« Lettres à son frère Théo » de Vincent Van Gogh

Mon ami poète Denis Hamel m’avait conseillé depuis déjà quelques années ces lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo. J’ai finalement proposé ce livre à mon cercle de lecture et c’est dans ce cadre stimulant et motivant que j’ai pu me décider à le lire. J’en ai été tout à fait éblouie et émue, découvrant le grand talent littéraire de Vincent Van Gogh, en même temps que sa personnalité attachante, complexe et d’un courage assez admirable!

Cette lecture prend place, bien sûr, dans Le Printemps des artistes.

Et cette chronique rentre aussi dans le cadre du défi « un classique par mois » de l’écrivain, poète, éditeur et blogueur Etienne Ruhaud : il s’agit de découvrir chaque mois un auteur classique que l’on n’a encore jamais lu. Voici le lien vers son blog Page Paysage.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Gallimard (L’Imaginaire)
Date de Publication initiale : 1953 (pour cette version)
Traduit du néerlandais par Louis Roëdlant
Introduction et chronologie de Pascal Bonafoux
Nombre de pages : 567

Quatrième de Couverture

«La première lettre de Vincent Van Gogh à son frère Théo, datée d’août 1872, est envoyée de La Haye. Il a dix-neuf ans. Il ne sait pas qu’il va peindre. La dernière lettre, inachevée, Théo la trouve dans la poche de Vincent qui s’est tiré une balle dans la poitrine le 27 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise. Des dizaines de toiles encombrent sa chambre. Presque quotidiennement, pendant dix-huit ans, Vincent a écrit à Théo. Et Vincent écrit à propos de tout à Théo comme il lui envoie toutes ses toiles. Il lui montre ce qu’il peint comme ce qu’il est. Ces lettres incomparables – des récits, des aveux, des appels – sont nécessaires pour découvrir le vrai Van Gogh devenu mythe… Il n’est pas un peintre fou. Au contraire, solitaire, déchiré, malade, affamé, il ne cesse d’écrire, lucide, comme il traque la lumière.» Pascal Bonafoux.

Mon Avis

On connaît bien sûr les grandes lignes de la biographie de Van Gogh : son désir de devenir prédicateur dans sa jeunesse, sa grande proximité avec son frère Théo qui a subvenu à ses besoins durant toute sa vie, le fait qu’il n’a vendu qu’un seul tableau de son vivant, son atelier à Arles, sa fréquentation régulière des prostituées, son amitié houleuse avec Gauguin qui s’est finie par le coupage de son oreille, ses séjours à l’asile de fous où il continuait à peindre obstinément, son amitié avec le docteur Gachet dont il a fait un célèbre portrait, son suicide par un coup de pistolet dans la poitrine. Et naturellement on retrouve la plupart de ces épisodes racontés par Vincent lui-même à travers cette correspondance, ce qui est assez passionnant car il a une grande intelligence et une sensibilité extrêmement forte, comme on s’en doute.
La chose qui revient le plus souvent dans ces lettres c’est le terrible manque d’argent : sans cesse il demande à Théo une aide supplémentaire. On voit qu’il se prive de la plus simple nourriture et de vêtements corrects pour pouvoir acheter ses pinceaux, ses couleurs et toutes les fournitures nécessaires à son activité.
Dans chacune de ses lettres ou presque il manifeste son besoin de travailler, de peindre, et l’idée qu’il doit s’appliquer à faire des progrès dans son art semble très présente chez lui.
À certains moments il se considère comme un raté et d’autres fois il pense être sur la bonne voie mais devoir encore s’améliorer. Il ne semble pas avoir conscience de son génie et mise avant tout sur un travail acharné, obsessif. Plusieurs fois revient sous sa plume l’idée qu’il n’est qu’un maillon d’une chaîne plus importante, qui dépasse son propre destin individuel. En bref, il ne pense pas être arrivé à quelque chose, lui tout seul, mais il espère que des continuateurs, après lui, parviendront à un résultat – ce qui est tout de même d’une modestie extraordinaire.
Son admiration pour Gauguin paraît très profonde, aussi bien sur le plan artistique que sur le plan amical et humain. Van Gogh nourrit l’espoir de créer un grand atelier à Arles, dans lequel il pourrait inviter plusieurs autres peintres et, ainsi, partager les frais, mais aussi travailler ensemble et se soutenir mutuellement. Il commence à mettre sur pied ce projet, en espérant pouvoir y associer Gauguin, mais tous ces projets échouent lamentablement et on a l’impression qu’il ne va jamais se remettre de cet échec cuisant.

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Un Extrait page 102

Je t’écris un peu au hasard ce qui me vient dans ma plume, j’en serais bien content si en quelque sorte tu pouvais voir en moi autre chose qu’une espèce de fainéant.
Puisqu’il y a fainéant et fainéant qui forment contraste.
Il y a celui qui est fainéant par paresse et lâcheté de caractère, par la bassesse de sa nature, tu peux si tu juges bon me prendre pour un tel.
Puis il y a l’autre fainéant, le fainéant bien malgré lui, qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action, qui ne fait rien, parce qu’il est dans l’impossibilité de rien faire, puisqu’il est comme en prison dans quelque chose, parce qu’il n’a pas ce qu’il lui faudrait pour être productif, parce que la fatalité des circonstances le réduit à ce point ; un tel ne sait pas toujours lui-même ce qu’il pourrait faire, mais il sent par instinct : pourtant je suis bon à quelque chose, je me sens une raison d’être ! Je sais que je pourrais être un tout autre homme ! À quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir ! Il y a quelque chose au-dedans de moi, qu’est ce que c’est donc ?
Cela est un tout autre fainéant, tu peux si tu juges bien, me prendre pour un tel !
Un oiseau en cage au printemps sait fortement bien qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon, il sent fortement bien qu’il y a quelque chose à faire, mais il ne peut le faire, qu’est-ce que c’est ? il ne se le rappelle pas bien, puis il a des idées vagues, et se dit : « Les autres font leurs nids et font leurs petits et élèvent la couvée », puis il se cogne le crâne contre les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau est fou de douleur.
« Voilà un fainéant », dit un autre oiseau qui passe, celui-là c’est une espèce de rentier. (…) 

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Un Extrait page 276
(Année 1883) 

Je vis donc comme un ignorant, qui sait une seule chose avec certitude : je dois achever en quelques années une tâche déterminée ; point n’est besoin de me dépêcher outre mesure, car cela ne mène à rien, je dois me tenir à mon travail avec calme et sérénité, aussi régulièrement et aussi ardemment que possible ; le monde ne m’importe guère, si ce n’est que j’ai une dette envers lui, et aussi l’obligation, parce que j’y ai déambulé pendant trente années, de lui laisser par gratitude quelques souvenirs sous la forme de dessins ou de tableaux qui n’ont pas été entrepris pour plaire à l’une ou l’autre tendance, mais pour exprimer un sentiment humain sincère.
Donc mon œuvre constitue mon unique but – si je concentre tous mes efforts sur cette pensée, tout ce que je ferai ou ne ferai pas deviendra simple et facile, dans la mesure où ma vie ne ressemblera pas à un chaos et où tous mes actes tendront vers ce but. Pour le moment, mon travail avance lentement – raison de plus de ne pas perdre de temps.

