourd’hui quatre d’entre elles : La Perspective Nevski, Le Nez, Le Manteau, Les Carnets d’un fou.

Si vous souhaitez lire ma chronique de l’année dernière sur Les Soirées du hameau, vous pouvez retrouver l’article en cliquant ici !

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Actes Sud (Babel)
Première date de publication : 1842
Traduit du russe par André Markowicz
Nombre de Pages : 376 (+30 pages de Postface)

Présentation de Trois de ces Nouvelles :

La Perspective Nevski (58 pages) :

Les premières pages de cette nouvelle nous décrivent la Perspective Nevski – la rue la plus importante et la plus célèbre de Saint-Pétersbourg – telle qu’elle apparaît aux différentes heures du jour, avec des populations bien particulière selon les moments. A l’aube, c’est une fréquentation de mendiants, puis d’ouvriers, puis d’écoliers, etc. Il semble que toutes les classes de la société, des plus misérables aux plus huppées, défilent tour à tour sur la Perspective Nevski.
Puis la nuit arrive et nous nous attachons plus particulièrement au sort de deux promeneurs : Piskariov, un jeune peintre idéaliste, et Pirogov, un lieutenant. Chacun croise une jeune femme et va entreprendre de la suivre. Piskariov, le sentimental, va ainsi s’éprendre d’une très belle prostituée. Et Pirogov, qui serait plutôt un libertin, va faire la cour à une femme mariée assez idiote. (…)

Le Nez (44 pages) :

Un matin, le barbier pétersbourgeois, Ivan Iakovlevitch, s’aperçoit qu’il y a un nez dans le pain de son petit-déjeuner. Sa femme lui commande d’aller se débarrasser de ce nez, soupçonnant son mari de l’avoir coupé par inadvertance à l’un de ses clients. Mais le barbier est sans cesse dérangé, dans les différents coins de la ville, dès qu’il essaye de jeter cet appendice… jusqu’au moment où il est arrêté par un gendarme.
Parallèlement, un autre Pétersbourgeois, l’assesseur de collège Kovaliov découvre, en se levant le matin, que son visage est plat et lisse comme une crêpe : il a perdu son nez ! Cela tombe mal car il avait justement des projets de mariage avec une jeune fille de la meilleure société. Kovaliov décide de passer une annonce dans le journal pour retrouver son nez mais le garçon du journal refuse sa demande incongrue. Un peu plus tard, l’assesseur de collège croise dans une église son nez qui a été élevé à la dignité de conseiller d’Etat et qui porte un superbe uniforme, brodé d’or. Mais, bientôt, la police vient rapporter à Kovaliov son nez qui a été arrêté. Le seul problème c’est qu’il s’avère impossible de le remettre à sa place. (…)

Le Manteau (52 pages) :

Akaki Akakievitch Bachmatchkine, le héros de cette nouvelle, est un petit fonctionnaire, au caractère effacé, qui est employé dans un bureau à faire des copies de documents. Son allure peu soignée et son air distrait en font la risée de ses collègues, qui n’hésitent pas à le brimer, à le vexer. Un jour Akaki Akakievitch s’aperçoit que son manteau est très usé, et il va l’apporter chez le tailleur pour une réparation. Mais le tailleur refuse : le manteau est en trop mauvais état, il faut en acheter un autre. Comme Akaki Akakievitch a des moyens modestes et qu’un nouveau manteau coûte très cher, il commence à économiser, kopek après kopek. Finalement, il parvient à acquérir l’objet de ses désirs. Et ses collègues décident de faire une grande fête, un soir, pour célébrer cette acquisition. Mais, au sortir de cette fête, en rentrant chez lui, Akaki Akakievitch se fait voler son nouveau manteau dans les rues sombres de Saint-Pétersbourg. Pour la première fois de sa vie, le malheureux se révolte contre le sort et entame des démarches pour récupérer son cher manteau. Malheureusement, un « personnage considérable et important » auquel il demande secours s’en prend violemment à lui afin d’impressionner une connaissance qui lui rendait visite. C’est le coup de grâce pour Akaki, qui meurt de froid quelques jours plus tard. C’est alors que commencent à se produire des événements inexplicables. (…)

(Sources de toutes ces présentations : moi et Wikipédia)

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Mon avis en bref

Ce sont quatre nouvelles dans lesquelles on retrouve, de l’une à l’autre, quelques motifs récurrents. Par exemple, il est question de nez, de façon épisodique, dans plusieurs d’entre elles. Il faut remarquer également qu’il est souvent question de petits fonctionnaires qui ne sont pas très heureux dans leur travail et qui s’interrogent parfois sur le bien fondé de leur hiérarchie, sur leur possible avancement ou sur leur place parmi leurs collègues. Ainsi le héros des Carnets d’un fou conteste le pouvoir de ses chefs et se sent au même niveau qu’eux – voire carrément au-dessus quand il finit par se prendre pour le roi d’Espagne ! Quant au héros du Manteau, qui est au contraire un homme effacé et en butte aux vexations de ses collègues, on peut dire que son nouveau manteau, si chèrement acquis, symbolise la dignité et l’honneur retrouvés. Car c’est pour ce vêtement qu’il est soudain prêt à relever la tête et à se battre. On peut remarquer que le héros du Nez a quant à lui « perdu la face » et qu’il n’a plus « le bon profil » pour mener à bien ses ambitions. Car, en perdant son nez, il se rend compte que ses beaux projets de mariage tombent à l’eau du même coup. Et c’est tout son prestige social qui semblait tenir dans son appendice nasal, organe de l’olfaction et peut-être du flair des bonnes opportunités de la vie. Ce n’est d’ailleurs pas si absurde que cela, à la réflexion, de retrouver ensuite ce nez sous les apparences d’un conseiller d’Etat et vêtu d’or ! J’ai vu, là encore, tout un symbolisme autour des notions d’ambition, d’ascension sociale, de dignité, ou des masques sociaux que nous sommes amenés à afficher dans nos vies et qui peuvent de temps en temps nous trahir.
Un magnifique recueil de nouvelles – à la fois profond et facétieux – qui séduira assurément les amateurs de classiques russes !

