Haïkus des Cinq saisons d’Alain Kervern

Couverture chez Géorama (éditeur)

Ce livre m’a été offert par ma mère et c’est effectivement un très joli objet, avec de belles illustrations, de belles mises en page et typographies, un papier de qualité. Et ce qui est encore mieux à mes yeux : le texte est vraiment éclairant, érudit dans le bon sens du terme, agréablement ciselé. Les choix de poèmes m’ont beaucoup plu, et le tout forme un ensemble très réussi, qu’on peut lire et relire avec un plaisir renouvelé.

Extrait de la Quatrième de couverture

Qu’est-ce qu’un haïku ? C’est, en quelques mots, la saisie poétique instantanée d’un événement personnel, si modeste soit-il. Le haïku nous apprend souvent à ressentir ce qui est devenu invisible aux yeux de tous.
La tradition littéraire japonaise a codifié ce mode d’expression selon des règles simples qu’Alain Kervern nous dévoile dans ce très beau recueil de présentation, agrémenté d’exemples de haïkus anciens et contemporains. La structure de ce livre s’inspire de celle de l’almanach poétique du Japon (saïjiki) qui répertorie l’ensemble des mots de saison caractérisant les émotions saisonnières vécues au long d’une année. (…)

Mon avis en bref

Le choix de présenter les différents « mots de saison » nous permet de nous imprégner des us et coutumes japonais. Par exemple, le choix du mot « lanterne » pour l’automne nous renvoie à Le Fête des morts du 20 septembre, aux ornementations des temples et jardins ou encore aux quartiers de plaisir (aujourd’hui disparus) des villes animées. Tout cela nous est expliqué dans le texte et nous permet de mieux comprendre et saisir le contexte des haïkus qui suivent. D’autres mots tout aussi emblématiques de la culture japonaise, comme chrysanthème, sourire de la montagne, premier rêve de l’an, etc. sont ainsi mis en valeur à travers ces pages.
J’ai appris aussi, grâce à ce livre, l’existence d’une « cinquième saison » qui est en réalité le jour de l’an, c’est-à-dire à peu près la période de nos Fêtes de fin d’année, où fleurit tout un vocabulaire particulier lié à des activités rituelles.
Un livre que je conseille sans réserve, pour son intérêt culturel autant que littéraire.

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mot de saison : « Lune de printemps »

Lune gorgée de printemps
que je la touche
et de l’eau en coule

Kobayashi Issa (1763 – 1827)

*

Lune de printemps
d’un jaune peu ordinaire
serait-elle malade ?

Matsumoto Takashi (1906-1956)

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mot de saison : Herbes d’été

Une fois fauchées
les herbes d’été
mille parfums se libèrent

Hosomi Ayako (1907-1997)

*

Dans les herbes d’été
une chèvre
comme tissée de coton

Ueno Yasushi (1918-1973)

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mot de saison d’automne : Lanterne

Un premier amour
sous la même lampe
visage contre visage

Taïgi (1709-1771)

*

Plus que la magnificence
des lanternes
cette lumière qui serre le coeur

Masaoka Shiki (1867-1902)

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mot de saison : glaçons en suspens (tsurara)

Pas de frise de glaçons
au bord du toit
mais de nouveau le couchant.

Rankô (1726-1798)

*

Il n’a aucune intention meurtrière
le lourd rideau de glace
sous lequel je passe

Kodama Niro

*

Lointaine maison
perles de glace en feston
dans des chutes de lumière

Takahama Toshio (1900-1980)

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mot de saison : premier rêve de l’an (hatsuyume)

Premier rêve de l’an
en larmes j’y ai vu
mon pays natal

Kobayashi Issa (1763-1827)

*

Premier rêve de l’an
je le garde pour moi
et j’en souris tout seul

Itô Shôu (1859-1943)

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Jardin de Printemps de Tomoka Shibasaki

Couverture chez Picquier Poche

Dans le cadre de mon Mois Thématique Japonais de février 2023, j’ai lu ce court roman d’une jeune écrivaine contemporaine, dont le titre et les deux faces de la couverture m’ont attirée dès que je les ai aperçus en librairie.

Note pratique sur le livre

Editeur français : Picquier poche
Première date de publication : 2014 au Japon, 2016 en France
Traduit du japonais par Patrick Honnoré
Nombre de pages : 154

Note sur Tomoka Shibasaki

Née en 1973 à Osaka, elle fait ses débuts littéraires en l’an 2000, après des études universitaires à Osaka. Ses romans ont été à deux reprises adaptés au cinéma, par les cinéastes japonais Isao Yukisada en 2003 et Ryusuke Hamaguchi en 2018. Elle a reçu le Prix Noma en 2010 pour l’un de ses romans. « Jardin de Printemps » est la seule de ses œuvres traduites en français, jusqu’à présent. (Sources : éditeur et Wikipédia)

Quatrième de Couverture

Jardin de printemps, c’est d’abord un livre de photographies, celles d’une maison bleue avec son jardin au cœur de Tokyo, instantanés de la vie d’un couple heureux il y a une vingtaine d’années.
Les saisons passent, les locataires aussi. Ils se rencontrent, se croisent. D’un balcon ou sur un chemin, ils sont comme aimantés par cette maison endormie.
Dans ce roman amical et rêveur, tout est en léger décalage, au bord de chavirer, seuls les lieux semblent à même de révéler ce qui flotte à la surface de notre cœur.
L’immeuble où habite Tarô, promis à la démolition et qui se vide peu à peu, la vieille demeure de style occidental, paradis perdu qui un jour reprend vie, réactive la possibilité du bonheur.
Qui n’a jamais rêvé de pénétrer dans une belle maison abandonnée pour en percer le secret ?