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Un Extrait page 411
(Année 1888)

(…)mon idée serait qu’au bout du compte on eusse fondé et laisserait à la postérité un atelier où pourrait vivre un successeur. Je ne sais pas si je m’exprime assez clairement, mais en d’autres termes nous travaillons à un art, à des affaires, qui resteront non seulement de notre temps, mais qui pourront encore après nous, être continués par les autres.
Toi, tu fais cela dans ton commerce, c’est incontestable que dans la suite cela prendra, alors même qu’actuellement tu as beaucoup de contrariétés. Mais pour moi je prévois que d’autres artistes voudront voir la couleur sous un soleil plus fort et dans une limpidité plus japonaise.
Or si moi je fonde un atelier abri à l’entrée même du Midi, cela n’est pas si bête. Et justement cela fait que nous pouvons travailler sereinement. Ah ! si les autres disent c’est trop loin de Paris, etc., laissez faire, c’est tant pis pour eux. Pourquoi le plus grand coloriste de tous Eugène Delacroix a-t-il jugé indispensable d’aller dans le Midi et jusqu’en Afrique ? Évidemment puisque et non seulement en Afrique, mais même à partir d’Arles, vous trouverez naturellement les belles oppositions des rouges et des verts, des bleus et des oranges, du soufre et du lilas.
Et tous les vrais coloristes devront en venir là, à admettre qu’il existe une autre coloration que celle du Nord. Et je n’en doute pas si Gauguin venait, il aimerait ce pays-ci ; si Gauguin ne venait pas, c’est qu’il a déjà cette expérience des pays plus colorés, et il serait toujours de nos amis et d’accord en principe.

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Un Extrait page 464
(janvier 1889)

Moi, avec ce petit pays-ci, j’ai pas besoin d’aller aux tropiques, du tout. Je crois et croirai toujours à l’art à créer aux tropiques et je crois qu’il sera merveilleux, mais enfin personnellement je suis trop vieux et (surtout si je me faisais remettre une oreille en papier mâché) trop en carton pour y aller.
Gauguin le fera-t-il ? Ce n’est pas nécessaire. Car si cela doit se faire cela se fera tout seul.
Nous ne sommes que des anneaux dans la chaîne.
Ce bon Gauguin et moi au fond du cœur nous comprenons, et si nous sommes un peu fous, que soit, ne sommes-nous pas un peu assez profondément artistes aussi, pour contrecarrer les inquiétudes à cet égard par ce que nous disons du pinceau.
Tout le monde aura peut-être un jour la névrose, le horla, la danse de Saint-Guy ou autre chose.
Mais le contrepoison n’existe-t-il pas ? dans Delacroix, dans Berlioz et Wagner? Et vrai notre folie artistique à nous autres tous, je ne dis pas que surtout moi je n’en sois pas atteint jusqu’à la moelle, mais je dis et maintiendrai que nos contrepoisons et consolations peuvent avec un peu de bonne volonté être considérés comme amplement prévalents. 

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Le Portrait de Nicolas Gogol

J’avais déjà eu l’occasion d’évoquer ici Les Nouvelles de Pétersbourg de l’auteur romantique russe Nicolas Gogol (1809-1852), à travers quatre d’entre elles : La Perspective Nevski, Le Nez, Le Manteau et Le Journal d’un fou.
Je vous parlerai aujourd’hui d’une cinquième nouvelle – qui se trouve en réalité en troisième position dans l’ordre voulu par l’auteur et qui est également la plus longue de toutes – Le Portrait.
Son héros est un peintre, son enjeu principal est un tableau, et il y est souvent question d’art pictural, aussi cette chronique prend-elle place dans Le Printemps des artistes.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Actes Sud (Babel)
Première date de publication : 1842
Traduit du russe par André Markowicz
Nombre de Pages Total : 376 (+30 pages de Postface)
Nombre de Pages du Portrait : 90

Résumé du début de l’histoire

Un jeune peintre, Tchartkov, talentueux mais pauvre, travaille assidûment au perfectionnement de son art. Il suit le chemin austère de l’exigence artistique, qui n’apporte pas la fortune immédiate mais il en récoltera peut-être de beaux fruits, à force de patience et d’endurance. Il sait que certains peintres obtiennent rapidement la fortune en sacrifiant leur talent aux caprices de la mode, au mauvais goût d’un public qui préfère les couleurs clinquantes, les dessins sans vigueur et les portraits qui les flattent sans vergogne.
Un jour, dans le bric-à-brac d’un marché aux puces, parmi des tas de toiles sans valeur, ce jeune peintre découvre un tableau extraordinaire, le portrait d’un vieil homme, dont les yeux paraissent tellement vivants qu’ils semblent vous regarder réellement. Intrigué, le jeune peintre l’achète. Mais il ne va pas tarder à s’apercevoir du caractère singulier – pour ne pas dire surnaturel et inquiétant ! – de ce tableau.
Et, effectivement, la vie de Tchartkov va changer du tout au tout après cette néfaste acquisition.

Mon Avis

C’est une nouvelle construite en deux parties. Dans la première, nous avons donc l’histoire de ce jeune peintre talentueux, Tchartkov, qui achète un portrait maléfique dans un marché aux puces et qui, à partir de cet achat, va complètement gâcher son talent en se compromettant avec les facilités de la mode et les mondanités. À la fin de sa vie il aura sacrifié son art à l’appât du gain et, comme il s’en rendra compte, il nourrira une jalousie destructrice contre les plus beaux tableaux.
Dans la deuxième partie, nous avons l’histoire de ce portrait maléfique : comment et par qui il a été peint. Nous apprenons aussi que ce tableau a fait de nombreuses autres victimes que le peintre de la première partie.
Ce qui m’a semblé le plus original dans cette nouvelle c’est le mélange de fantastique, de religiosité et la réflexion très développée sur l’art. Selon Gogol, le talent artistique est un don divin et il est diabolique de le compromettre. L’artiste doit garder une âme pure et travailler sans vanité et sans esprit mercantile. Gogol ne nous cache pas sa passion pour les plus grands peintres de la Renaissance : Raphaël, Titien, Corrège. Il pense que les artistes de son temps doivent s’inspirer de ces grands modèles du passé, faire le voyage à Rome pour étudier les maîtres, et qu’il n’y a pas d’autre voie vers l’excellence. C’était d’ailleurs l’opinion la plus largement répandue au 19ème siècle et Gogol ne fait pas preuve, en cela, d’une grande originalité. Opinion qui, de nos jours, semble assez absurde et tout à fait obsolète – mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque.
J’ai admiré la construction savante et intelligente de cette nouvelle et son pouvoir d’évocation dès qu’il s’agit de la figure du diable – de sa carrure imposante et de ses yeux extraordinaires.
J’ai pensé que Gogol avait pu être influencé par le Faust de Goethe, avec cette même idée de pacte diabolique et de vendre son âme pour obtenir la fortune et la célébrité. 
Il est aussi intéressant de noter que Gogol semble tenir la fortune et la gloire artistique comme des choses assez ignobles. Il ne fait pas grand cas des institutions artistiques prestigieuses et autres écoles des Beaux-Arts. En effet, c’est au moment où Tchartkov est arrivé au dernier degré de compromission et de dégradation de son art, qu’il obtient justement les plus hautes distinctions et un poste de professeur dans l’une de ces grandes écoles… critique cinglante de l’art officiel russe, ces vénérables dignitaires ont dû être ulcérés s’ils ont lu cette nouvelle !
Un livre qui m’a beaucoup plu et que j’ai d’ailleurs lu deux fois, à quelques semaines d’intervalle, car j’avais envie d’en approfondir la compréhension !

