L’ignorance, de Milan Kundera

J’ai lu ce roman L’ignorance de Kundera, dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, que je remercie pour cette initiative très enrichissante !
Ce roman date de 2003 et a la particularité d’avoir été écrit directement en français, contrairement à d’autres livres plus connus de cet écrivain, écrits en tchèque, comme L’insoutenable légèreté de l’être, ou La Plaisanterie.
Plusieurs thèmes sont imbriqués dans ce livre : celui de l’immigration, de l’exil, puisque les deux personnages principaux, Joseph et Irena, sont des émigrés tchèques qui retournent visiter leur pays après la chute du communisme, et alors qu’ils ont passé vingt ans à l’étranger, elle en France, lui au Danemark. L’autre thème récurrent – lié à celui de l’immigration – est celui de la nostalgie dont le héros emblématique est, selon Kundera, Ulysse (nostalgie signifie étymologiquement « douleur du retour ») qui met vingt ans à retrouver sa patrie et sa famille après la Guerre de Troie. Justement, Joseph et Irena lisent dans les regards des autres qu’ils sont censés éprouver de la nostalgie pour leur pays natal, qu’ils doivent rentrer « chez eux », mais ils n’éprouvent pas cette nostalgie, ne se sentent plus « chez eux » en Tchéquie, leur patrie d’adoption leur convient et leur suffit. Ils sont surtout étonnés que, de retour dans leur pays natal, personne parmi leur famille ou amis ne leur demande de raconter leur vie à l’étranger, ce qu’ils ont vécu pendant leur vingt ans d’absence, et qui est pourtant le plus essentiel à leurs yeux.
Aux yeux des tchèques, ils ont choisi la facilité en s’en allant, et ont mené à l’étranger une vie agréable, sans souci, alors que la réalité est bien différente, on ne reconnaît pas le courage qu’il leur a fallu pour quitter leur pays.
Un autre thème important du roman est la mémoire – son manque de fiabilité, ses énormes lacunes, ses déformations – source de multiples malentendus et d’isolement de tel ou tel personnage, chacun vivant sur des souvenirs qui lui sont propres et qui ne sont pas partagés par ceux qu’ils aiment. De là, sans doute, le titre du roman : l’ignorance d’un passé dont ne nous restent que des bribes de souvenirs, l’ignorance de l’avenir qui pourrait nous servir à éclairer le présent, l’ignorance des motifs et des sentiments qui animent les autres, l’ignorance peut-être aussi de nos propres personnalités …
Un roman court, à la structure complexe, et aux significations très riches, où l’on retrouve le style très direct et sans fioritures de Kundera.

Un extrait page 145

J’imagine l’émotion de deux êtres qui se revoient après des années. Jadis, ils se sont fréquentés et pensent donc être liés par la même expérience, par les mêmes souvenirs. Les mêmes souvenirs ? C’est là que le malentendu commence : ils n’ont pas les mêmes souvenirs ; tous deux gardent de leurs rencontres deux ou trois petites situations, mais chacun a les siennes ; leurs souvenirs ne se ressemblent pas ; ne se recoupent pas ; et même quantitativement, ils ne sont pas comparables : l’un se souvient de l’autre plus que celui-ci ne se souvient de lui ; d’abord parce que la capacité de mémoire diffère d’un individu à l’autre (ce qui serait encore une explication acceptable pour chacun d’eux) mais aussi (et cela est plus pénible à admettre) parce qu’ils n’ont pas, l’un pour l’autre, la même importance. (…)

Quelques poèmes du dernier Traction-Brabant

Traction-Brabant, cette revue de poésie dirigée par Patrice Maltaverne, vient de sortir son numéro 77, dans lequel j’ai sélectionné quelques poèmes à vous faire lire. Les raisons qui ont guidé mon choix sont bien sûr la qualité des poèmes mais aussi leur relative brièveté.

Ramures

Les arbres ont fini de pleurer
feuille à feuille
les rayons de l’été

Ils ont rendu à la terre froide
les dernières gouttes de soleil

Qui vont crisser sous nos pas gris
Le cœur plein de cernes
Ils tendent fières leurs ramures
Nues parfaites
Au ciel blanc

Ils se dressent patients
Dans le silence
Des brumes lentes

Clémentine Plantevin
son blog ici

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la forêt
à quelques pas

où s’enfouir
profondément

chercher l’appui
des branches

leurs feuilles
duveteuses

lâcher les réticences

fils entre noués
formant un grillage

tout autour du corps
une seconde peau

Valérie Canat de Chizy

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Funambules

Autant de funambules
Qu’il y a d’êtres humains
Amour en équilibre
Au-dessus du gouffre
Tous sur le fil du rasoir
Pris dans des histoires
A dormir debout
Et pourtant on rit quand même
Et pourtant on tient à la vie
Comme un chien
Tient à son maître

Kévin Broda

Quelques haikus de Christophe Jubien

J’ai trouvé ces quelques haikus dans le recueil L’année où ma mère est née au ciel, publié en 2018 par la collection Solstice de l’Association francophone de Haikus.

