Dans le cadre de mon Mois Thématique sur les Etats-Unis, la poésie et la littérature américaines, je vous propose la lecture de quelques poèmes d’Emily Dickinson, choisis parmi ses Œuvres Complètes, publiées en 2020 chez Flammarion, et qui fait presque 1500 pages.
Note Pratique sur le Livre
Editeur : Flammarion Edition Bilingue Traduit de l’anglais par Françoise Delphy Nombre de pages : 1467
Note de l’Editeur sur le Livre
Emily Dickinson (1830-1886) n’est pas seulement l’un des plus grands poètes américains : c’est aussi un personnage mythique. Toujours vêtue de blanc, cette femme mystérieuse, à l’âge de trente ans, se mura à jamais dans la demeure familiale d’Amherst, son village natal, en Nouvelle-Angleterre, et passa le reste de sa vie à contempler le monde depuis sa fenêtre. Lorsqu’un ami lui rendait visite, il lui arrivait même de refuser de sortir de sa chambre pour l’honorer de sa présence. Celle que ses proches surnommaient la «poétesse à demi fêlée» ou la «reine recluse» n’avait qu’une obsession : écrire – elle a laissé des milliers de lettres et de poèmes. Ironie de l’histoire : sur les deux mille poèmes ou presque que nous lui connaissons, six seulement furent publiés de son vivant. Les autres ne furent découverts qu’à sa mort. L’œuvre poétique complète d’Emily Dickinson était jusqu’à présent inédite en France : cette traduction par Françoise Delphy, fondée sur l’édition définitive des poèmes de Dickinson publiée aux États-Unis en 1999, entend donner à découvrir au public français, en version intégrale et bilingue, la poésie de cet écrivain hors du commun. (Source : Site de Flammarion)
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Page 437
« Pourquoi c’est Vous que j’aime », Monsieur ? Parce que – Le Vent n’exige pas de l’Herbe Qu’ elle explique – Pourquoi quand Il passe Elle ne tient pas en Place.
Car Il sait – et Pas Vous – Et pas Nous – Il Nous suffit Que la Sagesse soit telle –
L’Éclair n’a jamais demandé à un Œil Pourquoi il se fermait – à Son passage – Car Il sait qu’il ne parle pas – Et que parmi les raisons que les Mots – n’expriment pas – Il en est – que les Gens plus Délicats préfèrent – Le Lever du soleil – Monsieur – Me contraint – Parce qu’Il est le Lever du soleil – c’est pourquoi – Je vois – Moi – Que je T’aime –
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Page 525
Poème N°560
Si Nos Meilleurs Moments duraient – Ils supplanteraient le Ciel – Que peu se procurent – et non sans Risque – C’est pourquoi – ils ne sont pas donnés –
Si ce n’est pour nous stimuler – en Cas de Désespoir – Ou de Stupeur – Ces moments – Célestes servent de Réserve –
Un Don du Divin – On est Sûr quand il Vient – Qu’il partira – et laissera l’Âme éblouie Dans ses Chambres désertées –
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Page 563
Poème n°603
Flamme – Rouge – c’est le Matin – Violette – c’est le Midi – Jaune – le Jour – tombe – Après cela – plus Rien –
Sauf des kilomètres d’Étincelles – le Soir – Révélant la Surface qui a brûlé – Le Territoire Argenté – qui n’est pas encore – consumé –
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Page 507
Poème n°540
Si ce que nous pouvons – était ce que nous voulons – Le Critère – est étroit – Le Comble de la Parole – C’est l’Impuissance à Dire –
En me promenant au rayon poésie de la librairie Gibert à Paris, j’ai découvert ces Variations de Claire Gondor qui revisite des poèmes célèbres de la littérature française, du Moyen-Âge au 20ème siècle, en leur offrant une sorte de pendant ou de réponse contemporaine, ce que j’ai pu interpréter à la fois comme un hommage à ces grands prédécesseurs et aussi comme un commentaire, une extrapolation, une prise de distance où la critique peut poindre.
Comme il s’agit de poésie sur la poésie, cet article entre dans le cadre du « Printemps des artistes » de 2023.
