Quelques Proverbes d’Asie

Couverture chez First Editions

Une amie m’a offert il y a quelques mois ce joli petit livre « Les plus beaux proverbes d’Asie » paru aux éditions First en 2019, avec un choix de François Jouffa et de Frédéric Pouhier.

En cette période de fin d’année, propice aux bilans existentiels et aux bonnes résolutions, mais aussi aux excès en tous genres, j’ai eu envie de partager avec vous certaines de ces maximes de sagesse populaire, parmi les plus amusantes, les plus percutantes ou les plus étonnantes, en variant les thèmes et les pays.

J’ajoute que je vais consacrer le mois qui vient au Thème du Voyage (du 2 janvier 2023 au 28 janvier 2023) et que cet article en est un avant-goût.

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Quand deux éléphants
Se battent
L’herbe est écrasée.
Quand ils font l’amour
Elle ne l’est pas moins.

Indonésie

*
L’alcool est blanc
Mais rougit le visage.
L’or est jaune
Mais noircit le cœur.

Chine

*

Celui qui n’a pas connu
Le malheur ne peut ressentir
Le bonheur

Tibet

*

Si de colère tu donnes
Un coup de pied dans
Une pierre, tu ne feras mal
Qu’à ton pied.

Vietnam

*

Mieux vaut être avalé
Par le caïman qu’harcelé
Par le petit poisson.

Cambodge

*

L’amour du méchant
Est plus dangereux
Que sa haine.

Inde

*

Mieux vaut être
Le serviteur d’un sage
Que le maître d’un fou.

Corée

*

On ne peut pas chasser
Le brouillard
Avec un éventail.

Japon

*

Paysage d’Asie (Chine)


Les Grilles du Parc d’Elisabeth Gaspar

Couverture chez l’arbre vengeur

Tombée par hasard sur une critique élogieuse de ce livre – je ne sais même plus sur quel blog ou dans quel magazine – j’ai eu envie de l’acheter car l’auteur de l’article insistait sur sa grande originalité et sur son ambiance très insolite, ce qui est plutôt attirant.
N’ayant jamais entendu parler de cette écrivaine jusqu’ici, j’ai appris grâce à la préface qu’elle était hongroise, née en 1920, installée à Paris, écrivant ses livres en français, officiellement religieuse dans un couvent (aux yeux de l’administration française) mais en réalité traductrice, parfois décoratrice, et vivant librement avec son amant, qui lui même ne manquait pas de maîtresses par ailleurs.
J’ai aussi appris qu’Elisabeth Gaspar avait obtenu la nationalité française en 1964, quelques années après l’écriture de ce livre et qu’elle avait traduit, entre autres, les œuvres de Roald Dahl (dont Charlie et la Chocolaterie).
Après la publication des « Grilles du Parc », Elisabeth Gaspar a arrêté d’écrire. Elle est morte en 2011.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : (initial) Gallimard, (réédition) L’arbre vengeur
Date de publication : (initiale) 1960. (réédition) mars 2022
Préface d’Eric Dussert (très intéressante).
Nombre de Pages : 132

Un bref extrait de la Quatrième de Couverture
Qui décrit très bien cette histoire

Comme dans un songe dont on aurait du mal à se libérer, l’histoire nous transporte dans un Paris brumeux, du côté de Montsouris, sur les pas d’un garçon sans nom, souffre-douleur d’une équipe de forains. Après des années entre leurs griffes, il est parvenu à s’échapper pour émerger, perdu et sans plus d’attache, dans une ville qu’il ne comprend pas, souvent pris pour un autre, bousculé et parfois hagard, mais osant enfin se rebeller.

