La Plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Couverture chez Philippe Rey

Il est assez rare que je lise les récents Prix Goncourt mais « La plus secrète mémoire des hommes » raconte un parcours d’écrivain et se déroule dans le milieu littéraire, autour des livres, et il trouve donc naturellement place dans mon Printemps des Artistes de cette année.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Philippe Rey
Date de publication : 2021
Prix Goncourt en 2021
Nombre de pages : 457

Quatrième de Couverture

En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le Labyrinthe de l’inhumain. On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Diégane s’engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T.C. Elimane, où il affronte les grandes tragédies que sont le colonialisme et la Shoah. Du Sénégal à la France en passant par l’Argentine, quelle vérité l’attend au centre de ce labyrinthe ?
Sans jamais perdre le fil de cette quête qui l’accapare, Diégane, à Paris, fréquente un groupe de jeunes auteurs africains : tous s’observent, discutent, boivent, font beaucoup l’amour, et s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de l’exil. Il va surtout s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga, détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda…
D’une perpétuelle inventivité, La plus secrète mémoire des hommes est un roman étourdissant, dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie, ou encore par le désir de dépasser la question du face-à-face entre Afrique et Occident. Il est surtout un chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.

Mon Avis

C’est un roman qui possède une énergie et un souffle qui me paraissent assez rares dans la littérature contemporaine. Un lyrisme, un emportement poétique qui m’ont parfois étonnée car, là encore, on n’est plus vraiment habitué à ce type d’écriture dans notre très sobre, très strict et très pondéré 21ème siècle – et franchement, je trouve que ça fait du bien de renouer avec un style ample, un propos ambitieux, un vocabulaire riche, des considérations élevées, des phrases parfois tumultueuses, des personnages pleins de désirs et d’envergure psychologique !
Mais, en même temps, on se dit que ce style néo-rimbaldien est une sorte de jeu : l’auteur nous propose des pastiches qu’il ne faut pas forcément prendre au premier degré. Et nous nous demandons jusqu’à quel point Mohamed Mbougar Sarr peut s’identifier à son personnage de jeune romancier, Diégane Faye, qui lui-même pourrait facilement s’identifier à l’écrivain fascinant et mystérieux qu’il a pris comme modèle, TC Elimane, qui lui-même fut surnommé à son époque « Le Rimbaud nègre », ce qui, dans cette mise en abyme, nous conduit de nouveau à une réalité historique (Rimbaud a vraiment existé et vécut en Afrique, ayant déjà arrêté d’écrire) après être passé par de multiples personnages d’écrivains fictifs (ou semi-fictifs). Et, dans ce sens, on ne sait pas dans quelle mesure Mohamed Mbougar Sarr fait son propre autoportrait, ou le portrait auquel il ne veut surtout pas ressembler, lorsqu’il écrit à propos de T.C. Elimane : « toute la tristesse de l’aliénation », « il a donné tous les gages culturels de la blanchéité ; on ne l’en a que mieux renvoyé à sa nègreur » (page 422) et c’est aussi une façon pour l’écrivain de titiller le lecteur, de provoquer son trouble en le renvoyant aussi à son propre esprit critique – sans doute biaisé par des considérations extra-littéraires, par exemple la couleur de peau de l’auteur, qui l’influence dans un sens ou dans l’autre.
Un bémol que je pourrais apporter à cette chronique, c’est le côté très (trop) foisonnant de ce livre, et sa construction en forme de patchwork, à cause de laquelle on se perd parfois un petit peu et on peut avoir de temps en temps une impression de « fouillis », où trop de thèmes différents sont abordés et où on peine à se frayer un chemin univoque – même si l’auteur joue ici sur le titre du livre de T.C. Elimane, en nous proposant ce parcours labyrinthique (mais nullement inhumain).
Un roman qui m’a frappée par la virtuosité de son style et la beauté poétique de certaines pages, qui sont de véritables morceaux d’anthologie.
Bref, une œuvre qui me parait importante pour la littérature.

Un Extrait page 54

La littérature m’apparut sous les traits d’une femme à la beauté terrifiante. Je lui dis dans un bégaiement que je la cherchais. Elle rit avec cruauté et dit qu’elle n’appartenait à personne. Je me mis à genoux et la suppliai : Passe une nuit avec moi, une seule misérable nuit. Elle disparut sans un mot. Je me lançai à sa poursuite, empli de détermination et de morgue : Je t’attraperai, je t’assiérai sur mes genoux, je t’obligerai à me regarder dans les yeux, je serai écrivain ! Mais vient toujours ce terrible moment, sur le chemin, en pleine nuit, où une voix résonne et vous frappe comme la foudre ; et elle vous révèle, ou vous rappelle, que la volonté ne suffit pas, que le talent ne suffit pas, que l’ambition ne suffit pas, qu’avoir une belle plume ne suffit pas, qu’avoir beaucoup lu ne suffit pas, qu’être célèbre ne suffit pas, que posséder une vaste culture ne suffit pas, qu’être sage ne suffit pas, que l’engagement ne suffit pas, que la patience ne suffit pas, que s’enivrer de vie pure ne suffit pas, que s’écarter de la vie ne suffit pas, que croire en ses rêves ne suffit pas, que désosser le réel ne suffit pas, que l’intelligence ne suffit pas, qu’émouvoir ne suffit pas, que la stratégie ne suffit pas, que la communication ne suffit pas, que même avoir des choses à dire ne suffit pas, non plus que ne suffit le travail acharné ; et la voix dit encore que tout cela peut être, et est souvent une condition, un avantage, un attribut, une force, certes, mais la voix ajoute aussitôt qu’essentiellement aucune de ces qualités ne suffit jamais lorsqu’il est question de littérature, puisque écrire exige toujours autre chose, autre chose, autre chose. (…)

