« Mon Individualisme » de Natsume Sôseki

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait d’incursion du côté du Japon, et je suis toujours contente de retrouver cette littérature, l’une de mes préférées.

Comme je suis encore pour quelques jours dans « Le Printemps des Artistes » j’ai choisi un livre de Natsume Sôseki où il évoque sa propre jeunesse, son parcours difficile d’étudiant en Lettres et en Littérature anglaise, la naissance de sa vocation d’écrivain, ses réflexions personnelles sur des notions comme l’individualisme, le nationalisme, l’éthique, le pouvoir, l’argent, la pédagogie, etc.

Note pratique sur le livre

Editeur : Rivages poche
Traduit du japonais et présenté par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura
Nombre de pages : 112

Biographie succincte de l’auteur

De son vrai nom, Kinnosuke Natsume, il nait et meurt à Tokyo (1867-1916). Après des études d’anglais et d’architecture, il se consacre à l’enseignement. En 1888, il prend le pseudonyme de Sôseki. En 1905 il obtient une brusque célébrité avec son roman « Je suis un chat« . Romancier et nouvelliste, il est aussi l’auteur de plus de 2500 haïkus. Considéré comme l’un des principaux écrivains classiques du Japon, il a importé dans son pays des influences littéraires et culturelles occidentales. Il est mort à l’âge de 49 ans.

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

En 1914, le romancier Sôseki (1867-1916), alors très célèbre, est invité à donner une conférence à l’École des Pairs, où il a failli enseigner dans sa jeunesse. Avec humour et profondeur, il explique aux étudiants, qui constituent une élite intellectuelle, sa conception de l’individualisme. Partant de son expérience personnelle d’étudiant et de jeune enseignant, il raconte son cheminement, rappelant certains de ses livres (Botchan) où il s’est tourné lui-même en dérision et, peu à peu, d’anecdotes en fables, il parvient à un véritable petit traité de morale, qui définit l’autonomie, la tolérance, les limites de l’individualisme en collectivité et la nécessité de recourir à une éducation intériorisée et non pas seulement conformiste.

Mon Avis

Ce livre est très court mais d’une grande densité et il va vraiment à l’essentiel alors qu’on a l’impression au début que l’auteur ne sait pas où il veut en venir et qu’il va se perdre en cours de route. Mais en réalité, il ne se perd pas du tout et son discours est extrêmement bien construit et rigoureusement mené.
Dans la première partie, il nous relate quelques étapes marquantes de sa jeunesse : les difficultés auxquelles il se confrontait dans sa vie d’étudiant, ses doutes, ses erreurs, et l’état psychologique de confusion – et sûrement aussi de déprime – contre lesquels il essayait de lutter vainement. L’enseignement universitaire de Littérature anglaise qu’on lui prodiguait n’était pas, à ses yeux, satisfaisant, mais il ne parvenait pas à savoir ce qui lui conviendrait. Jusqu’au jour où il comprend qu’il est, dans sa vie intellectuelle, beaucoup trop tributaire des autres, qu’il lui manque la liberté de pensée indispensable à son épanouissement. Jusque-là, il se contentait de répéter les jugements des uns et des autres – professeurs, spécialistes en littérature, écrivains et critiques européens – dans un esprit d’imitation, mais il se rend compte tout à coup que c’est la cause de son mal-être, qu’il désire se forger sa propre opinion, choisir sa voie individuelle, indépendante de celle des autres. Ce désir d’autonomie le mène sur le chemin de l’écriture.
A la suite de cette première partie autobiographique, qui nous montre la naissance de sa vocation d’écrivain, la deuxième partie élargit et amplifie son propos : il explicite la notion d’individualisme telle qu’il la conçoit et qui rejoint beaucoup l’idée de liberté.
Sachant que les étudiants auxquels il s’adresse pendant cette conférence seront amenés après leurs études à exercer de hautes fonctions dans la société, Sôseki se penche sur les notions de pouvoir et d’argent, qui sont selon lui indissociables de la morale, et de la notion de devoir (envers les autres). Il défend un individualisme respectueux de la liberté d’autrui et conscient de ses responsabilités.
Comme cette conférence a été donnée en 1914, dans une atmosphère belliqueuse et guerrière, et que les Japonais défendaient alors un nationalisme extrêmement étroit, Sôseki essaye de concilier son individualisme avec cet état d’esprit général, et il tente de réconcilier les valeurs occidentales avec le collectivisme japonais, d’une manière fine et habile.
Un livre qui m’a énormément plu et qui restera marquant dans ma mémoire, sans aucun doute !

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Un Extrait page 54

À partir du moment où j’ai eu à portée de main ce concept d’autonomie, je me suis senti très fort. Je ne me laissais plus impressionner par eux. J’étais jusqu’alors amorphe et découragé et cette notion m’a littéralement indiqué comment reprendre pied et quel chemin choisir.
Je dois avouer que ce mot a été pour moi un nouveau départ. Il était absurde de s’agiter vainement en chaussant les bottes d’un autre : voilà un argument à toute épreuve pour ne pas imiter les Occidentaux et, sachant la jubilation que j’aurais et ferais naître autour de moi en le leur lançant à la figure, j’ai décidé de considérer que l’œuvre de ma vie serait de parvenir à cette autonomie, entre autres, à travers l’écriture.

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Un Extrait page 78

Pour lever tout malentendu, j’aimerais ajouter un mot : quand on parle d’individualisme, on peut laisser entendre que c’est le contraire du nationalisme et qu’il a pour but de le démolir ; mais ce n’est pas aussi déraisonnable et décousu. Au fond je n’aime pas beaucoup les mots en isme et je doute que l’humanité puisse se réduire à un isme quelconque, mais pour les besoins de l’explication, je suis forcé de faire appel à ces notions. Certains prétendent qu’aujourd’hui le Japon n’est plus viable sans le nationalisme ou le pensent carrément. Nombreux sont ceux qui prophétisent que le pays va sombrer si l’on ne réprime cet individualisme. Mais rien n’est plus absurde que cela. En réalité, nous pouvons être nationalistes et mondialistes et, en même temps, individualistes.

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La Découverte du monde de C.-F. Ramuz

Couverture aux éditions Zoé

Ayant entendu des critiques très positives sur cet écrivain suisse de la première moitié du 20ème siècle, Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), réputé pour la beauté de son style et ses sujets souvent inspirés du terroir vaudois, j’ai eu envie de le découvrir avec ce livre de souvenirs de jeunesse « La Découverte du monde » et je n’ai pas été du tout déçue !

Note Pratique sur le Livre

éditeur : Zoé poche
Première date de publication : 1939
Date de l’actuelle édition : 2022
Nombre de pages : 250

Note sur l’écrivain

Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, est un romancier, poète et essayiste de Suisse romande. Il fait des études de Lettres à l’Université de Lausanne. Il séjourne à Paris de 1900 à 1914, et découvre à cette occasion la littérature de son temps.
Il est d’abord proche du mouvement régionaliste, avant de développer un style plus personnel, qui reste attaché à ses origines vaudoises et qui puise ses sujets parmi les habitants de sa région.
Dès les années 1930, il obtient le succès et la notoriété, ses œuvres étant publiées chez Grasset, et il collabore à de nombreuses revues littéraires. Son talent est reconnu par des écrivains comme Louis Ferdinand Céline, Gide, Giono, entre autres. Par deux fois, il manque d’obtenir le Prix Nobel de Littérature, en 1943 et 1944. Les dernières années de sa vie, marquées par la maladie, le voient se consacrer plus particulièrement à des écrits autobiographiques. Il meurt à l’âge de 68 ans.