Les pieds sur terre
la tête dans un nuage
de moucherons

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Pour être heureux
appelons chant
le bruit du moustique

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Si vite passée, la vie !
flânant sous les arbres
mari et femme

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Pas même un murmure
cette fleur en forme
de trompette

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Le lendemain
de sa mort, les papillons
de son enfance

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Ma mère mourante
mon père en face
d’un oeuf dur

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Zéro en maths –
comme il tremble
le petit menton !

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Clairière aux oiseaux –
pour le vieux sentier
une fin heureuse

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Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes


Ce livre est un essai sur le discours amoureux, ou plus exactement sur ce que pensent les amoureux de leurs sentiments, sur la manière dont ils vivent leur passion dans leur for intérieur : chaque thème (l’attente, la jalousie, l’absence, l’excès de scrupules, le sentiment de devenir fou, la scène de ménage, etc.) est puisé dans une œuvre littéraire – souvent le Werther de Goethe mais aussi Proust ou Stendhal – et est analysé en profondeur, avec une grande lucidité, étayé de réflexions philosophiques ou psychanalytiques.
Il y a en tout quatre-vingts thèmes – que Barthes nomme figures – classés par ordre alphabétique, et qui trouvent écho les uns dans les autres, puisque par exemple l’idée de souffrance se retrouve dans une majorité de thèmes, mais la manière d’exprimer cette souffrance est variable et connaît des paliers d’intensité, de la nostalgie au suicide en passant par la mauvaise humeur ou l’angoisse.
Ce livre parle merveilleusement bien de l’amour non réciproque, du malheur d’aimer, mais ne prend pas en compte le bonheur d’aimer et l’amour partagé, qui est peut-être en effet un tout autre sujet, un autre sentiment.
J’ai l’impression qu’on ne peut pas parler de ce livre sans faire de la paraphrase, aussi je préfère vous donner quelques extraits significatifs.

 

Extrait sur l’absence, page 19

Beaucoup de lieder, de mélodies, de chansons sur l’absence amoureuse. Et cependant, cette figure classique, dans Werther, on ne la trouve pas. La raison en est simple : ici, l’objet aimé (Charlotte) ne bouge pas ; c’est le sujet amoureux (Werther) qui, à un certain moment, s’éloigne. Or, il n’y a d’absence que de l’autre : c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste. L’autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste – et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. Dire l’absence, c’est d’emblée poser que la place du sujet et la place de l’autre ne peuvent permuter ; c’est dire : « je suis moins aimé que je n’aime. »

Extrait sur Les lunettes noires page 51

X parti en vacances sans moi, ne m’a donné aucun signe de vie depuis son départ : accident ? grève de la poste ? indifférence ? tactique de distance ? exercice d’un vouloir-vivre passager (« sa jeunesse lui fait du bruit, il n’entend pas ») ? ou simple innocence ? Je m’angoisse de plus en plus, passe par tous les actes du scenario d’attente. Mais, lorsque X ressurgira d’une manière ou d’une autre, car il ne peut manquer de le faire ( pensée qui devrait immédiatement rendre vaine toute angoisse), que lui dirai-je ? Devrai-je lui cacher mon trouble – désormais passé (« Comment vas-tu ? ») ? Le faire éclater agressivement (« Ce n’est pas chic, tu aurais bien pu … ») ou passionnément (« Dans quelle inquiétude tu m’as mis ») ? Ou bien, ce trouble, le laisser entendre délicatement, légèrement, pour le faire connaître sans en assommer l’autre (« J’étais un peu inquiet … ») ? Une angoisse seconde me prend, qui est d’avoir à décider du degré de publicité que je donnerai à mon angoisse première.

Sonnet 89 de Pablo Neruda

J’ai déjà plusieurs fois publié ici des sonnets de La Centaine d’amour de Pablo Neruda, et je poursuis donc dans ce sens aujourd’hui, avec le sonnet 89.