Mon avis

Une de mes amies, spécialiste en littérature japonaise, m’a dit un jour qu’elle reprochait à certains romans de ce pays d’être trop évanescents. Et cette phrase m’est revenue à l’esprit en lisant ce « Jardin de printemps », qui correspond effectivement à cette description. C’est-à-dire que les personnages sont un peu difficiles à cerner, comme des apparitions dont les caractères sont juste esquissés. L’intrigue est également « évanescente », le déroulement des événements n’obéit pas à une logique très stricte et il a un aspect légèrement décousu, comme si l’écrivaine avançait au hasard, au gré de l’inspiration et sans plan précis.
Cela a un certain charme et ce n’est pas déplaisant. Il y a même des passages très poétiques, vraiment agréables à lire.
Malgré tout, j’ai eu un peu de mal à m’immerger dans cette histoire ou à me sentir concernée. Ca me semblait trop loin de moi, je suis restée en dehors. Peut-être à cause de cette évanescence dont je parlais, de ce manque d’aspérité ou de consistance, mon attention glissait parfois sur certaines pages sans trouver quelque chose à quoi me raccrocher.
Il est possible aussi qu’un excès de considérations immobilières et décoratives (descriptions architecturales, urbaines, et matérielles en général) m’aient un petit peu lassée et que j’aurais préféré une plus grande place accordée aux personnages et une plus petite pour les bâtiments. Mais j’ai bien compris que c’était là le parti pris de l’écrivaine, dans une recherche esthétique insolite et innovante.
Une lecture qui ne m’a pas déplu, mais qui ne m’a pas non plus emballée.

Un Extrait page 71

Vers la mi-juin, le temps devint pluvieux, même s’il ne pleuvait pas énormément. Le ciel restait très bas, sans discontinuer.
Les jours de pluie ou de temps gris sans un seul coin de ciel bleu, Tarô ne s’imagine pas marcher au-dessus des nuages. Imaginer qu’au-dessus des nuages il y a du ciel n’est pas dans ses capacités. Au-delà des nuages, ce n’est pas le bleu du ciel, ni même le noir sidéral, juste un espace transparent qui s’étend sans rien.
La première fois qu’il a voyagé en avion, il pleuvait, après le décollage l’avion a traversé une sorte de blanc qui ressemblait à de la neige carbonique puis est sorti des nuages. Le bleu du ciel l’a extrêmement surpris. Il s’est demandé s’il n’avait pas été transporté dans un autre monde que celui dans lequel il croyait exister et cela lui a fait peur. Mais il a regardé en bas à travers le hublot à double vitrage, et la surface, la luminosité intense, la grandeur et l’impression à couper le souffle des nuages étaient bien celles qu’il avait tant de fois imaginées. Comment se faisait-il que cette chose qu’il n’avait jamais vue lui soit connue avec une telle précision ? s’inquiéta-t-il. Il chercha longtemps quelqu’un qui marchait sur les nuages. Il ne vit personne. Entre les deux vitres du hublot, il y avait des cristaux de givre comme de la neige. (…)

Des haïkus de poètes japonais parus dans la revue « Ashibi »

J’avais publié l’année dernière un choix de haïkus de poétesses japonaises publiés dans la prestigieuse revue Ashibi, et extraits du livre La lune et moi chez Points. Vous pouvez retrouver cet article ici si vous le souhaitez.
Aujourd’hui, je complète donc ce panorama par un choix de haïkus écrits par des poètes masculins, et toujours extraits de ce même recueil.

Printemps

Prunier blanc en fleur –
La lumière du crépuscule
s’approche doucement

Shô Hayashi

*

Je ne veux pas encore vieillir –
Le tourbillon de pétales
enveloppe mon corps

Gorô Nishikawa

*

Des chats errants
courent comme des fous –
Fin des grands froids

Atsuo Nasu

*

Un premier papillon
hésitant
sur la paume du vent

Hisahiko Nagamine

**

Été

Sur le point de tomber,
la pivoine
exhale un parfum plus tenace

Mikio Matsumoto

*

Un grand papillon noir
avec son ombre
toute sa courte vie

Ryôsuke Nonaka

*

Cent cercles
de tournesols –
La tête me tourne !

Sei’ichi Teshima

*

Des pattes du cafard
que j’ai manqué d’écraser
restent là

Tsutomu Fujino

**

Automne

Le chant du grillon
s’arrête net, l’obscurité
commence à bouger

Tsutomu Fujino

*

Les feuilles de ginko
tombent
en forme de clair de lune

Seishi Sagawa

*

Dans les bûches entassées,
les restes d’une jambe
d’un épouvantail

Ryôsuke Nonaka

*

Cueillette des champignons –
des voix d’hommes
au-delà du brouillard

Tsutomu Fujino

*

Grands ou petits
les chrysanthèmes
ni critiques, ni rivaux

Kazashi Kimura

*

Hiver

Derrière les feuilles rouges,
dans sa chute
le soleil flotte

Teihô Okada

*

Dernière nuit de l’an,
à cet âge
jamais atteint par mes parents

Kunio Satô

*

Un martin-pêcheur
brise son ombre pour pêcher
dans l’eau hivernale

Teihô Okada

*

J’attends le printemps
le printemps, là,
dans mon cœur

Kitô Akiyoshi

**

Comment apprendre à s’aimer de Yukiko Motoya

Couverture du roman

J’avais déjà lu un roman de cette écrivaine japonaise, intitulé « Mariage contre nature », et comme je l’avais beaucoup aimé, j’ai eu envie de découvrir un autre de ses livres.
Celui-ci « Comment apprendre à s’aimer », qui date de 2016, me faisait un peu peur, avec son titre digne d’un mauvais magazine de mode, mais j’ai néanmoins décidé de passer outre et de tenter l’expérience.