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Un Extrait page 126

L’âme oppressée, il se résolut à se lever de son lit, saisit un drap et, s’approchant du portrait, le recouvrit totalement.
Cela fait, il se recoucha plus serein, et pensa à la misère et au destin lamentable des artistes, au chemin semé d’épines qui leur est échu en ce monde ; et malgré tout, ses yeux, sans le vouloir, regardaient par l’interstice du paravent, le portrait enveloppé dans le drap. L’éclat de la lune renforçait la blancheur, et il lui semblait que les yeux effrayants commençaient même à luire à travers le tissu. Terrorisé, il fixa des yeux encore plus attentifs, comme s’il cherchait à se convaincre que c’étaient des sottises. Mais, finalement, voilà, non, pour de vrai… il voit, il le voit clair et net : le drap n’est plus là… le portrait est découvert et ce portrait regarde, par-delà tout ce qui est autour, directement sur lui, regarde tout simplement au fond de lui… Son cœur se mit à vaciller. Qu’est ce qu’il voit ? Le vieillard se met à bouger et, soudain, il s’appuie, de ses deux mains, sur le cadre. Enfin, il se soulève, à la force de ses bras, et, ressortant ses deux jambes, saute hors du cadre… À travers l’interstice du paravent, on ne voit plus que le cadre vide. La chambre s’emplit d’un bruit de pas qui se rapproche de plus en plus du paravent. Le cœur du pauvre peintre bat de plus en plus fort. (…)

Un Extrait page 160-161

Un instant, immobile et inerte, il resta au milieu de son atelier somptueux. Toute l’essence, toute l’âme de sa vie s’était réveillée en une seconde, comme si la jeunesse venait de lui revenir, comme si les étincelles éteintes du talent venaient de se rallumer. Un bandeau, d’un coup, était tombé de ses yeux. Mon Dieu ! et tuer d’une façon aussi impitoyable les meilleures années de sa jeunesse ; exterminer, étouffer l’étincelle de cette flamme, qui, peut-être, couvait dans sa poitrine, une flamme qui, peut-être, aujourd’hui, aurait brûlé en grandeur, en beauté, une flamme qui, elle aussi, peut-être, aurait pu faire jaillir des larmes de stupeur et de reconnaissance ! Avoir tué tout cela, l’avoir tué sans la moindre pitié ! C’était comme si, aurait-on dit, à cet instant, il avait senti, d’un coup, en même temps, ressusciter dans son âme toutes ces tensions, tous ces élans qu’il avait connus jadis. Il saisit un pinceau et s’approcha d’une toile. La sueur de l’effort perla sur son visage ; il se transforma tout entier en un désir, s’enflamma d’une seule pensée : il voulait représenter un ange déchu. C’est cette idée qui s’accordait le plus à l’état de son âme. Mais, hélas ! ses figures, ses postures, les groupes, les pensées, tout se montrait contraint, incohérent. Son pinceau et son imagination s’étaient trop enfermés dans un seul moule, et l’élan impuissant à franchir les frontières et les entraves dont il s’était accablé tout seul se ressentait lui-même d’une erreur, d’un manque de rigueur. Il avait méprisé l’échelle longue et fatigante des acquis graduels et des premières lois essentielles de la future grandeur. La rage l’envahit. (…) 

 

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Le Paradis est une lecture continue, de Virginia Woolf

Couverture chez La Part commune

Ce livre m’a été très gentiment offert l’année dernière par Ana-Cristina et, comme je l’ai beaucoup apprécié, je l’ai relu une seconde fois cette année car il rentre parfaitement dans le cadre du Printemps des Artistes.
Effectivement, ce petit livre de Virginia Woolf nous propose quatre portraits de grands écrivains américains : Henry David Thoreau, Herman Melville, le poète Walt Whitman et « l’Helen de Poe », c’est-à-dire la poétesse américaine Sarah Helen Power Whitman (1803-1878) qui fut une égérie d’Edgar Allan Poe.

Note Pratique sur le livre

Editeur : La Part commune
Dates de parutions initiales : 1917 et 1919
Traduit, présenté et annoté par Cécile A. Holdban
Nombre de pages : 61

Quatrième de Couverture

Quand la grande romancière anglaise se propose de rendre visite à quatre des plus grands noms de la littérature américaine du dix-neuvième siècle, le lecteur est assuré d’un dépaysement enthousiasmant. En effet, sans s’éloigner des grandes lignes de leurs vies et de leurs œuvres, Virginia Woolf n’en dresse pas moins un portrait personnel, curieux, malicieux, et forcément hors des sentiers battus.

Mon Avis

J’avais déjà eu l’occasion d’admirer la plume raffinée et l’intelligence aiguisée de Virginia Woolf dans son roman « Les vagues » et dans son essai « Une chambre à soi » mais, dans ce livre-ci, j’ai pu découvrir également son sens de la psychologie et un esprit critique extrêmement pénétrant. Concernant le dernier chapitre, sur Edgar Poe (1809-1849), elle fait preuve d’une ironie et d’une causticité vraiment réjouissantes et c’est rafraîchissant de la voir si irrévérencieuse avec un écrivain  universellement admiré et hautement respecté. Elle n’hésite pas à le traiter de « serpent irrécupérable » et à qualifier ses lettres d’amour d’ennuyeuses.
A contrario, le chapitre consacré à Thoreau (1817-1862) – le plus développé des quatre – témoigne d’une admiration très forte et sans restriction. Sa compréhension de Thoreau semble très profonde, marquée par l’empathie. À aucun moment elle ne porte de jugement sur son « égoïsme » (c’est elle qui emploie ce mot) et, bien au contraire, elle voit cette attitude individualiste comme une sorte d’élévation spirituelle et morale. Elle nous parle de l’influence du Transcendantalisme sur Thoreau. Elle évoque son amour de la nature plutôt que celui de la société humaine – les deux étant probablement antagonistes, selon lui.
Le chapitre sur Walt Whitman (1819-1892) – le plus court et le plus lyrique des quatre – nous montre la grande sympathie de Virginia Woolf pour l’auteur de « Feuilles d’herbe« . Elle en fait un portrait très flatteur en nous le présentant comme un homme simple, chaleureux et accessible, qui se contentait d’un mode de vie très fruste. Elle nous parle aussi des jugements de Whitman sur certains hommes de lettres de son temps. 
Dans le chapitre sur Melville (1819-1891) elle se concentre sur ses deux premiers romans, qui ne sont pas les plus connus et dont je n’avais pas entendu parler : « Taïpi » (1846) et « Omoo » (1847). Ces deux romans se déroulent dans les îles Marquises, auprès des populations autochtones, et inspirent à Virginia Woolf de belles réflexions sur le bonheur – l’idée, en particulier, qu’une existence continuellement heureuse ne pourrait pas être satisfaisante.
Un livre vraiment intéressant, riche en belles réflexions, qui nous renseigne non seulement sur ces quatre figures majeures de la littérature américaine mais aussi sur la personnalité complexe et la grande exigence – littéraire et morale, me semble-t-il – de Virginia Woolf.