Mon Avis

Ce roman a eu pour moi un charme particulier, du fait que l’histoire se situe dans un quartier de Paris que je connais très bien, les 13ème et 14ème arrondissements, et nous nous promenons successivement autour de la Place d’Italie, du Parc Montsouris ou encore dans les catacombes d’Alesia. Même si ces quartiers ont sans doute beaucoup changé depuis l’époque du roman, je visualisais assez bien le décor et l’atmosphère à travers lesquels déambule le héros et c’était très agréable de l’accompagner par l’imagination. Ainsi quand Élisabeth Gaspar décrit la Place d’Italie comme « la Place de l’Etoile du pauvre » cela m’a paru excellent et toujours valable actuellement.
Parmi les points positifs, j’ai trouvé l’écriture formidable, avec un sens de la description étonnant, beaucoup d’images frappantes de justesse, à travers des phrases généralement courtes et artistement ciselées. Rien que pour son style il m’a semblé que ce livre mérite vraiment d’y jeter un œil.
La où je suis un peu plus réservée c’est sur l’histoire en elle même car les différentes péripéties se déroulent un peu comme dans un rêve ou un cauchemar – ou peut-être comme dans un film fellinien, où l’on ne cherche ni la vraisemblance ni des motifs rationnels aux actions des personnages. Par moments ce livre me rappelait certains romans d’Aragon ou d’André Breton tandis que le personnage principal m’évoquait plutôt les héros d’Emmanuel Bove : solitaires, incertains et mélancoliques.
Le thème de l’amour impossible, discret mais récurrent, donne une belle profondeur à certains passages et m’a touchée.
J’ai plutôt apprécié ce livre, que je conseillerai donc aux amateurs de belles écritures et d’intrigues déroutantes.

Un Extrait page 62

La géographie de Paris. Parcourir, libre, avec la désinvolture d’un bonhomme à peu près normal, maître de ses couleurs et de ses sons, parcourir, dis-je, ces creux et ces bosses, vaincre le mystère de ces perspectives étincelantes, voilà à quoi je rêve depuis plus de vingt années. Plus de vingt années déjà. Le temps de voir une guerre gratter aux portes, les enfoncer à énorme fracas, s’enkyster, fermenter, s’éteindre enfin au moment où l’on s’étonne d’être là encore. Le temps de voir se pulvériser un grand nombre de taudis familiers au profit des industries sidérurgique, briquetière et procréatrice. Et tout cela ne veut rien dire, rien. Je ne sais rien, moi. Je n’ai pas de métier. C’est tout juste si je sais traire une bique.Si je suivais la courbe tonitruante du métro aérien, j’arriverais au point de départ. Le point de départ, c’est la place Denfert-Rochereau où veille le Lion de Belfort atteint d’un torticolis à force de regarder toujours du même côté. Mais il y a surtout les catacombes. Car c’est là, à la sortie des catacombes, que tout a commencé. (…)

L’Exposition Charles Camoin et Joyeux Noël

Je vous souhaite à tous un très beau et très joyeux Noël !

Pour cette occasion, je vous parlerai d’un sujet qui n’a rien à voir avec la Nativité ni avec la dinde aux marrons, mais j’espère que cela vous plaira quand même.

L’été dernier, en août 2022, j’ai visité la très belle exposition du Musée de Montmartre sur le peintre fauviste Charles Camoin (Marseille, 1879- Paris, 1965), ce qui fut une découverte intéressante car ce peintre n’est pas considéré habituellement comme une figure centrale du Fauvisme, au contraire de Matisse, Derain, Vlaminck, Marquet bien qu’il soit leur ami et qu’il ait souvent travaillé à leurs côtés.

Cette exposition intitulée « Charles Camoin, un fauve en liberté » a eu lieu du 11 mars au 11 septembre 2022 au Musée de Montmartre.
Voici le texte de présentation que l’on pouvait lire sur le site du musée à ce sujet :

Souvent qualifié de fauve méditerranéen, Charles Camoin (1879-1965) s’est inscrit, par ses liens avec Paris et la bohème montmartroise, dans le cercle de l’avant-garde internationale. Affilié au fauvisme, lié à Matisse, Marquet et Manguin, il n’a pour autant jamais renoncé à son indépendance artistique.

L’exposition permet de redécouvrir l’œuvre du peintre en intégrant une centaine de tableaux et dessins, dont certains inédits. Elle approfondit différents épisodes historiques et thématiques de la vie de l’artiste et analyse l’évolution de son langage pictural, fondé sur la sensation colorée.

