Bilan du « Printemps des artistes » de 2023

Nous sommes arrivés à la fin du Printemps des Artistes, édition de 2023, et je remercie beaucoup les participants et participantes pour leurs chroniques nombreuses, riches et variées, abordant de multiples thèmes et des époques diverses !
Cette année, le défi rassemble une soixantaine de chroniques.
Un remerciement particulier à Miriam et à la Barmaid aux lettres, pour leurs dizaines de contributions !
Si j’ai oublié l’une de vos chroniques dans ma liste, n’hésitez pas à me le signaler, je corrigerai dès que possible !

Voici donc cette liste de chroniques publiées pour le défi :

Chez Ana-Cristina du blog « Autour d’un livre ou deux » :

Un nommé Schulz d’Ugo Riccarelli – Un roman biographique à propos de l’écrivain polonais Bruno Schulz
La Nuit de l’oracle de Paul Auster – roman autour de quatre personnages, tous écrivains
Dans le scriptorium de Paul Auster – roman dont le personnage principal est écrivain et qui parle d’écriture

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Chez Nathalie alias « Madame lit« 

Tous les Matins du monde de Pascal Quignard – Roman biographique sur les musiciens du 17è siècle, Marin Marais et Monsieur Sainte-Colombe, compositeurs baroques.

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Chez Isabelle du blog « Une Ribambelle d’histoires« 

555 d’Hélène Gestern : un roman articulé autour du compositeur Scarlatti et de ses 555 sonates
Antonia la cheffe d’orchestre, par Maria Peters : Biographie romancée d’Antonia Brico, la première femme à diriger un orchestre, dans les années 1920-30.

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Chez Fabienne (Livrescapades) :

Georges et Carmen, un roman de Rousselot sur le compositeur Georges Bizet.
Rachel et les siens de Metin Arditi – Un roman turc contemporain dont l’héroïne est une dramaturge à succès : thèmes politiques, historiques et artistiques.
Paroles d’artiste Abdul Rahman Katanani et Barbara Polla – Livre sur un artiste palestinien contemporain, engagé, réalisant des œuvres en fils barbelés ou en tôle.

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Chez Claude du blog Livres d’un Jour :

Art poétique de Paul Verlaine – Célèbre poème à propos de la poésie
Fantaisie de Gérard de Nerval – Célèbre poème à propos de musique
Article sur la compositrice contemporaine Graciane Finzi
Anaïs Nin sur la mer des mensonges de Leonie Bishoff – Roman graphique sur la vie d’Anaïs Nin
Evelyn de Morgan – Article sur une femme peintre anglaise du 19è siècle, appartenant au mouvement préraphaélite.

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Articles de Miriam sur son blog « Carnets de voyage et notes de lecture« 

Des Lendemains qui chantent d’Alexia Stresi – Roman dont le héros est un grand ténor célèbre, chantant plusieurs opéras classiques (Verdi, etc)
Philippe Cognée à l’Orangerie et au musée Bourdelle – Double exposition d’un artiste contemporain, peintures, photographies, installations.
Manet et Degas à Orsay – Chronique sur l’exposition du Musée d’Orsay
Matisse cahiers d’art le tournant des années 30 : Chronique sur cette exposition de l’Orangerie
Germaine Richier au Centre Pompidou : Chronique sur cette rétrospective de la sculptrice du 20è siècle
Anna Eva Bergman – Voyage vers l’intérieur – Chronique sur l’exposition du Musée d’Art Moderne
Sarah Bernhardt au Petit Palais – Exposition sur la célèbre tragédienne des années 1900, qui fut aussi sculptrice
Musée Bourdelle à Montparnasse : Musée parisien consacré à ce sculpteur
Ronald Cyrille B Bird : Exposition des peintures et collages d’un artiste né à Saint-Domingue, vivant en Martinique.
Pointe à Pitre, Mémorial Acte – Musée retraçant l’histoire de l’esclavage, avec des œuvres artistiques modernes et contemporaines
Faith Ringgold, une artiste féministe et engagée Exposition au Musée Picasso
L’ombre de Goya par Jean-Claude Carrière – Film sur la vie et les tableaux de Goya.
Souleymane Bachir Diagne : Essai sur Leopold Sedar Senghor, l’art africain comme philosophie
Le Conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau – Essai sur la littérature, sur la figure de l’écrivain, l’inspiration et l’acte d’écriture

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Chez Sacha du blog « Des romans mais pas seulement« 

Autobiographie Mémoires d’une recluse d’Elisavet Moutzan Martiengou – Autobiographie d’une écrivaine grecque

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Article d’Eva du blog « Et si on bouquinait un peu« 

Le Livre de mon Père d’Urs Widmer – Biographie romancée d’un écrivain allemand, Karl Walter Widmer, livre où il est aussi question de peintres, poètes, sculpteurs,…

Articles de Patrice du même blog : Si on bouquinait un peu.

L’effroi de François Garde : Roman dont le héros est musicien d’orchestre (altiste), thèmes politiques et médiatiques.
Les Architectes de Stefan Heym : Roman dont un des thèmes est l’architecture, mais qui touche aussi à l’histoire et à la politique.

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Articles de Roz sur le blog « la bibliothèque Roz« 

Hokusai : Film japonais de Hajime Hoshimoto sur le célèbre peintre d’estampes
L’Exposition S.H. Raza au Centre Pompidou : Un peintre indien du 20è siècle
Le Bleu du Caftan : Film de Maryam Touzani (2023) sur les arts textiles traditionnels marocains
Le Prince des Marées de Pat Conroy : Saga dans laquelle un des personnages principaux est écrivain et poète
Art brut, la Fabuloserie, Exposition d’art brut à la Halle Saint Pierre à Paris
Showing Up de Kelly Reichardt : Film de 2023 dont l’héroïne est une sculptrice qui travaille également dans une école d’art

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Chez la Barmaid aux Lettres :

Hegra- Nehmé : Livre sur l’Archéologie au pays des Nabatéens d’Arabie
Jean-Luc Verna – Collectif : Beau livre artistique (art contemporain)
Ecopunk – Hein – Livre sur la musique punk et leurs paroles de chansons
The Visual Dictionary of Graphic Design – Paul Harris – Un livre complet sur le design graphique
La Fabrique du titre – Collectif : Livre sur l’art du titre : comment on nomme une œuvre littéraire ou visuelle.
A la mode, l’art du paraître au XVIIIè siècle – Collectif : Catalogue d’exposition sur la représentation vestimentaire à travers la peinture du 18è siècle et l’art du textile.
Le Bateau #19 : Rouge : Présentation d’une revue artistique, érotique.
Apprendre à voir : Zhong Mengual – Un Essai sur l’histoire de l’art en rapport avec l’écologie et le féminisme.
Courants verts – Paul Ardenne – Un Livre sur l’art écologique (art contemporain)
Fowkes – Art and Climate change – Un autre livre sur le lien entre l’art et l’écologie