Un Extrait page 69

L’exilé est obsédé par la séparation géographique, l’éloignement dans l’espace. C’est pourtant le temps qui fonde l’essentiel de sa solitude ; et il accuse les kilomètres alors que ce sont les jours qui le tuent. J’aurais pu supporter d’être à des milliards de bornes du visage parental si j’avais eu la certitude que le temps glisserait sur lui sans lui nuire. Mais c’est impossible ; il faut que les rides se creusent, que la vue baisse, que la mémoire flanche, que des maladies menacent.
Comment raccorder nos vies ? Par l’écriture ? Récit, écrit : j’invoque la gémellité, l’anagramme absolue de ces vocables où s’incarne la puissance présumée de la parole. Sauront-ils réduire notre éloignement intérieur ? Pour l’heure, la distance se creuse, indifférente au verbe et à ses sortilèges.
A certains qui sont partis, il faut souhaiter qu’ils ne rentrent jamais, bien que ce soit leur plus profond désir : ils en mourraient de chagrin. Mes parents me manquaient mais je craignais de les appeler ; le temps passait ; et, autant j’étais triste de ne pas les entendre me raconter ce qui arrivait dans leur vie, autant m’effrayait l’idée qu’ils me le disent, car je savais au fond ce qui arrivait vraiment dans leur vie. C’était ce qui arrivait dans toute vie : ils se rapprochaient de la mort. (…)

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Des Poèmes de Matthieu Lorin sur des écrivains (Souvenirs de Lecture)

Couverture chez Sous le sceau du Tabellion

Ayant lu avec plaisir « Souvenirs et grillages » du poète Matthieu Lorin, mon attention s’est portée sur un ensemble de ses textes en proses titrés « Souvenirs de lecture« , où il rend hommage à certains grands écrivains du passé (Faulkner, Musil, Agota Kristof, Emmanuel Bove, Alfred Döblin, Giono, Nabokov, entre autres).
Dans le cadre de mon « Printemps des Artistes » je vous propose la lecture de deux d’entre eux.

Note pratique sur le livre :

Genre : Poésie
Editeur : Sous le sceau du Tabellion
Date de publication : 2022
Nombre de pages : 106

Biographie du poète

Matthieu Lorin est né en 1980 en Normandie.
Il vit et enseigne à Chartres.

Note sur Richard Brautigan (1935-1984)

Ecrivain et poète américain. Issu d’un milieu défavorisé de la Côte Ouest des Etats-Unis, il trouve dans l’écriture sa raison d’être et rejoint le mouvement littéraire de San Francisco en 1956. Il fréquente les écrivains de la Beat Generation et participe à de nombreux événements de la contre-culture. En 1967, il est révélé au monde par son best-seller La Pêche à la truite en Amérique et il est surnommé « le dernier des Beats ». Ses écrits suivants ont moins de succès et il tombe peu à peu dans l’anonymat et l’alcoolisme. Il se suicide en 1984. (Source : Wikipédia)

Note sur Jim Harrison (1937-2016)

Ecrivain, poète et essayiste américain. Il fait des études de Lettres mais renonce à une carrière universitaire. Ses influences littéraires sont nombreuses, en particulier parmi les poètes européens (Rimbaud, Rilke, René Char, Maïakovski, Yeats, etc.) Il publie des romans, des poèmes, travaille à l’écriture de scénarios et d’articles. Une grande partie des récits de Harrison se déroulent dans des régions peu peuplées d’Amérique du Nord ou de l’Ouest. Il partage son temps entre le Michigan, le Montana et l’Arizona. Il est l’un des principaux représentants du nature writing. (Source : Wikipédia)

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Page 19

Souvenir de lecture
Richard Brautigan

J’ai hypothéqué mon inspiration en te lisant. Alors j’observe ma main, me persuadant que la chorégraphie a plus d’importance que le scénario. Peut-être faisais-tu de même, et je serais heureux que des convergences s’établissent entre nous.

Tu es rangé dans ma bibliothèque et je suis seul à observer tes lunettes cerclées de souvenirs.

Il est temps que je m’allonge sous les planches, que tes poésies prennent le pas sur les chevilles du mur et que tout s’effondre.

Je finirai alors comme Pasolini, ton voisin d’étagère : écrasé par le désastre de la vie

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Page 38

Souvenir de lecture
Jim Harrison

Je me souviens de ces matins bleus comme un naevus, de mes entrailles en barbelés et de mes avis sur tout. Depuis la fenêtre, je charriais l’air à pleines pelletées et les décisions que je prenais n’engendraient même pas le griffonnage d’un bout de papier.
Je me souviens de l’appétit que j’avais en découvrant ces nuages au fond de l’assiette – nous mangions dehors à cette époque – et l’eau me paraissait salée. Le parasol jouait son numéro de derviche sous nos yeux disciplinés et mon cœur l’accompagnait d’entrechats secrets.
Je me souviens de ces jours humides – nous ne mangions plus à l’extérieur – où, allongé en plein jour, j’engageais avec la page un combat à l’issue incertaine.