Compotier de fruits au verre de vin rouge, 1905

Femme à la voilette, 1905

Texte accompagnant la « Femme à la voilette »

Saint-Tropez, été 1905. Camoin, Marquet, Manguin et d’autres travaillent à leur peinture, sous la lumière éclatante du Sud, comme en témoigne la toile de Marquet montrant Camoin peignant La Petite Lina (1905, Musée Cantini, Marseille). Au contact direct de la nature, ils cherchent à rendre leur sensation lumineuse par la couleur, ce qui deviendra la marque des Fauves à l’automne 1905. Camoin se distingue par une manière nuancée, sachant modérer ses sensations face à cette lumière du Midi qu’il connaît si bien, contrairement à ses camarades. (…) (Source : Musée)

Port de Toulon à la barrière, 1904-1905

Port de Cassis, 1904

Autoportrait, 1910
Le Printemps, 1921

Texte de l’étiquette accompagnant « Le Printemps« 

Si Camoin peint régulièrement sur le motif, se déplaçant au volant de sa voiture-atelier Cocotte, l’atelier n’est jamais très loin. Ses toiles demeurent toujours des paysages composés : les formes sont simplifiées et construites à l’aide de la couleur saturée dans des compositions affranchies de leur caractère descriptif tout en gardant un semblant de fidélité à la réalité. Interroger sans relâche ce qu’il voit et perçoit afin de réussir à le transcrire sur la toile : la série et la répétition de motifs deviennent un procédé pour décanter ses sensations, le temps est comme suspendu. (Source : Musée)

Calendrier des couleurs de Joséphine Lanesem

Couverture du Recueil

Comme j’apprécie beaucoup le blog Nervures et Entailles de l’écrivaine Joséphine Lanesem, je voudrais aujourd’hui vous parler de son dernier recueil Calendrier des couleurs, un très joli ensemble de proses poétiques où la signification et la saveur des couleurs, mises en relation avec les mois de l’année, nous sont très subtilement dépeintes.
C’est un livre de perceptions et de sensations, c’est-à-dire des phénomènes habituellement trop fugitifs et trop épidermiques pour être exprimés verbalement, et qui restent généralement en-deçà de la conscience, mais la poète parvient à trouver les justes évocations par la magie de ses mots.
Les couleurs, nous croyons en connaître la symbolique approximative de manière plus ou moins innée et spontanée, mais ce recueil nous fait pénétrer dans un monde de nuances, de correspondances finement observées et de sensibilité attentive qui vont au-delà de nos impressions ordinaires.
Chacun de ces douze textes est comme un tableau aux mille petits détails complexes – un tableau plein de lumière, de mouvement, et de vitalité.
Le plus étrange, c’est que ce recueil m’a appris à aimer (ou en tout cas : à considérer avec un œil bien plus favorable) des couleurs que je n’aimais pas jusqu’à présent et dont il m’a révélé les beautés cachées, par exemple le marron, le gris ou le jaune.
C’est d’ailleurs un extrait du texte sur le Marron que je vous propose de lire ci-après, car il m’a particulièrement frappée et séduite.

Je vous signale également que vous pouvez accéder à la totalité de ces proses poétiques sur le blog de Joséphine, dans la rubrique « Calendrier des couleurs » consultable avec ce lien.

Vous pouvez également la contacter sur son blog pour l’achat du recueil au format papier.

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Un Extrait du Deuxième Texte

Marron – Novembre

Marron brûle doigts engourdis et lèvres gercées. Le mot comme la chose nous vient des Alpes, ou des Pyrénées. Il en garde un goût de vie sauvage.

Matière première de notre monde qui modèle la terre, le bois ou le pelage. Craquèlement des croisements qui deviennent croissance. Couleur la plus commune, si commune qu’elle sert de camouflage : rien de mieux pour se fondre dans la foule ou le paysage. Il est la nature sans atours, nue et grelottante, telle qu’elle se montre en novembre ; et son obscurité appelle le toucher plus que le regard : la main qui flatte l’animal, serre la peluche, caresse le bois, creuse un sillon, égraine la semence.

Point où la couleur sombre dans la non-couleur, ou bien degré de mélange entre les couleurs où elles s’abolissent l’une l’autre. En effet, aucune trace de lui dans l’arc-en-ciel, mais c’est qu’il est trop modeste pour figurer au ciel. Il appartient au bas-monde, à l’humble labeur, aux métiers sans éclat, à ceux qui n’avaient pas de quoi teindre leurs habits ; et il rappelle l’ancien temps, quand les teintures manquaient, le clair-obscur des torches ou des chandelles, les variétés de l’ombre autour du foyer, les visages auréolés dans les ténèbres et les pigments empruntés au sol pour peindre nos passions. Rien ne lui est plus contraire que l’électricité.

