Des Poèmes de Kobayashi ISSA

J’entendais parler depuis longtemps de Kobayashi Issa (1763-1827), dit plus simplement Issa, l’un des trois grands poètes du haïku classique, aux côtés de Bashô (1644- 1694) et de Buson (1716-1784). Grâce à mon amie Pascale, spécialiste de littérature japonaise, j’ai pu lire ce magnifique livre : Mon année de printemps, qui mêle le récit autobiographique du poète avec des haïku inspirés de son existence quotidienne, de sa vie familiale, de la vie animale environnante, ou encore de ses voyages, etc.

Cette « année de printemps » correspond à l’année 1819, le poète avait alors cinquante-sept ans, et c’est à ce moment qu’il perdit sa fille de cinq ans à cause de la variole – un deuil qu’il relate d’une manière extrêmement émouvante et même poignante.

Cet ouvrage était paru aux éditions Cécile Defaut en 2006, avec une traduction, des annotations et une présentation de Brigitte Allioux.

Quatrième de Couverture

Venu des profondeurs de la sagesse paysanne des montagnes de Nagano, et comme sublimé par la longue traversée de terribles épreuves, le sourire d’Issa dans cette année de printemps renvoie, fugitivement peut-être, à des rêves de paradis perdus. Ce chemin de poésie nous fait contemporain d’une vie où bonheurs et malheurs s’entre-mêlent, mais dont l’obstination à dépasser – toujours consciente – le quotidien, nous fait entrevoir une belle leçon de sérénité.

Note Biographique sur le poète

Recueil de haïkus ponctuant le journal d’une année. Son auteur, Kobayashi Issa (1763-1827), un des trois grands poètes du haïku classique, oublié pendant un temps puis redécouvert au début du XXe siècle, renouvelle la création poétique par son rapport à la nature, aux paysages, aux saisons, par son empathie extrême avec le petit peuple, par son regard sur les êtres vivants tout empreint d’une foi profonde en un Amida salvateur.
(Source : éditeur)

**

EXTRAITS DU LIVRE : Textes et haïkus

3.

À ma place
prenant un bain dans l’eau neuve
un corbeau

*

5.

Au-dessus des montagnes
même au voleur de fleurs la lune
accorde sa lumière

*

Panorama d’Ueno :

14.

À l’ombre des cerisiers en fleurs
personne
n’est étranger

*

La rivière Tama :

18.

Se joignant à la brume printanière
s’envolent
les draps blanchis

*

Méditation solitaire :

20.

L’un en face de l’autre 
une grenouille et moi 
sans rire nous nous fixons

Après la maladie :

41.

Tout de poussière 
tout vaporeux je suis 
comme la moustiquaire

64.

Pousses de bambou 
si les hommes n’étaient pas 
vous fleuririez 

*

94.

Sereine 
une grenouille 
regarde la montagne 

*

104.

Sur les feuilles de lotus 
la rosée de ce monde 
est déformée

111.

Je suis comme la carpe qui vit 
sous les fagots et les herbes emmêlées 
cœur candide que faire

Extraits de Histoires glanées à Gion :

137.

Un serviteur 
furtivement 
la tête baissée

Pour fêter l’avenir de mon enfant :

148.

Que d’espoir ! 
son premier habit 
est devenu trop petit 

(…) 

Mais en vain, elle s’affaiblissait de plus en plus, notre espoir s’amenuisait de jour en jour, et finalement elle s’éteignit avec les liserons le vingt-et-unième jour du sixième mois. Sa mère embrassait son petit corps froid et sanglotait éperdument. 
Dès lors, comme l’eau qui coule ne revient, ni les fleurs tombées ne remontent sur leurs branches, bien que je me montre résigné, il m’ est difficile de ne plus songer à ce lien d’amour. 

171.

Ce monde de rosée 
est un monde de rosée 
et pourtant pourtant… 

Nuit où ma fille fut enterrée :

174.

Nuit des grues 
je ne peux même pas mettre 
une couverture à la terre 

Kikaku 

*

213.

Le pivert
considère avec attention
le bois de ma chaumière

*

Trente-cinq jours après la mort de ma fille Sato :

219.

Vent d’automne 
les fleurs rouges 
qu’elle aimerait arracher 

*

J’ai vu une éclipse de lune. La lune a commencé à disparaître par la droite vers la dixième heure de l’après-midi, et a atteint son apogée à minuit. 

225.

Les spectateurs 
plus vite que la lune 
s’éclipsent 

*

264.

Sans talent 
mais sans crime 
retraite d’hiver 

*

266.

On dit ceci, cela 
mais ça ne dure pas 
bonshommes de neige 

*

L’Homme-Joie de Christian Bobin

Couverture chez Folio

J’ai lu ce livre pour mon cercle de lecture, un choix qui me convenait parfaitement car j’avais déjà eu l’occasion de lire avec plaisir « La Présence pure » de Christian Bobin et je gardais l’envie très vive de relire cet auteur un jour.
Je n’avais pas consacré d’article à cet écrivain-poète au moment de sa mort, le 23 novembre 2022, mais aujourd’hui, presque un an plus tard, je souhaitais commémorer cette date et lui rendre hommage ainsi.