Mais je ne me souviens plus de mes chagrins d’enfance, de mes rêves qui s’envolaient avec la même lourdeur qu’une punaise diabolique, ni de mes lectures d’alors. Quelles furent les transitions, les terminaisons nerveuses qui m’amenèrent jusqu’à Jim Harrison dont j’ai acheté le livre aujourd’hui ?
Oubliées…

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Des Extraits de mon nouveau recueil « Excursions poétiques »

Couverture du recueil chez Z4 Editions

Bonjour à tous !
Je vous annonçais il y a quelques jours la très prochaine publication de mes « Excursions poétiques » chez Z4 Editions.
Mais peut-être seriez-vous intéressés par la lecture de quelques extraits de ce recueil, pour voir plus clairement de quoi il s’agit.

Comme ce sont des proses parfois un peu longues (deux-trois pages), j’ai choisi des passages significatifs.

Première Moitié de mon excursion rue de Bercy

Selon les rencontres surgissant dans nos vies, certains quartiers de Paris sortent brutalement du néant et s’imposent à nous avec insistance, avant de sombrer à nouveau dans les ténèbres de l’infréquenté, voire de l’infréquentable, lorsque le couperet de la rupture est tombé. Ainsi, Bercy, sous ses faux airs de cité utopique, m’apparaît aujourd’hui d’un modernisme vétuste et poussiéreux, pour ne pas dire d’un futurisme dystopique. Les passants déambulent au rythme plus que lent d’un vagabondage surencombré et désarmant.
La rue a beau aligner à touche-touche une longue enfilade de cafés tape-à-l’œil et aguicheurs, on imagine difficilement un endroit moins convivial que les abords de ce métro.
Contrairement à la plupart des coins de Paris que j’ai pu fréquenter, ici mon regard attire les regards et ma posture fixement contemplative dirige droit vers moi les scrutations inquiètes et le désir de comprendre. Curieux de savoir ce qui me rend si curieuse, ils ont des étonnements que je préfère ne pas trop titiller.
Je suis passée tout à l’heure entre le ministère des Finances et le Palais omnisports, sorte de décor qu’on choisirait volontiers pour agrémenter ses cauchemars les plus kafkaïens, et j’ai songé qu’on ne pouvait voir ce type de configuration urbaine exclusivement que sur la rive droite. Il plane souvent de ce côté de la Seine une atmosphère de hall de gare à ciel ouvert, de gigantisme impersonnel et glacial où l’âme se sent comme prise au piège et condamnée à l’avance aux errances.
(…)

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Deuxième Moitié de mon excursion aux Buttes-Chaumont

(…)
Faute de siège fréquentable, je quitte le parc et vais me réfugier dans une coquette pâtisserie, à la terrasse aussi minuscule qu’attrayante. 
On m’a demandé si je voulais mon café « doux, moyen ou fort » et je me suis sentie, l’espace d’un instant, aussi dépaysée que si je m’étais trouvée sous une tente touareg ou dans une yourte kirghize, avant de réaliser que cette coutume inconnue était tout à fait bienvenue, délectable, et qu’il serait bon de la répandre largement à travers la capitale.
Sur la porte de la boutique un écriteau prévient que la caisse est vidée chaque soir, type de notule que l’on ne voit pas dans mon quartier, et qui m’inspire un douloureux respect pour cette pâtissière aux cafés pleins de sollicitude. 
Un passant s’arrête brutalement à ma hauteur, atterré devant le cadran de son smartphone, et il lance un juron franc et massif, manifestement ravi que j’en sois le témoin auditif et visuel et que ma boisson me tienne captive à cette place, bien forcée de prendre acte et d’opiner. 
Un homme d’âge mûr, épais et trapu, aux guenilles verdâtres, semble arpenter le quartier en tous sens et prend parfois les quidams à partie de je ne sais quel incroyable coup du sort, suscitant de brusques écarts et autres embardées de parkas prudentes.
Certes, je sais que le 19e arrondissement n’est pas le plus privilégié de Paris mais je ne suis pas venue ici pour examiner les pauvres dans leur milieu naturel – et moi-même, si j’en crois la sacro-sainte statistique, ne suis-je pas installée, statique et plus ou moins stoïque, sous les seuils insurmontables d’une survie instable, depuis quelques lustres ?
Il tombe un infime crachin – à peine une poudre d’eau, dirais-je – à travers ce froid gris et presque ensorcelant d’uniformité.  Les Buttes-Chaumont sont mon jardin parisien favori mais je ne m’y suis promenée que quatre fois en un demi-siècle. Et à chaque visite, je m’enchante de le voir encore plus beau que dans mon souvenir et je n’ai pas besoin de le fréquenter assidûment pour raviver ma préférence ou pour affermir ma certitude. Jardin romantique et charmeur, dont je n’avais encore jamais vu l’apparence hivernale, et auquel ces froides ondées et ces voiles de brouillard donnent des airs de vaporeuse campagne anglaise. 

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Vous pouvez commander le livre sur le site de Z4 Editions :
Une remise de 15% est accordée pour toute commande avant le 7 mai

Le lien vers le site : https://z4editions.fr/product/excursions-poetiques/

Merci par avance de votre curiosité !

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Des Poèmes de Saint-John Perse sur Les Oiseaux de Georges Braque

Couverture chez Gallimard

Ces deux poèmes sont extraits du recueil « Oiseaux » disponible dans « Amers » de Saint-John Perse, et qui s’inspire des Oiseaux peints par Georges Braque.
Comme il s’agit de poésie inspirée de peintures, je publie cet article pour Le Printemps des Artistes 2023.

Note sur Saint-John Perse

De son vrai nom, Alexis Leger (prononcé « Leuger »), né en Guadeloupe en 1887 et mort à Hyères en 1975. Poète, écrivain et diplomate français. Il reçoit le Prix Nobel de Littérature en 1960. Il publie le recueil « Amers » en 1957 et le recueil « Oiseaux » en 1962.