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Un Extrait de « La Perspective Nevski » Pages 62-63
(avant-dernière page de la nouvelle)

« Quelle merveille que notre monde ! me disais-je avant-hier, me promenant sur la Perspective Nevski et repensant à ces deux aventures. Comme le destin se joue de nous d’une façon étrange, mystérieuse ! Obtenons-nous un jour ce que nous désirons ? Atteignons-nous un jour ce vers quoi, semblait-il, nous avions bandé toutes nos forces ? Tout se passe à rebours. À l’un, le destin donne une paire de chevaux splendides, et il s’en sert en restant insensible à leur beauté – alors que l’autre, dont tout le cœur brûle de passion chevaline, fait de la marche à pied et se contente de claquer la langue quand un coursier passe devant lui. Un tel possède un cuisinier hors pair, mais, par malheur, une bouche si petite qu’il ne peut pas y faire entrer, quoi qu’on y fasse, plus de deux petites bouchées ; l’autre a une bouche grande comme l’arche de l’entrée du Grand État-Major, mais, las ! Il doit se contenter d’un pauvre repas allemand de pommes de terre. Comme notre destin se joue étrangement de nous ! « 

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Un Extrait du « Nez » page 95

L’assesseur de collège, après le départ de l’inspecteur, resta quelques minutes dans un état indéfini et eut beaucoup de mal, au bout de quelques minutes, à retrouver sa faculté de voir et de sentir ; tellement cette joie inattendue l’avait plongé dans un état second. Il prit délicatement son nez retrouvé dans le creux de ses deux mains, et le scruta, une nouvelle fois, de toute son attention.
– Oui, c’est lui, c’est bien ! dit le major Kovaliov. Voilà même le petit bouton sur le côté gauche qui avait surgi hier.
Le major faillit en rire de joie.
Mais rien n’est durable en ce monde, et c’est pourquoi la joie n’est plus aussi vivace la minute d’après ; une troisième minute, et elle devient encore plus faible et elle finit par se fondre dans l’état habituel de votre âme, comme un rond dans l’eau, issu de la chute d’un caillou, finit par se confondre dans la surface lisse. Kovaliov s’était mis à réfléchir et avait compris que l’affaire n’était pas encore réglée : le nez était retrouvé, mais il fallait le fixer, le réinstaller à sa place.
– Et s’il ne se refixait pas ?
A cette question, qu’il s’était faite à lui-même, le major blêmit.
(…)

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Un Extrait des Carnets d’un fou Page 301

86 martobre.
Entre le jour et la nuit.

Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de notre huissier pour que je me rende au bureau, du fait qu’il y a déjà plus de trois semaines que je n’occupe plus ma fonction. Pour plaisanter, je me suis rendu au bureau. Le chef de bureau pensait que je m’inclinerais devant lui et que je chercherais à m’excuser, mais j’ai posé sur lui un regard indifférent, sans trop de colère, sans trop de bénévolence, et je me suis assis à ma place, comme si je ne remarquais personne. Je regardais toute cette canaille du département et je me disais « Et s’ils le savaient, qui ils ont parmi eux… Mon Dieu, ce cirque qu’ils auraient fait, même le chef de bureau se serait mis à me faire des courbettes jusqu’à terre, comme il le fait maintenant devant le directeur. » On a mis des papiers devant moi, pour que j’en fasse des comptes rendus. Je n’ai même pas bougé le petit doigt. Au bout de quelques minutes, tout s’est mis à s’agiter. On disait que c’était le directeur qui arrivait. Plein de fonctionnaires se sont précipités, en se bousculant, juste pour se montrer. Je n’ai pas bougé. Quand il a traversé tout notre service, ils ont tous boutonné tous les boutons de leur frac ; moi – rien ! Et alors, un directeur ? que je me lève devant lui ? – jamais ! C’est un directeur, lui ? Ce n’est pas un directeur, c’est un bouchon. Un bouchon ordinaire, un bouchon simple, rien d’autre. De ceux qui servent à boucher les bouteilles. (…)

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Le compositeur Chostakovitch (1906-1975) a composé en 1927-28 un opéra à partir du Nez de Gogol, précisément intitulé Le Nez et je vous renvoie au superbe article de Jean-Louis sur son blog Tout l’opéra ou presque : à consulter en suivant ce lien !

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Logo du défi

« Sur l’Adamant » de Nicolas Philibert

Affiche du film

D’habitude, je consacre le mois d’octobre au thème de la maladie psychique. Cette année, ce ne sera pas vraiment le cas, mais je tenais cependant à raviver cette coutume avec au moins un article.
En avril 2023, à sa sortie en salles, j’ai pu voir ce documentaire de Nicolas Philibert à propos d’un hôpital de jour (psychiatrique) – un film qui a obtenu l’Ours d’Or à la 73è Berlinale.

