Un poème de Julien Boutreux

Couverture du recueil

Le recueil J’entends des voix de Julien Boutreux (poète et écrivain français né en 1976) est paru aux éditions du Citron Gare, dirigées par Patrice Maltaverne, en novembre 2019.
C’est une poésie ironique et décalée, profonde avec légèreté, un peu désinvolte et en même temps très juste, que j’apprécie beaucoup.
Ce livre est illustré de dessins en noir et blanc, par Dominique Spiessert.

Voici un des poèmes du recueil J’ai un métier vachement cool, en première partie de ce livre.

J’ai un métier vachement cool
toute la journée j’invente des phrases
je suis payé pour ça
une phrase inventée qui m’est achetée
peut se retrouver dans le journal
dans un livre
dans une circulaire
dans la bouche d’un autre
et à chaque fois qu’elle est citée
ou prononcée
je touche des droits d’auteur
ma phrase peut devenir un slogan
électoral ou publicitaire
ça paie bien
ça peut paraître génial comme job
puisque rien n’est plus simple que d’inventer
une phrase
en apparence
sauf qu’une phrase vraiment nouvelle
une jamais dite, jamais lue
ça n’est pas si facile que ça
non
mon salaire je crois que je ne le vole pas
car formuler l’inouï
oui
c’est du boulot

JULIEN BOUTREUX

Un extrait de L’âme Humaine d’Oscar Wilde

L’âme humaine sous le socialisme est un essai politique écrit par Oscar Wilde en 1891.
Il y défend l’abolition de la propriété privée mais également l’Individualisme nécessaire à l’éclosion de tempéraments artistiques comme le sien. Il conçoit le travail salarié comme profondément dégradant et préconise un recours aux machines pour libérer les hommes de toutes ces tâches ingrates et leur permettre une vie épanouissante.

Voici un extrait page 38-39

(…)
Tous les systèmes de gouvernement sont des avortements.
Le despotisme est injuste envers tous, envers le despote lui-même, qui probablement était destiné à faire mieux que cela.
Les oligarchies sont injustes envers la majorité, et les ochlocraties le sont envers la minorité.
On avait jadis fondé de grandes espérances sur la démocratie, mais le mot de démocratie signifie simplement que le peuple régit le peuple à coups de triques dans l’intérêt du peuple.
On a fait cette découverte.
Je dois dire qu’il était grand temps, car toute autorité est profondément dégradante. Elle dégrade ceux qui l’exercent. Elle dégrade ceux qui en subissent l’exercice.
Lorsqu’on en use violemment, brutalement, cruellement, cela produit un bon effet, en créant, et toujours en faisant éclater l’esprit de révolte d’individualisme qui la tuera.
Lorsqu’on la manie avec une certaine douceur, qu’on y ajoute l’emploi de primes et de récompenses, elle est terriblement démoralisante. Dans ce cas, les gens s’aperçoivent moins de l’horrible pression qu’on exerce sur eux, et ils vont jusqu’au bout de leur vie dans une sorte de bien-être grossier, pareils à des animaux qu’on choie ; jamais ils ne se rendent compte qu’ils pensent probablement la pensée d’autrui, qu’ils vivent selon l’idéal conçu par d’autres, qu’en définitive, ils portent ce qu’on peut appeler des vêtements d’occasion, que jamais, pas une minute, ils ne sont eux-mêmes. (…)

Deux poèmes de Louise de Vilmorin

Louise de Vilmorin (1902-1969) est une romancière et poète française, rendue célèbre par son roman « Madame de » (1951). Elle fut la compagne de Malraux.

Mon cadavre est doux comme un gant

Mon cadavre est doux comme un gant
Doux comme un gant de peau glacée
Et mes prunelles effacées
Font de mes yeux des cailloux blancs.

Deux cailloux blancs dans mon visage,
Dans le silence deux muets
Ombrés encore d’un secret
Et lourds du poids mort des images.

Mes doigts tant de fois égarés
Sont joints en attitude sainte
Appuyés au creux de mes plaintes
Au nœud de mon cœur arrêté.

Et mes deux pieds sont les montagnes,
Les deux derniers monts que j’ai vus
A la minute où j’ai perdu
La course que les années gagnent.

Mon souvenir est ressemblant,
Enfants emportez-le bien vite,
Allez, allez, ma vie est dite.
Mon cadavre est doux comme un gant.