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Braque, Les Oiseaux (Musée de Belfort)

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Deux Extraits

Page 149

IV

De ceux qui fréquentent l’altitude, prédateurs ou pêcheurs, l’oiseau de grande seigneurie, pour mieux fondre sur sa proie, passe en un laps de temps de l’extrême presbytie à l’extrême myopie : une musculature très fine de l’œil y pourvoit, qui commande en deux sens la courbure même du cristallin. Et l’aile haute alors, comme d’une Victoire ailée qui se consume sur elle-même, emmêlant à sa flamme la double image de la voile et du glaive, l’oiseau, qui n’est plus qu’âme et déchirement d’âme, descend, dans une vibration de faux, se confondre à l’objet de sa prise.

La fulguration du peintre, ravisseur et ravi, n’est pas moins vertical à son premier assaut, avant qu’il n’établisse, de plain pied, et comme latéralement, ou mieux circulairement, son insistante et longue sollicitation. Vivre en intelligence avec son hôte devient alors sa chance et sa rétribution. Conjuration du peintre et de l’oiseau…

L’oiseau, hors de sa migration, précipité sur la planche du peintre, a commencé de vivre le cycle de ses mutations. Il habite la métamorphose. Suite sérielle et dialectique. C’est une succession d’épreuves et d’états, en voie toujours de progression vers une confession plénière, d’où monte enfin, dans la clarté, la nudité d’une évidence et le mystère d’une identité : unité recouvrée sous la diversité.

Page 152 

VII

… Rien là d’inerte ni de passif. Dans cette fixité du vol qui n’est que laconisme, l’activité demeure combustion. Tout à l’actif du vol, et virements de compte à cet actif !

L’oiseau succinct de Braque n’est point simple motif. Il n’est point filigrane dans la feuille du jour, ni même empreinte de main fraîche dans l’ argile des murs. Il n’habite point, fossile, le bloc d’ambre ni de houille. Il vit, il vogue, se consume– concentration sur l’être et constance dans l’être. Il s’adjoint, comme la plante, l’énergie lumineuse, et son avidité est telle qu’il ne perçoit, du spectre solaire, le violet ni le bleu. Son aventure est aventure de guerre, sa patience « vertu » au sens antique du mot. Il rompt, à force d’âme, le fil de sa gravitation. Son ombre au sol est congédiée. Et l’homme gagné de même abréviation se couvre en songe du plus clair de l’épée.

Ascétisme du vol !… L’être de plume et de conquête, l’oiseau, né sous le signe de la dissipation, a rassemblé ses lignes de force. Le vol lui tranche les pattes et l’excès de sa plume. Plus bref qu’un alerion, il tend à la nudité lisse de l’engin, et porté d’un seul jet jusqu’à la limite spectrale du vol, il semble prês d’y laisser l’aile, comme l’insecte après le vol nuptial.

C’est une poésie d’action qui s’est engagée là. 

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Le Conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau

Couverture aux éditions du Seuil

Une amie m’a offert ce livre sur la création littéraire et poétique et, comme j’aime beaucoup le style et la pensée de Patrick Chamoiseau, j’étais très heureuse de ce cadeau.
J’ai choisi de recopier plusieurs extraits assez longs et de limiter mes propres commentaires à peu de choses car ce livre est un monde en soi, qui se suffit à lui-même, et qui laisse le lecteur profondément charmé, impressionné et envoûté, c’est-à-dire dans un état peu propice à écrire des critiques (aussi positives qu’elles puissent être).

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Rapide présentation

Dans ce livre, Patrick Chamoiseau parle de sa pratique de l’écriture, du dilemme qui a longtemps été le sien entre la langue créole (la langue dominée) et la langue française, dominante, celle du colonisateur. Il part de la position du conteur créole, au temps de l’esclavage, dans la plantation des Antilles, pour analyser la situation et le rôle de l’écrivain actuel ou du créateur en général. Dans ce sens, le conteur créole, qui n’intervenait que la nuit et durant une veillée mortuaire, est comme l’archétype ancestral de tous les écrivains – et tous peuvent se retrouver en lui, par une inspiration semblable et une même approche des mystères de l’Impensable. Patrick Chamoiseau évoque aussi sa « sentimenthèque » : les écrivains qu’il aime et qui ont été importants dans sa vie – en particulier Césaire et Glissant, qui furent décisifs pour lui.
Un très beau livre, à la langue envoûtante, et aux pensées très fouillées.
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Des Extraits

Pages 34-35

Dans une colonie, il existe toujours une langue dominée et une langue dominante. Pour moi, la langue dominée (langue maternelle, langue matricielle), fut la langue créole. Elle est apparue dans la plantation esclavagiste, c’est-à-dire dans la surexploitation des écosystèmes naturels, la déshumanisation ontologique des captifs africains, le racisme institutionnel et les attentats permanents du colonialisme. La langue dominante, le français, me fut enseignée, assénée, à l’école. Par elle, je découvris la lecture, l’écriture, la littérature, l’idée du Vrai, celle du Beau, du Juste, un ordre du monde ciselé par les seules valeurs du colonisateur.
La langue dominante n’était donc déjà plus une simple langue.
C’était une arme.
Si l’Ecrire n’est en soi pas facile, se débattre à la plume dans un tel arsenal est une tragédie que tous les écrivains des pays colonisés ont endurée, ou qu’ils supportent encore. L’Ecrire c’est souvent cela : désarmer certaines langues.