Quatrième de Couverture

« Surtout, pour la première fois, je me heurtais à cette difficulté, que la nature n’est pas faite pour être seulement regardée. Je voyais qu’il y a une autre manière de la rejoindre et plus profondément que par les yeux, c’est avec le corps. »

Texte tardif (1939), Découverte du monde retrace les premières années de la vie de Ramuz, de son enfance lausannoise à son départ pour Paris, et jusqu’à ses débuts dans l’écriture. En revenant sur son itinéraire, l’autobiographe rend moins hommage à sa formation qu’il n’affirme sa vocation d’artiste.

Mon Avis

C’est un beau livre, dont le titre pourrait aussi bien être « la découverte de soi », ou « la naissance d’une vocation littéraire ». Ramuz essaye de reconstituer ses années d’enfance et de jeunesse à partir de ses souvenirs. Mais ce ne sont pas tellement les événements extérieurs ou les rencontres affectives qui nous sont ici racontées. C’est essentiellement un autoportrait, une analyse psychologique à travers un parcours de vie. L’écrivain cherche à retrouver les pensées et les sentiments qui étaient les siens dans ses jeunes années. Et nous voyons qu’il souffrait beaucoup du manque de liberté et du conformisme excessif liés à son éducation, que le désir d’écriture était justement chez lui une manière d’échapper à ce carcan étouffant, de révéler son individualité tant bien que mal. Il ne condamne pas ou ne critique pas ceux qui l’ont éduqué de cette manière, mais il nous fait sentir que cette éducation ne pouvait pas convenir aux esprits créatifs et indépendants comme le sien.
Ramuz évoque quelques épisodes décisifs de son enfance, grâce auxquels sa vocation littéraire s’est trouvée renforcée et encouragée. Par exemple, une composition scolaire où il prit un jour la liberté et l’audace d’écrire un long texte en alexandrins rimés, à la stupéfaction de son professeur qui l’avait toujours pris jusque-là pour un élève médiocre et qui, devant une telle réussite, le soupçonna de supercherie et de plagiat. Ou encore, sa rencontre avec son meilleur ami, passionné de théâtre, sous l’influence duquel il commença à exercer sa plume dans la composition de pièces et à s’épanouir dans cette voie.
Je me suis souvent sentie proche de Ramuz au cours de ce récit, car il raconte des choses qui m’ont véritablement concernée et que j’ai eu l’impression de comprendre, de m’approprier, d’intégrer à ma propre mémoire. Il me semble qu’il creuse très profond pour exprimer les incertitudes et le mal-être d’une jeunesse qui cherche sa voie.
Un livre qui m’a vraiment beaucoup plu ! Que j’ai lu comme une confidence, un récit de vérité, très personnel mais en même temps très pudique.

Un Extrait page 89

C’est vers cette même époque (je devais avoir onze ou douze ans) que j’ai commencé à me dédoubler. Il y a eu en moi comme deux moitiés de personnages, qui à eux deux constituaient ma personne, mais qui se ressemblaient chaque jour un peu moins.
D’abord l’élève un tel, qui devenait d’ailleurs un toujours plus mauvais élève, perdant chaque année quelques places dans le classement, mais visible de toute part ; ensuite, et à côté, quelqu’un de très secret, qui prenait le plus grand soin de ne rien livrer de lui-même.
L’élève Ramuz, et puis quelqu’un qui portait bien le même nom, mais prenait en toute chose secrètement le contrepied des opinions officielles que professait ouvertement l’élève.
C’est, je pense, l’histoire de nombreux petits garçons de mon âge, dont la vie est faite entièrement d’obligations qu’ils n’ont pas choisies ; alors ils s’en vengent comme ils peuvent. Ils sont bien forcés de s’y soumettre ; ils s’y soumettent, en effet ; ils n’ont rien du révolté. Mais ils n’ont rien, d’autre part, de l’élève conformiste, né conforme à ce qui l’entoure, et qui est parfaitement satisfait de l’enseignement qu’on lui donne, n’imaginant même pas qu’il puisse être différent. (…)

Un Extrait page 191

Je n’ai pas d’invention ; je n’ai que de l’imagination. On confond trop souvent ces deux facultés qui n’ont rien de commun et sont même volontiers contradictoires. Le parfait romancier serait un homme qui aurait à la fois de l’invention et de l’imagination et on sait que l’espèce en est singulièrement rare. L’invention tend à l’acte et s’intéresse à l’acte ; elle s’entend à en prévoir et à en utiliser les conséquences, les multipliant ainsi par elles-mêmes. L’invention est évènement, elle se complaît à l’événement, elle se délecte à nouer une intrigue, à en compliquer, à en diversifier les péripéties et à ne la dénouer qu’après les avoir épuisées. L’invention est « dynamique » comme on dit ; elle réside dans un mouvement constant, organisé de manière à susciter, maintenir et renouveler l’intérêt ou même fréquemment la simple curiosité du lecteur ; l’imagination, au contraire, est contemplative. Dans cette longue suite d’événements dont l’invention se plaît à combiner les péripéties, elle en choisit un qu’elle immobilise ; là où l’invention accélère, elle, elle fixe et elle retient. Elle se nourrit du spectacle qu’elle s’offre à elle-même. Elle tend à se confondre avec l’objet qu’elle évoque, c’est à dire que le sujet tend à se confondre avec l’objet. Je me représente un incendie et il y a un incendie ; je le vis véritablement, je suis dedans, il se met à exister ; il est ou il peut être sans relation aucune avec les événements précédents ou subséquents : il est sans cause et sans effets ; il est, j’ajoute qu’il est à moi. (…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre du Printemps des Artistes puisqu’il y est beaucoup question d’écriture et de vocation littéraire, à travers un parcours de jeunesse.

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« Le Métier d’écrivain » de Hermann Hesse

J’ai trouvé ce livre par hasard, en flânant dans une librairie, et son titre m’a tout de suite intéressée car j’aime connaître les pensées des écrivains sur leur art, sur leur façon d’envisager la littérature, sur le langage, etc.
J’avais déjà lu un livre de Hermann Hesse (Allemagne, 1877- Suisse, 1962) – « Knulp« , un court roman dont vous pouvez retrouver ma chronique ici – et cela m’a permis de mieux situer ces réflexions générales et de les appliquer à quelques souvenirs précis.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Essai
Editeur : Bibliothèque Rivages
Année de Publication (initiale, en Allemagne) : 1977, chez Rivages : 2021
Traduction, préface et notes de Nicolas Waquet
Nombre de pages : 83

Quatrième de Couverture

Etre écrivain, c’est être lecteur. Lecteur des autres, lecteur de soi, lecteur de tout : des ouvrages des hommes comme des œuvres de la nature. Alors comment bien lire et bien écrire ? Qu’est-ce qu’un bon texte, une bonne critique ? Quelles sont les peines et les joies que son métier réserve à l’écrivain ? Autant de questions que Hermann Hesse n’a cessé de se poser la plume à la main, questions qu’il soulève et auxquelles il répond au détour de cinq textes qui éclairent sa pratique et jalonnent sa carrière.