***

J’ai la toux dans mon jeu

J’ai la toux dans mon jeu
C’est ainsi que je gagne
Les cœurs aventureux
qui battent la campagne.

Appuyés à mon lit
Que secouent mes morts feintes
Des jeunes gens pâlis
Se pâment à mes quintes.

Toujours prêts aux adieux,
Car je suis fée d’automne,
Ils prennent à mon jeu
La mort que la toux donne.

Ils saisissent les fleurs
Dont j’ai la bouche pleine,
La bouche à mes couleurs
Et les fleurs de mes veines,

Pour les manger rougies
De mes mauvais desseins
Et goûter en ma vie
Le bouquet de leur fin.

Torses que la toux bombe,
Regards fermés au jour,
Ils roulent vers la tombe
Où vont mes gains d’amour.

J’ai la toux dans mon jeu
C’est ainsi que je gagne
Les cœurs aventureux
qui battent la campagne.

***

LOUISE DE VILMORIN

La Mort, l’amour et les Vagues de Yasushi Inoue

La Mort, l’amour et les Vagues est un bref recueil de trois nouvelles de Yasushi Inoue (1907-1991).
La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, aborde un thème typiquement japonais – le suicide – et le détourne en le rendant quelque peu dérisoire, avec une critique voilée du sens de l’honneur et de la froideur des relations humaines dans la société nippone. Cette nouvelle est d’une beauté incroyable, chaque élément (dialogue, description) semble porteur de sens, dans une grande subtilité psychologique et esthétique. Les contraires s’allient particulièrement bien dans cette histoire, opposant sans cesse la mort-la vie, l’amour et l’indifférence, la honte et l’honneur, l’homme et la femme.

La deuxième nouvelle est au moins aussi fascinante que la première, avec des études de caractères très intelligemment décrits qui, en même temps, nous placent face au mystère des êtres.
Si le personnage principal agit avec un égoïsme peu reluisant, le regard de l’auteur ne cherche absolument pas à le condamner et, même, nous amène à comprendre que la passion amoureuse est pleine de ces égoïsmes et de ces lâchetés. Et la jeune épouse réservée et bien élevée révèlera elle aussi sa part d’ombre et de duplicité. L’amour n’est donc certainement pas, à travers cette nouvelle, l’abandon de soi-même à la clairvoyance de l’autre ou le plaisir de la confidence sincère. Au contraire, l’amour suppose le mensonge et le non-dit et c’est en révélant la vérité que l’on prend le risque de la rupture.
L’importance du paysage est aussi très grande dans cette histoire : le jardin zen, qui sert chaque fois de révélateur, par son aspect hautement spirituel, rend impossible tout attachement durable entre les êtres.

La troisième nouvelle m’a semblé un peu moins géniale que les deux précédentes – avec une fin un peu attendue et des personnages moins subtilement dessinés – mais elle a aussi son charme, en abordant là encore le thème du couple confronté à l’avarice et au qu’en-dira-t-on. Une certaine ironie se fait jour au fil des pages et, là, nous trouvons un couple fortement soudé – non pas par l’amour de l’un pour l’autre mais par la cupidité maladive.

Ce recueil de nouvelles a été un grand coup de cœur, une découverte tout à fait superbe !
Je conseille ce livre à tous les amateurs de littérature japonaise et/ou de nouvelles.

Un poème de Kiki Dimoula

Kiki Dimoula est une poète et essayiste grecque, née en 1931 à Athènes. Elle est membre de l’Académie d’Athènes depuis 2002 et a reçu en 2009 le Prix européen de Littérature pour l’ensemble de son oeuvre. (Sources : Wikipedia et Gallimard)

***

Cognac zéro étoile

Les larmes parlent en pure perte.
Quand le désordre ouvre la bouche, l’ordre doit se taire
– la perte est pleine d’expérience.
Nous devons maintenant nous placer aux côtés
des vains efforts.
Que la mémoire peu à peu retrouve sa langue
et donne de beaux conseils de longue vie
à ce qui est mort.

Arrêtons-nous près de cette
petite photo
dans la fleur de son avenir :

des jeunes enlacés un peu vainement
devant une plage à la gaieté anonyme.
Nauplie, Eubée, Skópelos ?
Tu me diras qu’en ce temps-là
partout on avait la mer.

***

Kiki DIMOULA

Quelques textes de Jacques Ellul sur le travail

Ces textes sont issus du livre Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? et ont été écrits dans les années 80, puis republiés chez La Table Ronde en 2013.