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Chez moi

Le Motif dans le tapis d’Henry James : Court roman qui évoque la littérature, à travers deux personnages, l’un écrivain et l’autre critique littéraire
Un Poème d’Anne Sexton sur Sylvia Plath : Poésie sur la poétesse américaine, par son amie poète
Le Métier d’écrivain de Hermann Hesse : Textes de réflexion sur l’écriture
Les Amandiers de Valéria Bruni-Tedeschi – Film de 2022 sur l’école du théâtre des Amandiers dans les années 80
Une Femme en contre-jour de Gaëlle Josse : Biographie littéraire de la photographe américaine Vivian Maier
Edvard Munch : Exposition du Musée d’Orsay sur le peintre norvégien
La Découverte du monde de C.-F. Ramuz : Autobiographie de l’écrivain, naissance de sa vocation
Des Poèmes de Paul Eluard sur des tableaux de Chirico et de Braque – Peinture du 20è siècle
Des Poèmes de Claire Gondor à propos de Louise Labé et Pernette du Guillet
Des Poèmes de Matthieu Lorin sur deux écrivains américains du 20è siècle : Brautigan et Jim Harrison
Bright Star de Jane Campion : Film relatant la vie du poète romantique John Keats
Le Conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau : Essai sur la littérature et l’acte d’écriture.
Des Poèmes de Saint-John Perse sur « Les Oiseaux » de Georges Braque – Peinture du 20è siècle
La Leçon de Ténèbres de Léonor de Récondo – Collection « Ma nuit au musée » à propos du peintre Le Greco
La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr – Roman dont les principaux personnages sont tous écrivains
Un de mes poèmes sur Billie Holiday – Musique, jazz
Mon Individualisme, de Natsume Sôseki – Conférence de l’écrivain sur la littérature et la naissance de sa vocation
Le Salon de Musique de Satyajit Ray – Film classique indien, sur la vanité artistique, le prestige social lié à l’art

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« Mon Individualisme » de Natsume Sôseki

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait d’incursion du côté du Japon, et je suis toujours contente de retrouver cette littérature, l’une de mes préférées.

Comme je suis encore pour quelques jours dans « Le Printemps des Artistes » j’ai choisi un livre de Natsume Sôseki où il évoque sa propre jeunesse, son parcours difficile d’étudiant en Lettres et en Littérature anglaise, la naissance de sa vocation d’écrivain, ses réflexions personnelles sur des notions comme l’individualisme, le nationalisme, l’éthique, le pouvoir, l’argent, la pédagogie, etc.

Note pratique sur le livre

Editeur : Rivages poche
Traduit du japonais et présenté par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura
Nombre de pages : 112

Biographie succincte de l’auteur

De son vrai nom, Kinnosuke Natsume, il nait et meurt à Tokyo (1867-1916). Après des études d’anglais et d’architecture, il se consacre à l’enseignement. En 1888, il prend le pseudonyme de Sôseki. En 1905 il obtient une brusque célébrité avec son roman « Je suis un chat« . Romancier et nouvelliste, il est aussi l’auteur de plus de 2500 haïkus. Considéré comme l’un des principaux écrivains classiques du Japon, il a importé dans son pays des influences littéraires et culturelles occidentales. Il est mort à l’âge de 49 ans.

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

En 1914, le romancier Sôseki (1867-1916), alors très célèbre, est invité à donner une conférence à l’École des Pairs, où il a failli enseigner dans sa jeunesse. Avec humour et profondeur, il explique aux étudiants, qui constituent une élite intellectuelle, sa conception de l’individualisme. Partant de son expérience personnelle d’étudiant et de jeune enseignant, il raconte son cheminement, rappelant certains de ses livres (Botchan) où il s’est tourné lui-même en dérision et, peu à peu, d’anecdotes en fables, il parvient à un véritable petit traité de morale, qui définit l’autonomie, la tolérance, les limites de l’individualisme en collectivité et la nécessité de recourir à une éducation intériorisée et non pas seulement conformiste.

Mon Avis

Ce livre est très court mais d’une grande densité et il va vraiment à l’essentiel alors qu’on a l’impression au début que l’auteur ne sait pas où il veut en venir et qu’il va se perdre en cours de route. Mais en réalité, il ne se perd pas du tout et son discours est extrêmement bien construit et rigoureusement mené.
Dans la première partie, il nous relate quelques étapes marquantes de sa jeunesse : les difficultés auxquelles il se confrontait dans sa vie d’étudiant, ses doutes, ses erreurs, et l’état psychologique de confusion – et sûrement aussi de déprime – contre lesquels il essayait de lutter vainement. L’enseignement universitaire de Littérature anglaise qu’on lui prodiguait n’était pas, à ses yeux, satisfaisant, mais il ne parvenait pas à savoir ce qui lui conviendrait. Jusqu’au jour où il comprend qu’il est, dans sa vie intellectuelle, beaucoup trop tributaire des autres, qu’il lui manque la liberté de pensée indispensable à son épanouissement. Jusque-là, il se contentait de répéter les jugements des uns et des autres – professeurs, spécialistes en littérature, écrivains et critiques européens – dans un esprit d’imitation, mais il se rend compte tout à coup que c’est la cause de son mal-être, qu’il désire se forger sa propre opinion, choisir sa voie individuelle, indépendante de celle des autres. Ce désir d’autonomie le mène sur le chemin de l’écriture.
A la suite de cette première partie autobiographique, qui nous montre la naissance de sa vocation d’écrivain, la deuxième partie élargit et amplifie son propos : il explicite la notion d’individualisme telle qu’il la conçoit et qui rejoint beaucoup l’idée de liberté.
Sachant que les étudiants auxquels il s’adresse pendant cette conférence seront amenés après leurs études à exercer de hautes fonctions dans la société, Sôseki se penche sur les notions de pouvoir et d’argent, qui sont selon lui indissociables de la morale, et de la notion de devoir (envers les autres). Il défend un individualisme respectueux de la liberté d’autrui et conscient de ses responsabilités.
Comme cette conférence a été donnée en 1914, dans une atmosphère belliqueuse et guerrière, et que les Japonais défendaient alors un nationalisme extrêmement étroit, Sôseki essaye de concilier son individualisme avec cet état d’esprit général, et il tente de réconcilier les valeurs occidentales avec le collectivisme japonais, d’une manière fine et habile.
Un livre qui m’a énormément plu et qui restera marquant dans ma mémoire, sans aucun doute !