A propos du cinéaste

Nicolas Philibert, né en 1951, est célèbre pour avoir réalisé en 2002 un autre documentaire « Etre et avoir », sur le quotidien d’une école primaire de village, qui a obtenu de nombreuses distinctions et un grand succès à travers le monde. Il avait déjà réalisé en 1997 un documentaire dans un cadre psychiatrique « La Moindre des choses ». D’autres films ont marqué sa carrière : Le Pays des sourds (1992), Nénette (2010), La Maison de la radio (2012).

Note Pratique

Genre : Documentaire
Date de sortie en salles (France) : 19 avril 2023
Distinction : Ours d’Or à Berlin
Durée : 109 minutes

Présentation du film

À l’Adamant, centre de jour situé quai de la Rapée dans le 12e arrondissement de Paris, on accueille sur une péniche des adultes souffrant de troubles psychiques. On y pratique la psychiatrie institutionnelle : tournant le dos aux pratiques d’enfermement, cette approche s’appuie sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. Patients et soignants sont filmés pendant sept mois.
(Source : Wikipédia)

Mon Avis

J’ai été un peu étonnée que cet hôpital de jour nous soit présenté comme une exception, un havre de paix où les patients s’ébattent en liberté, comme si l’incarcération était la règle partout ailleurs. En réalité, la psychiatrie institutionnelle a toujours fonctionné avec des règles d’enfermement plus ou moins strictes (quand les patients sont en crise), alternant avec des règles de liberté plus ou moins souples, voire totalement souples (quand les patients sont stabilisés), donc je ne comprends pas bien ce que le cinéaste entend nous montrer de tellement exceptionnel – à part que ce lieu est établi sur un bateau, ce qui est un cadre effectivement insolite. Ici, nous voyons donc des patients plus ou moins stabilisés, calmes, sous traitement, et c’est très logique et très normal qu’ils soient libres de leurs allers et venues…
Pendant la séance, je me disais parfois que le but de Nicolas Philibert était de sensibiliser le grand public aux problèmes psychiatriques, d’améliorer l’image des fous dans la conscience des gens, et de casser certains préjugés tenaces à leur sujet, en montrant la fragilité, la gentillesse, les talents artistiques et l’humanité des malades psychiques – ce qui rompt radicalement avec les poncifs de dangerosité et de brutalité que l’on constate en général dans les médias.
Ce désir de montrer une image lénifiante de la folie part certainement d’un bon sentiment et d’un désir louable de sortir les fous de leurs ornières, mais j’ai trouvé parfois un excès de bons sentiments et une approche de la folie qui n’approfondit pas trop les sujets. Ainsi, certaines questions auraient pu être posées à ces patients – en particulier : « quelle est leur situation sociale, familiale, de quoi vivent-ils, que font-ils de leur existence quand ils quittent cet hôpital de jour, quels sont leurs buts ou projets, est-ce la solitude qui les pousse à venir là, trouvent-ils du plaisir à y venir ou est-ce par pur désœuvrement, est-ce qu’ils s’ennuient, est-ce qu’ils vivent en couple, jusqu’à quel point la folie les empêche de vivre, etc, etc…
J’ai trouvé, néanmoins, que ce documentaire avait le mérite de nous interroger sur les limites ténues entre folie et normalité : devant deux de ces patients, nous avons bien conscience de leur basculement dans l’irrationnel et le bizarre, et devant certains autres nous ne percevons pas de notable anomalie ou incohérence.
Un film intéressant, qui porte un regard humaniste et bienveillant sur la maladie psychique, mais qui reste un peu trop consensuel, en évitant les questions dérangeantes ou, en tout cas, les approfondissements plus précis.

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« Tar » de Todd Field

Affiche du film

Les critiques ayant été quasiment unanimes à saluer les grandes qualités de « Tar », je suis allée le voir avec confiance, persuadée d’assister à un spectacle intéressant et de bonne tenue. Je n’avais encore jamais vu de film de ce réalisateur, dont le nom ne m’évoquait pas grand-chose, mais j’ai toujours apprécié le jeu de Cate Blanchett et sa seule présence dans le casting était pour moi un gage de qualité, a priori.

J’ai vu « Tar » dans le cadre de mon Mois sur l’Amérique, qui se termine aujourd’hui, mais il aurait pu figurer aussi bien dans le « Printemps des Artistes »…

Note Pratique sur le Film

Genre : Drame psychologique
Nationalité : Américain
Date de sortie en salles : 2022 aux Etats-Unis – février 2023 en France
Actrices : Cate Blanchett (Linda Tar), Noémie Merlant (Francesca Lentini, l’assistante de Tar), Nina Hoss (Sharon Goodnow, l’épouse de Tar), Sophie Kauer (Olga Melkina, la violoncelliste russe)
Durée : 2h37

Résumé du début de l’histoire

L’histoire se déroule dans le milieu de la musique classique. Lydia Tar est une des plus brillantes cheffes d’orchestre de sa génération. Elle dirige le très prestigieux Philharmonique de Berlin avec fermeté et autorité. Elle donne des cours de musique à des étudiants. Bien sûr, elle accorde des interviews aux médias les plus en vue et de plus grande qualité. Elle va bientôt sortir un livre autobiographique pour montrer l’exemplarité de sa réussite auprès d’un vaste public. Elle forme un couple solide et heureux avec son épouse violoniste et toutes les deux élèvent leur petite fille. Mais ce parcours trop parfait ne va pas tarder à se fissurer et les failles vont devenir de plus en plus apparentes. Peu à peu, tout se dégrade et se délite dans sa vie.