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Un Extrait page 23
(Sur Henry David Thoreau)

(…) Force est de dire que peu de gens s’intéressent à eux-mêmes autant que Thoreau s’intéressa à lui-même, car si nous sommes doués d’un intense égoïsme, nous faisons de notre mieux pour l’étouffer afin de vivre en bons termes avec nos voisins. Nous ne sommes pas assez sûrs de nous-mêmes pour briser complètement l’ordre établi. Telle fut l’aventure de Thoreau ; ses livres sont le récit de cette expérience et de ses résultats. Il a fait tout ce qu’il a pu pour augmenter sa compréhension de lui-même, pour encourager tout ce qui était particulier en lui, pour se soustraire au contact de toute force susceptible d’interférer avec ce don extrêmement précieux de la personnalité. C’était son devoir sacré, non pas envers lui seul mais envers le monde, et un homme n’est guère égoïste s’il est égoïste à une si grande échelle. En lisant Walden, récit de ses deux années passées dans les bois, nous avons le sentiment de voir la vie à travers une loupe très puissante. Marcher, manger, débiter des bûches, lire un peu, observer l’oiseau sur la branche, se préparer son repas : toutes ces occupations, quand elles sont raclées, nettoyées et ressenties à neuf, s’avèrent merveilleusement vastes et brillantes. (…)

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Un Extrait page 60
(Sur Edgar Poe)

(…) Aussi cynique que cela paraisse, nous doutons que Mrs. Whitman ait perdu autant que ce qu’elle a gagné avec la fin malheureuse de son histoire d’amour. Ses sentiments pour Poe étaient probablement davantage ceux d’une bienfaitrice que d’une amante car elle était de ces personnes qui « croient pieusement que les serpents peuvent s’amender. On ne peut y parvenir qu’à force de patience et de prière – mais les résultats sont merveilleux ».
Ce serpent-là était irrécupérable ; on le ramassa, inconscient, dans la rue, et il mourut un an plus tard. Mais il a laissé derrière lui une moisson de reptiles qui mirent à rude épreuve la patience de Mrs. Whitman et eurent besoin de ses prières jusqu’à sa mort. Elle devint l’autorité reconnue sur Poe, et chaque fois qu’un biographe avait besoin d’informations ou que la vieille Mrs. Clemm avait besoin d’argent, ils s’adressaient à elle. Elle devait régler les discordes entre les différentes dames qui affirmaient avoir été la plus aimée, et maintenir la paix entre les historiens rivaux, car on n’a pas encore tranché pour savoir si une femme est plus vaniteuse en amour qu’un auteur l’est de son œuvre. (…)

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Quatre Nouvelles de Pétersbourg de Nicolas Gogol

Couverture chez Actes Sud (Babel)

Comme j’avais déjà lu, l’année dernière, avec grand plaisir Les Soirées du hameau de Nicolas Gogol, j’ai eu envie de plonger, cette année, dans quelques unes des Nouvelles de Pétersbourg de ce même écrivain.
Je vous présente aujourd’hui quatre d’entre elles : La Perspective Nevski, Le Nez, Le Manteau, Les Carnets d’un fou.

Si vous souhaitez lire ma chronique de l’année dernière sur Les Soirées du hameau, vous pouvez retrouver l’article en cliquant ici !

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Actes Sud (Babel)
Première date de publication : 1842
Traduit du russe par André Markowicz
Nombre de Pages : 376 (+30 pages de Postface)

Présentation de Trois de ces Nouvelles :

La Perspective Nevski (58 pages) :

Les premières pages de cette nouvelle nous décrivent la Perspective Nevski – la rue la plus importante et la plus célèbre de Saint-Pétersbourg – telle qu’elle apparaît aux différentes heures du jour, avec des populations bien particulière selon les moments. A l’aube, c’est une fréquentation de mendiants, puis d’ouvriers, puis d’écoliers, etc. Il semble que toutes les classes de la société, des plus misérables aux plus huppées, défilent tour à tour sur la Perspective Nevski.
Puis la nuit arrive et nous nous attachons plus particulièrement au sort de deux promeneurs : Piskariov, un jeune peintre idéaliste, et Pirogov, un lieutenant. Chacun croise une jeune femme et va entreprendre de la suivre. Piskariov, le sentimental, va ainsi s’éprendre d’une très belle prostituée. Et Pirogov, qui serait plutôt un libertin, va faire la cour à une femme mariée assez idiote. (…)

Le Nez (44 pages) :

Un matin, le barbier pétersbourgeois, Ivan Iakovlevitch, s’aperçoit qu’il y a un nez dans le pain de son petit-déjeuner. Sa femme lui commande d’aller se débarrasser de ce nez, soupçonnant son mari de l’avoir coupé par inadvertance à l’un de ses clients. Mais le barbier est sans cesse dérangé, dans les différents coins de la ville, dès qu’il essaye de jeter cet appendice… jusqu’au moment où il est arrêté par un gendarme.
Parallèlement, un autre Pétersbourgeois, l’assesseur de collège Kovaliov découvre, en se levant le matin, que son visage est plat et lisse comme une crêpe : il a perdu son nez ! Cela tombe mal car il avait justement des projets de mariage avec une jeune fille de la meilleure société. Kovaliov décide de passer une annonce dans le journal pour retrouver son nez mais le garçon du journal refuse sa demande incongrue. Un peu plus tard, l’assesseur de collège croise dans une église son nez qui a été élevé à la dignité de conseiller d’Etat et qui porte un superbe uniforme, brodé d’or. Mais, bientôt, la police vient rapporter à Kovaliov son nez qui a été arrêté. Le seul problème c’est qu’il s’avère impossible de le remettre à sa place. (…)

Le Manteau (52 pages) :

Akaki Akakievitch Bachmatchkine, le héros de cette nouvelle, est un petit fonctionnaire, au caractère effacé, qui est employé dans un bureau à faire des copies de documents. Son allure peu soignée et son air distrait en font la risée de ses collègues, qui n’hésitent pas à le brimer, à le vexer. Un jour Akaki Akakievitch s’aperçoit que son manteau est très usé, et il va l’apporter chez le tailleur pour une réparation. Mais le tailleur refuse : le manteau est en trop mauvais état, il faut en acheter un autre. Comme Akaki Akakievitch a des moyens modestes et qu’un nouveau manteau coûte très cher, il commence à économiser, kopek après kopek. Finalement, il parvient à acquérir l’objet de ses désirs. Et ses collègues décident de faire une grande fête, un soir, pour célébrer cette acquisition. Mais, au sortir de cette fête, en rentrant chez lui, Akaki Akakievitch se fait voler son nouveau manteau dans les rues sombres de Saint-Pétersbourg. Pour la première fois de sa vie, le malheureux se révolte contre le sort et entame des démarches pour récupérer son cher manteau. Malheureusement, un « personnage considérable et important » auquel il demande secours s’en prend violemment à lui afin d’impressionner une connaissance qui lui rendait visite. C’est le coup de grâce pour Akaki, qui meurt de froid quelques jours plus tard. C’est alors que commencent à se produire des événements inexplicables. (…)

(Sources de toutes ces présentations : moi et Wikipédia)

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Mon avis en bref

Ce sont quatre nouvelles dans lesquelles on retrouve, de l’une à l’autre, quelques motifs récurrents. Par exemple, il est question de nez, de façon épisodique, dans plusieurs d’entre elles. Il faut remarquer également qu’il est souvent question de petits fonctionnaires qui ne sont pas très heureux dans leur travail et qui s’interrogent parfois sur le bien fondé de leur hiérarchie, sur leur possible avancement ou sur leur place parmi leurs collègues. Ainsi le héros des Carnets d’un fou conteste le pouvoir de ses chefs et se sent au même niveau qu’eux – voire carrément au-dessus quand il finit par se prendre pour le roi d’Espagne ! Quant au héros du Manteau, qui est au contraire un homme effacé et en butte aux vexations de ses collègues, on peut dire que son nouveau manteau, si chèrement acquis, symbolise la dignité et l’honneur retrouvés. Car c’est pour ce vêtement qu’il est soudain prêt à relever la tête et à se battre. On peut remarquer que le héros du Nez a quant à lui « perdu la face » et qu’il n’a plus « le bon profil » pour mener à bien ses ambitions. Car, en perdant son nez, il se rend compte que ses beaux projets de mariage tombent à l’eau du même coup. Et c’est tout son prestige social qui semblait tenir dans son appendice nasal, organe de l’olfaction et peut-être du flair des bonnes opportunités de la vie. Ce n’est d’ailleurs pas si absurde que cela, à la réflexion, de retrouver ensuite ce nez sous les apparences d’un conseiller d’Etat et vêtu d’or ! J’ai vu, là encore, tout un symbolisme autour des notions d’ambition, d’ascension sociale, de dignité, ou des masques sociaux que nous sommes amenés à afficher dans nos vies et qui peuvent de temps en temps nous trahir.
Un magnifique recueil de nouvelles – à la fois profond et facétieux – qui séduira assurément les amateurs de classiques russes !