(…)

L’Exposition Toyen au Musée d’Art Moderne

TOYEN, Mythe de la Lumière, 1946
TOYEN, Nouent, renouent, 1950
TOYEN, Le Paravent, 1966

TOYEN, Le Piège de la Réalité, 1971

L’Exposition Toyen s’est tenue au Musée d’Art Moderne à Paris du 25 mars au 24 juillet 2022.

Voici la présentation de cette expo par le musée :

Présentée successivement à Prague, Hambourg et Paris, cette rétrospective de l’œuvre de Toyen (1902-1980) constitue un événement qui permet de découvrir la trajectoire exceptionnelle d’une artiste majeure du surréalisme qui s’est servie de la peinture pour interroger l’image. Cent-cinquante œuvres (peintures, dessins, collages et livres venant de musées et de collections privées) sont présentées dans un parcours en cinq parties. Celles-ci rendent compte de la façon dont se sont articulés les temps forts d’une quête menée en « écart absolu » de tous les chemins connus.

Présentation de la peintre par le musée :

Née à Prague, Toyen traverse le siècle en étant toujours à la confluence de ce qui se produit de plus agitant pour inventer son propre parcours. Au coeur de l’avant-garde tchèque, elle crée avec Jindrich Styrsky (1899-1942) « l’artificialisme » se réclamant d’une totale identification « du peintre au poète ». À la fin des années 20, ce mouvement est une saisissante préfiguration de « l’abstraction lyrique » des années cinquante. Mais l’intérêt de Toyen pour la question érotique, comme sa détermination d’explorer de nouveaux espaces sensibles, la rapprochent du surréalisme. Ainsi est-elle en 1934 parmi les fondateurs du mouvement surréaliste tchèque. C’est alors qu’elle se lie avec Paul Eluard et André Breton.

Durant la seconde guerre mondiale, elle cache le jeune poète juif Jindrich Heisler (1914-1953), tandis qu’elle réalise d’impressionnants cycles de dessins, afin de saisir l’horreur du temps. En 1948, refusant le totalitarisme qui s’installe en Tchécoslovaquie, elle vient à Paris pour y rejoindre André Breton et le groupe surréaliste. Si elle participe à toutes ses manifestations, elle y occupe une place à part, poursuivant l’exploration de la nuit amoureuse à travers ce qui lie désir et représentation.

Singulière en tout, Toyen n’a cessé de dire qu’elle n’était pas peintre, alors qu’elle est parmi les rares à révéler la profondeur et les subtilités d’une pensée par l’image, dont la portée visionnaire est encore à découvrir.

(Source : Site Internet du Musée d’Art Moderne)

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D’autres Tableaux

TOYEN, Midi, Minuit, 1966, Collage
Ils me frôlent dans le sommeil, 1957
Mélusine

Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard

Couverture chez Pluriel

Ce livre m’a été offert par un ami et, comme il m’avait été également conseillé quelques mois plus tôt par l’un de mes médecins, j’étais très intriguée et enthousiaste à l’idée de le lire.
Et, en effet, ce fut une belle découverte.

Note pratique sur le livre

Editeur : Pluriel
Genre : Essai philosophique
Date de première publication : 1961
Nombre de pages : 350

Quatrième de couverture

Quels sont les fondements de notre rapport à autrui ? Quelle est la véritable mesure de notre autonomie ? Partant d’une analyse novatrice des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature romanesque ( Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski), René Girard développe sa théorie du désir mimétique, pensée avec subtilité, comme une triangulation entre l’envie, la jalousie et la haine impuissante. Un désir relatif qu’il appréhende dans toutes les formes de relations humaines, qu’elles prennent corps dans l’espace politique ou dans la sphère de l’intime.