Mon Avis

La première partie du film est principalement occupée par des conversations au sujet de la musique et des éléments biographiques de grands musiciens célèbres des 19è et 20è siècles. Nous avons d’abord une longue interview de Lydia Tar par un journaliste. Puis, de nouveau, une très longue discussion en face-à-face, au restaurant, avec l’un de ses collègues musiciens, toujours sur des thèmes musicaux. Cette mise en place des premiers éléments de l’intrigue m’a paru poussive, laborieuse et très statique. Beaucoup de ces paroles ne rajoutent rien à l’histoire et ne nous éclairent pas tellement sur les personnages. Par contre, ce qu’on comprend assez vite et qui est bien souligné plusieurs fois, c’est que Lydia Tar n’est pas une partisane de la cancel culture, que le féminisme n’est pas son cheval de bataille favori. Elle aime les compositeurs masculins des époques classique, baroque et romantique, et elle continue à les jouer même s’ils ont eu des comportements sexistes.
Ensuite, nous commençons à comprendre que Lydia Tar est une cheffe ultra-autoritaire, que ses méthodes de sélection de ses musiciennes se basent essentiellement sur la séduction et la beauté physique de la personne, qu’elle pratique sans cesse l’abus de pouvoir et la manipulation de ses collègues.
Parallèlement à ce système peu reluisant, des phénomènes étranges, inexplicables et angoissants commencent à se produire autour de l’héroïne, et nous semblons nous orienter, au travers de plusieurs scènes sporadiques, vers des moments d’effroi, comme si nous allions basculer peu à peu vers un thriller ou un film d’épouvante. Heureusement, on évite cet écueil – de justesse.
J’ai trouvé que nous étions souvent dans une atmosphère de cauchemar, assez glauque, déplaisante, avec des images laides, une lumière terne, mate, qui oscille entre le grisâtre et le verdâtre. La seule scène romantique un peu touchante entre les deux femmes est abondamment arrosée d’une horrible lumière, d’un rose criard, qui fait mal aux yeux.
Je ne suis pas certaine d’avoir vraiment compris ce que le réalisateur souhaitait prouver ou dénoncer avec cette histoire. Peut-être qu’il cherche à démontrer que le milieu de la musique classique est sans foi ni loi, complètement pourri, et que « les hommes blancs cisgenres » ne sont pas les seuls à être très méchants puisque les femmes homosexuelles ne valent pas mieux qu’eux ? Chacun fera ses propres hypothèses.
L’aspect très remarquable de ce film c’est le jeu des actrices, elles sont vraiment époustouflantes de justesse et de naturel. On a même l’impression par moments que le scenario a été entièrement conçu pour donner à Cate Blanchett l’occasion d’exposer toute la gamme de ses talents et de ses états émotionnels, de la douceur à la violence, de la frayeur au dégoût et de la joie au désespoir.
Ce n’est donc pas, selon moi, un film réussi ou plaisant à regarder. Je n’ai pas tellement apprécié la musique, qui est jouée avec brutalité et sans nuances – D’ailleurs Cate Blanchett a des attitudes de boxeuse quand elle dirige son orchestre.
A voir à la rigueur pour les performances d’actrices mais sinon ce n’est pas terrible.


Une image du film, Cate Blanchett

Une Interview parue récemment dans Actualitté

Couverture chez Rafael de Surtis

L’écrivain et éditeur Etienne Ruhaud m’a fait l’honneur et le plaisir de m’interviewer pour le site d’actualités littéraires « Actualitté« , au sujet de mon recueil poétique La Portée de l’Ombre, paru aux éditions Rafael de Surtis.
Merci à lui pour cette invitation et pour ses questions !

Vous pouvez lire cette interview sur Actualitté en cliquant sur ce lien ici.


Trois Poèmes à Chieko de Kôtarô TAKAMURA

Couverture du livre

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux
Date de Publication en français : 2021
Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit
Nombre de Pages : 170

Extrait de la Quatrième de Couverture

TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.

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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko

Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel.
Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.

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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko.
En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard.
En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932.
En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.

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(Page 57)

A une femme de banlieue


Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole,
mon amour.
La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée.
Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Tu n’es que sincérité d’enfant,
tellement pure et transparente que
tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur,
et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi.
Tu es vraiment le juge suprême.
Parmi toutes les images salies de moi,
avec ta sincérité d’enfant
tu as découvert mon moi noble.
Ce que tu as découvert, je ne le connais pas.
Quand je te considère comme mon juge suprême,
alors mon cœur se réjouit de toi
et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse
du moi que je ne connais pas moi-même.
C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée.
C’est une nuit silencieuse.
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole.
Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre,
il baigne ta peau pure en toutes ses parties.
Même si mon cœur, suivant ton mouvement,
bondit danse s’envole,
il n’oublie jamais de te protéger,
mon amour.
C’est une source de vie inouïe.
Alors dors paisiblement.
C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors
maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Dors comme une enfant.

Novembre 1912

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(Page 115)

Chieko est inestimable

Chieko voit ce qui ne se voit pas,
elle entend ce qui ne s’entend pas.

Chieko va où nul ne peut aller,
elle fait ce que nul ne peut faire.