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Un Extrait de « La Perspective Nevski » Pages 62-63
(avant-dernière page de la nouvelle)

« Quelle merveille que notre monde ! me disais-je avant-hier, me promenant sur la Perspective Nevski et repensant à ces deux aventures. Comme le destin se joue de nous d’une façon étrange, mystérieuse ! Obtenons-nous un jour ce que nous désirons ? Atteignons-nous un jour ce vers quoi, semblait-il, nous avions bandé toutes nos forces ? Tout se passe à rebours. À l’un, le destin donne une paire de chevaux splendides, et il s’en sert en restant insensible à leur beauté – alors que l’autre, dont tout le cœur brûle de passion chevaline, fait de la marche à pied et se contente de claquer la langue quand un coursier passe devant lui. Un tel possède un cuisinier hors pair, mais, par malheur, une bouche si petite qu’il ne peut pas y faire entrer, quoi qu’on y fasse, plus de deux petites bouchées ; l’autre a une bouche grande comme l’arche de l’entrée du Grand État-Major, mais, las ! Il doit se contenter d’un pauvre repas allemand de pommes de terre. Comme notre destin se joue étrangement de nous ! « 

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Un Extrait du « Nez » page 95

L’assesseur de collège, après le départ de l’inspecteur, resta quelques minutes dans un état indéfini et eut beaucoup de mal, au bout de quelques minutes, à retrouver sa faculté de voir et de sentir ; tellement cette joie inattendue l’avait plongé dans un état second. Il prit délicatement son nez retrouvé dans le creux de ses deux mains, et le scruta, une nouvelle fois, de toute son attention.
– Oui, c’est lui, c’est bien ! dit le major Kovaliov. Voilà même le petit bouton sur le côté gauche qui avait surgi hier.
Le major faillit en rire de joie.
Mais rien n’est durable en ce monde, et c’est pourquoi la joie n’est plus aussi vivace la minute d’après ; une troisième minute, et elle devient encore plus faible et elle finit par se fondre dans l’état habituel de votre âme, comme un rond dans l’eau, issu de la chute d’un caillou, finit par se confondre dans la surface lisse. Kovaliov s’était mis à réfléchir et avait compris que l’affaire n’était pas encore réglée : le nez était retrouvé, mais il fallait le fixer, le réinstaller à sa place.
– Et s’il ne se refixait pas ?
A cette question, qu’il s’était faite à lui-même, le major blêmit.
(…)

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Un Extrait des Carnets d’un fou Page 301

86 martobre.
Entre le jour et la nuit.

Aujourd’hui, j’ai reçu la visite de notre huissier pour que je me rende au bureau, du fait qu’il y a déjà plus de trois semaines que je n’occupe plus ma fonction. Pour plaisanter, je me suis rendu au bureau. Le chef de bureau pensait que je m’inclinerais devant lui et que je chercherais à m’excuser, mais j’ai posé sur lui un regard indifférent, sans trop de colère, sans trop de bénévolence, et je me suis assis à ma place, comme si je ne remarquais personne. Je regardais toute cette canaille du département et je me disais « Et s’ils le savaient, qui ils ont parmi eux… Mon Dieu, ce cirque qu’ils auraient fait, même le chef de bureau se serait mis à me faire des courbettes jusqu’à terre, comme il le fait maintenant devant le directeur. » On a mis des papiers devant moi, pour que j’en fasse des comptes rendus. Je n’ai même pas bougé le petit doigt. Au bout de quelques minutes, tout s’est mis à s’agiter. On disait que c’était le directeur qui arrivait. Plein de fonctionnaires se sont précipités, en se bousculant, juste pour se montrer. Je n’ai pas bougé. Quand il a traversé tout notre service, ils ont tous boutonné tous les boutons de leur frac ; moi – rien ! Et alors, un directeur ? que je me lève devant lui ? – jamais ! C’est un directeur, lui ? Ce n’est pas un directeur, c’est un bouchon. Un bouchon ordinaire, un bouchon simple, rien d’autre. De ceux qui servent à boucher les bouteilles. (…)

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Le compositeur Chostakovitch (1906-1975) a composé en 1927-28 un opéra à partir du Nez de Gogol, précisément intitulé Le Nez et je vous renvoie au superbe article de Jean-Louis sur son blog Tout l’opéra ou presque : à consulter en suivant ce lien !

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Logo du défi

Des Poèmes de Kobayashi ISSA

J’entendais parler depuis longtemps de Kobayashi Issa (1763-1827), dit plus simplement Issa, l’un des trois grands poètes du haïku classique, aux côtés de Bashô (1644- 1694) et de Buson (1716-1784). Grâce à mon amie Pascale, spécialiste de littérature japonaise, j’ai pu lire ce magnifique livre : Mon année de printemps, qui mêle le récit autobiographique du poète avec des haïku inspirés de son existence quotidienne, de sa vie familiale, de la vie animale environnante, ou encore de ses voyages, etc.

Cette « année de printemps » correspond à l’année 1819, le poète avait alors cinquante-sept ans, et c’est à ce moment qu’il perdit sa fille de cinq ans à cause de la variole – un deuil qu’il relate d’une manière extrêmement émouvante et même poignante.

Cet ouvrage était paru aux éditions Cécile Defaut en 2006, avec une traduction, des annotations et une présentation de Brigitte Allioux.

Quatrième de Couverture

Venu des profondeurs de la sagesse paysanne des montagnes de Nagano, et comme sublimé par la longue traversée de terribles épreuves, le sourire d’Issa dans cette année de printemps renvoie, fugitivement peut-être, à des rêves de paradis perdus. Ce chemin de poésie nous fait contemporain d’une vie où bonheurs et malheurs s’entre-mêlent, mais dont l’obstination à dépasser – toujours consciente – le quotidien, nous fait entrevoir une belle leçon de sérénité.

Note Biographique sur le poète

Recueil de haïkus ponctuant le journal d’une année. Son auteur, Kobayashi Issa (1763-1827), un des trois grands poètes du haïku classique, oublié pendant un temps puis redécouvert au début du XXe siècle, renouvelle la création poétique par son rapport à la nature, aux paysages, aux saisons, par son empathie extrême avec le petit peuple, par son regard sur les êtres vivants tout empreint d’une foi profonde en un Amida salvateur.
(Source : éditeur)

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EXTRAITS DU LIVRE : Textes et haïkus

3.

À ma place
prenant un bain dans l’eau neuve
un corbeau

*

5.

Au-dessus des montagnes
même au voleur de fleurs la lune
accorde sa lumière

*

Panorama d’Ueno :

14.

À l’ombre des cerisiers en fleurs
personne
n’est étranger

*

La rivière Tama :

18.

Se joignant à la brume printanière
s’envolent
les draps blanchis

*

Méditation solitaire :

20.

L’un en face de l’autre 
une grenouille et moi 
sans rire nous nous fixons

Après la maladie :

41.