Présentation de l’autrice :

Yukiko Motoya (née en 1979) est une dramaturge et romancière japonaise. Depuis les années 2010, elle a remporté de nombreuses distinctions littéraires dans son pays, comme le célèbre et très prestigieux Prix Akutagawa en 2016 pour « Mariage contre nature » et, en 2014, le Prix Mishima pour « Comment apprendre à s’aimer« .

Quatrième de Couverture :

Il existe sans doute quelqu’un de mieux, c’est juste que nous ne l’avons pas encore rencontré. La personne avec laquelle nous partagerons réellement l’envie d’être ensemble, du fond du cœur, existe forcément. Je crois que nous devons continuer à chercher, sans nous décourager.
Au fil de ses apprentissages, de ses déceptions et de ses joies, Linde – femme imparfaite, on voudrait dire normale – découvre le fossé qui nous sépare irrémédiablement d’autrui et se heurte aux illusions d’un bonheur idéal.
Elle a 16 ans, puis 28, 34, 47, 3 et enfin 63 ans ; autant de moments qui invitent le lecteur à repenser l’ordinaire, et le guident sur le chemin d’une vie plus légère, à travers les formes et les gestes du bonheur : faire griller du lard, respirer l’odeur du thé fumé ou porter un gilet à grosses mailles. Car le bonheur peut s’apprendre et « pour quelqu’un qui avait raté sa vie, il lui semblait qu’elle ne s’en sortait pas trop mal. »

Mon humble Avis :

J’ai trouvé que l’idée directrice du livre, à savoir de nous montrer une femme à différents âges de sa vie, était une très bonne idée, mais il m’a semblé que l’autrice aurait pu en tirer un meilleur parti et je n’ai pas toujours été convaincue par les péripéties où s’engageait l’héroïne. J’ai par exemple bien aimé le premier chapitre, sur l’adolescence et la confiance en soi mal assurée, tout comme j’ai apprécié les deux chapitres suivants sur la description des problèmes de couple et la manière dont des petites broutilles de la vie quotidienne peuvent dégénérer en graves disputes, avec les caractères de chacun qui sont brutalement révélés.
Mais les chapitres des 47 et 63 ans ne m’ont pas vraiment plu, car on sent que l’autrice n’a pas encore atteint ces âges respectables et qu’elle projette sur ces âges mûrs des espérances et des fantasmes de jeune femme. Ainsi, elle prête à cette dame sexagénaire des rêveries romantiques au sujet d’un livreur qu’elle n’a jamais vu et auquel elle n’arrête pas de téléphoner avec émotion, ce qui est à la limite du comique et de l’incroyable.
Je n’ai pas vu non plus ce que rajoutait à cette histoire le chapitre des 3 ans, ni ce que l’autrice souhaitait nous prouver par cette scène. Peut-être y a-t-il là un traumatisme (léger) qui explique le caractère ultérieur de l’héroïne, mais ce n’est pas très clair dans mon esprit (ni dans le roman).
Un autre défaut qui m’a dérangée dans ce livre, c’est la trop grande place accordée à la vie matérielle : ainsi, des considérations sur un fer à repasser, d’autres sur un cocktail trop sucré et sur les pailles utilisées pour le boire, d’autres sur le jeu de bowling, ou encore sur une guirlande lumineuse de Noël de quinze mètres de long, etc. Cela donne lieu à pas mal de longues digressions et à des conversations futiles et prosaïques entre les personnages, qui m’ont ennuyée et agacée.
Au final, je garderai de ce roman un souvenir très mitigé et je conseillerai de lire plutôt « Mariage contre nature » de la même autrice, qui est bien meilleur !

Un Extrait page 48 :

Linde se releva, comme si elle arrachait de la moquette son genou posé à terre. « Dans ce cas, pourquoi, à ce moment-là, ne t’es-tu pas proposé plus tôt ? Alors que tu parles l’anglais et pas moi, comme tu le sais parfaitement ! »
Il la regarda d’un air éberlué. Puis il fronça les sourcils avec un regard blessé. Cela signifiait qu’elle parlait trop fort, qu’elle était trop émotive. C’était toujours ainsi, muettement, qu’il l’amenait à comprendre d’elle-même ce qu’il pensait. Soudain, un ras-le-bol total faillit la gagner.
« C’était un test, hein, tu voulais voir si j’allais téléphoner moi-même à la réception. Tu voulais savoir si je me servais de toi comme d’un homme à tout faire. C’est dingue. Pourquoi prends-tu toujours tout mal ? A l’étranger, se reposer sur son compagnon, c’est pourtant parfaitement normal ! »
Il lui coupa calmement la parole. « On y croirait presque, mais c’est vraiment n’importe quoi.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Linde, pour tenter à tout prix d’empêcher sa voix de monter dans les aigus, prit plusieurs inspirations profondes.
« Tout ce que je vois, c’est que tu brailles sur quelqu’un qui a été gentil avec toi, pour lui reprocher de ne pas avoir fait preuve d’encore plus de gentillesse » ,dit-il. (…)

Des Poèmes japonais contemporains

Couverture chez Picquier

Ces poèmes sont extraits du livre « 101 poèmes du Japon d’aujourd’hui » paru chez Picquier en 2014 dans une traduction de Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé.