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Un Extrait page 54

À partir du moment où j’ai eu à portée de main ce concept d’autonomie, je me suis senti très fort. Je ne me laissais plus impressionner par eux. J’étais jusqu’alors amorphe et découragé et cette notion m’a littéralement indiqué comment reprendre pied et quel chemin choisir.
Je dois avouer que ce mot a été pour moi un nouveau départ. Il était absurde de s’agiter vainement en chaussant les bottes d’un autre : voilà un argument à toute épreuve pour ne pas imiter les Occidentaux et, sachant la jubilation que j’aurais et ferais naître autour de moi en le leur lançant à la figure, j’ai décidé de considérer que l’œuvre de ma vie serait de parvenir à cette autonomie, entre autres, à travers l’écriture.

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Un Extrait page 78

Pour lever tout malentendu, j’aimerais ajouter un mot : quand on parle d’individualisme, on peut laisser entendre que c’est le contraire du nationalisme et qu’il a pour but de le démolir ; mais ce n’est pas aussi déraisonnable et décousu. Au fond je n’aime pas beaucoup les mots en isme et je doute que l’humanité puisse se réduire à un isme quelconque, mais pour les besoins de l’explication, je suis forcé de faire appel à ces notions. Certains prétendent qu’aujourd’hui le Japon n’est plus viable sans le nationalisme ou le pensent carrément. Nombreux sont ceux qui prophétisent que le pays va sombrer si l’on ne réprime cet individualisme. Mais rien n’est plus absurde que cela. En réalité, nous pouvons être nationalistes et mondialistes et, en même temps, individualistes.

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La Découverte du monde de C.-F. Ramuz

Couverture aux éditions Zoé

Ayant entendu des critiques très positives sur cet écrivain suisse de la première moitié du 20ème siècle, Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), réputé pour la beauté de son style et ses sujets souvent inspirés du terroir vaudois, j’ai eu envie de le découvrir avec ce livre de souvenirs de jeunesse « La Découverte du monde » et je n’ai pas été du tout déçue !

Note Pratique sur le Livre

éditeur : Zoé poche
Première date de publication : 1939
Date de l’actuelle édition : 2022
Nombre de pages : 250

Note sur l’écrivain

Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, est un romancier, poète et essayiste de Suisse romande. Il fait des études de Lettres à l’Université de Lausanne. Il séjourne à Paris de 1900 à 1914, et découvre à cette occasion la littérature de son temps.
Il est d’abord proche du mouvement régionaliste, avant de développer un style plus personnel, qui reste attaché à ses origines vaudoises et qui puise ses sujets parmi les habitants de sa région.
Dès les années 1930, il obtient le succès et la notoriété, ses œuvres étant publiées chez Grasset, et il collabore à de nombreuses revues littéraires. Son talent est reconnu par des écrivains comme Louis Ferdinand Céline, Gide, Giono, entre autres. Par deux fois, il manque d’obtenir le Prix Nobel de Littérature, en 1943 et 1944. Les dernières années de sa vie, marquées par la maladie, le voient se consacrer plus particulièrement à des écrits autobiographiques. Il meurt à l’âge de 68 ans.

Quatrième de Couverture

« Surtout, pour la première fois, je me heurtais à cette difficulté, que la nature n’est pas faite pour être seulement regardée. Je voyais qu’il y a une autre manière de la rejoindre et plus profondément que par les yeux, c’est avec le corps. »

Texte tardif (1939), Découverte du monde retrace les premières années de la vie de Ramuz, de son enfance lausannoise à son départ pour Paris, et jusqu’à ses débuts dans l’écriture. En revenant sur son itinéraire, l’autobiographe rend moins hommage à sa formation qu’il n’affirme sa vocation d’artiste.

Mon Avis

C’est un beau livre, dont le titre pourrait aussi bien être « la découverte de soi », ou « la naissance d’une vocation littéraire ». Ramuz essaye de reconstituer ses années d’enfance et de jeunesse à partir de ses souvenirs. Mais ce ne sont pas tellement les événements extérieurs ou les rencontres affectives qui nous sont ici racontées. C’est essentiellement un autoportrait, une analyse psychologique à travers un parcours de vie. L’écrivain cherche à retrouver les pensées et les sentiments qui étaient les siens dans ses jeunes années. Et nous voyons qu’il souffrait beaucoup du manque de liberté et du conformisme excessif liés à son éducation, que le désir d’écriture était justement chez lui une manière d’échapper à ce carcan étouffant, de révéler son individualité tant bien que mal. Il ne condamne pas ou ne critique pas ceux qui l’ont éduqué de cette manière, mais il nous fait sentir que cette éducation ne pouvait pas convenir aux esprits créatifs et indépendants comme le sien.
Ramuz évoque quelques épisodes décisifs de son enfance, grâce auxquels sa vocation littéraire s’est trouvée renforcée et encouragée. Par exemple, une composition scolaire où il prit un jour la liberté et l’audace d’écrire un long texte en alexandrins rimés, à la stupéfaction de son professeur qui l’avait toujours pris jusque-là pour un élève médiocre et qui, devant une telle réussite, le soupçonna de supercherie et de plagiat. Ou encore, sa rencontre avec son meilleur ami, passionné de théâtre, sous l’influence duquel il commença à exercer sa plume dans la composition de pièces et à s’épanouir dans cette voie.
Je me suis souvent sentie proche de Ramuz au cours de ce récit, car il raconte des choses qui m’ont véritablement concernée et que j’ai eu l’impression de comprendre, de m’approprier, d’intégrer à ma propre mémoire. Il me semble qu’il creuse très profond pour exprimer les incertitudes et le mal-être d’une jeunesse qui cherche sa voie.
Un livre qui m’a vraiment beaucoup plu ! Que j’ai lu comme une confidence, un récit de vérité, très personnel mais en même temps très pudique.

Un Extrait page 89

C’est vers cette même époque (je devais avoir onze ou douze ans) que j’ai commencé à me dédoubler. Il y a eu en moi comme deux moitiés de personnages, qui à eux deux constituaient ma personne, mais qui se ressemblaient chaque jour un peu moins.
D’abord l’élève un tel, qui devenait d’ailleurs un toujours plus mauvais élève, perdant chaque année quelques places dans le classement, mais visible de toute part ; ensuite, et à côté, quelqu’un de très secret, qui prenait le plus grand soin de ne rien livrer de lui-même.
L’élève Ramuz, et puis quelqu’un qui portait bien le même nom, mais prenait en toute chose secrètement le contrepied des opinions officielles que professait ouvertement l’élève.
C’est, je pense, l’histoire de nombreux petits garçons de mon âge, dont la vie est faite entièrement d’obligations qu’ils n’ont pas choisies ; alors ils s’en vengent comme ils peuvent. Ils sont bien forcés de s’y soumettre ; ils s’y soumettent, en effet ; ils n’ont rien du révolté. Mais ils n’ont rien, d’autre part, de l’élève conformiste, né conforme à ce qui l’entoure, et qui est parfaitement satisfait de l’enseignement qu’on lui donne, n’imaginant même pas qu’il puisse être différent. (…)