Ce faisant, sans jamais cesser de la questionner, le philosophe bouscule une illusion romantique, celle de notre liberté de choisir. Il a écrit, à propos de cet ouvrage : « Les littéraires purs soupçonnent que l’art du roman est ici un moyen plutôt qu’une fin. J’assume volontiers ce reproche car le plus grand hommage qu’on puisse rendre à la littérature, il me semble, c’est de ressusciter la très vieille idée qui fait d’elle une source de savoir autant que de bonheur. »

Mon humble avis

Dans ce livre, René Girard analyse plusieurs univers romanesques : celui de Cervantès, autour du personnage de Don Quichotte, celui de Stendhal, avec Julien Sorel, celui de Flaubert, avec Madame Bovary, celui de Dostoïevski, avec l’homme du sous-sol principalement mais aussi les personnages des Démons, ou encore Raskolnikov, et enfin celui de Proust avec le narrateur-auteur et le baron de Charlus.
Ces divers univers romanesques sont, d’après René Girard, les symptômes d’une dégradation de notre désir métaphysique, c’est-à-dire de notre relation au divin. Il appelle cela la maladie ontologique, qui se manifeste par un désir dévié, où on cherche une transcendance dans notre relation à une autre personne, avec toute la déception et le ressentiment que cela suppose finalement, quand ça ne tourne pas tout bonnement à la haine de l’autre ou à celle de soi. René Girard a l’air de trouver révélateur et lourd de sens le fait que bon nombre de ces romans nous montrent une sorte de lente descente aux enfers des personnages et se terminent par une conversion spirituelle et souvent religieuse du héros.
Ce livre m’a tout à fait passionnée par ses analyses littéraires et psychologiques car sa vision est profonde et originale.
Cependant, le point négatif du livre est son côté systématique : tout est interprété dans le même sens, chaque chef-d’œuvre littéraire doit servir à prouver les dogmes de René Girard et les auteurs qui ne vont pas dans ce sens sont vigoureusement rejetés dans le « mensonge romantique », du côté des élans orgueilleux et prométhéens, que René Girard a en horreur. Se considérer dans la pure vérité et les contradicteurs dans le mensonge total, c’est un chouïa dictatorial, me semble-t-il.
Il n’empêche que ce livre éclaire un grand nombre de nos attitudes quotidiennes, de nos réactions affectives, de nos ambivalences inavouées ou de nos incohérences apparentes, et pour cette raison il mérite tout à fait notre attention, à condition de garder un esprit critique vis-à-vis de certains détails discutables.
J’aime ces livres qui nous ouvrent des perspectives et des voies nouvelles, même si je ne suis pas forcément tentée de suivre toutes ces pistes.

Un Extrait page 296

On se souvient, sans doute, de la lettre que l’homme du souterrain se propose d’expédier à l’officier insolent. Cette lettre est un appel caché au médiateur. Le héros se tourne vers son « persécuteur adorable » comme le fidèle vers son dieu mais il veut nous persuader, il se persuade lui-même qu’il se détourne avec horreur. Rien ne peut humilier davantage l’orgueil souterrain que cet appel à l’Autre. C’est pourquoi la lettre ne contient que des insultes.
Cette dialectique de l’appel qui se nie en tant qu’appel se retrouve dans la littérature contemporaine. Ecrire, et surtout publier un ouvrage c’est en appeler au public, c’est rompre, par un geste unilatéral, la relation d’indifférence entre Soi et les Autres. Rien ne peut humilier l’orgueil souterrain autant que cette initiative. L’aristocratie d’antan flairait déjà dans la carrière des lettres quelque chose de roturier et de bas dont sa fierté s’accommodait assez mal. Mme de La Fayette faisait publier son oeuvre par Segrais. Le duc de La Rochefoucauld se faisait peut-être voler la sienne par un de ses valets. La gloire un peu bourgeoise de l’artiste venait à ces nobles écrivains sans qu’ils eussent rien fait pour la solliciter.
Loin de disparaître avec la révolution ce point d’honneur littéraire se fait plus vif encore à l’époque bourgeoise. A partir de Paul Valéry on ne devient grand homme qu’à son corps défendant. Après vingt ans de dédains l’inventeur de M. Teste cède à la supplication universelle et fait aux Autres l’aumône de son génie.
L’écrivain prolétarisé de notre époque ne dispose ni d’amis influents ni de valets de chambre. Il est obligé de se servir lui-même. Le contenu de ses ouvrages sera donc entièrement consacré à nier le sens du contenant. On en est au stade de la lettre souterraine. L’écrivain lance un anti-appel au public sous forme d’anti-poésie, d’anti-roman ou d’anti-théâtre. On écrit pour prouver au lecteur qu’on se moque de ses suffrages. On tient à faire goûter à l’Autre la qualité rare, ineffable et nouvelle du mépris qu’on lui porte.
Jamais on n’a tant écrit mais c’est toujours pour démontrer que la communication n’est ni possible ni même souhaitable. Les esthétiques du « silence » dont nous sommes accablés relèvent très évidemment de la dialectique souterraine. (…)