Résumé de l’éditeur :

 » Les 55 poètes dont les œuvres figurent dans ce recueil sont, en toute objectivité, les plus éminents représentants de la poésie japonaise contemporaine. C’est évidemment au lecteur que revient la liberté d’apprécier les 101 poèmes présentés ici, mais une chose est sûre : on a retenu, pour chaque auteur, le texte qui semblait mettre le mieux en valeur l’originalité de son écriture. Des œuvres majeures qui eurent un grand retentissement à l’époque de leur publication, au point d’alimenter les polémiques, et qui marquent des étapes essentielles dans l’évolution de la poésie au cours des dernières décennies. »

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Poèmes Extraits du livre

Ôoka MAKOTO
(né en 1931)

CHÔFU V

Vivre en ville
C’est posséder quelque part en ville un endroit que l’on aime.
C’est savoir qu’il y a quelque part en ville une personne que l’on aime.
Sans cela, on ne pourrait pas vivre.

L’enfant a beau grandir à vue d’œil
Son père, lui, n’a pas conscience de vieillir
Jusqu’au jour où, soudain, cette inconscience le terrifie
Etranger croisé dans la rue, inconnu qui n’est autre que soi-même

De moi-même je me suis perdu et j’erre au loin
Mais quelque part en ville je cache un endroit que j’aime.
Je cache une personne que j’aime. Sans en avoir l’air.
Ainsi donc, je suis « chef de famille ».

Puis un jour la nuque de mon fils qui déplie le journal en silence
Se détache toute fine dans la lumière du matin, et sa vue m’emplit de tendresse
Surprise proche du chagrin.
 » Akkun, atteindras-tu bientôt toi aussi l’âge où l’on part à la guerre ? »

(1981)

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Rin ISHIGAKI
(née en 1920 – morte en 2004)

CORBICULA

Au milieu de la nuit je me suis éveillée.
Les petites coques achetées la veille au soir
Dans un coin de la cuisine
Bouche ouverte vivaient encore.

« Quand viendra le matin
Toutes autant que vous êtes
Vous allez y passer ! »

D’un rire de vieille sorcière
Je me suis mise à rire.
Après quoi
Bouche entrouverte
Pour cette nuit du moins il ne me restait plus qu’à dormir.

(1968)

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Noriko IBARAGI
(1926-2008)

LORSQUE J’ETAIS UNE JEUNE FILLE EN FLEUR

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les villes s’écroulaient avec fracas
A travers d’incroyables endroits
On entrevoyait parfois un bout de ciel bleu

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Autour de moi beaucoup de gens moururent
Dans les usines en mer sur des îles inconnues
Et je perdis alors toute chance de me faire belle

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Personne ne m’a gentiment fait présent du moindre cadeau
Les hommes ne connaissaient rien d’autre que le salut militaire
Tous partaient en laissant derrière eux leur seul beau regard

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon cerveau restait vide
Mon cœur s’était fermé
Seuls brillaient tout bronzés mes mains et mes pieds

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon pays a perdu la guerre
Non mais y a-t-il rien de plus bête !
Retroussant les manches de mon chemisier je me mis à arpenter fièrement la servile cité

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les radios déversèrent soudain des flots de jazz
Et prise de vertige comme en fumant une cigarette interdite
Je dévorais cette douce musique venue d’une contrée étrangère

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
J’étais très malheureuse
Je nageais en pleine confusion
Je me sentais affreusement triste

Aussi ai-je pris le mors aux dents bien décidée à vivre le plus longtemps possible
Tard dans sa vie n’avait-il pas peint des tableaux rudement beaux
En France, le vieux Rouault ? Eh bien je ferai comme lui !
Oui comme lui !

(1958)

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Naufrages d’Akira Yoshimura

Couverture chez Babel

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février, j’ai lu ce roman qui faisait partie de ma pile à lire depuis quelques temps et dont la très belle photo de couverture m’attirait tout particulièrement, avec cette gracieuse jonque dans une douce lumière rose – une douceur qui ne reflète pas exactement le contenu du livre.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Actes Sud (Babel)
Année de publication au Japon : 1982
Année de publication en France : 1999
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Nombre de pages : 189

Note sur l’auteur

Akira Yoshimura (1927-2006) a laissé une œuvre considérable qui a marqué la littérature japonaise contemporaine. Ses ouvrages traduits en français sont publiés aux éditions Actes Sud. (Source : éditeur)

Quatrieme de Couverture

Isaku n’a que neuf ans lorsque son père part se louer dans un bourg lointain. Devenu chef de famille, le jeune garçon participe alors à l’étrange coutume qui permet à ce petit village isolé entre mer et montagne de survivre à la famine : les nuits de tempête, les habitants allument de grands feux sur la plage, attendant que des navires en difficulté, trompés par la lumière fallacieuse, viennent s’éventrer sur les récifs, offrant à la communauté leurs précieuses cargaisons.
Sombre et cruel, ce conte philosophique épouse avec mélancolie le rythme, les odeurs et les couleurs des saisons au fil desquelles Isaku découvre le destin violent échu à ses semblables dans cette contrée reculée d’un Japon primitif.