Note Pratique sur le Livre
Editeur : Frison-Roche (Belles lettres) Collection : L’Or des lignes Année de publication : octobre 2022 Nombre de Pages : 90
Note sur la Poète
Claire Gondor travaille dans le monde du livre et a créé une compagnie d’évènements littéraires appelée « L’Autre Moitié du Ciel ». Elle a publié un roman, Le Cœur à l’aiguille, aux éditions Buchet-Chastel, en 2017, et a également participé à de nombreuses publications collectives. (Source : éditeur)
Note sur Louise Labé
Louise Labé, aussi surnommée « Louïze Labé Lionnoize » et « la Belle Cordière », née vers 1524 à Lyon, morte le 25 avril 1566 à Parcieux-en-Dombes où elle fut enterrée, est une écrivaine française principalement connue en tant que poétesse de la Renaissance. Avec Pernette du Guillet et Maurice Scève, Louise Labé appartient à « l’école lyonnaise ». Elle s’inspire de poètes de l’Antiquité et d’auteurs contemporains comme Pétrarque. Elle défend des idées qui peuvent être considérées comme proto-féministes. Comme sa biographie est très mal connue, certains spécialistes et commentateurs ont défendu l’idée qu’elle n’avait jamais existé, qu’il s’agissait d’une supercherie. (Source : Wikipédia)
Note sur Pernette du Guillet
Elle naît (en 1518 ou 1520) dans une famille noble et épouse en 1538 un du Guillet. Elle rencontre Maurice Scève au printemps 1536 – il a alors trente-cinq ans et elle seize ans – et devient son élève. Leur amour impossible devient la source d’inspiration de ses poèmes, publiés de façon posthume, à la demande de son mari en 1545, sous le titre Rymes de gentille et vertueuse dame, Pernette du Guillet. Maurice Scève écrit en son honneur son recueil le plus fameux, « Délie« , en 1544. Elle meurt à 25 ans d’une épidémie de peste. (Source : Wikipédia)
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Sinusoïdes (d’après « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie » de Louise Labé)
l’épiderme traversé de climats contraires je suis le zigzag de mes instincts
j’ai l’ai dans la peau la canicule les veines à chaud les veines à froid montagnes russes les émotions à contresens.
c’est le grand huit ! la fête foraine de l’ecclésiaste
un temps pour tout la pulsation ou le reflux le rythme brisé de mon cœur
hors de cadence j’ai le savoir universel et douloureux des contretemps
Claire GONDOR
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Perdre la boussole (d’après « la nuit était pour moi si très-obscure » de Pernette du Guillet)
– fondu à l’outrenoir – le veilleur a perdu sa boussole
flou autistique où l’encre de la nuit à la nuit mangerait les visages
qu’il exerce sa voix le veilleur car voici le jour le jour qu’il fit, le forgeur de l’humus
qu’il allume ses yeux qu’il réchauffe sa joie aux lavis tranquilles des commencements
Claire GONDOR
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TEXTES ORIGINAUX (d’où sont inspirés les deux précédents)
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ; J’ai chaud extrême en endurant froidure : La vie m’est et trop molle et trop dure. J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie, Et en plaisir maint grief tourment j’endure ; Mon bien s’en va, et à jamais il dure ; Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ; Et, quand je pense avoir plus de douleur, Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine, Et être au haut de mon désiré heur, Il me remet en mon premier malheur.
Louise Labé (1524-1566)
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La nuit était pour moi si très-obscure
La nuit était pour moi si très-obscure, Que Terre et Ciel elle m’obscurcissait, Tant, qu’à Midi de discerner figure N’avais pouvoir, qui fort me marrissait :
Mais quand je vis que l’aube apparaissait En couleurs mille et diverse, et sereine, Je me trouvai de liesse si pleine, – Voyant déjà la clarté à la ronde – Que commençai louer à voix hautaine Celui qui fit pour moi ce Jour au Monde.
J’avais vu ce film de Jane Campion à sa sortie en salles, en 2009, et comme j’en gardais un superbe souvenir – mais un peu flou, avec le recul des années – j’ai souhaité le revoir en DVD à l’occasion de ce « Printemps des Artistes » puisqu’il y est largement question de poésie, de littérature, de la vie de poète au 19è siècle.
Au début du 19è siècle, la jeune Fanny Brawne rencontre John Keats. Elle, insolente et frivole, aime briller en société quand lui, poète sans le sou, est tout aux exigences de la création. Naît bientôt entre eux, malgré ces différences, une passion intense et délicate. Un amour que ni Brown, l’ami de Keats, ni même la tuberculose, ne parviendront à entacher.
Note succincte sur le poète
John Keats (Londres, 1795- Rome, 1821) est un poète romantique anglais. Il commence à être publié en 1817. Il appartient à la deuxième génération des poètes romantiques anglais, en même temps que Byron et Shelley. Il est l’auteur de Six Odes, datées de 1819, qui comptent parmi les plus beaux textes de la langue anglaise. Bien que les critiques ne lui aient pas toujours été favorables de son vivant, il commença a être pleinement reconnu dès la fin du 19è siècle. Tuberculeux, il est mort à l’âge de 25 ans.