Page 64

Le rythme bien plus lent de la main crée une autre économie que celle du clavier. Ce dernier caracole avec l’idée, la dépasse dans une sorte d’élan, jusqu’à l’accrocher vaille que vaille et revenir trottiner dans les eaux mécanisées de la dactylographie. La main, en revanche, déblaie les algues devant l’idée qui s’inaugure, lustre son amorce, la sent se constituer, l’enveloppe sans interrompre la moindre ligne de fuite, accompagne ses miroitements trompeurs, en capte ce qu’elle peut et considère le sillage de ce qui s’est enfui… (…)

Page 85

Pour Deleuze, l’angoisse de la page blanche qui caractérise le tourment de l’écrivain en asphyxie d’inspiration provient non pas de ce que cette page blanche soit vide, mais au contraire de ce qu’elle soit déjà trop pleine : pleine du déjà-vu, déjà-dit, déjà entendu, déjà-pensé, déjà-peint, déjà-écrit, déjà-et-caetera… une catastrophe est nécessaire, non plus comme calamité naturelle, cyclone ou tremblement de terre, mais comme phénomène inaugural du geste créateur, une salutation grandiose qui vise à renouveler, à amplifier notre perception de nous-mêmes et du monde. Toute création conséquente nous offre une strate additionnelle de la connaissance, sachant que cette dernière ne fait que nous approcher des grands mystères irréductibles. (…)

Page 231

La splendeur narrative du conteur créole affronte cet impensable : la plantation esclavagiste. L’esthétique flamboyante de Césaire en foudroie un autre : le colonialisme et la négation de l’Afrique. L’inépuisable poétique de Glissant confronte des impensables en devenir, encore insoupçonnés : le Tout-monde, la Relation… Les impensables surgissent si souvent dans le fil de nos vies, à différentes intensités, à différentes ampleurs, dans différents domaines, qu’on peut leur attribuer une matrice majuscule : celle de l’Impensable. C’est la force immanente à nos certitudes, à nos possibles, nos entendements, nos devenirs… un « inlocalisable » susceptible à tout moment de les invalider. Un peu comme cette manière noire qui compose à près de quatre-vingt-dix pourcents de notre Univers. Elle est l’échafaudage du cosmos observable et de son au-delà, mais on ne la voit nulle part. Silencieuse, invisible, impalpable, indétectable. (…)

Une Femme en Contre-Jour de Gaëlle Josse

Couverture chez « J’ai lu »

Une grande exposition avait eu lieu à Paris (Musée du Luxembourg) vers la fin 2021 et début 2022 sur la photographe américaine Vivian Maier (New York 1926-Chicago 2009), ce qui m’avait donné une certaine curiosité vis-à-vis d’elle. La lecture de ce roman biographique a donc, en bonne partie, répondu aux questions que je pouvais me poser sur cette artiste énigmatique.

Note pratique sur le livre

Genre : Récit biographique
Editeur : J’ai lu (à l’origine : Noir sur Blanc)
Année de Parution : 2019
Nombre de Pages : 158

Quatrième de Couverture

« Raconter Vivian Maier, c’est raconter la vie d’une invisible, d’une effacée. Une photographe de génie qui n’a pas vu la plupart de ses propres photos. »

Disparue dans la solitude et l’anonymat, Vivian Maier, Américaine d’origine française, a arpenté inlassablement les rues de New York et de Chicago pour photographier, avec une profonde sensibilité, les plus démunis, les marginaux, ceux qui, comme elle, ont été oubliés par le rêve américain.

Dix ans après sa mort, Gaëlle Josse nous livre le roman d’une vie, un portrait d’une rare empathie, d’une rare acuité sur ce destin troublant, hors norme, dont la gloire est désormais aussi éclatante que sa vie fut obscure.

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Photo de rue de Vivian Maier

Mon avis

Gaëlle Josse tente ici de reconstituer avec objectivité le parcours de vie de la photographe Vivian Maier, en remontant assez loin dans ses origines puisque elle s’intéresse aussi aux deux générations précédentes, celle des grands parents et celle des parents. Une ascendance française du côté maternel, à laquelle Vivian semble rester attachée durant plusieurs décennies car elle fait plusieurs fois le voyage et reste en contact avec la partie française de sa famille. Une enfance et une adolescence qui m’ont paru très difficiles et socialement agitées : un père violent, une mère mythomane, un frère délinquant. Une amie de sa grand-mère était une photographe de renom et c’est probablement grâce à elle que Vivian apprend dès son jeune âge les techniques de cet art.
Gaëlle Josse nous dépeint Vivian Maier comme une femme très indépendante et qui ne cherchait pas à faire reconnaître son talent, bien qu’elle ait eu conscience de la grande qualité de son travail. L’écrivaine parle à son propos d’effacement et elle explique ce refus de montrer ses photos par un sentiment de dignité. Elle aurait eu trop d’amour propre pour soumettre ses œuvres au jugement de spécialistes plus ou moins bienveillants et qui lui auraient fait sentir qu’elle n’était qu’une petite bonne d’enfants insignifiante.
Un destin que j’ai trouvé triste et qui nous rappelle le très grand écart qui peut exister entre le talent artistique et la réussite sociale. Mais ce livre nous montre aussi que l’on peut pratiquer un art uniquement pour soi même, avec la plus grande exigence, et sans chercher forcément une récompense ou une justification à travers le regard d’autrui. Une voie difficile et solitaire, choisie par Vivian Maier, et qui suscite au minimum le respect, pour ne pas dire l’admiration.
Dans la dernière partie du livre Gaëlle Josse nous explique quelle a été sa démarche en écrivant sur Vivian Maier, les écueils qu’elle voulait éviter et les raisons de l’intérêt qu’elle porte à cette photographe et j’ai particulièrement apprécié ce chapitre où la subjectivité de l’écrivaine entre pleinement en ligne de compte.
Un beau livre, à l’écriture agréable et à la sensibilité assez fine !