Note Pratique sur le livre 

Éditeur : Folio (initialement : l’Iconoclaste) 
Date de Première publication : 2012 
Nombre de pages : 165

Biographie de l’auteur

Christian Bobin est né en 1951 au Creusot.
Il est l’auteur d’ouvrages dont les titres s’éclairent les uns les autres comme les fragments d’un seul puzzle. Entre autres : Souveraineté du vide, Le Très-Bas, La Part manquante, La Plus que vive, La Présence pure, L’Homme-joie, La Grande vie, Noireclaire, Un Bruit de balançoire, La Nuit du Cœur et Pierre. Il a reçu le Prix d’Académie 2016 pour l’ensemble de son œuvre.
Christian Bobin est décédé en novembre 2022.
(Source : éditeur)

Brève Présentation

En dix-huit courts chapitres, qui peuvent se lire chacun indépendamment des autres et qui sont comme autant de proses poétiques, Christian Bobin nous parle de l’émerveillement d’être en vie, d’observer la nature et la beauté de la Création et des relations humaines. Il a perdu son épouse et son père est atteint d’Alzheimer mais il trouve encore la capacité de surmonter ces souffrances et de trouver une joie spirituelle. Il nous parle aussi de Pierre Soulages, de la musique de Bach jouée par Menuhin et Oïstrakh, des lauriers-roses au printemps, il dresse les portraits de ses amis…

Mon Avis 

C’est un livre d’une grande poésie et qui fait la part belle à la lumière, aux anges, aux fleurs, à la couleur bleue et à la beauté. On pourrait imaginer, à la vue du titre, que l’auteur ne parle que des côtés heureux et positifs de l’existence et que nous allons flotter dans la béatitude la plus complète mais ce n’est pas une vision exacte de ce livre car il est beaucoup question de souffrance – à travers le deuil de son épouse et à travers la maladie d’Alzheimer de son père, qui se retrouve dans un Ehpad. Christian Bobin n’ignore pas les ténèbres – il consacre par exemple un très beau chapitre à la peinture de Pierre Soulages – mais il semble toujours s’élever au-dessus de cette obscurité et finir par trouver l’apaisement et la lumière. J’ai préféré les textes qui osent se confronter à cette part de ténèbres ou de souffrance plutôt que ceux qui baignent un peu plus dans la félicité radieuse – ce qui correspond probablement à l’image d’une réalité qui n’est pas entièrement rose et rassurante.
Les feuillets bleus, au milieu du livre, reproduisent l’écriture manuscrite de Christian Bobin et nous offrent une lettre très touchante, adressée à sa défunte compagne, où la croyance en une Providence et dans un possible au-delà transparaît en filigrane, si on tente de lire entre les lignes.
Ce que j’apprécie tout particulièrement dans ce livre c’est la forme adoptée, ces minces chapitres qui sont comme de courtes nouvelles ou qui peuvent aussi être lues comme des poèmes en prose, ou encore comme les pages d’un journal intime ou même d’un essai littéraire – cette hybridation des genres est très séduisante et convaincante – et le fait d’intercaler des courtes réflexions ou des aphorismes en écriture manuscrite donne encore davantage l’impression d’un style spontané, créé avec naturel, presque au fil de la plume.
Un très beau livre, d’où se dégagent une lumière et une grâce assez rares !

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Un Extrait page 79

J’aimerais écrire un livre qu’on pourrait lire même après avoir perdu son amour. Cet homme qui vient de perdre sa femme ne parvient plus à lire : « Je ne veux pas que les livres me trompent. » J’entends : « Je ne veux pas que les livres ni rien au monde m’éloigne une seule seconde de ma gisante de lumière, interrompe ma contemplation de la gueule ouverte du néant, de ses dents de marbre qui à la fin broient tout ce que nous connaissions de plus précieux. » Pendant qu’il parle, les lauriers-roses de son jardin tournent en neige : le jour tombe, les fleurs entrent en lutte avec les ténèbres. Le visage de mon ami brûle sous les lumières roses. Cherchant son épouse dans les ténèbres, il n’y trouve que lui. Je comprends sa méfiance devant l’écriture. La souffrance que nous avons de notre amour est encore notre amour, l’empêche de glisser au noir comme l’y feraient glisser les affreuses consolations. D’autres fleurs errent dans le jardin. Dans la journée leur bleu a failli me rendre aveugle. (…)

Un Extrait page 116

Un jour un médecin s’est trompé, m’a fait pour apaiser les douleurs d’un calcul la mauvaise piqûre : en quelques instants mon visage et ma poitrine se sont couverts d’un rouge tomate et ma tension est tombée à trois. Le médecin pour contrer la réaction d’allergie a brisé une ampoule et mon père m’a tenu la main. J’avais les yeux clos, je n’entendais plus rien. Je ne sentais plus que cette main paternelle. Je me suis fait assez petit pour qu’elle m’abrite tout entier, je me suis réfugié corps et âme en elle. Elle était devenue, cette main un peu lourde à la chair plissée, mon asile, ma certitude, toute ma croyance. Les mains d’Oïstrakh et celles de Menuhin tiennent semblablement la main divine de la vie, la retiennent de passer du rouge au noir puis au glacé. La beauté a puissance de résurrection. Il suffit de voir et d’entendre. C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant, uniquement par distraction.