Chieko ne voit pas mon moi corporel,
elle brûle pour le moi qui est derrière moi.

Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur,
elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.

J’entends sa voix m’appeler sans cesse,
mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.

Juillet 1937

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(Page 137)

Chieko à l’état élémentaire


Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire.
Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes.
Pourtant, Chieko existe.
Chieko est en ma chair.
Chieko adhère à moi,
elle met le feu follet à mes cellules,
joue avec moi,
frappe sur moi,
et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse.
L’esprit est un autre nom du corps.
En étant dans ma chair
Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit.
Chieko est mon juge suprême.
Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare,
et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai.
Chieko bondit joyeusement,
elle parcourt et environne tout mon être.
Chieko à l’état élémentaire
est toujours en ma chair, et me sourit.

Octobre 1949

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Des Poèmes de Domi Bergougnoux

Couverture chez Al Manar

Dans le cadre de mon Mois thématique sur la Maladie psychique (en fait réduit à trois semaines) je vous présente ce recueil de la poète Domi Bergougnoux La Craquelure, publié chez Al Manar en septembre 2021.
La poète évoque la maladie psychique de son fils dans des textes très expressifs où les détails du corps du jeune homme et ses attitudes angoissées sont observés avec acuité et compassion. A travers son regard de compréhension douloureuse, la poète exprime à la fois la souffrance de son fils et la sienne propre, se faisant mutuellement écho..

Note sur la Poète

Domi Bergougnoux a publié des textes dans de nombreuses revues et blogs de poésie : Lichen, Le Capital des mots, 17 secondes, Poésie première, Recours au Poème, l’Ardent Pays, Possibles. Deux recueils : Où sont les pas dansants ? en 2017 et Dans la tempe du jour en 2020 aux Editions Alcyone.

Quatrième de Couverture

Domi Bergougnoux écrit la souffrance, celle du fils et celle de la mère. L’amour s-y entend comme un cri qui serait murmuré, se dessine en rythmes, en images, en musique. Si l’on devait donner une couleur aux poèmes de Domi Bergougnoux ce serait le bleu, comme le blues, mais aussi comme l’horizon, cette espérance au loin.

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Page 17

Homme ébloui

Il a résisté à l’invasion des rumeurs sous son crâne
il a émoussé le tranchant froid des jours

Sur son chemin jalonné de chutes
il a joué avec la mort
au plus vif
au plus intense de son âme
il a lancé des prières et des reproches
à Dieu et à la lune

Il cache son secret
sous des oripeaux d’orgueil
il ouvre un tiroir plein de chagrins
il regarde un ciel découpé
à la fenêtre close

Sa tête
toujours trop vide ou trop pleine
ses yeux
trop fixes ou trop brillants
ses mains
maculées de cendres et de brûlures
il porte son blouson même par grand soleil
une sueur âcre imprègne son armure de cuir

Il se débat chaque matin
dans un halo de silence et de voix

Quand donc viendra l’amour
pour son cœur
illuminé
cerné de doute

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Page 52

Fou ?

Il était fou
peut-être
mais les autres ?

Marionnettes asservies
yeux recouverts
une taie opaque
les empêchait de voir
le gouffre du réel
s’ouvrir
sous leurs pieds
standardisés
normés
calibrés

Lui le fou avançait à pas de côté
à pas glissés chassés dansés
et ses pas de géant
traversaient les abîmes

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Des Poèmes d’Anne Sexton

Couverture aux éditions des Femmes

La poète Cécile Guivarch, qui anime également le site Terre à Ciel, m’a prêté ce magnifique livre de la poète américaine Anne Sexton (1928-1974) qui vient de paraître aux éditions des Femmes en 2022 dans une traduction de Sabine Huynh.
Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique, je vous propose deux de ses poèmes où il est question de ses hospitalisations psychiatriques et de ses épisodes dépressifs.

Note sur la Poète

Née en 1928, Anne Sexton, de son vrai nom Anne Gray Harvey, souffre de dépression dès 1954 et fait ensuite plusieurs rechutes. C’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle commence à écrire de la poésie, à l’occasion d’ateliers d’écriture. En 1948, elle s’était mariée avec Alfred Muller Sexton, avec qui elle aura deux filles, et dont elle divorcera au début des années 70. Ses recueils poétiques remportent du succès, en particulier « Live or die » (« Tu vis ou tu meurs ») qui reçoit le Prix Pullitzer en 1967. Elle a été l’amie de la poète Sylvia Plath. Elle est la représentante principale de la poésie confessionnaliste et a fait entrer dans le champ poétique des sujets typiquement féminins, qui étaient tabous jusque-là, en littérature et dans la société.
Anne Sexton s’est suicidée en octobre 1974, à l’âge de 45 ans.

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Page 103

BERCEUSE

C’est un soir d’été.
Les phalènes jaunes s’écrasent
contre les moustiquaires fermées
et les rideaux ternes
adhèrent au rebord de la fenêtre,
depuis un autre immeuble
une chèvre appelle dans ses rêves.
C’est la salle de télévision
de la meilleure aile de l’asile.
L’infirmière de nuit distribue
les pilules du soir.
Deux gommes amortissent ses pas
la portant vers chacune de nous.

Mon somnifère est blanc.
C’est une perle splendide ;
elle me fait flotter hors de moi,
ma peau piquée m’est aussi étrangère
qu’un coupon de tissu lâche.
Je ne prêterai pas attention au lit.
Je suis du linge sur une étagère.
Que les autres gémissent en secret ;
que toutes les phalènes égarées
rentrent chez elles. Vieille tête de laine,
prends-moi comme une phalène jaune
pendant que la chèvre chante fais
dodo.