Un Extrait Page 114

À partir de cette époque, Vivian apparaît avec plus de netteté, telle une mise au point qui se précise. Les témoignages font place aux traces biographiques, généalogiques, et aux hypothèses. Au fil des années, elle nous offre son visage, sa silhouette, son regard, dans d’innombrables et énigmatiques autoportraits, d’une époustouflante maîtrise graphique, sans complaisance aucune vis-à-vis d’elle-même, dans des cadrages et des mises en situation particulièrement élaborés.
Elle y paraît bien davantage comme sujet d’étude, comme matériau disponible que centrée dans une démarche narcissique. Nul beau miroir où se voir la plus belle. Un mystère, ces portraits, qui à eux seuls constituent une œuvre, témoins d’une présence au monde, traces, signes de passage.

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J’ai lu ce livre dans le cadre de mon Printemps des Artistes d’avril 2023, avec le thème de la photographie.

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Trois Poèmes de Thierry Roquet

Couverture aux éditions Populaire

Ce beau recueil « Sans adresse ni timbre » est paru chez Edition Populaire en juillet 2022 et il m’a causé une vive émotion par la concision et la pureté de son expression et par la force de ses thèmes : l’amour, la maladie psychique. Comment réagir lorsque la femme aimée se laisse envahir par le désespoir et qu’elle cède à ses idées noires ?
Je ne connaissais pas du tout le sujet de ce livre lorsque j’en ai commencé la lecture et, au fil des pages, je suis entrée peu à peu dans cette douleur affective. La situation de ce couple se dessine un peu plus nettement à chaque poème et nous sensibilise au chagrin de cette jeune femme et à celui du poète, à ses sentiments d’impuissance ou de culpabilité.
On perçoit à travers ces textes une belle déclaration d’amour du poète pour son épouse en détresse et c’est très émouvant.

Biographie du Poète

Thierry Roquet est né en 1968 en Bretagne, il vit depuis quinze ans à Malakoff, dans la banlieue parisienne. Adolescence solitaire, études écourtées, divers boulots alimentaires, des lectures marquantes, une belle histoire d’amour, et puis la poésie en prose…
(Source : Site des « éditeurs singuliers »)

*

Quatrième de Couverture

La poésie en prose de Thierry se construit dans cet ouvrage par des graphies qui témoignent de ses sentiments bouleversés. Des cris écrits, des mots aux maux.

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Page 14

Drôle de vie
rien de drôle quand
en parfaite solitude
une obsédante question
nous y convie sans fin
Les signes cachés, les alertes.
Pas vu, pas su.
Les signes avant-coureurs.
Pas pu, pas su.
Tu trembles comme une feuille.
Ce n’est pas le vent.
C’est une vieille et longue histoire.

*

Page 23

Qu’attendais-tu de moi
que tu n’attendais pas d’un.e autre ?
Tout simplement faits l’un pour l’autre
Ce n’était pas si simple
Usure et lassitude La mémoire est sélective
retient mieux le négatif
Qu’est-ce qu’on allait devenir : cette
fameuse récurrence Litanie sans répit
L’humour ne peut pas tout bien sûr
Me ressaisir ne pas flancher
Mais l’un sans l’autre jamais

*

Page 32

Les mots sont sous calmants.

Ici, je vais bien. Je vais toujours bien.
Je ne fais que ça: aller bien.

Là-bas, tu te promènes. Tu vas mieux.
Tu t’assieds sur un banc, oui tu te parles.
Parfois, tu te fais peur.
Les fantômes sont sous calmants.

L’intuition, la réalité.
Pas vu, pas su.
Drôle de vie
rien de drôle quand
en parfaite solitude
les issues sont verrouillées.

Le temps est sous calmant.

Thierry ROQUET

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L’ami arménien d’Andreï Makine

Couverture au Livre de Poche

Nous explorons en ce mois de mars la littérature d’Europe de l’est, à l’initiative de Patrice et Eva, aussi je vous propose un petit tour du côté de la Russie soviétique d’Andreï Makine et plus exactement dans un orphelinat de Sibérie où un adolescent se lie d’amitié avec un jeune arménien solitaire et sensible, à la santé fragile.

Quatrième de Couverture

Sibérie, début des années soixante-dix. Le narrateur, qui vit dans un orphelinat, devient le garde du corps de Vardan, un garçon fragile et sensible persécuté par les autres. En suivant les deux adolescents, nous découvrons un quartier déshérité, le Bout du diable, où réside une communauté d’Arméniens venus soutenir leurs proches emprisonnés à cinq mille kilomètres de leur patrie.