Mon Avis

Ce livre se compose de cinq textes de réflexions sur l’écriture, rédigés entre les années 1920 et les années 1960.
Celui qui parle de la critique littéraire est particulièrement intéressant car Hermann Hesse a une idée très claire et très précise de ce que doit être ce métier et de la bonne manière de l’exercer. Selon lui, le bon critique doit inscrire les œuvres littéraires et les écrivains dans l’histoire des Lettres et des idées, leur donner la juste place qui leur revient dans un panorama plus vaste. Son rôle est donc important, quoiqu’il ne soit pas toujours conscient de sa responsabilité. Le critique doit savoir reconnaître la nouveauté, l’originalité d’un livre – gages de qualité – et attirer l’attention des lecteurs sur lui. Mais Hesse déplore que les vrais bons critiques sont rares et que la plupart sont davantage attirés par les renvois d’ascenseurs et autres échanges de bons procédés mondains que par une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Hermann Hesse écrit à ce sujet des dialogues fictifs entre un écrivain et un critique, qui sont d’une intelligence formidable et qui posent des questions que l’on pourrait encore tout à fait se poser actuellement (cf. l’extrait ci-dessous).
Parmi les autres thèmes abordés dans ces textes : celui du Romantisme allemand, un mouvement artistique auquel Hermann Hesse semble très attaché et sur lequel il propose une réflexion approfondie, en le comparant avec le Classicisme, qui relève d’une conception de l’existence radicalement opposée. Ainsi, il explique et développe les similitudes entre Romantisme et Philosophie Orientale, d’une manière très intéressante.
Hermann Hesse se définit lui-même comme un héritier du Romantisme et un poète (même dans ses romans) c’est-à-dire un auteur qui parle avec son âme, et il regrette que son époque ait jeté le discrédit sur le Romantisme en le taxant de bourgeois, sentimental, risible, démodé, alors que, selon lui, c’est tout le contraire : la beauté et l’expression de l’âme humaine, une des principales émanations de la culture allemande, représentée par des génies intemporels, aussi bien en littérature qu’en musique et dans la plupart des autres arts.
Une autre page de réflexion m’a frappée, à propos du langage et de ses ambiguïtés, que tout auteur doit apprendre à maîtriser et à déjouer.
Hesse nous parle également de ses habitudes d’écriture, du point de vue pratique et rituel, de son emploi du temps et des éventuelles phases critiques (ou moments de crise) dans son travail – des périodes décisives et de grande urgence, où le livre qu’il est en train de créer prend toute sa signification et son poids – et j’ai trouvé ces passages particulièrement éclairants et profonds.
Un livre à conseiller chaudement à tous ceux qui aiment écrire et à ceux qui s’interrogent sur le métier d’écrivain.

Un Extrait Page 44-45

L’écrivain : Mais vous connaissez Les Affinités électives et le Berthold ?
Le critique : Les Affinités électives, oui, naturellement, mais pas le Berthold.
L’écrivain : Et vous, pensez-vous pourtant que le Berthold surpasse les livres que l’on écrit de nos jours ?
Le critique : Oui, c’est ce que je pense, par respect pour Arnim et plus encore par respect pour la puissance littéraire dont faisait montre autrefois l’esprit allemand.
L’écrivain : Mais pourquoi, dans ce cas-là, ne lisez-vous pas Arnim et tous les vrais écrivains de son temps ? Pourquoi passez-vous votre vie à vous occuper de livres que vous considérez vous-même comme des œuvres mineures ? Pourquoi ne dites-vous pas à vos lecteurs :  » Regardez, voici des livres dignes de ce nom, laissez tomber la camelote qu’on écrit aujourd’hui et lisez Goethe, Arnim et Novalis ! »
Le critique : Je ne suis pas là pour ça. Je me dispense peut-être de le faire pour les mêmes raisons que vous vous dispensez d’écrire des livres comme Les Affinités électives.
L’écrivain : Voilà qui me plait ! Mais comment expliquez-vous alors que l’Allemagne ait produit autrefois des écrivains de cette trempe ? Leurs livres étaient une offre sans demande ; personne ne les avait réclamés. Ni Les Affinités électives ni le Berthold n’ont été lus par leurs contemporains, pas plus qu’on ne les lit aujourd’hui.
Le critique : Les gens, à l’époque, ne se souciaient guère de littérature et ne s’en préoccupent pas plus de nos jours. Notre peuple est comme ça. Peut-être que tous les peuples sont comme ça. Du temps de Goethe, on lisait une foule de livres charmants et distrayants. Et c’est la même chose aujourd’hui. Ces livres sont lus et critiqués. Ni le lecteur ni le critique ne les prennent vraiment au sérieux, mais ils répondent à un besoin. On lit et on paye les écrivains qui nous changent les idées ; ce que l’on fait aussi pour ceux qui critiquent leurs écrits : on les lit et ils tombent aussitôt dans l’oubli.
L’écrivain : Et les livres dignes de ce nom ?
Le critique : Ils sont écrits pour l’éternité, pense-t-on. Notre époque ne se croit donc pas obligée d’y prêter attention.

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Un Extrait page 62

Maintenant, considérer que la rose est une rose, l’homme un homme, le corbeau un corbeau, que les formes et les limites de la réalité sont des données solides et sacrées, c’est le point de vue classique. Il reconnaît les formes et les propriétés des choses ; il reconnaît l’expérience ; il cherche l’ordre, la forme, la loi, et il les établit.
Ne voir au contraire dans la réalité qu’apparences, mutabilité ; douter au plus haut point de la différence entre les plantes et les animaux, l’homme et la femme ; accepter à chaque instant que toutes les formes se dissolvent et se confondent, c’est se conformer au point de vue romantique.
En tant que visions du monde, philosophies, fondements sur lesquels l’âme prend position, ces conceptions sont aussi bonnes l’une que l’autre, c’est indéniable. (…)

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Un Enfant, de Thomas Bernhard

J’ai lu Un Enfant de Thomas Bernhard car il appartenait à mon ami très regretté le blogueur Goran et que sa mère a eu la gentillesse de me donner certains de ses livres après sa disparition, ce qui m’a beaucoup touchée.
Cette lecture s’inscrit dans Les Feuilles Allemandes de novembre 2022, organisées par Eva, Patrice et Fabienne des blogs « Et si on bouquinait un peu » et de « Livr’escapades« .

Note Pratique sur le livre

Genre : Autobiographie (Souvenirs d’enfance)
Editeur : L’imaginaire Gallimard
Année de Publication en Allemagne : 1982 (en France : 1984)
Traduit de l’allemand par Albert Kohn
Nombre de Pages : 151

Quatrième de Couverture

Né discrètement en Hollande où sa mère va cacher un accouchement hors mariage, Thomas Bernhard est bientôt recueilli par ses grands-parents qui vivent à Vienne. La crise économique des années trente les force à s’établir dans un village aux environs de Salzbourg où l’enfant découvre avec ravissement la vie campagnarde.
Le grand-père, vieil anarchiste, doit aller s’installer à Traunstein, en Bavière. Le jeune Thomas se familiarise avec le monde de la petite ville, commence à s’émanciper, fait l’école buissonnière et ses premières escapades à vélo. Il découvre aussi le national-socialisme et la guerre aérienne.
« Le monde enchanté de l’enfance » n’est pas celui pourtant du petit Thomas. Persécuté par ses maîtres, souffrant du complexe de l’immigré et du pauvre, il a plusieurs fois la tentation du suicide, tentation qui plus tard hantera aussi l’adolescent et le jeune homme.