Jacques Ellul (1912-1994) est un historien, sociologue et théologien protestant libertaire français. Il a parfois été qualifié d’anarchiste chrétien.

Pages 72 à 74 :

(…)Les textes de Voltaire, l’un des créateurs de l’idéologie du travail, sont tout à fait éclairants à ce sujet :  » le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » ou encore « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens ». Et ce n’est pas pour rien que ce soit Voltaire justement qui mette au premier plan la vertu du travail. Car celui-ci devient vertu justificatrice. On peut commettre beaucoup de fautes de tous ordres, mais si on est un ferme travailleur on est pardonné. Un pas de plus, et nous arrivons à l’affirmation, qui n’est pas moderne, que « le travail c’est la liberté ». Cette formule rend aujourd’hui un son tragique parce que nous nous rappelons la formule à l’entrée des camps hitlériens « Arbeit macht frei ». Mais au XIXe siècle on expliquait gravement qu’en effet seul le travailleur est libre, par opposition au nomade qui dépend des circonstances, et au mendiant qui dépend de la bonne volonté des autres.
Le travailleur, lui, chacun le sait, ne dépend de personne. Que de son travail ! Ainsi l’esclavage du travail est mué en garantie de liberté.
Et de cette morale nous trouvons deux applications plus modernes : l’Occidental a vu dans sa capacité à travailler la justification en même temps que l’explication de sa supériorité à l’égard de tous les peuples du monde. Les Africains étaient des paresseux. C’était un devoir moral que de leur apprendre à travailler, et c’était une légitimation de la conquête. On ne pouvait pas entrer dans la perspective que l’on s’arrête de travailler quand on a assez pour manger deux ou trois jours. Les conflits entre employeurs occidentaux et ouvriers arabes ou africains entre 1900 et 1940 ont été innombrables sur ce thème-là. Mais, très remarquablement, cette valorisation de l’homme par le travail a été adoptée par des mouvements féministes. L’homme a maintenu la femme en infériorité, parce que seul il effectuait le travail socialement reconnu. La femme n’est valorisée aujourd’hui que si elle « travaille » : compte tenu que le fait de tenir le ménage, élever les enfants n’est pas du travail, car ce n’est pas du travail productif et rapportant de l’argent. Gisèle Halimi dit par exemple : « La grande injustice c’est que la femme a été écartée de la vie professionnelle par l’homme. » C’est cette exclusion qui empêche la femme d’accéder à l’humanité complète.

(…)Le travail est ainsi identifié à toute la morale et prend la place de toutes les autres valeurs. Il est porteur de l’avenir. Celui-ci, qu’il s’agisse de l’avenir individuel ou de celui de la collectivité, repose sur l’effectivité, la généralité du travail. Et à l’école, on apprend d’abord et avant tout à l’enfant la valeur sacrée du travail. C’est la base (avec la Patrie) de l’enseignement primaire de 1860 à 1940 environ. Cette idéologie va pénétrer totalement des générations.
Et ceci conduit à deux conséquences bien visibles, parmi d’autres. Tout d’abord, nous sommes dans une société qui a mis progressivement tout le monde au travail. Le rentier, comme auparavant le Noble ou le Moine, tous deux des oisifs, devient un personnage ignoble vers la fin du XIXe siècle. Seul le travailleur est digne du nom d’homme. Et à l’école on met l’enfant au travail comme jamais dans aucune civilisation on n’a fait travailler les enfants (je ne parle pas de l’atroce travail industriel ou minier des enfants au XIXe siècle, qui était accidentel et lié non pas à la valeur du travail mais au système capitaliste). Et l’autre conséquence actuellement sensible : on ne voit pas ce que serait la vie d’un homme qui ne travaillerait pas. Le chômeur, même s’il recevait une indemnité suffisante, reste désaxé et comme déshonoré par l’absence d’activité sociale rétribuée. Le loisir trop prolongé est troublant, assorti de mauvaise conscience. Et il faut encore penser aux nombreux « drames de la retraite ». Le retraité se sent frustré du principal. Sa vie n’a plus de productivité, de légitimation : il ne sert plus à rien. C’est un sentiment très répandu qui provient uniquement du fait que l’idéologie a convaincu l’homme que la seule utilisation normale de la vie était le travail.