Mon avis

C’est un joli livre, à l’écriture élégante et pleine d’une émotion nostalgique. J’ignore jusqu’à quel point cette histoire est autobiographique ou quelle est la part d’invention mais on sent que l’écrivain est très habité par son sujet et qu’il ressent quelque chose de profond pour ses personnages, une affection en particulier pour le jeune Vardan, l’adolescent arménien qui devient ami avec le narrateur dès les premiers chapitres du livre.
J’ai bien aimé la manière dont l’auteur décrit la culture arménienne, comment le jeune narrateur tombe sous le charme des parfums, des couleurs, des objets décoratifs, des modes de vie et de la dignité de ce peuple maltraité par l’Histoire, en même temps que la beauté merveilleuse de l’une de ces Arméniennes qui attend son mari emprisonné et dont il tombe amoureux.
C’est surtout le personnage de Vardan qui m’a paru extraordinaire par ses paroles souvent poétiques et la bonté de son caractère qui s’accompagne de force, de maturité et de sensibilité, et d’un tempérament individualiste rare chez un adolescent de treize ans.
D’une manière générale il m’a semblé que ce roman était une célébration de certaines valeurs humaines, de la poésie, de la délicatesse, de la fragilité, des sentiments subtils et de la non-violence – contre la brutalité et la vulgarité écrasante du tout-venant. Bref, c’est un message qui m’a paru beau et bon, et porté par des personnages intéressants et intelligemment campés.
Je sais qu’on a l’habitude de décrire le style de Makine comme « classique » – soit pour le dénigrer soit pour le vanter – mais son écriture m’a semblé agréable et fluide, très maîtrisée dans ses expressions, et ce « classicisme » n’est pas synonyme de pesanteur, de grandiloquence ou de fadeur, contrairement à ce que le terme pourrait laisser imaginer.
Un roman qui m’a plu et que je conseillerais.

Un Extrait page 59

Surprenante fut, je m’en souviens, cette réplique de Vardan le jour où les autres le repoussèrent du terrain de jeux, derrière l’école. Ils étaient en train de former deux équipes pour lancer un match de football et, en voyant que des joueurs leur manquaient, je demandai si nous aussi pouvions y prendre part. Ce n’était pas un refus mais un rejet presque organique qu’ils opposèrent à la participation de Varda.
« Toi, d’accord, me dirent-ils. Mais pas lui, non ! Il va nous refiler sa crève. Et puis, il est… pas normal, ce type ! »
« Pas normal » pouvait être entendu en russe comme « fou », « déficient mental », « déviant »…
La société où nous vivions, avec son projet messianique d’homme nouveau, excluait l’idée de tout ce qui risquait de contredire la perfection de ce futur héros destiné au bonheur du paradis sur terre. Il devait être totalement sain de corps, libre de toute ambiguïté intellectuelle, débarrassé des tares psychiques qui rongeaient les hommes du passé. Oui, une belle créature musclée, radieuse, ne doutant de rien. Un symbole idéologique en chair et en os.
Vardan ne parut pas blessé d’avoir été rejeté, ni choqué du fait que les autres aient pu le considérer comme n’étant pas « normal ». (…)

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Deux Poèmes de Ghérasim Luca

Couverture chez Poésie/Gallimard

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est, j’ai eu envie de consacrer un billet à Ghérasim Luca, le fameux poète d’origine roumaine, qui a écrit pratiquement toute son œuvre en français, et dont la biographie fut extrêmement bousculée, tiraillée entre plusieurs nationalités et cultures, soumise aux aléas et aux violences de la grande histoire.

Biographie du Poète

Ghérasim Luca (Bucarest en 1913 – 1994, Pont Mirabeau à Paris)
Poète d’origine roumaine dont la majeure partie de l’oeuvre a été publiée en français. Polyglotte, il parle roumain, allemand, français, yiddish. Bien qu’il ait côtoyé certains surréalistes français, il n’a pas appartenu à leur groupe. D’origine juive ashkénaze, il échappe à la déportation durant la période nazie. Passant de pays en pays, (Roumanie, Israël, France), il reste apatride pendant plusieurs années mais est finalement obligé de choisir la nationalité française pour des motifs administratifs. Il donne des « récitals » de ses poèmes (déclamations en public) où l’aspect bégayant et complexe de sa poésie se trouve renforcé et mis en valeur. Dans les années 70, des philosophes comme Deleuze ou Guattari reconnaissent son importance dans la poésie contemporaine.
Ghérasim Luca se suicide à Paris en février 1994, en se jetant dans la Seine, comme Paul Celan, vingt ans avant lui, qui avait été son ami.

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Deux Poèmes
(Le premier est extrait du recueil « Le Principe d’incertitude« , le deuxième de « Contre-créature« )

Autres Secrets
Du Vide et du Plein

le vide vidé de son vide c’est le plein
le vide rempli de son vide c’est le vide
le vide rempli de son plein c’est le vide
le plein vidé de son plein c’est le plein
le plein vidé de son vide c’est le plein
le vide vidé de son plein c’est le vide
le plein rempli de son plein c’est le plein
le plein rempli de son vide c’est le vide
le vide rempli de son vide c’est le plein
le vide vidé de son plein c’est le plein
le plein rempli de son vide c’est le plein
le plein vidé de son vide c’est le vide
le vide rempli de son plein c’est le plein
le plein vidé de son plein c’est le vide
le plein rempli de son plein c’est le vide
le vide vidé de son vide c’est le vide
c’est le plein vide
le plein vide vidé de son plein vide
de son vide vide rempli et vidé
de son vide vide vidé de son plein
en plein vide