Mon Avis

Jusqu’à présent j’avais déjà lu et apprécié trois ou quatre romans de Thomas Bernhard et leur ton sarcastique, leur outrance obsessionnelle et leur humour grinçant m’avaient chaque fois frappée. Mais ici, dans ce récit autobiographique, l’auteur adopte un ton plus doux, plus tendre et plus ému (sans aucune trace de pleurnicherie, bien sûr) que j’ai particulièrement aimé.
Ce récit se développe tout d’une traite, sans la division classique en chapitres ou en paragraphes distincts, et ainsi nous sommes portés et entraînés par un flux littéraire continu qui se révèle assez prenant : chaque soir j’avais un peu de mal à quitter mon livre.
L’auteur raconte à bâtons rompus tous ses souvenirs d’enfance et les nombreux événements, surtout malheureux mais parfois aussi joyeux, que lui et sa famille ont traversés. Nous découvrons un enfant souvent maltraité, autant par sa mère que par ses camarades de classe et ses instituteurs successifs, mais doté d’une grande intelligence et, surtout, aimant plus que tout son grand père grâce à qui il apprend à réfléchir, à se construire, à s’émanciper intellectuellement. Et c’est une très belle relation qui nous est décrite entre ce grand père et son petit fils, même si elle est parfois teintée de reproches et d’agacement. Un grand père anarchiste et anti conformiste, écrivain sans doute talentueux mais resté sans succès, et que Thomas Bernhard décrit comme un « penseur » et un homme nullement impressionné par les figures d’autorité, les enseignants ou les dirigeants quels qu’ils soient. Et on se rend compte que Thomas Bernhard a pleinement hérité de ses opinions et points de vue quand on connaît certaines de ses autres œuvres et leur ton irrévérencieux.
Un excellent livre et peut-être même mon préféré de cet écrivain !

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Un Extrait Page 25-26

Dans l’ombre du pont de chemin de fer plongé dans la nuit, auquel j’enflammais avec la plus grande jouissance mes pensées anarchistes, j’étais en route pour aller chez mon grand-père. Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie. (…)

La Cloche de Détresse de Sylvia Plath

Couverture chez Gallimard

Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022, j’ai lu le très célèbre roman, d’inspiration autobiographique, de Sylvia Plath, où elle relate l’histoire de sa très grave dépression, depuis les tout premiers signes, à peine perceptibles, jusqu’à ses plus graves manifestations et les traitements médicaux dont elle fut la victime sous contrainte.
Il s’agit de l’unique roman écrit par Sylvia Plath, il fut publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas en 1963, à Londres, un mois avant le suicide de son autrice.

Note pratique sur le livre :

Editeur : L’Imaginaire, Gallimard
Première date de publication : 1963
Date de première publication en français : 1972
Traduit de l’anglais (américain) par Michel Persitz
Préface de Colette Audry
Note biographique de Lois Ames
Nombre de pages : 267

Rapide présentation :

Esther Greenwood est une brillante étudiante de dix-neuf ans. Avec onze autres concurrentes, elle vient de gagner un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode féminin. En cette qualité, les jeunes filles sont invitées à New York pour plusieurs semaines mais ce séjour n’est pas vraiment une réussite, bien qu’elles aillent de réceptions en réceptions et de fêtes en fêtes.
De retour dans sa petite ville d’origine, chez sa mère, Esther Greenwood sombre dans une grave dépression et les idées suicidaires l’envahissent de manière permanente. La consultation d’un psychiatre aux méthodes radicales et brutales, loin de la guérir, ne fait qu’aggraver son désespoir et son envie d’en finir.

Mon Avis très subjectif

Comme on peut s’y attendre, ce roman d’inspiration autobiographique reflète une grande souffrance et l’écrivaine décrit des événements particulièrement durs, des épisodes désagréables et parfois sanglants de son existence, des tentatives de suicide, des séances d’électro-chocs, des échecs, des incompréhensions avec ses amies ou avec ses possibles prétendants, des heurts avec sa mère, etc.
Pourtant, au début du livre, on a l’impression que l’héroïne a « tout pour être heureuse », pour reprendre une expression banale et superficielle. Elle est une étudiante brillante, elle vient de remporter un glorieux Prix de Poésie et se trouve invitée à New York pour festoyer, danser, se faire des relations, s’amuser et mener la belle vie, elle est courtisée par un étudiant en médecine séduisant, qui voudrait l’épouser et dont elle est amoureuse depuis plusieurs années… Et pourtant rien ne va.
On sent qu’Esther Greenwood est dégoutée par tout ça. Un dégoût qui trouve son expression littéraire dans la longue scène d’intoxication alimentaire avec le crabe avarié, quand toutes les lauréates du concours n’arrêtent pas de vomir, tombent inanimées et frôlent la mort.
Sylvia Plath aborde souvent le sujet de la condition féminine – particulièrement difficile dans les années 1950-60 aux Etats-Unis, la place des femmes étant principalement à la maison, et leurs libertés se trouvant réduites à l’extrême. Ce manque de liberté et ces perspectives restreintes semblent lui peser énormément car elle a visiblement de l’ambition et elle est consciente de son immense talent.
Certainement, elle avait un grand appétit de vivre, un fort désir d’épanouissement et de très hautes espérances, mais comme la société de son époque ne lui offrait que des opportunités médiocres et lui demandait de renoncer à beaucoup de ses ambitions, elle ne pouvait que se désespérer.
C’est un terrible gâchis, qu’on ait brimé et brisé les femmes de talent durant tant de siècles…
Bien que Sylvia Plath ait écrit ce livre dans une période de maladie, j’ai trouvé qu’elle gardait une lucidité et une acuité très vive – visiblement très consciente de tout ce qui lui arrivait – ce qui parait encore plus triste.
Un livre dur, éprouvant, mais dont l’écriture riche en images et en métaphores m’a paru superbe.


Un Extrait page 176

(…)
Quand les gens se rendraient compte que j’étais folle à lier – et cela ne manquerait pas de se produire malgré les silences de ma mère – ils la persuaderaient de m’enfermer dans un asile où l’on saurait me guérir.
Seulement voilà, mon cas était incurable.
Au drugstore du coin j’avais acheté quelques livres de poche sur la psychologie pathologique. J’avais comparé mes symptômes avec ceux qui étaient décrits dans les livres, et bien entendu, mes symptômes étaient ceux des cas les plus désespérés.
En dehors des journaux à scandales, je ne pouvais lire que des livres de psychologie pathologique. C’était comme si on m’avait laissé une petite faille grâce à laquelle je pouvais tout apprendre sur mon cas pour mieux en finir.
Je me suis demandé après le fiasco de la pendaison s’il ne valait pas mieux abandonner et me remettre entre les mains des docteurs. Mais je me suis souvenue du docteur Gordon et son appareil à électrochocs personnel. Une fois enfermée, ils pourraient m’en faire tout le temps. J’ai pensé aux visites de ma mère et de mes amis qui viendraient me voir jour après jour, espérant que mon état allait s’améliorer. Mais leurs visites s’espaceraient et ils abandonneraient tout espoir. Ils m’oublieraient. (…)

Martin Eden de Jack London

J’ai lu le célèbre roman de Jack London « Martin Eden » dans le cadre de mon Printemps des Artistes puisque ce livre nous raconte le parcours littéraire d’un jeune homme pauvre mais très obstiné, intelligent et volontaire, de ses débuts difficiles à son ascension remarquable.