Des Poèmes de Raymond Carver

Couverture chez Points

Ce recueil de poésie m’a été offert pour Noël et je profite de ce mois thématique sur l’Amérique pour vous en parler. Avant d’ouvrir ce recueil, je n’avais encore jamais rien lu de Raymond Carver – ni en prose ni en poésie – et ce fut une lecture très intéressante, qui m’a permis de réaliser à quel point il a pu influencer la poésie contemporaine, et notamment française, car les ressemblances sont assez frappantes avec des poètes comme François de Cornière ou Cécile Coulon, entre autres. Mais j’ai préféré Raymond Carver à ces deux derniers, car les précurseurs sont en général plus convaincants que les épigones, et dans ce cas précis Carver m’a semblé plus percutant…

Biographie de l’écrivain

Raymond Carver (1938-1988) a été veilleur de nuit, standardiste ou encore enseignant avant de se consacrer à l’écriture. Il est considéré aujourd’hui comme le « Tchekhov américain ». Son œuvre, traduite dans le monde entier et couronnée de nombreux prix, est désormais disponible en Points dans son intégralité.
(Source : site de l’éditeur)

Note Pratique sur le livre

Editeur : Points Poésie
Date de publication : (chez Points) 2016
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses
Nombre de pages : 528

Quatrième de Couverture

« Je souhaite que, sur ma tombe, on grave les mots “Poète, nouvelliste, essayiste”, dans cet ordre précis », a dit Raymond Carver. La poésie occupe une place fondamentale dans son œuvre. Ses poèmes sont comme sa prose, justes et clairs, sans artifices : pas des poèmes pour des critiques, mais des poèmes pour des lecteurs.

Ce volume contient également de nombreux textes intimistes, hommages aux amis disparus, déclaration d’amour à sa fille…

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Page 117

Demain

Fumée de cigarette suspendue
dans l’air du salon. Les lumières du navire
au large sur l’eau, pâlissent. Les étoiles
sont des trous brûlants dans le ciel. En devenant
cendre, oui.
Mais ça va, c’est ce qu’elles sont censées faire.
Ces lumières que nous appelons étoiles.
Brûler un temps et puis mourir.
Moi dévoré d’impatience. Souhaitant
qu’on soit déjà demain.
Je me rappelle ma mère, Dieu la garde,
disant, Faut pas souhaiter être à demain.
Ca ne fait que raccourcir la vie.
N’empêche, je voudrais être
à demain. Demain dans ses plus beaux atours.
Je voudrais m’endormir, sans heurt.
Comme on franchit la portière d’une voiture
pour monter dans une autre. Et puis me réveiller !
Trouver demain dans ma chambre.
Je suis plus fatigué à présent que je ne puis dire.
Mon écuelle est vide. Mais c’est mon écuelle,
vois-tu,
et je l’adore.

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Page 273

La Vitesse foudroyante du passé

Le cadavre est fauteur d’angoisse chez ceux qui croient
au Jugement dernier, et chez ceux qui n’y croient pas.
– André Malraux

Il enterra sa femme qui était morte dans
les douleurs. Dans les douleurs, il
se réfugia sur sa véranda, d’où il regarda
le soleil se coucher et la lune se lever.
Les jours semblaient passer seulement pour revenir
encore. Comme lorsqu’en rêve on pense,
J’ai déjà fait ce rêve-là.

Rien, de ce qui se produit, ne demeurera.
Avec son couteau il pela
une pomme. La pulpe blanche, corps
de la pomme, s’assombrit
et vira au brun, puis au noir,
sous ses yeux. Le visage exténué de la mort !
La vitesse foudroyante du passé.

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Page 367

Deux mondes

Dans un air lourd
de l’odeur des crocus,

du parfum sensuel des crocus,
je regarde un soleil citron disparaître,

la mer passer du bleu
au noir d’une olive.

Je regarde la foudre bondir depuis l’Asie tandis
qu’assoupie,

mon amour remue et respire et
se rendort,

présente en ce monde et pourtant
présente en un autre.