Trois Poèmes de Camille Readman Prud’homme

Couverture chez L’Oie de Cravan

Ayant découvert ce recueil poétique par hasard, dans ma librairie préférée, je n’ai pas eu besoin de le feuilleter longtemps pour me décider à l’acheter et ressentir un certain enthousiasme joyeux à l’idée de lire bientôt cette jeune poète québécoise, dont je n’avais pas entendu parler jusque-là.

Note Pratique sur le livre

Genre : Poésie (en prose)
Titre : Quand je ne dis rien je pense encore
Editeur : L’Oie de Cravan, éditeur à Montréal
Année de publication : 2021
Nombre de Pages : 105

Note sur la Poète

Camille Readman Prud’homme est née à Montréal en 1989. En 2018 elle a remporté le prix du public de la revue Moebius pour son texte « Majesté« . Quand je ne dis rien je pense encore est un premier recueil qui confirme la justesse d’une écriture concise, touchant droit au cœur de l’expérience sensible. (Source : éditeur)

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Trois Poèmes

Page 69

Il y a des choses qui semblent faire grand cas d’elles-mêmes : il y a les maisons qui se prennent pour des châteaux, la couleur fluo des surligneurs, les blagues qui soulignent ce qui était sous-entendu, il y a les lettres majuscules, les gens qui parlent en criant, la une des journaux et les voitures qui n’ont plus de silencieux, il y a le mot amour et le mot liberté. on pourrait croire qu’il y a les éléphants mais on aurait tort, car s’ils sont imposants cela ne veut pas dire qu’ils cherchent à se faire remarquer.

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Page 76

certains soirs tu rencontres des gens qui te montrent des images qui deviennent en quelque sorte des preuves, à leur vue ce dont ils te parlaient prend une netteté nouvelle qui bannit le doute et défait les images rêvées. certains soirs tu rencontres des gens avec qui être en désaccord est toute une affaire, parce que cela vous amène à la question de la vérité, qui dans sa rigidité ne reconnaît pas la variation des postures mais l’autorité des sommets. alors il te semble dialoguer avec des gratte-ciels, car à cette échelle ne devient perceptible que le monumental, et à trop vouloir le faire apparaître tu t’érafles sur la rugosité du béton ; alors dans ta voix s’invite un tranchant qui te gouverne et te trouble.

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Page 101

chaque jour j’attends la nuit, car la nuit j’ai peut-être moins de visage et plus de voix. pour cela sans doute la nuit m’apaise parce qu’elle offre un grand congé qui est aussi un droit de ne plus répondre. je veux dire que la nuit ne supporte pas les obligations elle est libre. la nuit il n’y a pas de rendez-vous il y a des rencontres, il n’y a pas d’horaires parce qu’il n’y a pas de repas, seulement du temps tendu, donné.

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« Légende » de Philippe Sollers

Couverture chez Folio

Depuis une dizaine d’années, j’avais essayé déjà deux fois de lire des bouquins de Philippe Sollers, et j’avais abandonné assez rapidement, terrassée par l’ennui.
Finalement, grâce à cette mince « Légende » qui vient de sortir en poche, en Folio, j’ai pu arriver jusqu’au bout de cette troisième tentative – mais je me demande un peu pourquoi je me suis obstinée et à quoi ça m’a servi.

De quoi ça parle ?