Note Pratique sur le Livre :

Editeur : 10-18
Traduit de l’américain par Claude Cendrée
Nombre de Pages : 479

Présentation de l’auteur :

Jack London (1876-1916) né John Griffith Chaney, est un écrivain, romancier et novelliste américain dont les thèmes de prédilection sont l’aventure et la nature sauvage. Grand voyageur, il pratiqua également le journalisme. Par les succès retentissants de plusieurs de ses romans, comme l’Appel de la forêt (1903) ou Croc-Blanc (1906) il devint vite un écrivain riche, célèbre et couvert de gloire. Certaines de ses œuvres sont très engagées et marquées par ses convictions socialistes. Il est mort à seulement 40 ans d’une crise d’urémie.

Présentation du roman :

Martin Eden est un jeune homme de vingt ans, pauvre et peu éduqué, un ancien marin qui a beaucoup voyagé et qui a une grande expérience de la vie malgré son jeune âge. Au cours d’une bagarre, il a l’occasion de sauver un jeune homme du mauvais pas où il s’est engagé et celui-ci, par reconnaissance, l’invite à diner dans sa très bourgeoise famille. C’est à cette occasion que Martin rencontre Ruth Morse, la sœur du jeune homme qu’il a défendu, une très belle jeune fille qui étudie la littérature à l’Université et qui lui parait particulièrement raffinée et brillante, bien au-dessus des filles vulgaires qu’il côtoie d’habitude. Martin tombe follement amoureux de Ruth et décide de la conquérir en s’élevant au-dessus de sa condition d’ouvrier et en devenant écrivain. Il entreprend de se forger une culture en autodidacte, avec l’aide de Ruth qui corrige son mauvais anglais et avec les conseils de son bibliothécaire, qui oriente ses lectures. (…)

Mon humble avis :

Le personnage de Martin Eden est très idéaliste au début du roman, il se fait des illusions sur la bourgeoisie, sur le milieu littéraire, sur les critères de jugement des éditeurs, et sur la nature humaine en général. Plus que tout, il se fait une image merveilleuse, éthérée et pure de la jeune fille qu’il aime sous prétexte qu’elle est d’une classe sociale prétendument « supérieure » et qu’elle a fait beaucoup plus d’études que lui. Il se voit lui-même tel que les bourgeois le voient : comme un ignorant, un genre de brute épaisse au langage argotique et sans savoir-vivre. En même temps, Martin Eden ne doute pas de ses capacités à réfléchir, à apprendre, à se cultiver et à s’élever rapidement au niveau de cette classe bourgeoise qu’il admire tant. Grand adepte de Nietzsche, il déploie des efforts véritablement surhumains pour parvenir à ses objectifs, il consent d’énormes sacrifices pour produire inlassablement des œuvres littéraires et les envoyer à des revues, à des éditeurs, au point de dépenser tout son argent à cet effet et de se priver de tout, même de nourriture et du plus élémentaire confort. Mais plus ses réflexions vont s’affiner au contact de la littérature et de la philosophie, plus il va remettre en cause ses illusions initiales et s’apercevoir de la mesquinerie et de la stupidité de la bourgeoisie. Toutes ces valeurs, ces institutions et ces personnes soi-disant supérieures vont révéler à Martin Eden leur vrai visage. Et finalement, il se retrouve seul et amèrement déçu, conscient de sa propre supériorité, mais ne pouvant rien faire de cette supériorité car personne ne le comprend.
Ce livre est largement inspiré de la propre expérience de Jack London et de ses débuts littéraires misérables, et en effet cela se sent à travers les descriptions très réalistes et les situations saisissantes de vérité, qui contribuent à créer aux yeux du lecteur un monde véridique où l’on entre directement et sans effort.
Un roman très poignant, que j’ai vraiment beaucoup aimé, et que je conseille tout particulièrement aux écrivains et poètes en herbe – non pas pour les désespérer mais pour les éclairer et les faire réfléchir.

Un Extrait Page 205-206

Ce fut une heure exquise pour la mère et la fille et leurs yeux étaient humides, tandis qu’elles causaient dans la pénombre, Ruth tout innocence et franchise, sa mère compréhensive, sympathisant doucement, expliquant tout et conseillant avec calme et clarté.
– Il a quatre ans de moins que toi, dit-elle. Il n’a ni situation, ni fortune. Il n’a aucun sens pratique. Puisqu’il t’aime, il devrait, s’il avait du bon sens, faire quelque chose qui lui donnerait un jour le droit de t’épouser, au lieu de perdre son temps à écrire ces histoires et à faire des rêves enfantins. Martin Eden, je le crains, ne sera jamais sérieux. Il n’envisage nullement l’idée d’un métier convenable comme l’ont fait certains de nos amis – M. Butler, par exemple. Martin Eden, je le crains, ne sera jamais riche. Et dans ce monde, l’argent est nécessaire au bonheur. Oh ! je ne parle même pas d’une énorme fortune ! mais d’une fortune suffisante à assurer un confort convenable. Il… il n’a jamais parlé ?…
– Il ne m’a jamais dit un mot ; mais, s’il le faisait, je l’arrêterais, car, tu sais, je ne suis pas amoureuse de lui !
– Tant mieux. Je ne serais pas contente de voir mon enfant, ma fille unique, si nette, si pure, aimer un homme pareil. Il existe, de par le monde, des hommes nets, fidèles, virils. Attends un de ceux-là. Tu le trouveras un jour, tu l’aimeras et il t’aimera et vous serez aussi heureux ensemble que ton père et moi l’avons été. (…)

Journaux des dames de cour du Japon ancien

Couverture chez Picquier Poche

Dans le cadre de mon Mois Thématique sur les Femmes Japonaises, je ne pouvais pas passer sous silence les dames de cour du Japon ancien, qui ont une grande importance pour la littérature nippone et qui ont créé de nombreux chefs d’œuvre intemporels et d’un très grand raffinement stylistique et culturel.

Note pratique sur le livre :

Ecrit au XIème siècle de notre ère.
Traduit par Marc Logé.
Editeur : Picquier Poche
Nombre de pages : 209

Quatrième de Couverture

Ces journaux intimes ont en commun d’avoir été écrits en japonais au XIème siècle par des femmes, et valurent à leurs autrices une gloire considérable qui fait encore d’eux aujourd’hui des chefs d’œuvre de la littérature mondiale.
Le journal de Murasaki Shikibu, qui écrivit les deux mille pages du Dit du Genji, n’a trait qu’à quelques années de sa vie ; celui d’Izumi Shikibu ne concerne qu’un épisode de la sienne, mais le journal de Sarashina, commencé à douze ans, s’acheva alors qu’elle avait atteint l’âge de cinquante ans.
Croquis d’éphémères plaisirs, du temps qui passe, descriptions de livres lus, d’endroits visités, de souvenirs, de rêves et de soliloques sur la vie et sur la mort qui versent au cœur du lecteur un émerveillement sans cesse renouvelé devant ce monde de poésie et de raffinement singulièrement émouvant.