 

A ma mort tu mettras tes deux mains sur mes yeux,
Et que le blé des mains aimées, que leur lumière
Encore un coup sur moi étendent leur fraîcheur,
Pour sentir la douceur qui changea mon destin.

A t’attendre endormi, moi je veux que tu vives,
Et que ton oreille entende toujours le vent;
Que tu sentes le parfum aimé de la mer,
Et marches toujours sur le sable où nous marchâmes.

Ce que j’aime, je veux qu’il continue à vivre,
Toi que j’aimais, que je chantais par dessus tout,
Pour cela, ma fleurie, continue à fleurir,

Pour atteindre ce que mon amour t’ordonna,
Pour que sur tes cheveux se promène mon ombre,
Et pour que soit connue la raison de mon chant.

 

***

Nouvelles et textes pour rien, de Samuel Beckett

Comme on m’a chaudement recommandé ces Nouvelles et textes pour rien de Samuel Beckett, je l’ai rapidement lu.

Le point commun de ces trois nouvelles est de nous présenter des héros sans-abri, misérables, dont l’existence se limite à une survie voire à une sous-vie inhumaine. Dans la deuxième nouvelle, le héros est même une sorte de mort-vivant, un mendiant d’outre-tombe, qui doute de l’existence de son corps.
Ces trois héros, bien que privés de tout et démunis au plus haut point, ne semblent pas vraiment ressentir les besoins élémentaires de la faim, de la soif, ou autres, et l’un d’eux, qui cesse totalement de manger et de boire, n’en continue pas moins de subsister (enfermé dans l’obscurité d’une barque qu’il a recouverte d’un couvercle hermétique, tout à fait semblable à un cercueil, obscur et immobile).
Les trois personnages ne sont pas incommodés par grand chose – bien qu’il leur arrive de vivre comme des animaux, trouvant refuge sur un tas de fumier, ou encore s’étrillant avec une brosse pour les chevaux, ou même trouvant à se loger dans un sous-sol destiné à abriter un cochon – par leur mode de vie ils sont résolument coupés de la civilisation, et ont à peine le besoin d’assouvir l’instinct de survie, ayant perdu toute dignité humaine, mais sans en avoir le moindre souci.
Plus bizarrement encore, les trois héros ne semblent pas souffrir de la solitude, et ne recherchent pas la compagnie d’autrui, ni l’amour ni l’amitié n’a de place dans leur existence. A un moment, un des trois héros se fait un ami, un autre vagabond, qui l’héberge et lui apporte son aide, mais le héros n’a pas besoin d’amitié, et retourne vite à sa solitude, comme si les sentiments n’avaient plus de place dans leur monde dépourvu de tout espoir. Quant au personnage de mort-vivant, qui retourne parmi les habitants de la ville où il a peut-être vécu autrefois, il regarde les vivants comme essentiellement étrangers à lui, et envisage les rapports avec eux d’une manière incongrue et étrange, risible.

Les textes pour rien, qui suivent les trois nouvelles, sont plus difficiles à lire car ils ne racontent aucune histoire, ils laissent seulement la parole à un être désespéré, au discours confus, qui parle peut-être d’outre-tombe ou n’est pas encore né, ou se trouve à mi-chemin entre le monde des vivants et celui des morts. Il parle d’abandon, de solitude, de mots et de langage. Il semble témoigner d’une perte d’identité ou d’une perte d’intégrité physique et morale, difficile à suivre par moments, avec des redites et des contradictions, dans une langue très rythmée.

Voici un extrait page 60, provenant de la nouvelle intitulée Le Calmant

 

(…) Vous dites ? dit-il. Malheureusement je n’avais rien dit. Mais je me rattrapai en lui demandant s’il pouvait m’aider à retrouver mon chemin que j’avais perdu. Non, dit-il, car je ne suis pas d’ici, et si je suis assis sur cette pierre c’est que les hôtels sont complets ou qu’ils n’ont pas voulu me recevoir, moi je n’ai pas d’opinion. Mais racontez-moi votre vie, après nous aviserons. Ma vie ! m’écriai-je. Mais oui, dit-il, vous savez, cette sorte de – comment dirai-je ? Il réfléchit longuement, cherchant sans doute ce dont la vie pouvait bien être une sorte. Enfin il reprit, d’une voix irritée, Voyons, tout le monde connaît ça. Il me poussa du coude. Pas de détails, dit-il, les grandes lignes, les grandes lignes. Mais comme je me taisais toujours il dit, Voulez-vous que je vous raconte la mienne, comme ça vous comprendrez. (…)