Mon avis

Les rythmes de la nature et les activités des hommes liées aux saisons sont très présents dans ce roman et en constituent la toile de fond permanente. Ainsi, sur les quatre années décrites ici, nous voyons périodiquement se répéter les mêmes gestes pour la survie et la subsistance : pêche aux poulpes, aux maquereaux, aux encornets, mais aussi retour régulier de certains rituels religieux et cérémonies et nous sommes pris dans ces cycles routiniers d’une existence pauvre en espérance et dont les perspectives d’amélioration sont quasi inexistantes. Certes, d’année en année il ne se passe pas toujours la même chose et la saison de la pêche peut s’avérer excellente ou exécrable, avec les conséquences inévitables qui en découlent.
Dans cette vie dure et monotone, où menacent les catastrophes diverses, le seul petit espoir d’une vie meilleure est de pouvoir provoquer le naufrage d’un navire, un soir de tempête hivernale, et de s’emparer de sa cargaison. Et encore, ce méfait peut attirer sur les villageois de très violentes représailles s’ils sont découverts par les autorités ou par les propriétaires du navire échoué. Et le naufrage qui peut les sortir de la misère peut aussi, par contrecoup, les enfoncer dans un destin encore plus sinistre que celui auquel ils veulent échapper.
L’auteur développe une vision de la vie pour le moins pessimiste et sombre mais son écriture est assez envoûtante, avec la présence de certains symboles comme la couleur rouge annonciatrice de souffrance et de mort, de très belles descriptions de paysages tandis que la psychologie des personnages est réduite au minimum et s’exprime surtout par des actions utilitaires et très peu de mots.
Un beau roman dont l’atmosphère mystérieuse, un peu étrange et menaçante, et le rythme lancinant et insistant, me marqueront sans aucun doute pour longtemps !

Un Extrait page 72

À la pêche, Isaku s’interrompait de plus en plus souvent pour lever les yeux vers les lointains sommets de la montagne. La pêche au poulpe était la dernière de l’année, et dès le début de l’hiver reviendrait la saison des bateaux. Il espérait leur venue, source de richesses pour le village. L’atmosphère lourde qui régnait depuis la mauvaise campagne de pêche au poulpe deviendrait alors beaucoup plus joyeuse.
Un matin, il était en mer lorsqu’il se rendit compte qu’une légère modification de couleur s’était produite sur le sommet le plus élevé dans le lointain. Le rougeoiement des feuilles n’allait pas tarder à commencer.
Le soir en rentrant chez lui, Isaku dit à sa mère :
– On dirait que la montagne commence à rougeoyer.
Sa mère, qui était en train de fendre du bois, garda le silence et ne releva même pas la tête. Il ne sut pas si elle s’en était aperçue ou si elle n’avait pas déjà à moitié renoncé à tout espoir de visite des bateaux pendant l’hiver.
Une dizaine de jours plus tard, les sommets étaient franchement rouges et, la couleur devenant plus foncée, elle commença à s’étendre aux sommets voisins. Dans le ciel pur apparurent des nuages moutonnés et la mer devint plus froide. (…)

Trois Poèmes à Chieko de Kôtarô TAKAMURA

Couverture du livre

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux
Date de Publication en français : 2021
Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit
Nombre de Pages : 170

Extrait de la Quatrième de Couverture

TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.

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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko

Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel.
Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.

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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko.
En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard.
En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932.
En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.

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(Page 57)

A une femme de banlieue


Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole,
mon amour.
La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée.
Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Tu n’es que sincérité d’enfant,
tellement pure et transparente que
tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur,
et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi.
Tu es vraiment le juge suprême.
Parmi toutes les images salies de moi,
avec ta sincérité d’enfant
tu as découvert mon moi noble.
Ce que tu as découvert, je ne le connais pas.
Quand je te considère comme mon juge suprême,
alors mon cœur se réjouit de toi
et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse
du moi que je ne connais pas moi-même.
C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée.
C’est une nuit silencieuse.
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole.
Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre,
il baigne ta peau pure en toutes ses parties.
Même si mon cœur, suivant ton mouvement,
bondit danse s’envole,
il n’oublie jamais de te protéger,
mon amour.
C’est une source de vie inouïe.
Alors dors paisiblement.
C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors
maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Dors comme une enfant.

Novembre 1912

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(Page 115)

Chieko est inestimable

Chieko voit ce qui ne se voit pas,
elle entend ce qui ne s’entend pas.

Chieko va où nul ne peut aller,
elle fait ce que nul ne peut faire.

Chieko ne voit pas mon moi corporel,
elle brûle pour le moi qui est derrière moi.

Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur,
elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.

J’entends sa voix m’appeler sans cesse,
mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.

Juillet 1937

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(Page 137)

Chieko à l’état élémentaire


Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire.
Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes.
Pourtant, Chieko existe.
Chieko est en ma chair.
Chieko adhère à moi,
elle met le feu follet à mes cellules,
joue avec moi,
frappe sur moi,
et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse.
L’esprit est un autre nom du corps.
En étant dans ma chair
Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit.
Chieko est mon juge suprême.
Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare,
et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai.
Chieko bondit joyeusement,
elle parcourt et environne tout mon être.
Chieko à l’état élémentaire
est toujours en ma chair, et me sourit.

Octobre 1949

**

Kitchen de Banana Yoshimoto (roman)

Couverture chez Folio

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, j’ai lu « Kitchen » de Banana Yoshimoto, un roman des années 80 qui a eu un très grand succès à l’époque, parmi les jeunes Japonais mais aussi dans le reste du monde.