Mon Avis
Ce film me semble être une ode au romantisme, on perçoit clairement l’admiration de la réalisatrice pour John Keats (Ben Whishaw), en tant que poète et en tant qu’homme, et sa grande empathie pour la jeune Fanny Brawne (Abbie Cornish). Leur couple, leur amour nous sont montrés dans toute leur pureté, leur profondeur et leur intensité, sans le moindre bémol ou la plus petite ombre au tableau. La pureté de leurs sentiments nous est dépeinte par leur désintéressement et le soin qu’ils ont l’un de l’autre : ainsi, lorsque John Keats s’aperçoit qu’il est trop pauvre pour épouser Fanny, il est prêt à renoncer à elle pour qu’elle puisse éventuellement faire un mariage plus brillant (sens du sacrifice) mais Fanny repousse cette perspective, qui n’a rien de brillant à ses yeux, car elle refuse de renoncer à lui, et ça lui est égal qu’il soit pauvre. Pourtant, au début du film, Fanny nous apparaît comme une jeune fille assez arrogante et surtout superficielle. Elle ne se préoccupe que de son apparence vestimentaire et passe tout son temps à coudre pour se confectionner des tenues extravagantes qui lui permettent de briller dans les soirées dansantes. Coquète, vaniteuse, elle porte sur son voisin poète, Monsieur Brown, un regard pas très aimable, et pas davantage sur l’ami qu’il héberge, également homme de Lettres, Monsieur John Keats, auquel elle fait remarquer sèchement que la poésie ne lui permet pas de gagner sa vie. Et puis, peu à peu, la jeune fille se laisse gagner par le romantisme de son jeune voisin. Par simple curiosité, elle se procure son recueil poétique « Endymion » et, même si elle n’est pas tout à fait charmée, elle en trouve le début parfait, et un certain intérêt se dessine chez elle, autant pour le poète que pour ses écrits. Bientôt, elle lui demande de lui donner des cours de poésie, ce qui surprend tout leur entourage et attire sur elle les sarcasmes de Monsieur Brown, le prétendu « ami » de John Keats, qui s’avère être un personnage peu reluisant, et de plus en plus odieux au fil du temps. Les images du film sont magnifiques – les différentes nuances de la nature au gré des saisons sont bien mises en valeur, particulièrement celles des arbres. Les couleurs les plus vives et les plus claires illuminent les moments de bonheur, et les teintes assourdies et sombres renforcent les instants dramatiques. La symétrie (ou l’asymétrie) dans la composition des images m’a aussi parfois frappée. La musique n’est pas utilisée avec outrance, ce qui permet d’apprécier les moments de sa présence, et elle est utilisée avec beaucoup de finesse, sans accès de sentimentalisme qui aurait été de mauvais goût. Un grand film, très émouvant, dans lequel on entend de nombreux extraits des poèmes de Keats, et qui nous donne une image de la poésie sans doute ancienne – beaucoup de poètes actuels prétendent qu’elle est obsolète : celle, lyrique et chantante, du poète maudit, du jeune romantique solitaire et incompris, au fond de sa misérable chambrette. Une image qui, pourtant, pourrait paraitre plus séduisante que la figure très contemporaine du poète-notable, bien assis et un peu rassis, directeur de vénérables institutions, voguant de résidences d’auteurs en conférences universitaires puis en cocktails mondains… mais c’est un autre sujet.
En automne-hiver 2022 s’était tenue au Musée d’Orsay une rétrospective du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944), et je l’ai visitée vers le début octobre, car il est un artiste très important de la fin du 19ème siècle et première moitié du 20ème. Apparenté au Mouvement Symboliste par ses thèmes mélancoliques et tourmentés, il est aussi un précurseur de l’Expressionnisme et de certaines audaces du 20ème siècle.
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Cartel de l’exposition à propos de « Désespoir » (ci-contre)
Il s’agit de la première peinture aboutie d’une série consacrée à un motif devenu iconique, celui du « Cri ». Il qualifia lui-même ce tableau de « premier Cri ». On en retrouve en effet tous les éléments constitutifs : le ciel rougeoyant, aux lignes sinueuses, la forte diagonale de la balustrade, le personnage au premier plan. Ce tableau trouve son origine dans un événement biographique. Munch dit en effet dans un poème l’angoisse qui l’a saisi alors que, malade et fatigué, il observait un coucher de soleil et que le ciel devint rouge sang.
Cartel de l’exposition à propos de « La Nuit étoilée » (ci-contre)
La Nuit étoilée, 1924
Munch réalise entre 1890 et 1930 plusieurs tableaux portant ce titre, probable écho à « La Nuit étoilée » (1888) de Van Gogh découverte lors d’un séjour à Paris. Munch exprime ici avec force un thème central de son œuvre, l’inscription de l’homme dans la nature. Il projette son ombre dans le tableau non pas une, mais trois fois : deux silhouettes et le profil de son visage se découpent sur la neige déposée au pas de sa porte. Par ce procédé, le peintre fusionne ainsi littéralement avec la nature.