Mon Avis :

J’avais déjà lu et chroniqué ici Les Notes de chevet de Sei Shonagon, qui datent de la même époque que ces Journaux des dames de cour et, comme ces quatre dames se connaissaient et se côtoyaient journellement, je pensais qu’il y aurait une forte ressemblance entre ces différents récits. En réalité, j’ai été heureusement surprise car chaque dame développe un style très personnel, du point de vue de ses idées et de son écriture.
Ainsi, dame Sarashina m’a semblé insister surtout sur les côtés émouvants de son récit, avec beaucoup de notations poétiques sur la nature qui font écho à ses propres sentiments, et une expression très profonde des choses tristes de la vie. Elle m’a paru plutôt sentimentale et romanesque, et je l’ai trouvée délicate et sympathique.
J’ai ressenti par contre nettement moins de sympathie pour Murasaki Shikibu qui n’hésite pas à dresser des portraits repoussants de ses contemporains et plus particulièrement des autres dames de cour (surtout de celles qui écrivent avec talent !) et on peut penser que l’esprit de rivalité et de jalousies entre ces dames devait être assez terrible et suffoquant, dans un lieu aussi étroit et renfermé sur lui-même que la Cour du Japon où, de plus, on n’avait pas grand-chose d’autre à faire que de nouer des intrigues et s’épier avec avidité ! Ceci dit, en dehors de cet aspect médisant et méprisant, Murasaki Shikibu m’a paru également très fine dans sa vision de la vie et j’ai trouvé que nombre de ses idées montraient une certaine hauteur de vue, de la clairvoyance et de la sagesse.
La dernière dame de cour, Izumi Shikibu (qui n’a pas de lien de parenté avec la précédente) nous raconte quant à elle la belle histoire d’amour, tourmentée et complexe, entre un Prince et une femme solitaire. Comme le Prince est jaloux et que de nombreuses médisances courent sur cette femme esseulée, leur relation est émaillée de séparations, de malentendus et de réconciliations. Les deux amoureux ne cessent de s’envoyer des poèmes pour faire connaître leurs émotions et c’est donc, en même temps qu’un journal intime, un récit poétique.
Un beau livre, qui ressuscite devant nos yeux tout une époque disparue, et qui témoigne tout à la fois du côté intemporel et universel de certains sentiments ou émotions. J’ai eu plaisir à le lire !

Un Extrait page 50 (par Sarashina)

Après cela, je fus quelque peu inquiète et j’oubliai les romans. Mon esprit devint plus sérieux et je passai plusieurs années sans rien faire de remarquable. Je négligeai les services religieux et les observances des temples. Ces idées fantastiques des romans peuvent-elles se réaliser dans ce monde ? Si Père pouvait obtenir une bonne situation, je pourrais, moi aussi, jouir d’une vie beaucoup plus noble… Voilà les espoirs incertains qui occupaient alors mes pensées quotidiennes.
Enfin, Père fut nommé gouverneur d’une province très éloignée dans l’Est.
Il dit : « J’ai toujours pensé que si je pouvais obtenir un poste de gouverneur dans le voisinage de la capitale, je pourrais m’occuper de vous selon les désirs de mon coeur. Je voudrais vous mener voir les beaux paysages de la mer et de la montagne. Je voudrais aussi que vous puissiez vivre entourée d’une suite qui dépasse les possibilités de notre situation actuelle. Notre karma dans une vie précédente a dû être défavorable. Maintenant, il me faut partir vers un pays très éloigné, après avoir attendu si longtemps. Lorsque je vous ai emmenée, alors que vous étiez une petite fille, vers la province de l’Est, le moindre malaise me causait une inquiétude fort vive, car je me disais que si je mourais, vous erreriez seule dans ce lointain pays. Il y avait beaucoup à craindre dans ce pays d’étrangers, et j’y eusse vécu avec l’esprit plus tranquille si j’y avais été seul. (…)

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Un Extrait page 138 (par Murasaki Shikibu)

La dame Sei Shonagon est une personne très orgueilleuse. Elle a une haute opinion de sa valeur et répand partout ses écrits chinois. Pourtant, si nous l’étudiions de près, nous trouverions qu’elle est encore imparfaite. Elle s’efforce d’être exceptionnelle, mais, naturellement, les personnes de ce genre vous offensent et finissent par s’attirer des déboires. Celle qui est trop richement douée, qui s’abandonne trop à l’émotion, alors même qu’elle devrait faire preuve de réserve, perdra, malgré elle, le contrôle d’elle-même. Comment une personne aussi vaniteuse et aussi insouciante pourra-t-elle finir ses jours dans le bonheur ? (…)

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Le Cœur à rire et à pleurer de Maryse Condé

Note pratique sur le livre

Année de parution originale : 1999
Editeur : Pocket (initialement, Robert Laffont)
Nombre de pages : 155

Note biographique sur l’écrivaine

Maryse Condé est née en Guadeloupe en 1937. Elle a étudié à Paris, avant de vivre en Afrique – notamment au Mali – d’où elle a tiré l’inspiration de son best-seller Ségou (Robert Laffont, 1985). Ses romans lui ont valu de nombreux prix, notamment pour Moi, Tituba sorcière (grand prix de la littérature de la Femme, 1986) et La Vie scélérate (Prix Anaïs Ségalas de l’Académie Française, 1988).
En 1993, Maryse Condé a été la première femme à recevoir le prix Putterbaugh décerné aux Etats-Unis à un écrivain de langue française. Lus dans le monde entier, ses romans s’interrogent sur une mémoire hantée par l’esclavagisme et le colonialisme, et, pour les descendants des exilés, sur une recherche identitaire.
Après de nombreuses années d’enseignement à l’Université de Columbia à New-York, elle partage aujourd’hui son temps entre la Guadeloupe et New-York. Elle a initié la création du prix des Amériques insulaires et de la Guyane qui récompense tous les deux ans le meilleur ouvrage de littérature antillaise.
(Source : éditeur)

Brève présentation :

Dans ce récit, dédié à sa mère, Maryse Condé retrace ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, dans les années quarante et cinquante, sur l’île de la Guadeloupe, jusqu’à ses premières années d’études à Paris, d’abord en Lettres Classiques puis en Anglais. Peu à peu, l’écrivaine se construit une identité, en opposition à ses parents, tout en renouant avec leurs racines.

Mon humble avis :

C’est un livre très agréable à lire, de par son écriture extrêmement fluide et d’une brillante clarté. La présence d’expressions typiquement guadeloupéennes – peu fréquentes mais tout de même régulièrement distillées au cours du récit – ne sont pas très difficiles à comprendre dans leur contexte et elles nous font entrer dans le mode de vie et le langage des personnages. Il y a d’ailleurs un bref glossaire en fin d’ouvrage, mais je n’ai eu besoin d’y recourir que deux ou trois fois.
Ces souvenirs d’enfance sont, comme l’indique le titre, à la fois doux et amers, souriants et tristes.
La petite fille est élevée par des parents très francophiles, dont la culture française et la passion de « la Métropole » surpasse très certainement celles de nombreux français hexagonaux. Mais, en grandissant, la fillette puis l’adolescente prend conscience de ses origines, auxquelles ses parents n’ont jamais fait allusion. Son frère lui dit que leurs parents sont des « aliénés » et elle commence à s’interroger. Elle a bien remarqué que, sur l’île, les Noirs, les Mulâtres et les « Blancs-pays » ne se fréquentent pas et elle cherche dès lors à comprendre les raisons, héritées de l’Histoire, avec le racisme, l’esclavage et la colonisation, dont la découverte simultanée la bouleverse.
Bien sûr, ce récit autobiographique n’évoque pas que l’aspect politique ou historique des choses, loin de là. Les liens affectifs avec la mère, une femme forte et d’une autorité sans doute assez effrayante, ou avec la meilleure amie Yvelise, ou encore avec la nourrice très aimée, Mabo Julie, donnent lieu à de très beaux chapitres.
Et justement, cette manière d’imbriquer dans un même récit le côté politique et affectif, l’un éclairant l’autre, m’a semblé extrêmement intéressant et riche.
Le caractère de l’écrivaine, très épris de vérité et d’une franchise mal comprise par les autres, m’a été tout à fait sympathique et facilement imaginable – il m’a semblé la « rencontrer » d’une manière presque concrète.
Un livre que j’ai vraiment beaucoup aimé !