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Page 72

A DIT LA POETESSE A SON ANALYSTE

Mon affaire, ce sont les mots. Les mots sont comme des étiquettes,
ou des pièces de monnaie, ou mieux, un essaim d’abeilles.
J’avoue que seules les sources des choses arrivent à me briser ;
comme si les mots étaient comptés telles des abeilles mortes dans le grenier,
détachées de leurs yeux jaunes et de leurs ailes sèches.
Je dois toujours oublier comment un mot est capable d’en choisir
un autre, d’en façonner un autre, jusqu’à ce que j’aie
quelque chose que j’aurais pu dire…
mais sans l’avoir fait.

Votre affaire, c’est de surveiller mes mots. Mais moi
je n’admets rien. Je travaille avec ce que j’ai de mieux, par exemple,
quand je parviens à écrire l’éloge d’une machine à sous,
cette nuit-là dans le Nevada : en racontant comment le jackpot magique
est arrivé alors que trois cloches claquetaient sur l’écran de la chance.
Mais si vous disiez de cette chose qu’elle n’existe pas,
alors je perdrais mes moyens, en me rappelant la drôle de sensation
de mes mains, ridicules et encombrées par tout
l’argent de la crédulité.

**

La Cloche de Détresse de Sylvia Plath

Couverture chez Gallimard

Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022, j’ai lu le très célèbre roman, d’inspiration autobiographique, de Sylvia Plath, où elle relate l’histoire de sa très grave dépression, depuis les tout premiers signes, à peine perceptibles, jusqu’à ses plus graves manifestations et les traitements médicaux dont elle fut la victime sous contrainte.
Il s’agit de l’unique roman écrit par Sylvia Plath, il fut publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas en 1963, à Londres, un mois avant le suicide de son autrice.

Note pratique sur le livre :

Editeur : L’Imaginaire, Gallimard
Première date de publication : 1963
Date de première publication en français : 1972
Traduit de l’anglais (américain) par Michel Persitz
Préface de Colette Audry
Note biographique de Lois Ames
Nombre de pages : 267

Rapide présentation :

Esther Greenwood est une brillante étudiante de dix-neuf ans. Avec onze autres concurrentes, elle vient de gagner un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode féminin. En cette qualité, les jeunes filles sont invitées à New York pour plusieurs semaines mais ce séjour n’est pas vraiment une réussite, bien qu’elles aillent de réceptions en réceptions et de fêtes en fêtes.
De retour dans sa petite ville d’origine, chez sa mère, Esther Greenwood sombre dans une grave dépression et les idées suicidaires l’envahissent de manière permanente. La consultation d’un psychiatre aux méthodes radicales et brutales, loin de la guérir, ne fait qu’aggraver son désespoir et son envie d’en finir.

Mon Avis très subjectif

Comme on peut s’y attendre, ce roman d’inspiration autobiographique reflète une grande souffrance et l’écrivaine décrit des événements particulièrement durs, des épisodes désagréables et parfois sanglants de son existence, des tentatives de suicide, des séances d’électro-chocs, des échecs, des incompréhensions avec ses amies ou avec ses possibles prétendants, des heurts avec sa mère, etc.
Pourtant, au début du livre, on a l’impression que l’héroïne a « tout pour être heureuse », pour reprendre une expression banale et superficielle. Elle est une étudiante brillante, elle vient de remporter un glorieux Prix de Poésie et se trouve invitée à New York pour festoyer, danser, se faire des relations, s’amuser et mener la belle vie, elle est courtisée par un étudiant en médecine séduisant, qui voudrait l’épouser et dont elle est amoureuse depuis plusieurs années… Et pourtant rien ne va.
On sent qu’Esther Greenwood est dégoutée par tout ça. Un dégoût qui trouve son expression littéraire dans la longue scène d’intoxication alimentaire avec le crabe avarié, quand toutes les lauréates du concours n’arrêtent pas de vomir, tombent inanimées et frôlent la mort.
Sylvia Plath aborde souvent le sujet de la condition féminine – particulièrement difficile dans les années 1950-60 aux Etats-Unis, la place des femmes étant principalement à la maison, et leurs libertés se trouvant réduites à l’extrême. Ce manque de liberté et ces perspectives restreintes semblent lui peser énormément car elle a visiblement de l’ambition et elle est consciente de son immense talent.
Certainement, elle avait un grand appétit de vivre, un fort désir d’épanouissement et de très hautes espérances, mais comme la société de son époque ne lui offrait que des opportunités médiocres et lui demandait de renoncer à beaucoup de ses ambitions, elle ne pouvait que se désespérer.
C’est un terrible gâchis, qu’on ait brimé et brisé les femmes de talent durant tant de siècles…
Bien que Sylvia Plath ait écrit ce livre dans une période de maladie, j’ai trouvé qu’elle gardait une lucidité et une acuité très vive – visiblement très consciente de tout ce qui lui arrivait – ce qui parait encore plus triste.
Un livre dur, éprouvant, mais dont l’écriture riche en images et en métaphores m’a paru superbe.