*

Le Triple

(extrait)

le viol viole violemment le on du violon
on du violon étant violé par le viol
le violon c’est le viol
et c’est le viol qui viole violemment le viol
le viol viole le on du violon violé
et le et du violon violet
et du violon violet est violé par le e de la viole
mais c’est la ine de la violine
qui violète le viol violé
on du violon violé violète la violette
on du viol du violon violé
et ine de la violine
volent violemment la violette
car l’oniste fait d’un viol un violoniste
de même que le on avait fait de lui un violon
donc
la violette joue violemment du violon
elle joue avec le celliste
de la violente violoncelliste
celle-ci voile le on du violon
tandis que celle-la
s’envole avec l’oniste de la violoniste
heureusement à cette heure
eur du violeur et euse de la violeuse
sont violemment violés par l’acteur et l’actrice
du c du violateur et de la violatrice
c’est avec le on du violon
qu’on voile la violatrice
et c’est avec la ine de la violine
qu’on viole le violateur
on voile et on dévoile
la ine de la violine violatrice
et le on de l’oniste du violoniste violateur
on viole violemment le viol et le violentable
et c’est à la table du violentable
qu’on viole l’inviolable
on viole à table
l’inviolable et tout ce qui est stable
tout ce qui est stable donc violentable
le s du stable est violenté par le in de l’instable
in de l’instable et ine de la violine
sont violés par ette de la violette
et par ette de sa voilette
voir ce qui cache la voilette de la violette
c’est faire le jeu des voyeurs
(…)

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Lu pour « Le Mois de l’Europe de l’Est » de mars 2023

Logo du défi, créé par Goran

L’Horizon de Patrick Modiano

Couverture chez Folio

Vous aurez peut-être remarqué que j’aime bien Modiano, ayant déjà chroniqué cinq ou six de ses romans, et c’est toujours un plaisir particulier de retrouver l’atmosphère de ses livres, d’explorer avec lui divers quartiers de Paris, de partir sur les traces en partie effacées d’un personnage, d’un souvenir, d’une affaire plus ou moins louche. Et on retrouve en effet tous ces éléments dans « L’horizon », qui nous promène, entre autres, du Parc Montsouris aux Jardins de l’Observatoire puis du quartier de Bercy à l’Allemagne et qui propose quelques va-et-vient des années 60 à notre époque contemporaine.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Folio (initialement, Gallimard)
Année de publication : 2010
Nombre de Pages : 167

Résumé succinct de l’histoire

Le héros, Jean Bosmans, est un libraire parisien et il s’essaye à l’écriture. Sa librairie dépend des Editions du Sablier, spécialisée dans les sciences occultes et l’ésotérisme. Il a une relation avec une jeune secrétaire et occasionnellement gouvernante, Margaret Le Coz, qui travaille dans un bureau avec une bande de collègues inquiétants. Nos deux héros sont pourchassés depuis plusieurs années par des importuns malveillants : Margaret par un homme dénommé Boyaval et Jean Bosmans par sa mère, une femme agressive aux cheveux rouges, accompagnée par un homme qui a l’air d’un prêtre défroqué. Le jeune couple croise parfois par hasard ces ennemis potentiels ou réels, mais il arrive toujours à leur échapper et il déménage dans un autre quartier.

Mon Avis

Le livre instaure un climat d’étrangeté et surtout de menace, qui pourrait évoquer très vaguement une ambiance de roman policier, sauf qu’aucun crime ne se produit. Le jeune couple de héros ne cesse de fuir des personnages prétendument menaçants, voire dangereux, mais on se demande jusqu’à quel point ces dangers existent et si notre jeune couple ne fait pas une montagne de choses pas très graves, comme s’ils étaient tous deux un peu obsessionnels ou parano. Le fait que Jean Bosmans ait tellement peur de sa mère aux cheveux rouges et d’un prêtre défroqué, qui veulent le faire chanter et lui demandent de l’argent, a aussi quelque chose de névrotique ou, en tout cas, de bizarre, qui aurait intéressé Freud, même si l’auteur ne souligne à aucun moment ces incongruités et qu’il raconte tout cela très naturellement.
J’ai été intrigué par le nom du héros, Jean Bosmans, qui est aussi le nom du héros de « Chevreuse« , un autre roman de Modiano, postérieur à celui-ci puisqu’il date de 2021, mais dont aucun autre personnage ou évocation géographique ne correspond à ceux de « L’horizon« , comme si ce Jean Bosmans avait une mémoire pleine de compartiments qui ne communiquent pas entre eux.
J’ai aimé la manière elliptique dont sont décrits les personnages, à partir de deux ou trois mots Modiano brosse un portrait complet ou il dessine une silhouette reconnaissable. Il laisse aussi travailler l’imagination du lecteur et compléter les lacunes de l’intrigue, car beaucoup de choses sont passées sous silence ou seulement effleurées laconiquement. Ainsi, il n’est dit à aucun moment du livre que Jean Bosmans et Margaret Le Coz sont en couple, amoureux l’un de l’autre, et leurs relations sont vraiment décrites avec une froide parcimonie, mais on comprend tout de même très bien la profondeur de leurs sentiments, et encore davantage dans les dernières pages, qui sont très belles.

Un Extrait Page 51

Lointain Auteuil… Il regardait le petit plan de Paris, sur les deux dernières pages du carnet de moleskine. Il avait toujours imaginé qu’il pourrait retrouver au fond de certains quartiers les personnes qu’il avait rencontrées dans sa jeunesse, avec leur âge et leur allure d’autrefois. Ils y menaient une vie parallèle, à l’abri du temps… Dans les plis secrets de ces quartiers-là, Margaret et les autres vivaient encore tels qu’ils étaient à l’époque. Pour les atteindre, il fallait connaître des passages cachés à travers les immeubles, des rues qui semblaient à première vue des impasses et qui n’étaient pas mentionnées sur le plan. En rêve, il savait comment y accéder à partir de telle station de métro précise. Mais, au réveil, il n’éprouvait pas le besoin de vérifier dans le Paris réel. Ou, plutôt, il n’osait pas.