Séparation, gravure, 1896
Madone, gravure, 1896
Vampire dans la forêt, 1916-18
Cartel de « Vampire dans la forêt »
Munch reprend plusieurs décennies plus tard un motif élaboré à la fin des années 1890. Dans cette variation, le couple est représenté en pied, dans un paysage luxuriant et presque étouffant. Ce même arrière-plan se retrouve dans d’autres tableaux peints au même moment, mettant en scène des couples désunis. L’atmosphère anxiogène de ces oeuvres centrées sur le thème de l’amour destructeur est renforcée par l’évocation de cette forêt primitive. (Source : expo)
Mon Avis sur cette exposition
Edvard Munch était l’un de mes peintres préférés quand j’avais une vingtaine d’années et, aujourd’hui encore, je suis touchée par son œuvre qui me parait extrêmement sincère et authentique. Il n’y a aucune trace de posture ou de simulation de la part de Munch, qui nous donne à voir son monde intérieur, ses angoisses, ses douleurs affectives et morales, et cela en fait un artiste très humain et émouvant. Bien sûr, sa vision du monde est souvent mélancolique et sa conception de l’amour est assez toxique, avec ces figures de femmes-vampires, de femmes-infidèles ou de ruptures douloureuses avec des femmes-abandonnantes, comme si l’amour ne cessait jamais de faire souffrir l’artiste, pendant la relation et après la rupture. On peut remarquer cependant que l’œuvre de Munch semble devenir moins lugubre et moins douloureuse à partir des années 1910 environ car sa palette s’éclaircit, ses couleurs deviennent plus vives, et ses sujets un peu plus apaisés. Bien que Munch ait été contemporain de la plupart des grandes avant-gardes de la première moitié du 20è siècle (fauvisme, cubisme, abstraction, futurisme, dadaïsme, surréalisme, etc.) on peut noter qu’il est resté fidèle à sa propre esthétique, qui a néanmoins évolué vers une touche plus libre et plus hâtive et des couleurs plus éclatantes, au fur et à mesure des décennies. J’étais intéressée également par les nombreux autoportraits réalisés tout au long de sa vie, et qui nous montrent non seulement la grande évolution de sa physionomie mais aussi les regards très différents qu’il a pu porter sur lui-même, en soulignant divers aspects de sa personnalité.
Je vous laisse sur un tableau plus optimistes et plus lumineux, qui reflète un aspect plus rare et méconnu de Munch. Il nous donne ici un symbole d’espérance et d’éveil spirituel, à la limite de l’abstraction :
Le soleil, panneau central d’un triptyque décoratif, 1911
Aujourd’hui 1er avril c’est le début de mon Printemps des Artistes, c’est-à-dire que je vais parler de livres, de poèmes, de films, dont le personnage principal est un artiste ou qui a un rapport plus ou moins étroit avec un art (littérature, poésie, cinéma, théâtre, chant, peinture, musique, danse, dessin, architecture, sculpture, etc.)
Dans ce contexte, je vous parlerai des « Amandiers » de Valéria Bruni-Tedeschi, un film que j’ai vu peu après sa sortie en salles, vers le 20 novembre 2022, et qui parle de la jeune troupe de comédiens du prestigieux Théâtre des Amandiers, vers le milieu des années 1980, et de leur apprentissage de l’art théâtral sous la direction du célèbre metteur en scène Patrice Chéreau et de Pierre Romans.
Une Présentation de l’histoire
Vers 1985 ou 86, une quarantaine de jeunes comédiens, garçons et filles de dix-neuf ou vingt ans, sont sélectionnés par Pierre Romans pour suivre les cours du théâtre des Amandiers. Cette école est très prestigieuse et les jeunes élèves passent les auditions avec une certaine passion et beaucoup de motivation. Ils savent qu’une deuxième sélection aura lieu bientôt, à l’issue de laquelle il ne restera plus qu’une dizaine d’élèves et chacun essaye de donner son maximum. Ils savent aussi que le dernier petit groupe sera envoyé aux Etats-Unis pour un stage à l’Actors Studio puis que, de retour au Théâtre des Amandiers, ils pourront monter une pièce sous la direction de Patrice Chéreau en personne, qui les dirigera, pour se présenter devant le public du théâtre.
Mon Avis
C’est un film qui ne manque pas de qualités intéressantes : de belles images, une belle lumière, une manière très flatteuse de filmer les corps et les visages, une bande son agréablement choisie (Jean-Sébastien Bach, les Rita Mitsouko, Daniel Balavoine, Janis Joplin, etc.), des acteurs qui semblent pleinement engagés dans leurs rôles et qui y mettent une belle énergie. Par ailleurs, on ne s’ennuie pas car il se passe sans cesse de nouvelles péripéties et on suit les différents membres de ce petit groupe avec une certaine curiosité. Au premier abord, j’ai un peu regretté que la réalisatrice ait accordé autant d’attention à la vie intime et sexuelle des uns et des autres, au détriment des scènes théâtrales et de l’apprentissage du travail d’acteur, qui peuvent sembler plus instructives et intéressantes et que j’aurais aimé voir plus développées. Mais, après réflexion, je me suis rendue compte que, chez ces jeunes acteurs, la frontière n’est pas très étanche entre leur vie privée et leur vie sur scène, qu’ils s’y engagent avec autant de passion et de fougue, et donc j’ai mieux compris ce parti pris de la réalisatrice. Par certains côtés, ce film restitue le climat des années 80 tel qu’il a pu être décrit à l’époque dans des films du genre des « Nuits Fauves », avec des thèmes comme le Sida, la drogue, l’homosexualité, les infidélités, les rapports de séduction plus ou moins abusifs ou forcés. Je dirais toutefois que les dialogues sont un peu pauvres, pas terribles, ce qui est gênant pour un film qui parle de théâtre et où l’importance du texte est supposée centrale, au cœur de toutes les préoccupations (du moins, c’est ce que je croyais mais peut-être me trompais-je ?) Le personnage de Patrice Chéreau, joué par Louis Garrel, est sans doute l’un des plus intéressants, avec des dialogues plus construits et plus recherchés que les autres personnages, mais ça n’empêche pas qu’il soit présenté comme odieux et insupportable, profitant de sa position directoriale pour draguer lourdement les jeunes gens sous sa responsabilité, et se montrant volontiers lâche, fourbe et sans respect pour ceux qui l’entourent. La partie du film qui concerne le personnage d’Etienne (Sofiane Bennacer, excellent acteur), son addiction à l’héroïne et sa relation tumultueuse avec Stella (Nadia Tereszkiewicz), m’a paru réussie. On est parfois ému. Bref, un film assez bon, intéressant, émouvant, qui permet de mieux cerner le monde du théâtre et des troupes de comédiens, et les exigences du travail d’acteur.