Note pratique sur le livre

Année de Parution : 1988 au Japon, 1994 en France.
Editeur : Folio (Gallimard)
Traduit du japonais par Dominique Palmé et Kyôko Satô
Nombre de pages : 181

Note sur l’écrivaine

Banana Yoshimoto est née à Tôkyô en 1964. A l’âge de 23 ans, elle se fait connaître par son roman « Kitchen » qui s’impose dès sa parution comme un best-seller. D’autres romans, recueils de nouvelles et essais ont confirmé la place singulière qu’elle occupe dans la littérature japonaise contemporaine. (Source : éditeur)

Quatrième de Couverture

Que faire à vingt ans, après la mort d’une grand-mère, quand on se retrouve sans famille et qu’on aime les cuisines plus que tout au monde ? Se pelotonner contre le frigo, chercher dans son ronronnement un prélude au sommeil, un remède à la solitude.
Cette vie semi-végétative de Mikage, l’héroïne de Kitchen, est un jour troublée par un garçon, Yûichi Tanabe, qui l’invite à partager l’appartement où il loge avec sa mère.
Mikage s’installe donc en parasite chez les Tanabe : tombée instantanément amoureuse de leur magnifique cuisine, elle est aussi séduite par Eriko, la mère transsexuelle de Yûichi à la beauté éblouissante.
Banana Yoshimoto révèle dans Kitchen une sensibilité nourrie de paradoxes, une sensibilité dans laquelle toute une génération de jeunes Japonais s’est reconnue.

Mon humble avis

C’est un livre très agréable à lire et j’ai apprécié le côté toujours inattendu et très légèrement étrange des situations, du caractère des personnages et de leurs relations les uns avec les autres.
Plusieurs fois au cours de l’histoire, mes attentes ont été déjouées et j’aime bien être surprise de cette façon. Ainsi, je m’attendais à ce que l’héroïne tombe amoureuse du jeune homme qui l’héberge (Yûichi) et, tout au long du roman, leur relation reste sur la frontière entre l’amour et l’amitié, et ces sentiments sont très jolis et nous paraissent cohérents avec le reste de l’histoire et les tempéraments – à la fois doux et un peu froids – des deux jeunes personnages.
Il n’y a aucune situation convenue ou réflexion cliché dans ce livre, et c’est ce que j’ai le plus apprécié : l’univers de l’écrivaine est entièrement personnel, original et semble animé d’une vie authentique.
La transsexualité de l’un des personnages principaux nous est présentée comme une chose allant de soi, sans esprit militant ou sans jugement particulier (ni en bien ni en mal) mais il me semble que, dans les années 80, c’était déjà assez audacieux et rare d’aborder ce sujet dans un roman, surtout dans le Japon de l’époque (assez conservateur sur le plan des mœurs) et d’autant plus que ce personnage transsexuel est ici tout à fait bienveillant et sympathique.
L’écriture est surtout composée de phrases courtes, plutôt simples, où l’on va à l’essentiel.
Le thème principal de ce livre est le deuil et la douleur inhérente à la perte d’un être cher, la reconstruction de soi et la consolation après ce deuil, et l’écrivaine l’exprime avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse : les personnages n’éclatent pas en sanglots et ne manifestent pas leur douleur bruyamment mais tout est suggéré subtilement, pudiquement, et cette retenue nous touche encore davantage.
Une seule chose m’a un peu troublée dans ce livre : je n’ai pas compris tout de suite qu’il se termine à la page 131 et, comme il y a un autre texte à partir de la page 132 (intitulé « Moonlight Shadow » ) j’ai cru que c’était la suite – une deuxième partie de la même histoire – et j’ai eu un long moment de confusion en voyant que les personnages ne s’appelaient plus pareil… Bref, les éditions Folio m’auraient évité ces cafouillages idiots s’ils avaient indiqué clairement sur la page de titre « Kitchen suivi de Moonlight Shadow ». Mais bon, ce n’est qu’un détail.
Un roman en tout cas très agréable à lire, doté de grandes qualités, et dont je comprends qu’il ait pu avoir autant de succès à sa parution, au Japon et ailleurs – et encore de nos jours.

Un Extrait page 33

(…)
Un jour, je suis retournée à mon ancien logement pour mettre de l’ordre dans les affaires qui y restaient.
Chaque fois que j’ouvrais la porte, je frissonnais.
Depuis que je n’y habitais plus, cet endroit semblait avoir changé de visage.
Il était sombre, silencieux, rien n’y respirait. On aurait dit que toutes les choses autrefois familières me faisaient la tête. Au lieu d’entrer en criant « Me voilà ! », j’avais presque envie de me glisser à pas de loup dans la maison en m’excusant de déranger.
Avec la mort de ma grand-mère, le temps de cette maison était mort, lui aussi.
Je le sentais, physiquement. Je ne pouvais plus rien faire. A part m’en aller, pour toujours… Je me suis retrouvée à astiquer le frigidaire, en fredonnant la chanson La vieille horloge de mon grand-père.
C’est alors que le téléphone s’est mis à sonner.
J’ai décroché. Je m’en doutais, c’était Sôtarô.
Mon petit ami d’autrefois. Nous nous étions séparés au moment où l’état de ma grand-mère s’était aggravé.
« Allô ! C’est toi, Mikage ? a-t-il dit d’une voix qui m’aurait presque fait pleurer de nostalgie.
(…)

Ceux qui avaient choisi, de Charlotte Delbo

J’ai lu cette pièce de théâtre dans le cadre des lectures autour de l’holocauste organisées par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et par « Passage à l’Est ».