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Qui a ramené Doruntine ? d’Ismail Kadaré

Couverture chez Zulma poche

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est organisé par Eva et Patrice du blog « Et si on bouquinait un peu », j’ai choisi de lire l’un des écrivains albanais les plus connus : Ismail Kadaré, que je n’avais encore jamais lu mais dont je n’avais entendu dire que du bien.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Zulma poche
Date de publication initiale : 1978 (date de la présente édition : 2022)
Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni
Nombre de Pages : 173

Quatrième de Couverture

Par une nuit de brume, Doruntine se présente chez sa mère après trois ans d’absence. Son frère Konstantin l’aurait ramenée des lointaines contrées de Bohême où elle s’est mariée. Il en avait certes fait le serment, mais chacun sait qu’entre-temps il est mort à la guerre.
Sommé par les autorités d’élucider l’affaire pour mettre fin aux superstitions et aux plus folles rumeurs, le capitaine Stres soupçonne une imposture de haute volée. Il n’a qu’une obsession : retrouver le cavalier de Doruntine…
Au cœur de l’Albanie légendaire, entre croyances et fantasmes, mystère et rationalité, Kadaré transforme un mythe fondateur en une enquête palpitante.

Né en 1936 dans le Sud de l’Albanie, traduit dans plus de quarante langues, Ismail Kadaré est considéré comme l’un des plus grands écrivains européens contemporains.

Mon humble avis

J’ai d’abord été très emballée par ce roman, qui est un peu comme une enquête policière, avec un fort suspense et un certain nombre de mystères qui nous sont habilement exposés et qui m’ont tenue en haleine pendant presque la moitié du livre. Mais il m’a semblé que ce suspense ne réussissait pas à se maintenir sur la durée et, au bout d’un moment, l’histoire se met à patiner, on n’avance plus beaucoup et on se dit que l’auteur est un peu en panne d’idées. Et c’est surtout la fin qui est très décevante et frustrante car l’intrigue ne trouve pas son dénouement : nous n’aurons pas l’explication de cette affaire et l’auteur nous laisse en plan, avec une fin en queue de poisson qui est supposée élever le débat et élargir notre vision mais qui, en réalité, ne parvient pas à convaincre et laisse le lecteur sur sa faim.
Malgré tout j’ai apprécié les talents de conteur de cet écrivain, sa manière de nous conduire de péripéties en péripéties et de nous ménager des surprises et de faire naître des craintes. J’ai trouvé surtout qu’il aimait bien jouer avec les convictions et déductions du lecteur – avec ses désirs de rationalité ou au contraire ses élans vers le surnaturel – en le ballottant sans cesse de l’un vers l’autre et en le renvoyant finalement à ses propres attentes et croyances personnelles.
Un livre qui a donc de nombreuses qualités mais dont la fin n’est pas tellement satisfaisante et qui laisse trop de questions sans résolution.

Un Extrait page 12

Continuant de conjecturer sur ce choc que la mère et la fille se seraient mutuellement causé (par déformation professionnelle, Stres et son adjoint donnaient de plus en plus à leurs propos le tour d’un rapport d’enquête), ils reconstituèrent approximativement la scène qui avait dû se produire au beau milieu de la nuit. Des coups avaient été frappés à la porte de la vieille maison, à une heure insolite, et, à la question posée par la vieille dame : « Qui est là ? », une voix au-dehors avait répondu : « C’est moi, Doruntine. » En allant ouvrir, la vieille, troublée par ces coups soudains et convaincue que ce ne pouvait être la voix de sa fille, demande, comme pour s’ôter un doute : « Qui t’a ramenée ? » Il faut dire qu’il y a trois ans que, cherchant consolation à sa douleur, elle attend en vain la venue de sa fille.
De l’extérieur, Doruntine répond : « C’est mon frère Konstantin qui m’a ramenée. » Là, la vieille reçoit le premier choc. Peut-être, malgré son ébranlement, a-t-elle eu encore la force de répondre : « Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Konstantin et ses frères reposent depuis trois ans sous terre. » C’est maintenant le tour de Doruntine d’être atteinte. Si elle a vraiment cru que c’était son frère Konstantin qui l’avait ramenée, le choc pour elle est double, car elle apprend que Konstantin et ses autres frères sont morts et elle prend simultanément conscience qu’elle a voyagé avec un fantôme. (…)

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Logo du Défi créé par Goran

Trois Poèmes à Chieko de Kôtarô TAKAMURA

Couverture du livre

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux
Date de Publication en français : 2021
Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit
Nombre de Pages : 170

Extrait de la Quatrième de Couverture

TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.

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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko

Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel.
Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.

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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko.
En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard.
En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932.
En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.

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(Page 57)

A une femme de banlieue


Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole,
mon amour.
La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée.
Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Tu n’es que sincérité d’enfant,
tellement pure et transparente que
tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur,
et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi.
Tu es vraiment le juge suprême.
Parmi toutes les images salies de moi,
avec ta sincérité d’enfant
tu as découvert mon moi noble.
Ce que tu as découvert, je ne le connais pas.
Quand je te considère comme mon juge suprême,
alors mon cœur se réjouit de toi
et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse
du moi que je ne connais pas moi-même.
C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée.
C’est une nuit silencieuse.
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole.
Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre,
il baigne ta peau pure en toutes ses parties.
Même si mon cœur, suivant ton mouvement,
bondit danse s’envole,
il n’oublie jamais de te protéger,
mon amour.
C’est une source de vie inouïe.
Alors dors paisiblement.
C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors
maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Dors comme une enfant.