Ce beau recueil « Sans adresse ni timbre » est paru chez Edition Populaire en juillet 2022 et il m’a causé une vive émotion par la concision et la pureté de son expression et par la force de ses thèmes : l’amour, la maladie psychique. Comment réagir lorsque la femme aimée se laisse envahir par le désespoir et qu’elle cède à ses idées noires ? Je ne connaissais pas du tout le sujet de ce livre lorsque j’en ai commencé la lecture et, au fil des pages, je suis entrée peu à peu dans cette douleur affective. La situation de ce couple se dessine un peu plus nettement à chaque poème et nous sensibilise au chagrin de cette jeune femme et à celui du poète, à ses sentiments d’impuissance ou de culpabilité. On perçoit à travers ces textes une belle déclaration d’amour du poète pour son épouse en détresse et c’est très émouvant.
Biographie du Poète
Thierry Roquet est né en 1968 en Bretagne, il vit depuis quinze ans à Malakoff, dans la banlieue parisienne. Adolescence solitaire, études écourtées, divers boulots alimentaires, des lectures marquantes, une belle histoire d’amour, et puis la poésie en prose… (Source : Site des « éditeurs singuliers »)
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Quatrième de Couverture
La poésie en prose de Thierry se construit dans cet ouvrage par des graphies qui témoignent de ses sentiments bouleversés. Des cris écrits, des mots aux maux.
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Page 14
Drôle de vie rien de drôle quand en parfaite solitude une obsédante question nous y convie sans fin Les signes cachés, les alertes. Pas vu, pas su. Les signes avant-coureurs. Pas pu, pas su. Tu trembles comme une feuille. Ce n’est pas le vent. C’est une vieille et longue histoire.
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Page 23
Qu’attendais-tu de moi que tu n’attendais pas d’un.e autre ? Tout simplement faits l’un pour l’autre Ce n’était pas si simple Usure et lassitude La mémoire est sélective retient mieux le négatif Qu’est-ce qu’on allait devenir : cette fameuse récurrence Litanie sans répit L’humour ne peut pas tout bien sûr Me ressaisir ne pas flancher Mais l’un sans l’autre jamais
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Page 32
Les mots sont sous calmants.
Ici, je vais bien. Je vais toujours bien. Je ne fais que ça: aller bien.
Là-bas, tu te promènes. Tu vas mieux. Tu t’assieds sur un banc, oui tu te parles. Parfois, tu te fais peur. Les fantômes sont sous calmants.
L’intuition, la réalité. Pas vu, pas su. Drôle de vie rien de drôle quand en parfaite solitude les issues sont verrouillées.
Cécile Guivarch est une poète dont je suis les publications depuis plusieurs années et je me suis aussi intéressée ces derniers temps à ses deux premiers livres, que je ne connaissais pas encore, « Terre à ciels » (2006) et « Te visite le monde » (2009) et c’est de ce deuxième livre qu’il est question aujourd’hui.
Mon Avis
Dans ce recueil, la poète parle à sa petite fille, et nous parle d’elle en même temps, de sa naissance et des premières étapes de sa croissance – premiers regards, premiers pas, premiers mots – avec beaucoup de gaité, de malice et de tendresse. Le langage poétique est très élaboré, autour de ce babil enfantin et de ces gazouillis du premier âge qui s’y incorporent gracieusement, et c’est un grand plaisir de plonger dans cette connivence, cette complicité affectueuse entre une poète et sa fille. Un très joli livre, lumineux, chaleureux, réconfortant.