Note biographique sur l’écrivaine

Charlotte Delbo (1913-1985) est une écrivaine française. Communiste et Résistante durant la deuxième guerre mondiale, elle a été déportée à Auschwitz-Birkenau de janvier 1943 à janvier 1944 puis à Ravensbrück de janvier 1944 à avril 1945. Son œuvre littéraire témoigne de son expérience des camps, par exemple dans Aucun de nous ne reviendra (1965) ou la pièce Ceux qui avaient choisi. Elle a été l’assistante de l’acteur et homme de théâtre Louis Jouvet. A la fin des années 50, elle a rompu avec ses convictions communistes de jeunesse.

Présentation de l’histoire

La pièce se déroule à Athènes. À une terrasse de café au début des années 60, un homme, seul à sa table, aborde une femme, seule à la table voisine, dans le but de la séduire ou en tout cas de faire connaissance. Cet homme est allemand et il se prénomme Werner. Il a fait des hautes études universitaires au sujet de la Grèce Antique et est devenu un professeur spécialiste de ce domaine. Durant la période de la guerre il était officier de l’armée allemande et a donc endossé l’uniforme hitlérien même s’il n’était pas un partisan d’Hitler et qu’il était plutôt un planqué sans aucune responsabilité ou activité significative. La femme, Françoise, est quant à elle une rescapée d’Auschwitz et son mari résistant a été torturé et fusillé par les allemands pendant la guerre. Une discussion s’engage entre les deux personnages et chacun explique son parcours et les choix qui ont été les siens dans les années 30 et 40. 

Mon Avis

C’est une pièce de théâtre assez courte (environ 80 pages) et qui a une portée pédagogique évidente car elle expose beaucoup de faits historiques et d’idées générales d’une manière claire, précise et argumentée, en allant à l’essentiel.
Malgré ce côté didactique, les personnages ne sont pas caricaturaux, ils ne sont pas monolithiques, et nous ne sommes pas supposés détester le personnage de Werner, qui reconnaît lui-même qu’il s’est toujours davantage intéressé à l’histoire antique qu’à ses contemporains et qui nous donne l’image d’un désengagement complet vis-à-vis de son époque. Il n’était pas hitlérien pendant les années 30-40 mais il est quand même devenu officier allemand, avec le moins de responsabilité possibles. Il n’a pas voulu résister et n’a pas vraiment collaboré non plus. En discutant avec Françoise, il est prêt à reconnaître ses torts c’est-à-dire surtout sa lâcheté et sa totale négligence, mais Françoise ne cherche pas à l’accabler. Elle ne le déteste pas mais elle ne peut s’empêcher de le juger pour ce qu’il est, c’est-à-dire un mollasson, un homme sans caractère. Elle se dit qu’il aurait pu résister, s’engager, comme elle et son mari l’avaient fait, et même si cela les a exposés tous les deux à risquer leur vie.
Si Werner est professeur d’histoire grecque et spécialiste de littérature antique, ce n’est bien sûr pas un hasard. Il s’agit du rappel de nos origines européennes, du berceau de notre civilisation. Werner a baigné toute sa vie dans les idées de la démocratie athénienne, dans les idéaux de liberté et de vertu, mais il n’a absolument pas réagi lorsque Hitler est arrivé au pouvoir et a instauré la dictature ou quand les lois raciales ont été promulguées. Il a l’impression que Socrate et Homère sont morts avec Auschwitz. Mais c’est peut-être seulement lui-même, Werner, qui n’a pas été à la hauteur de cette culture. Il a cru que les idéaux devaient rester purement livresques, alors que Françoise a su les faire vivre à travers ses actions, les mettre en pratique et se battre concrètement pour elles.
Une belle pièce sur la responsabilité et sur l’engagement, que les adolescents et les adultes peuvent lire avec profit.

Un Extrait page 36

Werner.- Non, nous n’avions pas le choix. Notre destin était : mourir à la guerre ou survivre dans la honte. Nous avons été pris, comme dans un piège qui se refermait sur nous. Tout un peuple pris au piège, par sa faute, faute d’avoir imaginé jusqu’où cela irait une fois cette machine infernale mise en route. Chacun des survivants honteux se demande comment il compose avec lui-même, aujourd’hui. En tout cas, je me le demande, moi. En vain. Pourtant j’étais ici, presque heureux, tout à l’heure, dans cette nuit d’avril, soyeuse, vibrante.- Ils ont pris le parti du mensonge comme si c’était plus facile. Alors… c’est en protestation que je dis que j’étais nazi, car nous l’étions tous. Et aujourd’hui, personne ne savait. Personne n’était au courant. Personne n’est coupable, n’est-ce pas ?
Françoise.- Beaucoup le sont, pas tous, c’est impossible.
Werner.- Oh ! Madame…
Françoise.- Si je l’avais cru, je ne serais pas sortie des camps. J’aurais perdu la volonté de survivre. Il faut croire en l’homme pour vouloir vivre.
Werner.- Et maintenant, aujourd’hui, vous n’avez pas de haine ? Comment pouvez-vous ?