Novembre 1912

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(Page 115)

Chieko est inestimable

Chieko voit ce qui ne se voit pas,
elle entend ce qui ne s’entend pas.

Chieko va où nul ne peut aller,
elle fait ce que nul ne peut faire.

Chieko ne voit pas mon moi corporel,
elle brûle pour le moi qui est derrière moi.

Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur,
elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.

J’entends sa voix m’appeler sans cesse,
mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.

Juillet 1937

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(Page 137)

Chieko à l’état élémentaire


Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire.
Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes.
Pourtant, Chieko existe.
Chieko est en ma chair.
Chieko adhère à moi,
elle met le feu follet à mes cellules,
joue avec moi,
frappe sur moi,
et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse.
L’esprit est un autre nom du corps.
En étant dans ma chair
Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit.
Chieko est mon juge suprême.
Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare,
et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai.
Chieko bondit joyeusement,
elle parcourt et environne tout mon être.
Chieko à l’état élémentaire
est toujours en ma chair, et me sourit.

Octobre 1949

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Kitchen de Banana Yoshimoto (roman)

Couverture chez Folio

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, j’ai lu « Kitchen » de Banana Yoshimoto, un roman des années 80 qui a eu un très grand succès à l’époque, parmi les jeunes Japonais mais aussi dans le reste du monde.

Note pratique sur le livre

Année de Parution : 1988 au Japon, 1994 en France.
Editeur : Folio (Gallimard)
Traduit du japonais par Dominique Palmé et Kyôko Satô
Nombre de pages : 181

Note sur l’écrivaine

Banana Yoshimoto est née à Tôkyô en 1964. A l’âge de 23 ans, elle se fait connaître par son roman « Kitchen » qui s’impose dès sa parution comme un best-seller. D’autres romans, recueils de nouvelles et essais ont confirmé la place singulière qu’elle occupe dans la littérature japonaise contemporaine. (Source : éditeur)

Quatrième de Couverture

Que faire à vingt ans, après la mort d’une grand-mère, quand on se retrouve sans famille et qu’on aime les cuisines plus que tout au monde ? Se pelotonner contre le frigo, chercher dans son ronronnement un prélude au sommeil, un remède à la solitude.
Cette vie semi-végétative de Mikage, l’héroïne de Kitchen, est un jour troublée par un garçon, Yûichi Tanabe, qui l’invite à partager l’appartement où il loge avec sa mère.
Mikage s’installe donc en parasite chez les Tanabe : tombée instantanément amoureuse de leur magnifique cuisine, elle est aussi séduite par Eriko, la mère transsexuelle de Yûichi à la beauté éblouissante.
Banana Yoshimoto révèle dans Kitchen une sensibilité nourrie de paradoxes, une sensibilité dans laquelle toute une génération de jeunes Japonais s’est reconnue.

Mon humble avis

C’est un livre très agréable à lire et j’ai apprécié le côté toujours inattendu et très légèrement étrange des situations, du caractère des personnages et de leurs relations les uns avec les autres.
Plusieurs fois au cours de l’histoire, mes attentes ont été déjouées et j’aime bien être surprise de cette façon. Ainsi, je m’attendais à ce que l’héroïne tombe amoureuse du jeune homme qui l’héberge (Yûichi) et, tout au long du roman, leur relation reste sur la frontière entre l’amour et l’amitié, et ces sentiments sont très jolis et nous paraissent cohérents avec le reste de l’histoire et les tempéraments – à la fois doux et un peu froids – des deux jeunes personnages.
Il n’y a aucune situation convenue ou réflexion cliché dans ce livre, et c’est ce que j’ai le plus apprécié : l’univers de l’écrivaine est entièrement personnel, original et semble animé d’une vie authentique.
La transsexualité de l’un des personnages principaux nous est présentée comme une chose allant de soi, sans esprit militant ou sans jugement particulier (ni en bien ni en mal) mais il me semble que, dans les années 80, c’était déjà assez audacieux et rare d’aborder ce sujet dans un roman, surtout dans le Japon de l’époque (assez conservateur sur le plan des mœurs) et d’autant plus que ce personnage transsexuel est ici tout à fait bienveillant et sympathique.
L’écriture est surtout composée de phrases courtes, plutôt simples, où l’on va à l’essentiel.
Le thème principal de ce livre est le deuil et la douleur inhérente à la perte d’un être cher, la reconstruction de soi et la consolation après ce deuil, et l’écrivaine l’exprime avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse : les personnages n’éclatent pas en sanglots et ne manifestent pas leur douleur bruyamment mais tout est suggéré subtilement, pudiquement, et cette retenue nous touche encore davantage.
Une seule chose m’a un peu troublée dans ce livre : je n’ai pas compris tout de suite qu’il se termine à la page 131 et, comme il y a un autre texte à partir de la page 132 (intitulé « Moonlight Shadow » ) j’ai cru que c’était la suite – une deuxième partie de la même histoire – et j’ai eu un long moment de confusion en voyant que les personnages ne s’appelaient plus pareil… Bref, les éditions Folio m’auraient évité ces cafouillages idiots s’ils avaient indiqué clairement sur la page de titre « Kitchen suivi de Moonlight Shadow ». Mais bon, ce n’est qu’un détail.
Un roman en tout cas très agréable à lire, doté de grandes qualités, et dont je comprends qu’il ait pu avoir autant de succès à sa parution, au Japon et ailleurs – et encore de nos jours.