Tout de poussière 
tout vaporeux je suis 
comme la moustiquaire

64.

Pousses de bambou 
si les hommes n’étaient pas 
vous fleuririez 

*

94.

Sereine 
une grenouille 
regarde la montagne 

*

104.

Sur les feuilles de lotus 
la rosée de ce monde 
est déformée

111.

Je suis comme la carpe qui vit 
sous les fagots et les herbes emmêlées 
cœur candide que faire

Extraits de Histoires glanées à Gion :

137.

Un serviteur 
furtivement 
la tête baissée

Pour fêter l’avenir de mon enfant :

148.

Que d’espoir ! 
son premier habit 
est devenu trop petit 

(…) 

Mais en vain, elle s’affaiblissait de plus en plus, notre espoir s’amenuisait de jour en jour, et finalement elle s’éteignit avec les liserons le vingt-et-unième jour du sixième mois. Sa mère embrassait son petit corps froid et sanglotait éperdument. 
Dès lors, comme l’eau qui coule ne revient, ni les fleurs tombées ne remontent sur leurs branches, bien que je me montre résigné, il m’ est difficile de ne plus songer à ce lien d’amour. 

171.

Ce monde de rosée 
est un monde de rosée 
et pourtant pourtant… 

Nuit où ma fille fut enterrée :

174.

Nuit des grues 
je ne peux même pas mettre 
une couverture à la terre 

Kikaku 

*

213.

Le pivert
considère avec attention
le bois de ma chaumière

*

Trente-cinq jours après la mort de ma fille Sato :

219.

Vent d’automne 
les fleurs rouges 
qu’elle aimerait arracher 

*

J’ai vu une éclipse de lune. La lune a commencé à disparaître par la droite vers la dixième heure de l’après-midi, et a atteint son apogée à minuit. 

225.

Les spectateurs 
plus vite que la lune 
s’éclipsent 

*

264.

Sans talent 
mais sans crime 
retraite d’hiver 

*

266.

On dit ceci, cela 
mais ça ne dure pas 
bonshommes de neige 

*

Des haïkus de Santoka

Couverture chez Moundarren

Mon amie Pascale, spécialiste en littérature japonaise et traductrice de cette langue, a eu la gentillesse d’emprunter pour moi en bibliothèque ce beau livre des éditions Moundarren, intitulé « Santoka » et sous-titré « Zen, saké, haïku ».
Ne connaissant pas ce poète – pourtant très célèbre au Japon – j’ai appris que Santoka (1882-1940) était devenu un moine zen à l’âge de quarante-deux ans, après une vie agitée, à boire du saké et à essayer de lutter contre sa dépression chronique. Le suicide de sa mère devant ses yeux lorsqu’il était enfant avait été une blessure inguérissable. Devenu religieux, il écrivit de nombreux haïkus tout en menant une vie de pauvreté, de mendicité et de vagabondages à travers le pays. Ses haïkus sont souvent des compositions libres, qui ne respectent pas toujours la règle du nombre de syllabes 5-7-5, et qui ne contiennent pas forcément de « mots de saison » tels que le veut normalement la tradition.

Note Pratique sur le Livre

Editions Moundarren
Dates de parution : 2003, 2013
Edition bilingue, traduit du japonais par Cheng Wing Fun et Hervé Collet
Nombre de Pages : 186

*

Pour Santoka le plus grand des bonheurs c’est “une chambre, une lampe, une table, un bain et une coupe de saké”. Le soir il consigne dans son journal de voyage ses pensées et ses haïkus. “Pure expérience”, telle est sa conception de la poésie.
(Source : site de l’éditeur)

Il écrivait en automne 1940, peu avant sa mort, dans une lettre à un ami : « Chaque jour je suis en grande difficulté. Je ne sais si je mangerai aujourd’hui. La mort s’approche. Mais même si je ne bois rien et ne mange rien, jamais je ne néglige de composer des haïkus. Même si mon estomac est vide j’écris. Comme le cours de l’eau mon esprit poétique tourbillonne et jaillit. Vivre pour moi c’est composer un haïku. Le haïku est ma vie. »

**

Quelques haïku choisis

quand mourrai-je ?
je sème
des graines

*

légèrement ivre
les feuilles des arbres
se dispersent

*

dans mon bol d’aumône
en métal
de la grêle

*

je frappe les mouches
je frappe les moustiques
je me frappe moi-même

*

j’ouvre la fenêtre
la fenêtre pleine
de printemps

*

je glisse
je tombe
les montagnes sont calmes

*

la neige
tombe sur la neige
quiétude

*

la mort
devant moi
le vent frais

*

je viens de recevoir
de quoi manger
la pluie tombe

*

le bruit incessant des vagues
mon village natal
si loin

*


Des Poèmes de Walt Whitman sur le voyage et les voyageurs

Voici le dernier article de mon Mois thématique sur le voyage, et c’est l’occasion d’évoquer un grand classique de la poésie américaine : Walt Whitman (1819-1892) et son principal chef d’œuvre Feuilles d’herbe, publié pour la première fois en 1855, est réédité plusieurs fois jusqu’à sa version définitive de 1892.

Note pratique sur le livre

Editeur : Poésie/Gallimard
Traduction intégrale et présentation de Jacques Darras
Nombre de pages : 785

**

Poèmes

Page 512

2

Voyageur des pensées des années, de la guerre la paix,
Voyageur à la jeunesse enfuie depuis longtemps, années médianes sur le déclin
(On dirait d’un conte volume premier à peine feuilleté
mis de côté, voici le second,
Chansons, aventures financières ou spéculations, c’est
bientôt la fin !),
Je m’attarde encore un peu, me retourne vers vous, un face-à-face,
C’est peut-être sur une route, derrière une porte entrebâillée, une fenêtre ouverte,
Je m’arrête, m’incline, dénude ma tête, c’est vous que j’ai choisi de saluer,
Je veux entraîner de force votre âme, l’associer sans faille à la mienne,
Et voyager à l’infini.

**

Page 187

PENSIF ET LANGUISSANT
EN CETTE MINUTE MÊME

Pensif et languissant en cette minute même, assis dans mon coin,
Me vient à l’esprit l’image d’autres êtres humains en des terres lointaines aussi pensifs et languissants que moi,
D’ici je me les imagine, je les vois en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne,
Ou tout au bout de la terre, en Chine, en Russie, au Japon,
parlant des dialectes différents,
Et si j’avais le moyen de les connaître, ces hommes, me dis-je, ne leur deviendrais-je pas aussi attaché qu’aux hommes de mon pays,
Mais si ! je sais que nous serions frères et amants,
Et qu’ensemble nous serions heureux.

**

Congo d’Eric Vuillard

Couverture chez Actes Sud

J’avais lu il y a quelques mois « L’Ordre du jour » d’Eric Vuillard, lauréat du Prix Goncourt en 2017, et j’ai eu envie de retenter cet écrivain, avec un autre récit historique, « Congo« , qui retrace la colonisation belge, violente et cruelle, dans ce pays d’Afrique.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Actes Sud (Babel)
Date de publication : 2014
Nombre de pages : 96

Quatrième de Couverture

« Le Congo, ça n’existe pas. » Il faut donc l’inventer. En 1884, à la conférence de Berlin, les grandes puissances se partagent l’Afrique et créent l’Etat indépendant du Congo, une simple entreprise commerciale. Viennent alors le défrichage, l’installation des comptoirs, les massacres…
En évoquant le roi Léopold II, Charles Lemaire l’éclaireur, Léon Fiévez le tortionnaire, les frères Goffinet les négociateurs, Eric Vuillard donne au mal un visage. A la fois récit historique et réflexion politique sur le libre-échange, Congo ressuscite, d’une plume lucide et irrévérente, la période coloniale, l’aube de notre modernité.