Note sur le livre
Editeur : Les Carnets du Dessert de Lune Date de publication : 2009 Préface de Perrine Le Querrec Illustration de Fanny Wuyts Nombre de Pages : 42
Note sur la poète
Cécile Guivarch est née en 1976 près de Rouen et vit depuis plusieurs années à Nantes. Le jour, elle travaille dans les chiffres et le soir elle se passionne pour la lecture et l’écriture. Elle a créé et co-anime le site Terre à Ciel. Diverses publications en revues (…). (Source : éditeur)
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Page 17
tu ris chante areuh babou pour rien moins que cela le soleil dans ta chambre
dire qui quoi comment au monde ce qui à tes yeux n’est pas rien le visage ta mère le tien
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Page 27
c‘est fou ton air fripouille tes yeux tu nages au bord à rire comme pas deux
tes salades elle les avale ta mère du bout du nez tu tires la ficelle le chat s’en va bien fait pour toi
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Page 41
yeux tout plein étincellent le visage flou tes parents le cœur palpite comme
frison d’arbre elle te regarde ta bouche en forme de O ta teinte plus claire que le cœur
Dans le cadre du MoisdeL’Europedel’Est organisé par Eva, Patrice et Fabienne je vous présente aujourd’hui le premier recueil de nouvelles de Nicolas Gogol, écrit alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, et qui lui a valu d’emblée un grand succès.
J’ajoute que c’est grâce à Ana Cristina, animatrice très amicale de mon cercle de lecture, que j’ai eu l’idée de lire ces nouvelles, et je l’en remercie !
Note Pratique sur le livre
Editeur : folio classique Genre : nouvelles (ou contes) Première date de publication : 1831 Traduction du russe et préface par Michel Aucouturier Nombre de Nouvelles : huit Nombre de pages : 268
Note biographique sur l’écrivain
Nicolas Gogol nait en 1809, aîné de douze enfants, dans une famille de petits fonctionnaires anoblis. Sa santé est fragile. Il fait ses premiers pas littéraires en 1829, s’essaie à la poésie mais sans succès. À partir de 1830 il occupe des emplois dans des ministères et commence à écrire des nouvelles ukrainiennes. En 1831 il fait plusieurs rencontres importantes dans le monde littéraire et en particulier Pouchkine qui l’encourage. C’est à ce moment qu’il publie Les Soirées du hameau (1831 et 1832). Il donne des cours d’histoire et s’intéresse de plus en plus au mysticisme religieux et aux livres saints. Il voyage dans de nombreux pays d’Europe. Il publie en 1835 le recueil Arabesques qui contient, entre autres, Le Journal d’un fou, Le Portrait et La Perspective Nevski. En 1836 il fait scandale avec la pièce de théâtre Le Revizor et il se sent incompris, même par ses défenseurs. Il passe les dernières années de sa vie principalement à Rome et il tente de se consacrer à son dernier chef d’œuvre, Les Âmes mortes, dont il finira par jeter au feu une bonne partie, plongé dans un délire mystique. Il meurt à l’âge de quarante-deux ans, en 1852, des suites de mauvais traitements médicaux.
Quatrième de Couverture :
C’est en 1831 que paraissent à Saint-Pétersbourg Les Soirées du hameau, publiées par Panko le Rouge, éleveur d’abeilles. Derrière ce sobriquet se dissimule un écrivain de vingt-deux ans, qui utilise ses souvenirs d’enfance et le folklore de l’Ukraine.
Gogol devient aussitôt célèbre avec ces courts récits qui plaisent à la fois au public populaire et à Pouchkine : « Voici de la vraie gaieté, sincère, sans contrainte. »
Mon Avis
N’ayant encore jamais lu Nicolas Gogol, et plutôt habituée au style de Dostoïevski parmi les classiques russes (ou ukrainiens), j’ai été décontenancée par la première nouvelle et il m’a fallu un petit moment d’adaptation à cette écriture très artistement ciselée, abondamment imagée, d’un romantisme pittoresque qui rappelle parfois les poèmes en prose d’Aloysius Bertrand et surtout à ces histoires qui mêlent les notations humoristiques, les événements fantastiques pleins de diableries, de sorcelleries, de métamorphoses ou encore de fantômes. Mais, passé la surprise de la première nouvelle, je suis totalement rentrée dans cet univers insolite, et j’ai vraiment apprécié cette lecture qui a l’avantage d’être très dépaysante et qui me changeait complètement les idées à chaque fois que je m’y plongeais. Plus que des nouvelles, il me semble que ces histoires sont plutôt des contes pour adultes, avec tout un folklore et une imagerie typiquement ukrainiens (d’ après ce que j’ai pu lire dans les notes et la préface), une bonne place accordée aux Cosaques, à leurs danses, à leurs chansons, à leurs costumes et à leurs traditions. J’ai apprécié aussi les portraits psychologiques des différents personnages de ces histoires – alors que, souvent, dans les contes il y a peu de finesses psychologiques et les êtres sont stéréotypés – mais, ici, il y a au contraire une grande recherche de véracité dans les caractères et, surtout, certains défauts ou tempéraments qui peuvent prêter à sourire. Les deux nouvelles que j’ai le plus aimées sont la troisième et la cinquième, c’est-à-dire « La Nuit de mai ou la noyée » et « La Nuit de Noël », l’une pour sa poésie et son côté merveilleux, et l’autre pour son inventivité débordante et réjouissante, avec même une incursion chez la tzarine, la grande Catherine II, qui donne ses chaussures au héros. La nouvelle que j’ai un petit peu moins aimée est la sixième, « Une terrible vengeance » qui est dans un registre purement dramatique, sans aucune ironie, et où le côté horrifique est plus marqué et pris au premier degré, m’a-t-il semblé. Une excellente lecture, qui m’a donné envie de connaître d’autres œuvres de Gogol.