De tout et de rien. On saute du coq à l’âne sans rime ni raison. C’est un peu comme un exercice de « libre association » pratiquée par un patient bavard dans un cabinet de psychanalyse : ça parle de n’importe quoi, de tout ce qui lui passe par la tête, et après on essaye de trouver des relations artificielles et tirées par les cheveux entre ces différents sujets. Le narrateur-auteur nous parle de sa sexualité avec une fierté et une gourmandise égrillarde très typiques du siècle dernier – mais qui peut s’intéresser à ça ? Le narrateur-auteur nous parle de quelques grands poètes français du 19è siècle : Baudelaire, Rimbaud, Hugo, mais il n’a rien de nouveau à en dire et nous jette seulement des éléments biographiques archi-connus et rebattus. Il nous parle de la PMA – qui visiblement lui fait horreur parce qu’elle entend gommer la présence du père – il nous parle de Dieu (« Notre Père qui êtes aux cieux »), l’idée de la paternité a l’air de beaucoup le travailler mais on ne sait pas trop ce qu’il en pense vraiment, au final. D’ailleurs, on ne peut pas dire qu’il écrive des « pensées » – ce serait plutôt des petites saillies verbales où les jeux de mots et les pirouettes sémantiques sont censés tenir lieu de réflexion, dans une esbrouffe poussive et fatigante qui sonne creux.
Le narrateur nous fait savoir que sa maîtresse actuelle (ou, peut-être, plus exactement, une de ses maîtresses) est une lesbienne qui trompe sa femme avec lui et ça a l’air de le réjouir particulièrement et de flatter son sens des valeurs. Car en digne représentant de la génération des soixante-huitards machistes, qui voulaient jouir sans entraves et interdire d’interdire, il déteste notre époque : trop féministe, trop favorable aux LGBT, trop hostile au patriarcat, trop propice aux me-too.
Un livre ringard, ennuyeux, auto-satisfait et auto-complaisant, où on n’apprend rien et où on est pressé d’arriver à la fin pour passer à autre chose.

Il y a une page du livre qui m’a tiré un vague petit sourire – une seule page sur 130 ! – que je me suis naturellement empressée de corner et que je me propose de recopier ici :

Page 53

Tableau

J’ai devant moi un paquet de cigarettes sur lequel est écrit, en gros caractères, « Fumer augmente le risque d’impuissance ». Je m’émerveille aussitôt d’une société qui, se reproduisant de façon de plus en plus technique, fait ouvertement de la publicité pour le coït normal, avec érection mâle et pénétration fécondante. On n’imagine pas une inscription du genre « Fumer augmente les risques de frigidité », même si, sur un autre paquet, je peux lire cette déclaration humaniste « Arrêtez de fumer, restez en vie pour vos proches ». Suis-je sûr que mes proches souhaitent que je reste en vie ? J’en doute. Quant à « Fumer nuit à la santé de l’enfant que vous attendez », je m’incline. Je n’attends pas d’enfant, et ne suis pas donneur pour une procréation médicalement assistée. Sur quoi, j’allume une cigarette, la meilleure étant celle d’après l’amour, comme chacun ou chacune le sait. (…)

Des Poèmes en prose de Thierry Roquet

Couverture du livre

J’ai eu le plaisir de découvrir en novembre le dernier recueil poétique de Thierry Roquet, intitulé sobrement « Promiscuités » et paru aux éditions du Cactus Inébranlable en automne 2022. Et j’ai eu envie de partager ici quelques uns des textes qui m’ont le plus plu.

Quatrième de Couverture

Thierry Roquet est un spécialiste du texte bref, voire excessivement bref. Il manie l’art de la concision à la perfection et s’inspire de chaque rencontre, de chaque observation, de chaque réflexion pour écrire une histoire dont on sort, à peine rentré. Cela tient de la performance…

Mon Avis en bref

Bien que ces proses soient courtes, et parfois très courtes, elles sont extrêmement diversifiées par leurs tons, leurs ambiances, leur aspect tour à tour descriptif, narratif, réflexif. Certaines penchent du côté de l’absurde, de l’étrangeté, d’autres jouent habilement sur les mots, d’autres encore mettent en relief nos petits travers humains, voire les incongruités de nos sociétés, avec une pointe d’ironie dépourvue d’aigreur ou d’acrimonie. Ça se lit très agréablement, et ça gagne même à être relu car certains de ces textes ne se révèlent vraiment qu’à la deuxième ou troisième reprise.