Un Extrait page 191

Je n’ai pas d’invention ; je n’ai que de l’imagination. On confond trop souvent ces deux facultés qui n’ont rien de commun et sont même volontiers contradictoires. Le parfait romancier serait un homme qui aurait à la fois de l’invention et de l’imagination et on sait que l’espèce en est singulièrement rare. L’invention tend à l’acte et s’intéresse à l’acte ; elle s’entend à en prévoir et à en utiliser les conséquences, les multipliant ainsi par elles-mêmes. L’invention est évènement, elle se complaît à l’événement, elle se délecte à nouer une intrigue, à en compliquer, à en diversifier les péripéties et à ne la dénouer qu’après les avoir épuisées. L’invention est « dynamique » comme on dit ; elle réside dans un mouvement constant, organisé de manière à susciter, maintenir et renouveler l’intérêt ou même fréquemment la simple curiosité du lecteur ; l’imagination, au contraire, est contemplative. Dans cette longue suite d’événements dont l’invention se plaît à combiner les péripéties, elle en choisit un qu’elle immobilise ; là où l’invention accélère, elle, elle fixe et elle retient. Elle se nourrit du spectacle qu’elle s’offre à elle-même. Elle tend à se confondre avec l’objet qu’elle évoque, c’est à dire que le sujet tend à se confondre avec l’objet. Je me représente un incendie et il y a un incendie ; je le vis véritablement, je suis dedans, il se met à exister ; il est ou il peut être sans relation aucune avec les événements précédents ou subséquents : il est sans cause et sans effets ; il est, j’ajoute qu’il est à moi. (…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre du Printemps des Artistes puisqu’il y est beaucoup question d’écriture et de vocation littéraire, à travers un parcours de jeunesse.

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Des Extraits de mon nouveau recueil « Excursions poétiques »

Couverture du recueil chez Z4 Editions

Bonjour à tous !
Je vous annonçais il y a quelques jours la très prochaine publication de mes « Excursions poétiques » chez Z4 Editions.
Mais peut-être seriez-vous intéressés par la lecture de quelques extraits de ce recueil, pour voir plus clairement de quoi il s’agit.

Comme ce sont des proses parfois un peu longues (deux-trois pages), j’ai choisi des passages significatifs.

Première Moitié de mon excursion rue de Bercy

Selon les rencontres surgissant dans nos vies, certains quartiers de Paris sortent brutalement du néant et s’imposent à nous avec insistance, avant de sombrer à nouveau dans les ténèbres de l’infréquenté, voire de l’infréquentable, lorsque le couperet de la rupture est tombé. Ainsi, Bercy, sous ses faux airs de cité utopique, m’apparaît aujourd’hui d’un modernisme vétuste et poussiéreux, pour ne pas dire d’un futurisme dystopique. Les passants déambulent au rythme plus que lent d’un vagabondage surencombré et désarmant.
La rue a beau aligner à touche-touche une longue enfilade de cafés tape-à-l’œil et aguicheurs, on imagine difficilement un endroit moins convivial que les abords de ce métro.
Contrairement à la plupart des coins de Paris que j’ai pu fréquenter, ici mon regard attire les regards et ma posture fixement contemplative dirige droit vers moi les scrutations inquiètes et le désir de comprendre. Curieux de savoir ce qui me rend si curieuse, ils ont des étonnements que je préfère ne pas trop titiller.
Je suis passée tout à l’heure entre le ministère des Finances et le Palais omnisports, sorte de décor qu’on choisirait volontiers pour agrémenter ses cauchemars les plus kafkaïens, et j’ai songé qu’on ne pouvait voir ce type de configuration urbaine exclusivement que sur la rive droite. Il plane souvent de ce côté de la Seine une atmosphère de hall de gare à ciel ouvert, de gigantisme impersonnel et glacial où l’âme se sent comme prise au piège et condamnée à l’avance aux errances.
(…)

** 

Deuxième Moitié de mon excursion aux Buttes-Chaumont

(…)
Faute de siège fréquentable, je quitte le parc et vais me réfugier dans une coquette pâtisserie, à la terrasse aussi minuscule qu’attrayante. 
On m’a demandé si je voulais mon café « doux, moyen ou fort » et je me suis sentie, l’espace d’un instant, aussi dépaysée que si je m’étais trouvée sous une tente touareg ou dans une yourte kirghize, avant de réaliser que cette coutume inconnue était tout à fait bienvenue, délectable, et qu’il serait bon de la répandre largement à travers la capitale.
Sur la porte de la boutique un écriteau prévient que la caisse est vidée chaque soir, type de notule que l’on ne voit pas dans mon quartier, et qui m’inspire un douloureux respect pour cette pâtissière aux cafés pleins de sollicitude. 
Un passant s’arrête brutalement à ma hauteur, atterré devant le cadran de son smartphone, et il lance un juron franc et massif, manifestement ravi que j’en sois le témoin auditif et visuel et que ma boisson me tienne captive à cette place, bien forcée de prendre acte et d’opiner. 
Un homme d’âge mûr, épais et trapu, aux guenilles verdâtres, semble arpenter le quartier en tous sens et prend parfois les quidams à partie de je ne sais quel incroyable coup du sort, suscitant de brusques écarts et autres embardées de parkas prudentes.
Certes, je sais que le 19e arrondissement n’est pas le plus privilégié de Paris mais je ne suis pas venue ici pour examiner les pauvres dans leur milieu naturel – et moi-même, si j’en crois la sacro-sainte statistique, ne suis-je pas installée, statique et plus ou moins stoïque, sous les seuils insurmontables d’une survie instable, depuis quelques lustres ?
Il tombe un infime crachin – à peine une poudre d’eau, dirais-je – à travers ce froid gris et presque ensorcelant d’uniformité.  Les Buttes-Chaumont sont mon jardin parisien favori mais je ne m’y suis promenée que quatre fois en un demi-siècle. Et à chaque visite, je m’enchante de le voir encore plus beau que dans mon souvenir et je n’ai pas besoin de le fréquenter assidûment pour raviver ma préférence ou pour affermir ma certitude. Jardin romantique et charmeur, dont je n’avais encore jamais vu l’apparence hivernale, et auquel ces froides ondées et ces voiles de brouillard donnent des airs de vaporeuse campagne anglaise. 

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Vous pouvez commander le livre sur le site de Z4 Editions :
Une remise de 15% est accordée pour toute commande avant le 7 mai

Le lien vers le site : https://z4editions.fr/product/excursions-poetiques/

Merci par avance de votre curiosité !