UnExtrait page 83
– Il faut croire que les gens ont raison de dire que les jeunes filles sont possédées d’un diable qui attise leur curiosité. Eh bien, écoute. Il y a longtemps de cela, mon petit cœur, cette maison était habitée par un centenier. Ce centenier avait une fille, une belle demoiselle blanche comme la neige, blanche comme ton joli visage. La femme du centenier était morte depuis longtemps ; et il avait décidé de se remarier. « Me câlineras-tu comme par le passé, mon père, lorsque tu auras pris une autre femme ? — Oui, ma fille, oui ; et je te serrerai encore plus fort contre mon cœur. Oui ma fille, je t’offrirai des boucles d’oreilles et des perles plus brillantes encore que par le passé. » Le centenier amena la jeune épouse dans sa nouvelle maison. Elle était belle, la jeune épouse. Elle avait les joues roses et le teint blanc, la jeune épouse ; mais elle lança à sa belle-fille un regard si chargé de menaces que celle-ci poussa un cri en la voyant ; et, de toute la journée, pas un mot ne sortit des lèvres de la rude marâtre. Vint la nuit ; le centenier se retira dans sa chambre avec sa jeune épouse ; la blanche demoiselle s’enferma elle aussi dans sa chambrette. La tristesse l’envahit et elle se mit à pleurer. Mais que voit-elle soudain ? Un effrayant chat noir s’avance vers elle à pas feutrés ; son poil est de flamme et ses griffes de fer résonnent sur le plancher. Terrifiée, elle saute sur le banc, et le chat la suit. D’un bond, elle est sur la soupente ; le chat la suit toujours, et, se jetant brusquement à son cou, il essaie de l’étouffer. (…)
UnExtraitpage241
La tante Vassilissa Kachporovna avait alors près de cinquante ans. Elle ne s’était jamais mariée et disait généralement que la vie de jeune fille était ce qu’elle avait de plus cher au monde. Du reste, autant que je m’en souvienne, personne n’avait jamais demandé sa main. La raison en était que tous les hommes se sentaient pris devant elle d’une sorte de timidité : ils avaient beau faire, ils ne trouvaient pas le courage de lui faire leur déclaration. « C’est une personne qui a vraiment beaucoup de caractère, Vassilissa Kachporovna » disaient les partis et ils avaient parfaitement raison, parce que Vassilissa Kachporovna savait rabattre son caquet à n’importe qui. Du meunier, qui n’était jadis qu’un ivrogne et un bon à rien, elle avait fait, à force de lui tirer chaque jour le toupet de sa main virile, un homme en or. Sa taille était quasiment gigantesque, son embonpoint et sa force parfaitement en rapport. Il semblait que la nature avait commis une erreur impardonnable en lui assignant de porter en semaine une capote brun foncé à petits volants, et un châle de cachemire rouge le dimanche de Pâques et le jour de sa fête, à elle qui était faite pour porter des moustaches de dragon et des bottes de cavalerie. (…)
Dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est« , auquel je participe chaque année au mois de mars, organisé par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu« , j’ai lu cette nouvelle de Dostoïevski, La Douce, qui raconte l’histoire d’un mariage malheureux, par une suite de malentendus et d’incompréhensions mutuelles.
Note Pratique sur le livre :
Editeur : Babel (Actes Sud) Première date de publication : 1876 Traduction du russe par André Markowicz Récit suivi de notes préparatoires et variantes Nombre de Pages : 72 pour la nouvelle, et environ 50 pages de notes.
Quatrième de Couverture
« Figurez-vous un mari dont la femme, une suicidée qui s’est jetée par la fenêtre il y a quelques heures, gît devant lui sur une table. Il est bouleversé et n’a pas encore eu le temps de rassembler ses pensées. Il marche de pièce en pièce et tente de donner un sens à ce qui vient de se produire. » Dostoïevski lui-même définit ainsi ce conte dont la violence imprécatoire est emblématique de son oeuvre. Les interrogations et les tergiversations du mari, ancien officier congédié de l’armée, usurier hypocondriaque, retrouvent ici – grâce à la nouvelle traduction d’André Markowicz – une force peu commune. Le texte de La Douce est suivi de versions préparatoires et de variantes – véritables invites à pénétrer dans la « fabrique de littérature » dostoïevskienne.