Un Extrait page 176

(…)
Quand les gens se rendraient compte que j’étais folle à lier – et cela ne manquerait pas de se produire malgré les silences de ma mère – ils la persuaderaient de m’enfermer dans un asile où l’on saurait me guérir.
Seulement voilà, mon cas était incurable.
Au drugstore du coin j’avais acheté quelques livres de poche sur la psychologie pathologique. J’avais comparé mes symptômes avec ceux qui étaient décrits dans les livres, et bien entendu, mes symptômes étaient ceux des cas les plus désespérés.
En dehors des journaux à scandales, je ne pouvais lire que des livres de psychologie pathologique. C’était comme si on m’avait laissé une petite faille grâce à laquelle je pouvais tout apprendre sur mon cas pour mieux en finir.
Je me suis demandé après le fiasco de la pendaison s’il ne valait pas mieux abandonner et me remettre entre les mains des docteurs. Mais je me suis souvenue du docteur Gordon et son appareil à électrochocs personnel. Une fois enfermée, ils pourraient m’en faire tout le temps. J’ai pensé aux visites de ma mère et de mes amis qui viendraient me voir jour après jour, espérant que mon état allait s’améliorer. Mais leurs visites s’espaceraient et ils abandonneraient tout espoir. Ils m’oublieraient. (…)

Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa

Affiche du film (1993)

Dans le cadre de ce Mois sur la Maladie psychique, qui commence aujourd’hui, j’ai vu ce film français de Laurence Ferreira Barbosa qui date de 1993, avec Valéria Bruni-Tedeschi, Melvil Poupaud, Claire Laroche, Frédéric Diefenthal, Marc Citti, Berroyer, et toute une excellente troupe d’acteurs.
En fait, j’avais déjà vu ce film à sa sortie et j’en gardais un souvenir flou, mais agréable, donc je l’ai revu ce matin pour me le remettre bien en tête.

Début de l’histoire :

Une jeune femme, Martine (Valeria Bruni-Tedeschi), âgée d’une vingtaine d’années, traverse une période difficile de sa vie. François (Serge Hazanavicius), son compagnon vient de la quitter pour une autre femme (Sandrine Kiberlain), après trois ans de relation. La vie professionnelle de Martine n’est pas très satisfaisante non plus car elle travaille dans une centrale d’appels téléphoniques où elle est supposée vendre des décorations de salles de bains et se fait souvent rabrouer par ses interlocuteurs. Un de ses collègues, très gentil, (Frédéric Diefenthal) est amoureux d’elle sans qu’elle lui prête beaucoup d’attention, malgré une nuit passée ensemble. Un soir, Martine se cogne le crâne, de manière délibérée et avec violence, contre une vitrine de magasin et, après un moment d’inconscience, elle devient partiellement et temporairement amnésique. La police l’amène dans un hôpital psychiatrique où elle va faire connaissance avec un certain nombre de psychotiques qui ont tous des problèmes réels et imaginaires, et qu’elle va essayer d’aider et de soutenir moralement. (…)

Mon avis :

C’est un film qui porte un regard affectueux et tendre sur les malades psychotiques, dont les bizarreries peuvent parfois porter à sourire, car elles semblent saugrenues, et qui sont, à d’autres moments, très émouvantes car révélatrices de grandes souffrances intérieures. A travers cette petite dizaine de portraits de « fous » nous avons une image assez sympathique et empathique de la folie et on sent que la réalisatrice cherche à réhabiliter la vision du psychotique, à rompre totalement avec les figures à la Norman Bates et autres monstres sanguinaires dont a toujours raffolé le cinéma américain, entre autres.
En même temps, un certain réalisme semble guider le scénario et plusieurs situations paraissent véritablement inspirées par des scènes vécues ou des personnages rencontrés dans des asiles, et ce sens du réel reste assez frappant, encore de nos jours, alors que le film date de presque trente ans.
L’héroïne, jouée par Valéria Bruni-Tedeschi, est supposée être un cas psychologique moins grave que les autres, dans le sens où elle n’est pas enfermée, elle sort de l’hôpital au gré de ses envies, mais son attitude altruiste nous paraît souvent déplacée et exagérée. Très exaltée, émotive, et n’ayant que le mot « amour » à la bouche, elle veut faire le bonheur des autres patients, que ça leur plaise ou non et souvent contre leur volonté, et ne parvient finalement qu’à semer le désordre et l’embarras autour d’elle. D’ailleurs, le personnage de Germain (Melvil Poupaud) la traite à un moment de dictateur, ce qui est assez bien vu, même si son autoritarisme provient d’une générosité mal canalisée.
Peut-être que l’héroïne, ayant du mal à trouver des raisons de vivre et traversant, comme elle le dit, une crise existentielle, découvre dans cet univers psychotique et dans la souffrance d’autrui une justification à son existence et une échappatoire à ses propres soucis.
Un film qui m’a plu, dans l’ensemble, grâce à son acuité psychologique, quelques moments d’humour, une histoire assez prenante et des portraits qui ne tombent jamais dans la caricature.

**

Moon Palace de Paul Auster : Lecture Commune pour Goran

Couverture chez Actes Sud

En ce 15 septembre, date anniversaire de la création du blog de Goran, notre ami très regretté, homme de cœur et de culture, nous sommes plusieurs à vouloir lui rendre hommage par une Lecture Commune.
Comme Paul Auster était l’un des écrivains favoris de Goran – Moon Palace et La Trilogie New-Yorkaise faisaient partie de son TOP100 – cette Lecture Commune s’organise autour de ce célèbre écrivain américain contemporain.