L’Enfant sauvage de François Truffaut

En ce mois de février je vous ai concocté un mois japonais (littéraire et poétique) et je pensais vous parler aujourd’hui d’un film de Kurosawa ou d’un autre classique nippon.
Mais les DVD des films que je cherchais étaient hors de prix, et je vous parlerai par conséquent d’un film sans rapport avec le Japon.
« L’Enfant sauvage » de Truffaut a été tourné en 1969, en noir et blanc.
Comme je l’ai vu il y a deux ou trois mois (au cinéma) je ne me souviens pas forcément du détail de chaque scène mais le souvenir reste cependant suffisamment clair pour que je me risque à écrire dessus. On verra bien…

Victor et le docteur Itard (Jean-Pierre Cargol et François Truffaut dans une scène du film)

Note pratique sur le film

Date de sortie en salle : février 1970
Noir et blanc
Durée : 1h23
Dans le rôle de l’enfant : Jean-Pierre Cargol
Dans le rôle du Docteur Itard : François Truffaut
Dans celui de Mme Guérin : Françoise Seigner

Résumé du début de l’histoire

Ce film est une adaptation de « Mémoires et rapport sur Victor de l’Aveyron« , écrit par le médecin Jean Itard (1774-1838) qui relate l’histoire vraie du jeune Victor, un enfant sauvage capturé en 1800 par des paysans aveyronnais.
Cet enfant est capturé en pleine nature par des paysans armés et accompagnés de chiens de chasse. L’enfant est nu, ne s’exprime que par des grognements, se déplace à quatre pattes et se nourrit seulement de racines, de glands ou de fruits sauvages. Comme il ne parle pas, les spécialistes qui l’examinent le jugent handicapé et le placent à l’institut des sourds-muets de Paris où le docteur Itard commence à s’occuper de son cas et à étudier ses capacités. Dans cet institut, l’enfant sauvage devient le souffre-douleur des autres pensionnaires et certains adultes qui le gardent profitent de sa vulnérabilité pour l’exhiber en public comme une bête de foire et s’enrichir à ses dépens. Devant le peu de progrès faits par l’enfant sauvage dans cet établissement, les médecins émettent l’idée qu’il est retardé mental et incapable du moindre apprentissage. Mais le docteur Itard n’est pas de cet avis et il décide de prendre l’enfant chez lui et de s’occuper de son éducation en tête à tête, lors de leçons particulières, intensives et quotidiennes.

Mon Avis

C’est un film basé sur le rapport médical du Docteur Itard et il a effectivement un côté scientifique puisque chaque nouvel apprentissage de l’enfant sauvage est prémédité, mis en oeuvre puis étudié par le médecin. D’ailleurs, je sais que certaines scènes de ce film peuvent être citées en exemple dans certains cours de psychologie actuels, à l’université, pour illustrer en particulier le débat entre l’inné et l’acquis. Grâce à l’exemple extraordinaire de Victor, qui a passé son enfance tout seul dans les bois sans aucun contact humain, on a pu mettre en évidence que certaines aptitudes (le langage, les émotions) ne peuvent pas se développer dans la solitude, que nous avons besoin de la présence d’autrui pour les acquérir. Ainsi, lorsque l’enfant sauvage arrive à l’institut des sourds-muets et qu’il est harcelé et maltraité par les autres enfants, les médecins remarquent qu’il ne pleure jamais. Et c’est seulement plus tard, lorsqu’il a été « apprivoisé » par Jean Itard et sa gouvernante que l’enfant commence à verser des larmes et parfois à sourire.
On peut remarquer un fort contraste entre les deux personnages centraux du film : le docteur Itard est un scientifique assez froid, un homme de raisonnement et de logique, qui applique chaque jour une pédagogie très stricte, austère, répétitive, et qui considère Victor à la fois comme un élève et comme un sujet d’étude scientifique, un spécimen d’expérimentation. A côté de cet adulte ultra-civilisé, à la pointe de la pédagogie de son époque, nous avons l’enfant sauvage, un être assez instinctif, qui réagit toujours avec spontanéité, qui se révolte parfois, et que l’on peut voir comme un personnage poétique. Mais les deux personnages antagonistes sont reliés aussi par une affection qui devient de plus en plus forte au fur et à mesure du film – une proximité presque filiale. Et on sait bien que, si le docteur Itard se montre parfois dur et intransigeant avec le pauvre Victor c’est pour le faire progresser, l’intégrer à la société des hommes et empêcher qu’il soit interné toute sa vie dans un asile, comme le préconisent certains de ses collègues, ce que Victor n’est pas en mesure de comprendre.
On peut aussi remarquer que cette histoire du sauvage de l’Aveyron s’était produite en 1800, à une époque très fortement marquée par le mythe de Rousseau « du bon sauvage », par l’amour de la nature et une certaine crainte de la société humaine, et il y a peut-être cette idée, que pose à un moment le docteur Itard et qui continue à planer tout au long du film dans l’esprit du spectateur : « Est-ce que Victor n’était pas plus heureux tout seul dans la forêt ? Est-ce qu’on a réellement eu raison de le sortir de là ? » Et c’est une question à laquelle la fin apporte une réponse émouvante et rassurante pour les humains civilisés que nous sommes.
Une autre chose que j’ai notée à propos de ce film : il a été tourné un an après la révolution estudiantine de mai 1968, une époque où l’on se posait beaucoup de questions sur les méthodes pédagogiques et les relations profs-élèves, où l’autorité des enseignants était fortement contestée et où l’on réclamait plus de liberté dans les enseignements, des réformes pour que la parole des étudiants et des lycéens soit prise en compte. J’ai pensé que l’attitude tantôt docile tantôt révoltée de l’enfant sauvage illustrait dans une certaine mesure ce désir moderne de liberté et d’expression de soi.
Un film vraiment magnifique et d’une richesse exceptionnelle, par ses thèmes et ses significations.