***

JACQUES ELLUL

Un poème d’amour de Marie Noël

Marie Noël, est née en 1883 à Auxerre, et meurt dans la même ville en 1967.
Elle a été reconnue et célébrée de son vivant par des écrivains comme Mauriac, Colette, Aragon, Montherlant, etc.

***

Je ne sais pas …

Je ne sais pas ce que je possède,
Je ne sais pas où m’en alléger,
Viens mon Ami, accours à mon aide.
Prends mal et bien, prends tout ce que j’ai.

Un bonheur plein de telle détresse
Qu’il brisera la vie en mes mains ;
Un malheur plein de telle tendresse
Qu’il guérira les pires chemins.

Je ne sais pas si je te courrouce
Déshéritée ou riche, te plais …
Peut-être suis-je en pleurant plus douce
Qu’en souriant une autre ne l’est.

Je ne sais pas, … sache-le toi-même,
Si je te puis être chère ou non …
Je ne sais pas si je vaux qu’on m’aime …
Je ne sais pas … je ne suis qu’un don.

MARIE NOËL

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Wonder Wheel de Woody Allen

affiche du film

Je viens de regarder le film Wonder Wheel de Woody Allen, qui date de 2017, et que je n’avais pas vu à sa sortie. J’en sors avec une impression très mitigée car ce film me semble concentrer quelques grandes qualités et beaucoup de gros défauts également.

Mais venons-en tout de suite au début de l’histoire :
Nous sommes dans les années 50, à Coney Island. Ginny (Kate Winslet) est une femme de bientôt quarante ans, qui a abandonné dans sa jeunesse une carrière d’actrice et un mariage heureux pour se remarier avec un forain, Humpty (James Belushi), manutentionnaire dans un parc d’attractions, plus âgé qu’elle et amateur de pêche à la ligne. Ginny gagne sa vie comme serveuse dans un restaurant de fruits de mer bon marché et rêve naturellement d’une existence et d’une carrière plus exaltantes. Elle rencontre bientôt un jeune surveillant de baignade, dramaturge à ses heures, Mickey (Justin Timberlake) et entame une liaison avec lui, en cachette de son mari. Le jeune couple passe des moments torrides et romantiques sur la plage et Ginny, très amoureuse de son amant, voit en lui l’occasion de fuir sa vie actuelle, d’échapper à son mari brutal et à son boulot ingrat. Mais Mickey ne voit pas tout à fait les choses de cette façon. (…)

Mon Avis :

On retrouve dans ce film des tas de situations déjà vues dans ses autres oeuvres. La serveuse insatisfaite, rêvant d’une vie meilleure, était déjà présente dans « La rose pourpre du Caire » il y a plus de trente ans, et Woody Allen tirait un bien meilleur parti de cette situation de départ.
Bien sûr, Ginny ressemble beaucoup à l’héroïne de Blue Jasmine : elle aussi est une déclassée, un peu névrosée, une femme lunatique qui boit, ment, trompe et se trompe, et qui rêve de retrouver la classe sociale supérieure où elle a été tellement heureuse.
Déjà, dans Blue Jasmine, les classes sociales étaient dépeintes de manière stéréotypée et caricaturale mais le personnage de la sœur, qui campait une caissière pauvre assez fine et sympathique, nuançait un peu le propos. Dans Wonder Wheel, le mari prolétaire reste une grosse brute pas très fûtée, cantonné à un rôle secondaire que le cinéaste ne cherche jamais à rendre émouvant.
Le seul personnage qui paraisse vraiment creusé psychologiquement, c’est celui de Ginny et il faut noter la performance d’actrice de Kate Winslet, qui est tout à fait remarquable, et qui ne semble pas vraiment jouer dans le même film que ses partenaires, très superficiellement décrits et auxquels on ne croit pas vraiment.
Le symbolisme de la roue (La grande roue du parc d’attraction) que l’on retrouve dans le titre et dans le caractère lunatique de Ginny, est encore accentué par des jeux d’éclairages colorés qui se reflètent sur le visage de Kate Winslet pendant qu’elle parle, tantôt d’une couleur chaude orangée, tantôt d’une couleur froide gris-bleu, et si cet effet m’a paru intéressant au départ, j’ai trouvé qu’il devenait un peu trop répétitif et systématique, voulant souligner l’ambivalence du personnage.
Un film où Woody Allen ne parvient pas à se renouveler, mais d’une qualité honnête, et pas désagréable à regarder !

une scène du film