Un Extrait page 117

(…)
Ceux qui n’ont pas lu La Rue Cases-Nègres ont peut-être vu le film qu’Euzhan Palcy en a tiré. C’est l’histoire d’un de ces « petits-nègres » que mes parents redoutaient tellement, qui grandit sur une plantation de canne à sucre dans les affres de la faim et des privations. Tandis que sa maman se loue chez des békés de la ville, il est élevé à force de sacrifices par sa grand-mère Man Tine, ammareuse en robe matelassée par les rapiéçages. Sa seule porte de sortie est l’instruction. Heureusement, il est intelligent. Il travaille bien à l’école et se prépare à devenir petit-bourgeois au moment précis où sa grand-mère meurt. Je pleurais à chaudes larmes en lisant les dernières pages du roman, les plus belles à mon avis que Zobel ait jamais écrites.
« C’étaient ses mains qui m’apparaissaient sur la blancheur du drap. Ses mains noires, gonflées, durcies, craquelées à chaque repli, et chaque craquelure incrustée d’une boue indélébile. Des doigts encroûtés, déviés en tous sens ; aux bouts usés et renforcés par des ongles plus épais, plus durs et informes que des sabots… « 
Pour moi toute cette histoire était parfaitement exotique, surréaliste. D’un seul coup tombait sur mes épaules le poids de l’esclavage, de la Traite, de l’oppression coloniale, de l’exploitation de l’homme par l’homme, des préjugés de couleur dont personne, à part quelquefois Sandrino, ne me parlait jamais. (…)

Face aux Ténèbres de William Styron

couverture chez Folio

J’ai lu Face aux Ténèbres, de William Styron, dans le cadre de mon mois thématique sur la maladie psychique. Ce livre parle en effet de la dépression qui a frappé l’auteur dans les années 80.

Quatrième de Couverture par Philippe Sollers


Nous ne croyons pas à l’Enfer, nous sommes incapables de l’imaginer, et pourtant il existe, on peut s’y retrouver brusquement au-delà de toute expression. Telle est la leçon de ce petit livre magnifique et terrible.
Récit d’une dépression grave, avec son cortège d’angoisses, d’insomnies, de « rafales dévastatrices », de tentations de suicide, il nous montre pour la première fois ce qu’est réellement cette « tempête des ténèbres » intérieure qui peut frapper n’importe qui à chaque instant, mais peut-être plus particulièrement certains écrivains, ou artistes, Hemingway, Virginia Woolf, Romain Gary, Primo Levi, Van Gogh : la liste de ces proies désignées de l’ombre serait longue.
Enfer, donc, comme celui de Dante, douleur sans autre issue que celle de l’autodestruction, état de transe incommunicable que ne soupçonnent pas les autres, pas même les psychiatres.
Pourtant, la guérison est possible, on peut en tirer une connaissance nouvelle. Avec précision et courage, le grand romancier qu’est William Styron plaide ici à la fois pour une meilleure compréhension de notre prochain abîmé dans l’horreur, et contre le goût du néant qui nous guette tous.

Mon Humble avis :


Voici un livre puissant et qui va à l’essentiel en un volume assez court (127 pages) pour nous montrer la lente descente aux enfers d’un homme – l’auteur lui-même – qui doit faire face à une grave dépression. Si, dans les premières pages, William Styron parvient encore à faire face à la plupart de ses obligations d’écrivain célèbre (remise de prix, repas honorifique, etc.) et à donner le change tant bien que mal vis-à-vis de tant de sollicitations, ses capacités se réduisent au fur et à mesure des chapitres et l’angoisse devient si envahissante qu’il finit par ne presque plus pouvoir bouger de son lit ou seulement parler.
Ce livre est bien documenté du point de vue médical et psychiatrique, et William Styron compare à plusieurs reprises les connaissances médicales sur la dépression, telles qu’il les a lues, et son propre ressenti de dépressif, ses constats à partir de son expérience vécue. La confrontation de ces deux types de connaissances – livresques et personnelles – m’a parue très riche et passionnante.
William Styron cherche à travers ce livre à faire mieux comprendre la dépression à ceux qui ne l’ont jamais vécue de l’intérieur et qui donc ne peuvent pas l’imaginer. Il souligne à quel point la dépression est indescriptible, indicible, incommunicable, mais, en même temps, il parvient à trouver des mots percutants pour la transcrire : « transe », « tempête sous un crâne », et d’autres expressions et explications très parlantes qui réussissent à nous dépeindre cette si grande douleur psychologique.
Le livre est aussi un message d’espoir pour tous les dépressifs, car il montre comment l’auteur s’est sorti de son désespoir, comment il a pu guérir. Il donne quelques pistes de guérison, il essaye de dire les phrases que les dépressifs auraient besoin d’entendre pour sortir la tête de l’eau.
Ecrit en 1990, à une époque où l’on parlait encore très peu de la dépression et où l’on stigmatisait fortement les malades psychiatriques, on peut s’apercevoir que les choses pourraient encore beaucoup s’améliorer aujourd’hui, que les progrès tardent à venir.
Et, dans ce sens, ce beau livre est encore d’une actualité tout à fait évidente.

Un Extrait page 88

Le sentiment de perte, dans toutes ses manifestations, est la clé de voûte de la dépression – en ce qui concerne l’évolution de la maladie et, très vraisemblablement, ses origines. Par la suite, je devais peu à peu acquérir la conviction que dans certaine perte accablante éprouvée lors de mon enfance, résidait vraisemblablement la genèse de mon mal ; en attendant, et tout en mesurant la dégradation de ma condition, j’éprouvais à propos de tout un sentiment de perte. La perte de tout respect de soi est un symptôme bien connu, et pour ma part, j’avais pratiquement perdu tout sens de mon moi, en même temps que toute confiance en moi. Ce sentiment de perte risque de dégénérer très vite en dépendance, et la dépendance risque de faire place à une terreur infantile. On redoute la perte de tout, les choses, les gens qui vous sont proches et chers. La peur d’être abandonné vous étreint. (…)

Un quinze août à Paris de Céline Curiol

couverture chez Babel

Dans le cadre de mon mois thématique sur la maladie psychique, je vous propose aujourd’hui Un quinze août à Paris, histoire d’une dépression écrit en 2014 par l’écrivaine Céline Curiol. Ce livre est à la fois un récit autobiographique et surtout un essai sur les caractéristiques de la dépression, une analyse de ses effets et de ses manifestations, vues de l’intérieur.