Un Extrait page 33

(…)
Un jour, je suis retournée à mon ancien logement pour mettre de l’ordre dans les affaires qui y restaient.
Chaque fois que j’ouvrais la porte, je frissonnais.
Depuis que je n’y habitais plus, cet endroit semblait avoir changé de visage.
Il était sombre, silencieux, rien n’y respirait. On aurait dit que toutes les choses autrefois familières me faisaient la tête. Au lieu d’entrer en criant « Me voilà ! », j’avais presque envie de me glisser à pas de loup dans la maison en m’excusant de déranger.
Avec la mort de ma grand-mère, le temps de cette maison était mort, lui aussi.
Je le sentais, physiquement. Je ne pouvais plus rien faire. A part m’en aller, pour toujours… Je me suis retrouvée à astiquer le frigidaire, en fredonnant la chanson La vieille horloge de mon grand-père.
C’est alors que le téléphone s’est mis à sonner.
J’ai décroché. Je m’en doutais, c’était Sôtarô.
Mon petit ami d’autrefois. Nous nous étions séparés au moment où l’état de ma grand-mère s’était aggravé.
« Allô ! C’est toi, Mikage ? a-t-il dit d’une voix qui m’aurait presque fait pleurer de nostalgie.
(…)

Frère et Sœur d’Arnaud Desplechin

Arnaud Desplechin est un cinéaste français très réputé, actif depuis le début des années 90 (son premier moyen-métrage La Vie des Morts, date de 1991), et dont j’ai déjà vu trois ou quatre films avec un certain plaisir, comme La Sentinelle (1992), Comment je me suis disputé (1996), ou encore Trois Souvenirs de ma Jeunesse (2015). Aussi je suis allée voir son dernier opus, « Frère et sœur« , avec confiance, et toute prête à passer un moment intéressant et agréable. Mais je n’ai pas été tout à fait convaincue.
J’ajoute que j’ai vu ce film vers la fin mai 2022 et planifié ma chronique seulement aujourd’hui.

Brève Présentation de l’Histoire

Un frère et une sœur (Melvil Poupaud et Marion Cotillard) se détestent depuis de nombreuses années et ne se voient plus, ne veulent plus jamais se parler. Mais, un jour, leurs vieux parents sont victimes d’un grave accident de voiture et conduits à l’hôpital dans un état critique. Le moment est donc venu pour le frère et la soeur de se réconcilier. Mais les choses ne sont pas si simples et les rancunes sont tenaces.

Mon Avis

C’est un film très mélodramatique, avec beaucoup de cris, de larmes, d’effusions et surtout d’évanouissements. Les acteurs semblent à moitié fous, survoltés, et tout le temps à fleur de peau. Le genre de gens fatigants qu’on n’a pas trop envie de côtoyer dans la vraie vie et pas tellement sur un écran de cinéma non plus. On a beau savoir que le frère et la sœur sont des artistes (lui, écrivain et poète ; elle, comédienne de théâtre), donc des êtres hyper-sensibles, on s’étonne quand même de leurs attitudes outrancières et hystériques. Ainsi, Marion Cotillard semble tellement haïr son frère qu’elle tombe dans les pommes quand elle l’aperçoit par hasard dans un couloir d’hôpital – est-ce qu’il n’aurait pas été plus vraisemblable qu’elle fasse simplement demi-tour et qu’elle aille attendre son départ dehors ? Certes, ça aurait été moins spectaculaire, mais au moins on y aurait cru. Les scènes de ce genre sont assez nombreuses dans le film et on est à chaque fois étonné… et pas tellement ému.
Le problème c’est aussi qu’on ne sait pas réellement pourquoi ce frère et cette sœur se haïssent à ce point. Plusieurs pistes nous sont allusivement et rapidement proposées : une jalousie artistique, un désir de domination, peut-être un inceste, on ne sait pas trop…
Bien sûr, pendant tout le film nous attendons la grande scène de réconciliation, le moment crucial où les deux personnages vont accepter enfin de se rencontrer et de s’expliquer clairement (ce qui nous permettrait, à nous aussi, d’y voir plus clair !) – seulement voilà : la grande scène de réconciliation fait « pschit ! » et on n’en saura pas plus – beaucoup de bruit pour rien, mais passons ! – Marion Cotillard avoue ne pas savoir pourquoi ils se détestaient, Melvil Poupaud ne sait pas non plus, et le spectateur commence à regarder sa montre avec un certain agacement.
On pourrait dire encore plein de choses sur ce film : deux ou trois références à Woody Allen, certains personnages secondaires qui ne jouent aucun rôle dans l’histoire et donc ne servent à rien (le frère, prénommé Fidèle, inexistant, écrabouillé par les deux autres), une jeune roumaine touchante et sympathique dont nous ne saurons pas la suite de l’histoire (alors qu’on aurait voulu savoir), etc.
Mais la très grande beauté de Golshifteh Faharani et les moments où elle sourit suffisent à réconforter parfois le spectateur et à le faire patienter jusqu’à la fin…