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« Le Métier d’écrivain » de Hermann Hesse

J’ai trouvé ce livre par hasard, en flânant dans une librairie, et son titre m’a tout de suite intéressée car j’aime connaître les pensées des écrivains sur leur art, sur leur façon d’envisager la littérature, sur le langage, etc.
J’avais déjà lu un livre de Hermann Hesse (Allemagne, 1877- Suisse, 1962) – « Knulp« , un court roman dont vous pouvez retrouver ma chronique ici – et cela m’a permis de mieux situer ces réflexions générales et de les appliquer à quelques souvenirs précis.

Note Pratique sur le Livre

Genre : Essai
Editeur : Bibliothèque Rivages
Année de Publication (initiale, en Allemagne) : 1977, chez Rivages : 2021
Traduction, préface et notes de Nicolas Waquet
Nombre de pages : 83

Quatrième de Couverture

Etre écrivain, c’est être lecteur. Lecteur des autres, lecteur de soi, lecteur de tout : des ouvrages des hommes comme des œuvres de la nature. Alors comment bien lire et bien écrire ? Qu’est-ce qu’un bon texte, une bonne critique ? Quelles sont les peines et les joies que son métier réserve à l’écrivain ? Autant de questions que Hermann Hesse n’a cessé de se poser la plume à la main, questions qu’il soulève et auxquelles il répond au détour de cinq textes qui éclairent sa pratique et jalonnent sa carrière.

Mon Avis

Ce livre se compose de cinq textes de réflexions sur l’écriture, rédigés entre les années 1920 et les années 1960.
Celui qui parle de la critique littéraire est particulièrement intéressant car Hermann Hesse a une idée très claire et très précise de ce que doit être ce métier et de la bonne manière de l’exercer. Selon lui, le bon critique doit inscrire les œuvres littéraires et les écrivains dans l’histoire des Lettres et des idées, leur donner la juste place qui leur revient dans un panorama plus vaste. Son rôle est donc important, quoiqu’il ne soit pas toujours conscient de sa responsabilité. Le critique doit savoir reconnaître la nouveauté, l’originalité d’un livre – gages de qualité – et attirer l’attention des lecteurs sur lui. Mais Hesse déplore que les vrais bons critiques sont rares et que la plupart sont davantage attirés par les renvois d’ascenseurs et autres échanges de bons procédés mondains que par une scrupuleuse honnêteté intellectuelle. Hermann Hesse écrit à ce sujet des dialogues fictifs entre un écrivain et un critique, qui sont d’une intelligence formidable et qui posent des questions que l’on pourrait encore tout à fait se poser actuellement (cf. l’extrait ci-dessous).
Parmi les autres thèmes abordés dans ces textes : celui du Romantisme allemand, un mouvement artistique auquel Hermann Hesse semble très attaché et sur lequel il propose une réflexion approfondie, en le comparant avec le Classicisme, qui relève d’une conception de l’existence radicalement opposée. Ainsi, il explique et développe les similitudes entre Romantisme et Philosophie Orientale, d’une manière très intéressante.
Hermann Hesse se définit lui-même comme un héritier du Romantisme et un poète (même dans ses romans) c’est-à-dire un auteur qui parle avec son âme, et il regrette que son époque ait jeté le discrédit sur le Romantisme en le taxant de bourgeois, sentimental, risible, démodé, alors que, selon lui, c’est tout le contraire : la beauté et l’expression de l’âme humaine, une des principales émanations de la culture allemande, représentée par des génies intemporels, aussi bien en littérature qu’en musique et dans la plupart des autres arts.
Une autre page de réflexion m’a frappée, à propos du langage et de ses ambiguïtés, que tout auteur doit apprendre à maîtriser et à déjouer.
Hesse nous parle également de ses habitudes d’écriture, du point de vue pratique et rituel, de son emploi du temps et des éventuelles phases critiques (ou moments de crise) dans son travail – des périodes décisives et de grande urgence, où le livre qu’il est en train de créer prend toute sa signification et son poids – et j’ai trouvé ces passages particulièrement éclairants et profonds.
Un livre à conseiller chaudement à tous ceux qui aiment écrire et à ceux qui s’interrogent sur le métier d’écrivain.

Un Extrait Page 44-45

L’écrivain : Mais vous connaissez Les Affinités électives et le Berthold ?
Le critique : Les Affinités électives, oui, naturellement, mais pas le Berthold.
L’écrivain : Et vous, pensez-vous pourtant que le Berthold surpasse les livres que l’on écrit de nos jours ?
Le critique : Oui, c’est ce que je pense, par respect pour Arnim et plus encore par respect pour la puissance littéraire dont faisait montre autrefois l’esprit allemand.
L’écrivain : Mais pourquoi, dans ce cas-là, ne lisez-vous pas Arnim et tous les vrais écrivains de son temps ? Pourquoi passez-vous votre vie à vous occuper de livres que vous considérez vous-même comme des œuvres mineures ? Pourquoi ne dites-vous pas à vos lecteurs :  » Regardez, voici des livres dignes de ce nom, laissez tomber la camelote qu’on écrit aujourd’hui et lisez Goethe, Arnim et Novalis ! »
Le critique : Je ne suis pas là pour ça. Je me dispense peut-être de le faire pour les mêmes raisons que vous vous dispensez d’écrire des livres comme Les Affinités électives.
L’écrivain : Voilà qui me plait ! Mais comment expliquez-vous alors que l’Allemagne ait produit autrefois des écrivains de cette trempe ? Leurs livres étaient une offre sans demande ; personne ne les avait réclamés. Ni Les Affinités électives ni le Berthold n’ont été lus par leurs contemporains, pas plus qu’on ne les lit aujourd’hui.
Le critique : Les gens, à l’époque, ne se souciaient guère de littérature et ne s’en préoccupent pas plus de nos jours. Notre peuple est comme ça. Peut-être que tous les peuples sont comme ça. Du temps de Goethe, on lisait une foule de livres charmants et distrayants. Et c’est la même chose aujourd’hui. Ces livres sont lus et critiqués. Ni le lecteur ni le critique ne les prennent vraiment au sérieux, mais ils répondent à un besoin. On lit et on paye les écrivains qui nous changent les idées ; ce que l’on fait aussi pour ceux qui critiquent leurs écrits : on les lit et ils tombent aussitôt dans l’oubli.
L’écrivain : Et les livres dignes de ce nom ?
Le critique : Ils sont écrits pour l’éternité, pense-t-on. Notre époque ne se croit donc pas obligée d’y prêter attention.