J’ai choisi de chroniquer aujourd’hui « Moon Palace », un roman qui m’a passionnée et captivée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir découvert grâce à Goran, comme s’il me l’avait conseillé de vive voix.

Note pratique sur ce livre

Genre : roman
Editeur : Babel – Actes sud
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf
Date de parution originale en français : 1990. En anglais : 1989
Nombre de pages : 468

Résumé du début de l’histoire

Marco Stanley Fogg, le jeune héros de cette histoire, est un étudiant orphelin, dont l’oncle Victor vient de mourir en lui léguant quelques milliers de dollars et, surtout, un grand nombre de caisses de livres de genres variés. Notre jeune héros décide de vivre – ou plutôt de survivre – avec les seuls fruits de cet héritage, qu’il va dépenser petit à petit jusqu’à épuisement total, et donc jusqu’à sa propre ruine. A l’issue de ce lent appauvrissement, de ce dépouillement inéluctable, il n’a plus de quoi payer son loyer et va sans doute finir à la rue. (…)

Mon avis

Ce roman possède un souffle et une envergure tout à fait magnifiques, on est embarqué du début à la fin dans une suite d’aventures haletantes où le suspense ne se relâche à aucun moment. Certaines choses nous paraissent parfois un peu invraisemblables mais, au lieu de nous faire décrocher ou de nous semer en cours de route, elles nous rendent encore plus curieux de savoir le fin mot de l’histoire et le suspense se trouve renforcé et non pas du tout amoindri, ce qui montre bien le talent de l’écrivain à jouer avec nos incertitudes et avec notre imaginaire.
Un thème important de ce livre me semble être celui de la paternité : chacun est tour à tour le fils ou le père, chacun se pose la question de la paternité pour lui-même ou pour son géniteur, une paternité qui reste souvent lointaine et cachée, longue à se faire connaître.
Le jeune héros, M. S. Fogg, est un personnage dont l’identité reste floue, mal définie, instable, et ce n’est pas un hasard si son nom signifie « brouillard ». Il est dans une telle fragilité intérieure qu’il se laisse aller jusqu’à devenir clochard, et, à cause de cette misère, il échappe de peu à la mort. Il ne connaît pas son père et il a l’impression d’être satisfait de cette ignorance mais on s’aperçoit au fur et à mesure que c’est la question cruciale de son existence, la seule qui puisse le délivrer de son mal-être.
J’ai apprécié qu’il y ait dans ce roman plusieurs histoires imbriquées les unes dans les autres, dont certaines sont présentées comme douteuses ou fantaisistes mais où l’on croit déceler des traces de vérités plus ou moins déformées ou des fantasmes révélateurs de la psychologie du personnage qui les a inventés, ce qui les rend encore plus intéressants que s’ils étaient cent pour cent véridiques.
Ce roman nous fait également voyager à travers les Etats-Unis, dans plusieurs quartiers de New-York et dans les canyons de l’Utah, dans les déserts et les grands espaces, parmi les Indiens et les mythes américains.
La figure tutélaire de la lune nous poursuit tout au long du livre, qu’elle se présente sous la forme d’une enseigne lumineuse de restaurant chinois new-yorkais (« Moon Palace ») ou qu’elle soit la planète d’origine d’une tribu légendaire, nommée « les Humains », ou qu’elle éclaire le centre d’un tableau particulièrement important pour l’un des personnages, et dans de nombreuses autres circonstances. Et, comme cette histoire se déroule dans la deuxième moitié des années soixante, le jeune héros assiste également, par média interposé, au premier voyage dans la lune de Neil Armstrong et de ses collègues astronautes.
Un très beau roman, que j’ai lu en pensant souvent à Goran : à certains passages, j’imaginais ce qui lui avait particulièrement plu ou ce qui l’avait amusé, ému, et il me semblait comprendre et retrouver les réactions qu’il avait pu avoir, en les ressentant à mon tour.
Pour toutes ces raisons, ce furent des beaux et des grands moments de lecture, et ce roman restera pour moi un souvenir très particulier et formidable.

Un Extrait page 335

(…)
– Tu es un rêveur, mon petit, me dit-il. Ton esprit est dans la lune et, à en juger sur les apparences, il ne sera jamais ailleurs. Tu n’as aucune ambition, l’argent ne t’intéresse pas, et tu es trop philosophe pour avoir du goût pour l’art. Que vais-je faire de toi ? Tu as besoin de quelqu’un qui s’occupe de toi, qui veille à ce que tu aies le ventre plein et un peu d’argent en poche. Moi parti, tu vas te retrouver au point où tu en étais.
– J’ai des projets, affirmai-je, espérant par ce mensonge le détourner de ce sujet. L’hiver dernier, j’ai envoyé une demande d’inscription à l’école de bibliothécaires de Columbia, et ils m’ont accepté. Je pensais vous en avoir parlé. Les cours commencent à l’automne.
– Et comment paieras-tu ces cours ?
– On m’a accordé une bourse générale, plus une allocation pour les dépenses courantes. C’est une offre intéressante, une chance formidable. Le programme dure deux ans, et ensuite j’aurai toujours un gagne-pain.
– Je te vois mal en bibliothécaire, Fogg.
– Un peu étrange, je l’admets, mais je pense que ça pourrait me convenir. Les bibliothèques ne sont pas le monde réel, après tout. Ce sont des lieux à part, des sanctuaires de la pensée pure. Comme ça je pourrai continuer à vivre dans la lune pour le restant de mes jours. »