Des Poèmes de Nelly Sachs

Couverture chez Verdier

J’avais déjà présenté ce livre au mois d’octobre pour mon Mois sur la Maladie Psychique et je vous en reparle aujourd’hui, cette fois-ci dans le cadre des Feuilles allemandes puisque Nelly Sachs est une des principales poètes allemandes du 20è siècle, ayant témoigné de la douleur intense et du traumatisme de la seconde Guerre Mondiale et des Camps de Concentration, au même titre que Paul Celan ou la poète autrichienne Ingeborg Bachmann.

Note pratique sur le livre :

Genre : poésie
Titre : Partage-toi, nuit
Editeur : Verdier
Date de Publication en français : 2005
Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971
Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface)
Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)

Note sur Nelly Sachs :

Née à Berlin en 1891, morte à Stockholm en 1970, elle est issue d’une famille juive allemande et sera naturalisée suédoise après son exil. Elle commence à écrire à 17 ans et publie ses premiers poèmes en 1921. Elle échappe aux persécutions nazies mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont victimes de cette barbarie. Sa poésie, à partir de 1946 et jusqu’à sa mort, témoigne de cette douleur et de ce deuil insurmontable. Elle obtient le Prix Nobel de littérature en 1966.

**

J’ai choisi quatre poèmes issus du recueil de 1962-1966 Les énigmes ardentes.

Page 84

Princesses du deuil,
qui remontera le filet de vos tristesses ?
Où auront lieu les inhumations ?
Quel détroit vous pleurera
avec l’étreinte d’une patrie intérieure ?

La nuit votre soeur
prend congé de vous
en ultime amante –

**

Page 103

Dans l’entre-temps
l’amour parfois voyage dans la clarté
lui qui brise en éclats
toute nuit protectrice

Trompette
lumière du Jugement dernier
à coups d’ailes d’aigle frémit le corps
enlevé trop haut –

**

Page 109

Droit au fond de l’extrême
sans jouer à cache-cache devant la douleur
Je ne peux que vous chercher
quand je prends le sable dans ma bouche
pour goûter alors la résurrection
car vous avez quitté mon deuil
Vous avez pris congé de mon amour
vous mes bien-aimés –

**

Page 110

Mais où trouver les paroles
celles éclairées par la mer primordiale
celles ouvrant-les-yeux
celles blessées d’aucune langue
celles dissimulées par les lumières-des-sages
pour ton ascension embrasée
les paroles
qu’un univers gouverné par le silence
entraîne dans tes printemps.

**

logo du défi créé par Goran
logo du défi créé par Goran

Trois Poèmes de Nelly Sachs

couverture du livre
Couverture chez Verdier

Dans le cadre de mon Mois sur la maladie psychique, qui est en fait réduit à une période de trois semaines cette année (1er au 20 octobre 2022), je vous parlerai de la poète suédoise d’origine juive allemande (et de langue allemande) et Prix Nobel de Littérature en 1966, Nelly Sachs (1891 à Berlin -1970 à Stockholm).

Note pratique sur le livre :

Genre : poésie
Titre : Partage-toi, nuit
Editeur : Verdier
Date de Publication en français : 2005
Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971
Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface)
Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)

Présentation de la poète

Nelly Sachs commence à écrire à l’âge de 17 ans et publie ses premiers textes, nouvelles et poèmes, dès le début des années 1920. Elle reçoit les encouragements et les conseils de Stefan Zweig et de Selma Lagerlöf, avec qui elle se lie. Dès 1940 elle peut échapper aux persécutions nazies en s’exilant à Stockholm avec sa mère mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont déportés dans les camps de concentration et victimes de cette barbarie. Nelly Sachs souffre dès lors de troubles psychiques et commence à témoigner par ses écrits de ces pages historiques douloureuses et tragiques. Amie de Paul Celan, avec qui elle entretient une longue correspondance, leurs œuvres à tous les deux cherchent à exprimer ce deuil insurmontable des survivants de la Shoah et le désir de mémoire. Les dernières années de la vie de Nelly Sachs furent marquées par son combat contre la maladie psychique et les séjours en hôpitaux psychiatriques, dont parlent, entre autres, ses derniers poèmes des années 60.

**

Ces trois poèmes sont extraits du dernier recueil de la poète, intitulé « Partage-toi, nuit » (écrits après 1966, jusqu’en 1970) et qui sont, selon l’éditeur, à la fois ses plus douloureux et ses plus émouvants, parmi l’ensemble de son œuvre.