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Un Extrait page 62

Maintenant, considérer que la rose est une rose, l’homme un homme, le corbeau un corbeau, que les formes et les limites de la réalité sont des données solides et sacrées, c’est le point de vue classique. Il reconnaît les formes et les propriétés des choses ; il reconnaît l’expérience ; il cherche l’ordre, la forme, la loi, et il les établit.
Ne voir au contraire dans la réalité qu’apparences, mutabilité ; douter au plus haut point de la différence entre les plantes et les animaux, l’homme et la femme ; accepter à chaque instant que toutes les formes se dissolvent et se confondent, c’est se conformer au point de vue romantique.
En tant que visions du monde, philosophies, fondements sur lesquels l’âme prend position, ces conceptions sont aussi bonnes l’une que l’autre, c’est indéniable. (…)

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« Si c’est un homme » de Primo Levi

Couverture chez Pocket
Couverture chez Pocket

Dans le cadre des « Lectures autour de l’Holocauste » organisées par Patrice et Eva, j’ai lu ce célèbre livre de Primo Levi, « Si c’est un homme« , qui est un témoignage particulièrement bouleversant sur les horreurs du camp d’extermination d’Auschwitz, où l’auteur a été incarcéré de février 1944 à janvier 1945.

Présentation du livre

Primo Levi, né en 1919, qui était un chimiste italien, installé à Milan, a été arrêté comme résistant en février 1944, à l’âge de 24 ans, et déporté à Auschwitz où il est resté jusqu’en janvier 1945, date où les Soviétiques ont libéré les prisonniers de ce camp. Son premier livre, « Si c’est un homme » paraît en Italie en 1947 et il s’agit de l’un des tout premiers témoignages sur les horreurs d’Auschwitz. Publié à l’origine dans une petite maison d’édition italienne, ce n’est que dix ans plus tard qu’il est mondialement reconnu comme un chef d’œuvre. (Source : éditeur)

Mon avis

On ne peut pas parler de ce livre comme on parlerait d’un roman ni même d’un témoignage sur un quelconque sujet. Je l’ai ressenti comme un livre tout à fait à part, hors norme et exceptionnel, qui va nettement au-delà de ce que la littérature nous offre d’habitude. Certes, il est extrêmement bien écrit et on est totalement happé, révolté, bouleversé par ce récit mais on prend cette réalité historique de plein fouet et on subit cette lecture comme une épreuve nécessaire, on se force à continuer jusqu’au bout la lecture car on ressent cela comme un devoir, car il serait honteux de ne pas avoir le courage de lire ce que tant d’hommes ont vécu et enduré.
Primo Levi nous relate les onze mois de sa captivité, il nous décrit les hommes qu’il a côtoyés à Auschwitz, ceux (la très grande majorité) qui ont été broyés par ce camp en quelques semaines à peine, et ceux (très rares) qui ont été assez chanceux ou débrouillards pour résister à la faim, au froid, aux coups et aux sévices, aux épidémies et aux diverses maladies, aux accidents d’un travail horriblement dur, aux « sélections » massives organisées inopinément par les nazis vers les chambres à gaz dès que le « Lager » (le camp) leur paraissait trop peuplé.
Il nous explique les règles de ce monde concentrationnaires, où les interdits sont innombrables, totalement absurdes et rarement compréhensibles (car aboyés en allemand à des prisonniers d’une vingtaine de nationalités), où l’on ne doit jamais poser de question, où l’on a tous les devoirs et absolument aucun droit, où les prisonniers se répartissent en différentes castes bien distinctes dont les juifs sont les plus mal considérés et les souffre-douleurs de tous les autres, en butte à tous les arbitraires. Il nous décrit une lutte de chaque instant pour essayer de survivre, l’obligation de voler pour s’en sortir (au risque de sa vie s’il est découvert), la nécessité d’économiser ses forces physiques et morales à la plus petite occasion, et même s’il ne semble y avoir aucun avenir car la mort est partout autour de lui, sans échappatoire imaginable.
Primo Levi réfléchit aussi aux caractéristiques de notre nature humaine, de notre identité, de nos besoins humains les plus essentiels. Ainsi, l’amitié, la solidarité et certains élans de générosité restent à travers ces pages des lueurs d’espoir et les seules véritables planches de salut. La poésie tient aussi un rôle non négligeable, comme dans le passage où il explique à un jeune Alsacien, prisonnier comme lui, des strophes de L’Enfer de Dante et où ces tercets sont pour eux une sorte de révélation et une aide profonde.
Un livre que je trouve très nécessaire de lire, mais pas dans une période de déprime ou de stress.

Un Extrait page 133

Les élus et les damnés

Ainsi s’écoule la vie ambiguë du Lager, telle que j’ai eu et aurai l’occasion de l’évoquer. C’est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d’une vie relativement courte ; aussi pourra-t-on se demander si l’on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s’il est bon d’en conserver le souvenir.
Eh bien, nous avons l’intime conviction que la réponse est oui. Nous sommes persuadés en effet qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie.
(…)

Un autre Extrait page 204

Au point où nous en sommes, il est impossible d’être plus trempés ; il ne reste plus qu’à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu’une portion de peau restée sèche n’entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.
Encore faut-il s’estimer heureux qu’il n’y ait pas de vent. C’est curieux comme, d’une manière ou d’une autre, on a toujours l’impression qu’on a de la chance, qu’une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n’y a pas de vent. Ou bien : il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu’au soir. Ou encore, c’est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n’était plus possible, si vraiment on n’avait plus rien dans le cœur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus.

Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier

Couverture chez Folio

Très admiratrice de Nicolas Bouvier (1929-1998) et ayant déjà entendu dire beaucoup de bien du « PoissonScorpion » qui relate les neuf mois que l’écrivain a passé sur l’île de Ceylan en 1955 et qui a été pour lui un séjour très malheureux, proche du cauchemar, puisqu’il a accumulé les malheurs et frôlé la folie, j’ai saisi l’occasion de ce Mois Thématique sur le thème du Voyage pour tenter l’expérience et j’en ai été éblouie et fortement impressionnée.
Il est à noter que l’écrivain voyageur a mis presque trente ans à réussir à écrire ce livre, puisque son voyage à Ceylan datait de 1955 – il avait vingt-six ans – alors que la publication du « PoissonScorpion » datait de 1982 – il en avait cinquante-trois.

Présentation du sujet

Ce livre retrace le voyage de Nicolas Bouvier dans l’île de Ceylan (actuel Sri-Lanka, au large de l’Inde) en 1955. Son entrée dans le pays commence déjà très mal puisqu’on lui administre une trop grosse dose de vaccin et qu’il est ensuite fortement malade. Peu après, lorsqu’il cherche du travail sur l’île à l’Alliance Française, en espérant donner des cours pour subsister, il se fait congédier de manière peu aimable. De ce fait il vivote assez pauvrement dans une chambre infestée d’insectes tous plus inquiétants les uns que les autres. Mais, du fond de sa solitude, ces fourmis, cancrelats et autres scorpions lui tiennent compagnie et il ne se lasse pas de les observer. Il nous décrit aussi les mentalités de la population sri-lankaise, qui pratique la magie noire et qui ne cesse de jeter des sorts, sans beaucoup d’autres occupations quotidiennes, ce qui semble instaurer un climat très délétère autour du malheureux écrivain et jusque dans son esprit.