Mon humble avis
C’est un court roman où on retrouve le ton passionné, tourmenté et nerveux, typique de Dostoïevski. Le personnage principal a poussé sa femme au suicide, comme par un long processus enclenché dès le début de leur mariage, en soufflant successivement le chaud et le froid, en la contrariant sans cesse, en la désespérant, mais il n’a pas l’air d’en avoir conscience et il s’interroge sur les causes de son suicide alors qu’il est en réalité le vrai instigateur de ce geste. On se demande jusqu’à quel point il se rend compte de sa cruauté, ou s’il est tout à fait inconscient et agissant sans réelle préméditation, par impulsions, par réflexes. Dès le début de leurs relations, les choses ne commencent déjà pas très bien : comme elle est une jeune fille pauvre et maltraitée par ses tantes, il se présente comme un sauveur, le seul recours possible, et elle accepte de l’épouser, parce qu’elle n’a pas vraiment le choix. Ensuite, il s’emploie à se faire détester et mépriser par elle, alors qu’elle était disposée à l’aimer, et nous entrons peu à peu dans les méandres de sa psychologie bizarre, entre amour-propre et auto-flagellation, entre sadisme et masochisme. Dostoïevski a choisi la forme d’un monologue intérieur, le personnage principal se parle à lui-même (peut-être à voix haute) sous le coup de l’émotion, bouleversé par le drame qu’il a lui-même provoqué, et ainsi nous pouvons suivre pas à pas les mouvements désordonnés de ses pensées, le fil exact de ses souvenirs, dans leur succession bousculée. C’est donc un rythme haletant, très vivant et fortement émotionnel qui nous est proposé dans ce livre, comme si nous avions ce personnage devant nous et qu’il implorait notre attention et notre écoute apitoyée. J’ai compris ce roman comme une sorte d’étude psychologique sur le mal, la manière dont chacun de nous peut faire le mal en toute bonne conscience et sans y comprendre grand chose. Il y a sans doute des conclusions très morales à tirer de la lecture de ce roman, comme s’il nous montrait tous les détails d’un exemple à ne pas suivre, pour notre édification. Du moins, je l’ai interprété de cette façon. Un livre puissant et touchant, qui sonde les aspects sombres de l’âme humaine avec une grande profondeur.
Un Extrait page 41
Maintenant, ce souvenir terrifiant… Je me suis réveillé le matin, je pense à sept heures passées, il faisait presque jour dans la chambre. Je me suis réveillé net, avec ma pleine conscience, et j’ai ouvert les yeux d’un coup. Elle était devant la table, et elle tenait le révolver dans ses mains. Elle n’avait pas vu que j’étais réveillé, et que je regardais. Soudain, je la vois qui s’approche, avec le revolver. J’ai vite fermé les yeux, et j’ai fait semblant de dormir profondément. Elle est venue jusqu’au lit, elle s’est arrêtée devant moi. J’entendais tout ; un silence de mort venait de tomber, mais je l’entendais, ce silence. Il y a eu là un mouvement instinctif–soudain, irrésistiblement, j’ai ouvert les yeux, malgré moi. Elle me regardait en face, droit dans les yeux, le revolver était déjà sur ma tempe. Nos regards se sont croisés. Mais nous ne nous sommes pas regardés plus d’une seconde. J’ai mis tous mes efforts pour refermer les yeux, et, au même instant, j’ai décidé, de toutes les forces de mon âme, que je ne bougerais plus, que je n’ouvrirais plus les yeux, quoi qu’il puisse m’advenir. (…)
Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.
Note Pratique sur le livre
Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux Date de Publication en français : 2021 Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit Nombre de Pages : 170
Extrait de la Quatrième de Couverture
TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.
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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko
Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel. Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.
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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko. En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard. En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932. En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.
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(Page 57)
A une femme de banlieue
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole, mon amour. La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée. Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue. Tu n’es que sincérité d’enfant, tellement pure et transparente que tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur, et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi. Tu es vraiment le juge suprême. Parmi toutes les images salies de moi, avec ta sincérité d’enfant tu as découvert mon moi noble. Ce que tu as découvert, je ne le connais pas. Quand je te considère comme mon juge suprême, alors mon cœur se réjouit de toi et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse du moi que je ne connais pas moi-même. C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée. C’est une nuit silencieuse. Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole. Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre, il baigne ta peau pure en toutes ses parties. Même si mon cœur, suivant ton mouvement, bondit danse s’envole, il n’oublie jamais de te protéger, mon amour. C’est une source de vie inouïe. Alors dors paisiblement. C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue. Dors comme une enfant.
Novembre 1912
** (Page 115)
Chieko est inestimable
Chieko voit ce qui ne se voit pas, elle entend ce qui ne s’entend pas.
Chieko va où nul ne peut aller, elle fait ce que nul ne peut faire.
Chieko ne voit pas mon moi corporel, elle brûle pour le moi qui est derrière moi.
Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur, elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.
J’entends sa voix m’appeler sans cesse, mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.
Juillet 1937
** (Page 137)
Chieko à l’état élémentaire
Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire. Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes. Pourtant, Chieko existe. Chieko est en ma chair. Chieko adhère à moi, elle met le feu follet à mes cellules, joue avec moi, frappe sur moi, et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse. L’esprit est un autre nom du corps. En étant dans ma chair Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit. Chieko est mon juge suprême. Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare, et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai. Chieko bondit joyeusement, elle parcourt et environne tout mon être. Chieko à l’état élémentaire est toujours en ma chair, et me sourit.