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Page 18

La promesse en l’air s’en alla rejoindre, au ciel, le cimetière aux promesses qui s’étendait à perte de vue.

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Elle était tellement en avance sur son temps qu’elle ne croisa jamais ses contemporains.

*

Page 19

« Il faut prendre les choses du bon côté » me dit-elle. Je n’écoutai qu’à moitié, lui tournant déjà le dos.

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Page 34

Ils discutèrent à bâtons rompus. Puis ils allèrent chercher d’autres bâtons.

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Page 37

Effet-papillon?

Un train en cache un autre qui peut cacher l’arbre cachant la forêt qui cacherait la gare et les voyageurs qui pourraient ne plus savoir l’heure du départ que cacherait cette drôle d’impression de déjà-vu.

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Page 43

Mon premier dernier petit-déjeuner

On nous réveilla en sursaut. « Préparez-vous vite ! ». Les informations annonçaient l’imminence de la fin du monde, un événement à ne manquer sous aucun prétexte. J’eus tout juste le temps de boire un café noir sans sucre, en y trempant une délicate biscotte, tartinée de beurre demi-sel et de confiture à la rhubarbe. Puis : l’attente. Puis…
On nous réveilla en sursaut.

*

Page 63

« Va de l’avant ! » dit le père, assis sur sa chaise depuis des heures.

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Des poèmes de Roberto Juarroz

Couverture chez Gallimard

J’ai trouvé ces poèmes dans le recueil paru en 2021 chez Poésie/Gallimard Poésies verticales (I-Il-III-IV-XI) en édition bilingue, traduit de l’espagnol par Fernand Verhesen.

Note sur le Poète

Roberto Juarroz (1925-1995). Poète et écrivain argentin. Il fait des études de philosophie et de littérature, dont une année à la Sorbonne. Il commence à écrire ses « Poésies verticales« , dont aucun poème n’a de titre, à partir de 1958 et ne cessera plus jusqu’à sa mort en 1995.

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Extrait de la Première poésie verticale (1958)

(Page 39)

Je pense qu’en ce moment
il n’est peut-être personne au monde qui pense à moi,
que moi seul je me pense,
et que si je mourais maintenant,
personne, pas même moi, ne me penserait.

Et voici que commence l’abîme,
comme lorsque je m’endors.
Je suis mon propre appui et je m’en prive.
Je contribue à tapisser d’absence toute chose.

C’est peut-être pour cela
que penser à un homme
revient à le sauver.

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Extrait de la Deuxième poésie verticale (1963)

(page 77)

Il y a un style de la nuit.
Mais la nuit émerge parfois de son style
et fonde une plastique nouvelle,
un langage de distances différentes,
un volume sans passion
de passion informulée.
Les arbres et les autres choses qui s’appuient sur la nuit
sentent soudain la nuit s’appuyer sur eux,
comme s’ils devaient la guider en son tâtonnement inédit,
en sa recherche d’un autre ton du noir.
Et la lune, qui était la lune dans le style de la nuit,
devient la peau d’un imminent baptême,
la précoce initiale d’une aventure semblable à une forme,
mais plus dense qu’elle,
quelque chose comme une forme qui contiendrait la
masse de tout.

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Extrait de la Troisième poésie verticale (1965)

(Page 127)

13

Les pensées tombent comme les feuilles,
pourrissent comme le fruit sans dents,
donnent de l’ombre parfois
et parfois sont quelque chose comme la lèvre maigre
d’une branche dénudée.

Il y a des corps qui gercent l’espace,
le brisent en le remplissant,
le blessent comme le pain blesse certaines bouches.
Il y a des ombres qui guérissent cet espace,
cicatrisent les blessures qui lui firent ses corps,
en les replaçant
à partir d’un lieu plus intime.

Les pensées tombent comme les feuilles
et pourrissent comme le fruit,
mais elles n’ont pas de racines
et ne se meuvent pas dans le vent.
Plus maigres que les corps et leurs ombres,
elles ne gercent et ne guérissent pas l’espace :
elles sont un arbre d’espace,
planté, sans racine, au centre.

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