Mon Avis très subjectif

J’avais déjà adoré de cet auteur « L’Usage du monde » et « Chronique Japonaise » mais, avec ce livre-ci j’ai eu l’impression d’entrer dans un monde littéraire totalement nouveau et encore plus génial, et ce fut une expérience de lecture merveilleuse. C’est d’ailleurs étonnant et formidable que le récit d’un voyage désastreux et cauchemardesque pour son auteur puisse se transformer en une telle beauté aux yeux du lecteur, et c’est tout le talent littéraire et poétique de Nicolas Bouvier d’avoir su faire, selon l’expression consacrée, de l’or avec de la boue.
En une vingtaine de chapitres relativement courts, qui ressemblent souvent à des proses poétiques, nous avons devant les yeux les différentes facettes de ce voyage et les épisodes significatifs de ce séjour. Les personnes qu’il a rencontrées sont croquées avec beaucoup d’ironie et un sens très vif de la psychologie.
Par rapport aux autres livres que j’ai lus de lui, j’ai particulièrement apprécié qu’il dévoile ici des aspects très personnels de sa vie, comme ses relations avec ses parents ou la rupture amoureuse qu’il doit subir au beau milieu de son voyage, par le biais d’un bref courrier, et qui le désespère complètement.
Les passages où il aborde sa dépression et ses moments de folie sont aussi très émouvants bien qu’il reste chaque fois laconique et pudique – mais ses euphémismes et ses litotes sont assez transparents et le lecteur imagine sans mal ce qu’ils recouvrent.
Nicolas Bouvier montre aussi dans ce livre un exceptionnel talent pour la description animalière et j’ai choisi le paragraphe qu’il consacre aux paons parmi les deux extraits à recopier ici.
Un livre formidable, que je conseille vivement.

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Un Extrait page 22

(…) Je battais un peu la campagne à me demander ce que je pouvais bien faire ici. Ce paon aussi, je le regardais, flairant je ne sais quelle supercherie. Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage – j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan – il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. A plein régime il s’élève à peine à hauteur de poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification…

Un Extrait page 136

Retour sur la plage où tout un fretin de bêtes agonisantes rejetées des filets tressaillaient encore de venin. La joue contre le ventre d’une pirogue à balancier je tirais sur ma cigarette en regardant le pinceau du phare s’égarer vers le Sud jusqu’à l’Antarctique. Penser à ces étendues où des ciels entiers pouvaient se défaire en averses sans que personne, jamais, en fût informé, me donnait comme un creux dont je me serais bien passé, déjà tout vidé que j’étais. Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avaient mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et, derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Il n’y a pas ici d’alliances solides et rien ne tient vraiment à nous. Je le savais. La dentelle sombre des cocotiers qui bougeaient à peine contre la nuit plus sombre encore venait justement me le rappeler. Pour le cas où j’aurais oublié.
(…)

Kyoto Song de Colette Fellous

Couverture chez Arléa

J’ai entendu parler de ce livre sur le blog de Kévin, « Comme au Japon », consacré à la culture japonaise, que vous pouvez consulter ici, si vous voulez.
Colette Fellous est une écrivaine et femme de radio française, née à Tunis en 1950.
Elle raconte ici son voyage au Japon, en compagnie de sa petite fille prénommée Elyssa, ce qui est l’occasion d’un vagabondage à travers la culture japonaise (art du haïku, gastronomie, cerisiers en fleurs, etc). Ce voyage lui permet aussi d’évoquer des souvenirs de jeunesse ou d’enfance. Le livre est illustré de photos en noir et blanc, prises au cours de ce séjour japonais par l’écrivaine elle-même.

Mon humble avis

L’écriture de ce livre n’est pas désagréable mais pas géniale non plus. Il y a pas mal de phrases qui comportent des énumérations, ce qui n’est pas forcément attrayant à mes yeux. Un certain manque de concision et même une tendance au délayage verbal m’ont un petit peu ennuyée.
Souvent, l’écrivaine parle d’éléments et de caractéristiques très – trop – connus de la culture japonaise sans ajouter de vision personnelle ou de ressenti original et elle a tendance à énoncer des choses rebattues et convenues, du déjà-vu-déjà-lu qui m’a franchement cassé les pieds.
Parfois, elle parle de choses intimes et personnelles, par exemple un abus sexuel dans son enfance ou, quelques chapitres plus loin, son accouchement où elle a failli mourir ou encore la mort de sa mère et on se demande pourquoi elle veut nous faire partager ça, quel rapport avec son voyage au Japon, qu’est-ce qu’elle veut nous dire à travers ces récits ? On reste un peu gêné et dubitatif car ça tombe là comme un cheveu sur la soupe et ensuite elle ne parle plus du tout de ces sujets.
A un moment, elle évoque le côté aléatoire des choses et j’ai pensé que, peut-être, elle avait voulu faire ici un livre avec une construction aléatoire, mais ça n’a pas suffi à me réveiller ou à me sortir de ma complète léthargie.
J’ai abandonné cette lecture 20 ou 30 pages avant la fin.

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Voici un passage qui ne m’a pas déplu :

Un Extrait page 189

Ce soir-là, j’avais donc rencontré trois hommes. L’un a été mon amour, l’autre mon ami et le troisième aurait pu être mon mari, si j’avais dit oui. C’est juste un exemple. Un exemple de ce qui pouvait à tout moment se glisser dans un roman, sans prévenir, de façon purement aléatoire, une histoire qui m’avait fait signe alors que, sous la pluie fine, je traversais avec Lisa le carrefour Hyakumanben pour acheter des confiseries aux noix. Claude était un maître de la physique théorique et des mouvements aléatoires, ses travaux ont marqué l’avancée de la recherche au-delà de la France. Ce soir-là, il avait joué sa vie et mis en pratique l’aléatoire, il ne me l’avait avoué que plus tard. Je l’avais revu une ou deux fois après la fête, nous avions dîné un jour ensemble et en me raccompagnant en bas de mon immeuble, dans la voiture, les phares et le moteur éteints, il m’avait demandé de sa belle voix grave si je ne voulais pas l’épouser. Il était timide mais il s’était lancé, moi aussi j’étais timide. C’était si incongru que j’ai ri, un peu gênée, je pensais que c’était une blague. (…)

« Légende » de Philippe Sollers

Couverture chez Folio

Depuis une dizaine d’années, j’avais essayé déjà deux fois de lire des bouquins de Philippe Sollers, et j’avais abandonné assez rapidement, terrassée par l’ennui.
Finalement, grâce à cette mince « Légende » qui vient de sortir en poche, en Folio, j’ai pu arriver jusqu’au bout de cette troisième tentative – mais je me demande un peu pourquoi je me suis obstinée et à quoi ça m’a servi.

De quoi ça parle ?