Mon Avis

Ce livre ressemble énormément à « L’ordre du jour » que j’avais chroniqué il y a quelques semaines : des récits historiques très courts qui commencent par une conférence politique au sommet, réunissant quelques hommes riches et puissants, qui s’entendent pour prendre une décision répugnante, réprouvée par la Postérité et par le sens de l’Histoire, parmi les dorures et les ambiances feutrées d’un palais présidentiel ou royal. Ensuite, Eric Vuillard nous montre, sur le terrain, l’application de cette décision par des hommes ignobles, lâches, sans scrupules, irresponsables, volontiers assassins, pilleurs, massacreurs d’animaux, de forêts, d’écosystèmes, etc.
Il me semble qu’aujourd’hui 99% des gens sont d’accord pour dire que la colonisation était une horreur et cela ne fait plus de débat depuis longtemps. Donc je me demande un peu pourquoi Eric Vuillard cherche maintenant à nous expliquer ce que tout le monde pense déjà ? Veut-il nous démontrer que nous avons raison de penser ce que nous pensons, de penser ce que tout le monde pense déjà et que personne ne songe à contester ? Ne serait-ce pas un petit peu de l’enfonçage de portes ouvertes de nous prouver par A plus B que les nazis et leurs alliés étaient très méchants (dans « L’Ordre du jour« ) ou que la colonisation était une très horrible et très ignoble chose (dans « Congo« )… Ceci dit, un tel rappel des faits peut certainement être utile pour des collégiens ou des lycéens, dans le cadre d’une lecture scolaire, en cours d’histoire ou de français, et peut leur apporter quelque chose.
La manière dont Eric Vuillard ressuscite ces divers personnages historiques est souvent grotesque, par les traits de leurs physionomies qu’il aime caricaturer et ridiculiser, mais je ne sais pas si c’est l’angle d’attaque le plus judicieux contre les colonisateurs, de critiquer leurs physiques plutôt que leurs mentalités. Pour ma part, j’aurais aimé que la pensée colonialiste soit davantage décortiquée et démontée dans ses rouages.
En résumé : C’est un livre très bien écrit, au style agréable, mais qui enfonce trop de portes ouvertes et qui ne va pas suffisamment au fond des choses.
Même si les deux livres ont des points communs, j’ai très nettement préféré « L’Ordre du jour« .

**

Un Extrait page 75

Léopold fut donc pharaon. Il fut propriétaire de terres et d’hommes. Un bourgeois pharaon, si l’on veut. Quelque chose qui ne s’était jamais produit et qui plus jamais ne se produira. Un pharaon ne possède pas. Un bourgeois ne règne pas. Léopold est donc à la fois bourgeois et pharaon, pharaon du caoutchouc.
Mais on ne fait rien seul, et Léopold a bien du monde autour de lui, et si l’on jette un œil parmi tout ce monde, au milieu d’une foule de clampins, on croit tout à coup voir double. On voit deux fois la même tête rondouillarde, deux fois le même sourire satisfait, deux fois les mêmes moustaches qui remontent ! C’est qu’en réalité il y a bien deux types, deux types absolument identiques, absolument solidaires et identiques ; des frères jumeaux, célibataires endurcis, hommes de toutes les œuvres intimes, des gros sous au pot de chambre : les Goffinet.
Et qu’est-ce que c’est que ça : Goffinet ?
Deux barbes, deux fronts, deux paires de lunettes, quatre oreilles, une soixantaine de dents, des dizaines de médailles, quatre bras, quatre jambes : un animal. (…)

Faust de Goethe

Couverture chez Garnier-Flammarion

Dans le cadre des Feuilles Allemandes organisées par Patrice et Eva du blog Et si on bouquinait un peu, j’ai lu ce grand classique de la littérature allemande : le fameux Faust de Goethe, une pièce de théâtre qui a eu une énorme influence sur la littérature européenne du 19è siècle, mais aussi sur la peinture (thèmes iconographiques liés au diable ou aux sorcières, comme chez Delacroix) ou encore sur la musique (plusieurs opéras s’en sont inspirés – cf Gounod ou Berlioz). Cette influence ne s’est d’ailleurs pas limitée au 19è siècle, et elle a pu se prolonger au 20è siècle (cinéma, avec René Clair, entre autres) ou même à des époques plus récentes.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Garnier-Flammarion
Genre : Théâtre, Drame
Première Date de publication : 1808 (Faust I)
Traduction de Gérard de Nerval de 1828
Nombre de Pages : 174

Résumé de l’intrigue

Faust est un docteur très savant, alchimiste, philosophe, pratiquant l’occultisme. Mais il est déçu par la connaissance, par toute cette science livresque, qui ne lui apporte pas de satisfaction. Un soir, le Diable lui-même, en la personne de Méphistophélès, se retrouve prisonnier chez lui et Faust passe un pacte avec lui. Le Diable devra le servir et accéder à ses désirs durant son séjour sur Terre mais, après la mort, Faust sera damné, son âme ira en enfer. Bientôt, le désir que Faust souhaite réaliser concerne une honnête, pauvre et pure jeune fille, Marguerite. Méphistophélès commence par se dérober à cette demande puis il aide Faust à séduire la jeune fille.

Mon Avis en bref

C’est une pièce qui demande probablement de gros moyens si on veut la monter : il y a une profusion de personnages, de décors et de costumes qui peuvent sûrement produire des effets formidables et donner lieu à des mises en scène très recherchées, intéressantes et spectaculaires. Ne serait-ce que la scène de Sabbat (nuit de Walpurgis) peut être l’occasion pour un metteur en scène de donner libre cours à tous ses fantasmes et visions imaginaires les plus débridées.
Même si je pense que cette pièce vaut sûrement la peine d’être vue sur scène, j’ai trouvé qu’elle était également très belle à lire et j’y ai pris un grand plaisir. La traduction de Gérard de Nerval peut sembler par moments un peu trop lyrique et même un peu désuète par rapport aux goûts actuels mais elle a l’avantage d’avoir été validée et admirée par Goethe lui-même, et de parfaitement coller à l’époque romantique, à l’esprit du 19ème siècle.
Pendant ma lecture j’ai souvent repensé au fameux roman de Boulgakov « Le Maître et Marguerite » et j’ai un peu regretté de ne pas avoir lu ces deux livres à la suite l’un de l’autre car je suppose que « Faust » rend la compréhension de Boulgakov bien plus claire et précise, à travers de nombreuses références décalées et ironiques.
Cette pièce m’a vraiment beaucoup plu par ses dialogues brillants, émaillés de réflexions philosophiques et de strophes poétiques, mais aussi par sa fantaisie et son caractère fantastique. Goethe jongle ainsi avec plusieurs tonalités antagonistes, des plus sérieuses aux plus grotesques, des plus angéliques aux plus diaboliques, ce qui forme un ensemble riche et stimulant, qui parle à l’intelligence et au cœur.

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J’ai choisi des extraits un peu moins célèbres que celui du pacte entre Faust et le Diable, que vous n’aurez aucune difficulté à trouver sur Internet, par exemple sur Babelio.

Extrait page 44

Le Seigneur

Connais-tu Faust ?

Méphistophélès

Le docteur ?

Le Seigneur

Mon serviteur.

Méphistophélès

Sans doute. Celui-là vous sert d’une manière étrange. Chez ce fou rien de terrestre, pas même le boire et le manger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes, mais rien de loin ni de près ne suffit à calmer la tempête de ses désirs.