Note biobibliographique sur l’Autrice (source : Wikipedia)

Céline Curiol est une romancière et essayiste née en janvier 1975.
Ingénieure de formation, elle a vécu une douzaine d’années à l’étranger, dont une majeure partie à New York.
Ses œuvres sont principalement publiées chez Actes Sud, maison d’édition qui participe à sa promotion.
Son premier roman, Voix sans issue, a été traduit dans une quinzaine de langues et salué par l’écrivain américain Paul Auster comme « l’un des textes de fiction les plus originaux et les plus brillamment exécutés par un écrivain contemporain. »
S’ensuivent un second roman Permission, un récit de voyage Route Rouge et Exil intermédiaire, sur la disparition de l’amour conjugal.
De sa résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto, elle a tiré un roman, L’Ardeur des pierres, paru à la rentrée 2012.
En 2013, elle apporte sa contribution à la collection « Essences » d’Actes Sud, avec un texte hybride, À vue de nez.
En 2014, son ouvrage, Un quinze août à Paris : histoire d’une dépression, explore, à travers le récit d’une expérience personnelle, les mécanismes d’invasion de la dépression, et rapporte les points de vue d’artistes et de scientifiques sur cette maladie.
De 2010 à 2016, elle a été membre du conseil d’administration de la Maison des écrivains et de la littérature.
Elle est l’autrice en 2016 de Les vieux ne pleurent jamais.

Présentation de l’éditeur sur ce livre :

En 2009, Céline Curiol se trouve confrontée à l’étrange sensation d’avoir perdu le goût de vivre, celui de penser, d’imaginer. De ne plus pouvoir réagir. Agir sur son propre corps, le maîtriser. Quelques années plus tard, elle tente de dire et de comprendre comment s’est insinuée en elle cette extrême fragilité physique et psychologique dont elle revisite les strates, désireuse de circonscrire les symptômes de cette maladie appelée dépression, en parler, la nommer ; tant la solitude et le déni qui à l’époque l’entouraient jusqu’à la submerger auraient pu la tuer.

Mon humble Avis :

Dans l’un des premiers chapitres de ce récit-essai, Céline Curiol dit qu’elle aimerait écrire ici le livre qu’elle aurait aimé lire quand elle était en dépression et j’ai trouvé en effet qu’elle décortique les différents symptômes de la maladie en essayant de leur chercher une description, une explication et une issue. Je ne sais pas si une personne dépressive pourrait guérir par la lecture de ce livre, mais en tout cas je pense que cela pourrait la pousser à consulter et à se soigner si elle n’en est pas déjà convaincue et à réfléchir sur elle-même et les racines profondes de son mal-être.
Céline Curiol se base dans ce livre sur les citations les plus révélatrices, choisies avec soin, d’un grand nombre d’auteurs célèbres (romanciers, essayistes, philosophes, cinéastes, et, plus rarement, des psychologues ou des médecins) ayant souffert de dépression et ayant témoigné sur ce sujet d’une manière ou d’une autre, dans leur œuvre, leurs interviews ou leur correspondance. Elle cherche à travers ces phrases à cerner toutes les caractéristiques, même les moins évidentes et les moins connues, de la dépression, avec ses modes de pensée particuliers (ruminations, logorrhée, négativité, pessimisme, honte, peur de l’abandon, excès de logique et manque d’imagination, angoisse de la solitude, déni de la maladie et de sa gravité donc refus de se soigner, etc.) mais aussi les sensations corporelles qui lui sont propres (symptômes liés à l’angoisse, impression de temps qui ne passe plus, oppression, palpitations et pesanteur extrême).
Mais ce livre a aussi le grand intérêt d’évoquer les réactions auxquelles doit se confronter le dépressif de la part de son entourage : incompréhension, maladresses, minimisation de son état, ironie déplacée ou encore rejet brutal. Beaucoup de ses amis s’écartent d’elle parce qu’elle est malade, et la renvoient à sa solitude sous prétexte qu’ils ne peuvent rien pour elle. Même de la part des psychiatres et des institutions médicales, elle ne reçoit pas toujours l’attention et la bienveillance que son état exigerait normalement, bien au contraire.
Un livre magnifique : tout à la fois intelligent, profond, sensible, émouvant, qui fera mieux comprendre la dépression à ceux qui ne la connaissent pas directement et qui aidera certainement les dépressifs ou anciens dépressifs à y voir plus clair sur leurs fragilités et à prendre du recul sur eux-mêmes.

Un Extrait page 27 :

(..) Et tout au long de la dépression, je souhaiterais souvent, de toutes mes forces, que quelqu’un me parle pour de bon.
Ma délivrance passerait par l’effet d’une parole, j’en avais le pressentiment. A cette parole, je pourrais m’accrocher comme à une planche de salut pour naviguer dans les eaux tumultueuses de ma propre pensée. Par son extrême justesse, cette parole souveraine ferait taire toutes mes spéculations. Elle imposerait le calme dans mon petit royaume plein de tumulte et, par sa vérité incontestable, rendrait la réalité, dont je m’entêtais à retenir la version la plus foudroyante, tolérable. Ainsi j’espérais qu’une des rares personnes auxquelles je me confiais prononce enfin une phrase magique qui me sauverait. Cette phrase aurait contenu le monde qui m’avait été enlevé ; elle aurait été une vraie promesse.
Mais cette phrase ne vint jamais. Puisqu’elle ne pouvait pas alors exister.
(…)

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Un autre extrait page 45

« Peut-être vaut-il mieux ne pas lui dire », déclarerait un jour le Dr B., après que je lui eus annoncé que, pour la première fois depuis sept mois, un homme m’avait invitée à prendre un verre quelques jours plus tard.
« Ne pas lui dire quoi ?
– Que vous êtes en dépression. »
Je sentirais monter en moi, sa phrase à jamais gravée dans ma mémoire, une colère sourde, me demandant ce que mon infirmité avait de rédhibitoire pour qu’il me recommande de la cacher. Contagieuse ? Naïve étais-je alors, estimant que le galant inconnu ne pourrait m’en tenir rigueur ; au mieux serait-il touché par une femme en détresse… Je regarderais incrédule le psychiatre. « Je pense qu’il ne vaut mieux pas », répéterait-il. « Et pourquoi ? » lancerais-je avec défiance, blessée à l’idée qu’il me faudrait dorénavant taire ce dont sa recommandation semblait impliquer que je ne pouvais qu’avoir honte.
Le Dr B. pèserait probablement ses mots avant de répondre : « Il risquerait de ne pas être à l’aise. »
Ne pas être à l’aise ? Était-il d’emblée exclu qu’il puisse éprouver de l’attirance pour des charmes qui ne pouvaient tous s’être fanés du jour au lendemain ?
Le psychiatre devait pourtant avoir raison ; il suffisait de poser les choses autrement. Qui avait envie de s’emmerder avec une « dépressive » ? Tant que je n’émergerais pas de ma torpeur, qui n’était que partiellement dissimulable, je serais mise à l’écart du commerce de la séduction et jugée responsable de mon propre état. C’était là cruelle ironie. Car ce que recherche la personne en crise, ce sont des bras mentaux, entre lesquels venir se reposer, des bras aussi tendres, aussi forts que la plus généreuse forme de compréhension.
(…)

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