De tout et de rien. On saute du coq à l’âne sans rime ni raison. C’est un peu comme un exercice de « libre association » pratiquée par un patient bavard dans un cabinet de psychanalyse : ça parle de n’importe quoi, de tout ce qui lui passe par la tête, et après on essaye de trouver des relations artificielles et tirées par les cheveux entre ces différents sujets. Le narrateur-auteur nous parle de sa sexualité avec une fierté et une gourmandise égrillarde très typiques du siècle dernier – mais qui peut s’intéresser à ça ? Le narrateur-auteur nous parle de quelques grands poètes français du 19è siècle : Baudelaire, Rimbaud, Hugo, mais il n’a rien de nouveau à en dire et nous jette seulement des éléments biographiques archi-connus et rebattus. Il nous parle de la PMA – qui visiblement lui fait horreur parce qu’elle entend gommer la présence du père – il nous parle de Dieu (« Notre Père qui êtes aux cieux »), l’idée de la paternité a l’air de beaucoup le travailler mais on ne sait pas trop ce qu’il en pense vraiment, au final. D’ailleurs, on ne peut pas dire qu’il écrive des « pensées » – ce serait plutôt des petites saillies verbales où les jeux de mots et les pirouettes sémantiques sont censés tenir lieu de réflexion, dans une esbrouffe poussive et fatigante qui sonne creux.
Le narrateur nous fait savoir que sa maîtresse actuelle (ou, peut-être, plus exactement, une de ses maîtresses) est une lesbienne qui trompe sa femme avec lui et ça a l’air de le réjouir particulièrement et de flatter son sens des valeurs. Car en digne représentant de la génération des soixante-huitards machistes, qui voulaient jouir sans entraves et interdire d’interdire, il déteste notre époque : trop féministe, trop favorable aux LGBT, trop hostile au patriarcat, trop propice aux me-too.
Un livre ringard, ennuyeux, auto-satisfait et auto-complaisant, où on n’apprend rien et où on est pressé d’arriver à la fin pour passer à autre chose.

Il y a une page du livre qui m’a tiré un vague petit sourire – une seule page sur 130 ! – que je me suis naturellement empressée de corner et que je me propose de recopier ici :

Page 53

Tableau

J’ai devant moi un paquet de cigarettes sur lequel est écrit, en gros caractères, « Fumer augmente le risque d’impuissance ». Je m’émerveille aussitôt d’une société qui, se reproduisant de façon de plus en plus technique, fait ouvertement de la publicité pour le coït normal, avec érection mâle et pénétration fécondante. On n’imagine pas une inscription du genre « Fumer augmente les risques de frigidité », même si, sur un autre paquet, je peux lire cette déclaration humaniste « Arrêtez de fumer, restez en vie pour vos proches ». Suis-je sûr que mes proches souhaitent que je reste en vie ? J’en doute. Quant à « Fumer nuit à la santé de l’enfant que vous attendez », je m’incline. Je n’attends pas d’enfant, et ne suis pas donneur pour une procréation médicalement assistée. Sur quoi, j’allume une cigarette, la meilleure étant celle d’après l’amour, comme chacun ou chacune le sait. (…)

Un Enfant, de Thomas Bernhard

J’ai lu Un Enfant de Thomas Bernhard car il appartenait à mon ami très regretté le blogueur Goran et que sa mère a eu la gentillesse de me donner certains de ses livres après sa disparition, ce qui m’a beaucoup touchée.
Cette lecture s’inscrit dans Les Feuilles Allemandes de novembre 2022, organisées par Eva, Patrice et Fabienne des blogs « Et si on bouquinait un peu » et de « Livr’escapades« .

Note Pratique sur le livre

Genre : Autobiographie (Souvenirs d’enfance)
Editeur : L’imaginaire Gallimard
Année de Publication en Allemagne : 1982 (en France : 1984)
Traduit de l’allemand par Albert Kohn
Nombre de Pages : 151

Quatrième de Couverture

Né discrètement en Hollande où sa mère va cacher un accouchement hors mariage, Thomas Bernhard est bientôt recueilli par ses grands-parents qui vivent à Vienne. La crise économique des années trente les force à s’établir dans un village aux environs de Salzbourg où l’enfant découvre avec ravissement la vie campagnarde.
Le grand-père, vieil anarchiste, doit aller s’installer à Traunstein, en Bavière. Le jeune Thomas se familiarise avec le monde de la petite ville, commence à s’émanciper, fait l’école buissonnière et ses premières escapades à vélo. Il découvre aussi le national-socialisme et la guerre aérienne.
« Le monde enchanté de l’enfance » n’est pas celui pourtant du petit Thomas. Persécuté par ses maîtres, souffrant du complexe de l’immigré et du pauvre, il a plusieurs fois la tentation du suicide, tentation qui plus tard hantera aussi l’adolescent et le jeune homme.

Mon Avis

Jusqu’à présent j’avais déjà lu et apprécié trois ou quatre romans de Thomas Bernhard et leur ton sarcastique, leur outrance obsessionnelle et leur humour grinçant m’avaient chaque fois frappée. Mais ici, dans ce récit autobiographique, l’auteur adopte un ton plus doux, plus tendre et plus ému (sans aucune trace de pleurnicherie, bien sûr) que j’ai particulièrement aimé.
Ce récit se développe tout d’une traite, sans la division classique en chapitres ou en paragraphes distincts, et ainsi nous sommes portés et entraînés par un flux littéraire continu qui se révèle assez prenant : chaque soir j’avais un peu de mal à quitter mon livre.
L’auteur raconte à bâtons rompus tous ses souvenirs d’enfance et les nombreux événements, surtout malheureux mais parfois aussi joyeux, que lui et sa famille ont traversés. Nous découvrons un enfant souvent maltraité, autant par sa mère que par ses camarades de classe et ses instituteurs successifs, mais doté d’une grande intelligence et, surtout, aimant plus que tout son grand père grâce à qui il apprend à réfléchir, à se construire, à s’émanciper intellectuellement. Et c’est une très belle relation qui nous est décrite entre ce grand père et son petit fils, même si elle est parfois teintée de reproches et d’agacement. Un grand père anarchiste et anti conformiste, écrivain sans doute talentueux mais resté sans succès, et que Thomas Bernhard décrit comme un « penseur » et un homme nullement impressionné par les figures d’autorité, les enseignants ou les dirigeants quels qu’ils soient. Et on se rend compte que Thomas Bernhard a pleinement hérité de ses opinions et points de vue quand on connaît certaines de ses autres œuvres et leur ton irrévérencieux.
Un excellent livre et peut-être même mon préféré de cet écrivain !

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Un Extrait Page 25-26

Dans l’ombre du pont de chemin de fer plongé dans la nuit, auquel j’enflammais avec la plus grande jouissance mes pensées anarchistes, j’étais en route pour aller chez mon grand-père. Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie. (…)