Le Seigneur

Il me cherche ardemment dans l’obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l’arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.

Méphistophélès

Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ? Mais laissez-moi le choix des moyens pour l’entraîner doucement dans mes voies.

Le Seigneur

Aussi longtemps qu’il vivra sur la terre, il t’est permis de l’induire en tentation. Tout homme qui marche peut s’égarer.

**

Un Extrait page 74

Faust

Sous quelque habit que ce soit, je n’en sentirai pas moins les misères de l’existence humaine. Je suis trop vieux pour jouer encore, trop jeune pour être sans désirs. Qu’est ce que le monde peut m’offrir de bon ? Tout doit te manquer, tu dois manquer de tout ! Voilà l’éternel refrain qui tinte aux oreilles de chacun de nous, et ce que, toute notre vie, chaque heure nous répète d’une voix cassée. C’est avec effroi que le matin je me réveille ; je devrais répandre des larmes amères, en voyant ce jour qui dans sa course n’ accomplira pas un de mes vœux ; pas un seul ! Ce jour qui par des tourments intérieurs énervera jusqu’au pressentiment de chaque plaisir, qui sous mille contrariétés paralysera les inspirations de mon cœur agité. Il faut aussi, dès que la nuit tombe, m’étendre d’un mouvement convulsif sur ce lit où nul repos ne viendra me soulager, où des rêves affreux m’épouvanteront. Le dieu qui réside en mon sein peut émouvoir profondément tout mon être ; mais lui, qui gouverne toutes mes forces, ne peut rien déranger autour de moi. Et voilà pourquoi la vie m’est un fardeau, pourquoi je désire la mort et j’abhorre l’existence.

Méphistophélès

Et pourtant la mort n’est jamais un hôte très bien venu.

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L’Exposition « Face au Soleil » à Marmottan (hiver 2022-23)

Claude Monet, Impression soleil levant, 1872

Il y a un peu plus de six mois, le 21 décembre 2022, je découvrais avec ravissement cette exposition consacrée au thème du soleil dans l’histoire de l’art, depuis l’Egypte des Pharaons jusqu’à la fin du 20è siècle. Si l’Antiquité est succinctement évoquée, les 17è et 18è siècles sont un peu plus développés, mais ce sont surtout les œuvres du 19è siècle et début du 20è qui occupent la majeure partie des salles, ce qui semble correspondre effectivement à la période où les artistes ont le plus regardé vers le soleil et où la lumière solaire est devenue le thème central de la peinture, comme un inlassable motif de fascination.

Présentation de l’Exposition (Source : Site du Musée)

Le 13 novembre 1872, Claude Monet peignait depuis la fenêtre de son hôtel au Havre, une vue du port par la brume. Exposée deux ans plus tard sous le titre Impression, soleil levant (1872, Paris, musée Marmottan Monet) l’œuvre inspire au critique Louis Leroy le terme d’Impressionnistes et donne son nom au groupe formé par Monet et ses amis.

En 2022, le musée Marmottan Monet, en collaboration avec le Museum Barberini, célèbrent les 150 ans, Impression, soleil levant et lui rendent hommage à travers l’exposition « Face au Soleil, un astre dans les arts », présentée à Paris du 21 septembre 2022 au 29 janvier 2023 et à Potsdam, du 25 février au 11 juin 2023 sous le titre « Sonne. Die Quelle des Lichts in der Kunst ».

William Turner, Le soleil couchant à travers la vapeur, 1809

Mon Avis

J’ai vu cette exposition le jour du solstice d’hiver – jour le plus sombre de l’année – et ces tableaux rayonnants et autres visions solaires ont eu un effet extrêmement réjouissant et bénéfique sur mon moral. Cela réchauffe et réconforte de regarder ces œuvres, l’énergie et la force qu’elles dégagent.
À côté de cet effet presque physique et sensitif des paysages ensoleillés, des aurores dorées et des images astrales, j’ai été très intéressée par les panneaux explicatifs qui nous font progresser dans les conceptions successives qu’on a eues à propos du soleil au fur et à mesure des siècles.
Ainsi l’Antiquité considère le soleil comme un dieu, un objet d’adoration (surtout chez les Égyptiens) tandis que le christianisme relègue le soleil à un rôle secondaire : il est une des innombrables créations de Dieu, sans plus d’importance que la lune ou une étoile parmi tant d’autres, selon la Genèse biblique.
Si, au Moyen-Âge, on imagine que le soleil tourne autour de la Terre,  la Renaissance puis la période classique et leur intérêt pour la science et les études astronomiques sérieuses font naître une conception encore différente du soleil, où il devient objet d’étude, d’observation et de calcul. Copernic découvre l’héliocentrisme et révolutionne totalement la vision du monde, qui sera confirmée ensuite par Galilée.
Les artistes du 17ème siècle français représentent souvent l’astre solaire, en tant que symbole favori de Louis XIV, le « Roi-Soleil » et le château de Versailles y fait abondamment référence, en renouant aussi avec la mythologie antique (Apollon, Phaëton).
Au 19ème siècle et avec la période romantique, une vision plus mystique du soleil apparaît, comme chez le peintre paysagiste allemand C. D. Friedrich, où le soleil peut être une image de la rédemption chrétienne et de l’espérance spirituelle.
Les salles d’exposition que j’ai préférées sont celles des 19ème et 20ème siècles où la puissance d’expression, la liberté de la touche picturale et la vivacité des couleurs se prêtent particulièrement bien à l’image d’un soleil intense et triomphant, qui occupe désormais toute la surface de la toile.

Un Cartel Explicatif choisi dans les salles du 19è/20è siècles

FACE AU SOLEIL

Au lendemain d’Impression soleil levant, l’astre devient un leitmotiv de la peinture moderne, un motif rayonnant par-delà les clivages esthétiques qui scandent l’histoire de l’art au tournant du 20è siècle. Ainsi la précision naturaliste des peintres de Skagen – qui empruntent à la tradition, à l’impressionnisme et à la photographie – est bousculée par un soleil éblouissant qui, chez Schonheider-Moller, absorbe la représentation sous un halo lumineux. Vallotton et les symbolistes explorent les potentialités décoratives de cet astre, qui mue le monde en « féerie ». Enfin, Munch révèle la puissance expressive du soleil qui, dans une perspective plus vitaliste, devient la source d’une énergie picturale débordante. L’astre solaire n’est plus seulement la composante d’un paysage, le détail – fût-il central – d’une vision panoramique ; il devient « le dieu de la peinture moderne » (Maurice Denis), un sujet à part entière qui s’impose dans le monde des arts et envahit dorénavant toute la surface de la toile.
(Source : Musée)

Maurice Denis, Saint-François recevant les stigmates, 1904
André Derain, Big Ben, Londres, 1906
Wilhelm Morgner, Composition Astrale XII, 1912
Sonia DELAUNAY, Contrastes simultanés, 1913
Otto DIX, Soleil Levant, 1913

Cartel à propos du Soleil Levant d’Otto DIX

Ce lever de soleil montre l’influence de Van Gogh, exposé à Dresde en 1912, sur le jeune Otto Dix, qui lui emprunte notamment sa touche épaisse et sinueuse, dans un paysage à la portée symbolique. Loin de la chaleur du Midi, le soleil devient ici un astre glacial qui, dans une explosion de rayons jaunes et noirs, se lève sur un paysage enneigé peuplé de corbeaux. Cette aurore, aussi effrayante que la tombée du jour, nous rappelle toute l’ambivalence du soleil à la veille d’une guerre qui marquera profondément Dix.
(Source : Musée)

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