Page 166

Blancheur dans le parc de l’hôpital

I

Dans la neige
va la femme
elle tient sur son dos
mal agrippés
en grand secret
des rameaux cassés avec leurs bourgeons
encore couverts de nuit

Elle cependant dans la démence toute silencieuse
dans la neige
regardant autour de soi, et grands ouverts
les yeux où
de tous côtés entre le néant –

Mais à la dérobée les lointains
dans sa main
se sont mis en mouvement –

II

Le silence abreuvé de tant de blessures
religion des orants qu’on a déjà emmenés
vit encore du martyre
toujours nouveau comme le printemps

**

Page 192

Je vous fais ici prisonnières
vous paroles
tout comme vous en m’épelant jusqu’au sang
me faites prisonnière
vous êtes les battements de mon cœur
vous comptez mon temps
ce vide marqué de noms

Laissez-moi voir l’oiseau
qui chante
sinon je croirai que l’amour ressemble à la mort –

**

Page 221

Ô vous mes morts
Vos rêves sont devenus orphelins
La nuit a recouvert les images
Envolée en chiffres, votre langue chante

La cohorte d’exode des pensées
votre legs migrant
mendie à mon rivage

Je suis inquiète
très effrayée
de saisir ce trésor avec ma vie si petite

Moi-même dépositaire d’instants
de battements de cœur, d’adieux
de blessures de mort,
où est mon héritage

Le sel est mon héritage

**

Des Poèmes d’Emily Dickinson

Couverture chez Poésie Gallimard

Comme je consacre ce mois de juin 2022 à la littérature américaine, voici quelques poèmes d’Emily Dickinson, dont j’avais déjà eu l’occasion de parler un petit peu avec le biopic de Terence Davies Emily Dickinson, a quiet passion et où vous pourrez retrouver des éléments de sa biographie, si vous le souhaitez.

Note sur la poète

Née en 1830 dans le Massachusetts, elle est contemporaine (mais un peu plus jeune) que les sœurs Brontë et Elizabeth Browning, dont elle sera une lectrice attentive. Elle étudie dans un collège très religieux et puritain. Elle écrit son premier poème en 1850 et, d’année en année, elle se consacre de plus en plus à la poésie. En 1862 et 1863 elle écrit énormément, presque un poème par jour. Menant une vie recluse dans la maison familiale, elle cultive quelques rares amitiés littéraires qui reconnaissent son grand talent mais elle publie très peu de son vivant (six poèmes dans des revues) et elle se retranche de la société. La fin de sa vie est marquée par les deuils successifs de ses parents, de son neveu très aimé et de plusieurs de ses amis proches, provoquant une dépression chez Emily. Elle meurt en 1886, à 56 ans.

Note pratique sur le livre

Editeur : Poésie/Gallimard
Date de cette édition française : 2007
Choix, traduction et présentation de Claire Malroux
Edition bilingue
Nombre de Pages : 434

**

Choix de Poèmes

(Page 103)

Si tu devais venir à l’Automne,
Je chasserais l’Eté,
Comme mi-sourire, mi-dédain,
La Ménagère, une Mouche.

Si je pouvais te revoir dans un an,
Je roulerais les mois en boules –
Et les mettrais chacun dans son Tiroir,
De peur que leurs nombres se mêlent –

Si tu tardais un tant soit peu, des Siècles,
Je les compterais sur ma Main,
Les soustrayant, jusqu’à la chute de mes doigts
En Terre de Van Diemen.

Si j’étais sûre que, cette vie passée –
La tienne et la mienne, soient –
Je la jetterais, comme la Peau d’un fruit,
Pour mordre dans l’Eternité –

Mais incertaine que je suis de la durée
De ce présent, qui les sépare,
Il me harcèle, Maligne Abeille –
Dont se dérobe – le dard.

**

(Page 237-238)

Etroit Domaine – le Cercueil,
Mais apte à contenir
En sa Hauteur rabotée
Un Citoyen du Paradis –

Largeur bornée – La Tombe –
Mais plus ample que le Soleil –
Que toutes les Mers qu’Il peuple –
Et les Pays qu’Il surplombe

Pour Qui à son mince Repos
Confie un seul Ami –
Circonférence sans Recours –
Ni Mesure – Ni Fin –

**

(Page 235)

La Solitude qu’On n’ose sonder –
Qu’à supputer on répugne
Autant qu’à descendre en sa Tombe
Pour en prendre la mesure –

La Solitude dont la pire angoisse
Est de se percevoir –
Et de périr sous ses propres yeux
D’un simple regard –

L’Horreur à ne pas contempler –
Mais à longer dans l’Ombre –
La Conscience en suspens –
L’Être sous les Verrous –

Voilà, j’en ai peur – la Solitude –
Ses grottes et ses Couloirs
Le Créateur de l’âme à son gré
Les illumine – ou les scelle –

**