Arnaud Desplechin est un cinéaste français très réputé, actif depuis le début des années 90 (son premier moyen-métrage La Vie des Morts, date de 1991), et dont j’ai déjà vu trois ou quatre films avec un certain plaisir, comme La Sentinelle (1992), Comment je me suis disputé (1996), ou encore Trois Souvenirs de ma Jeunesse (2015). Aussi je suis allée voir son dernier opus, « Frère et sœur« , avec confiance, et toute prête à passer un moment intéressant et agréable. Mais je n’ai pas été tout à fait convaincue. J’ajoute que j’ai vu ce film vers la fin mai 2022 et planifié ma chronique seulement aujourd’hui.
Brève Présentation de l’Histoire
Un frère et une sœur (Melvil Poupaud et Marion Cotillard) se détestent depuis de nombreuses années et ne se voient plus, ne veulent plus jamais se parler. Mais, un jour, leurs vieux parents sont victimes d’un grave accident de voiture et conduits à l’hôpital dans un état critique. Le moment est donc venu pour le frère et la soeur de se réconcilier. Mais les choses ne sont pas si simples et les rancunes sont tenaces.
Mon Avis
C’est un film très mélodramatique, avec beaucoup de cris, de larmes, d’effusions et surtout d’évanouissements. Les acteurs semblent à moitié fous, survoltés, et tout le temps à fleur de peau. Le genre de gens fatigants qu’on n’a pas trop envie de côtoyer dans la vraie vie et pas tellement sur un écran de cinéma non plus. On a beau savoir que le frère et la sœur sont des artistes (lui, écrivain et poète ; elle, comédienne de théâtre), donc des êtres hyper-sensibles, on s’étonne quand même de leurs attitudes outrancières et hystériques. Ainsi, Marion Cotillard semble tellement haïr son frère qu’elle tombe dans les pommes quand elle l’aperçoit par hasard dans un couloir d’hôpital – est-ce qu’il n’aurait pas été plus vraisemblable qu’elle fasse simplement demi-tour et qu’elle aille attendre son départ dehors ? Certes, ça aurait été moins spectaculaire, mais au moins on y aurait cru. Les scènes de ce genre sont assez nombreuses dans le film et on est à chaque fois étonné… et pas tellement ému. Le problème c’est aussi qu’on ne sait pas réellement pourquoi ce frère et cette sœur se haïssent à ce point. Plusieurs pistes nous sont allusivement et rapidement proposées : une jalousie artistique, un désir de domination, peut-être un inceste, on ne sait pas trop… Bien sûr, pendant tout le film nous attendons la grande scène de réconciliation, le moment crucial où les deux personnages vont accepter enfin de se rencontrer et de s’expliquer clairement (ce qui nous permettrait, à nous aussi, d’y voir plus clair !) – seulement voilà : la grande scène de réconciliation fait « pschit ! » et on n’en saura pas plus – beaucoup de bruit pour rien, mais passons ! – Marion Cotillard avoue ne pas savoir pourquoi ils se détestaient, Melvil Poupaud ne sait pas non plus, et le spectateur commence à regarder sa montre avec un certain agacement. On pourrait dire encore plein de choses sur ce film : deux ou trois références à Woody Allen, certains personnages secondaires qui ne jouent aucun rôle dans l’histoire et donc ne servent à rien (le frère, prénommé Fidèle, inexistant, écrabouillé par les deux autres), une jeune roumaine touchante et sympathique dont nous ne saurons pas la suite de l’histoire (alors qu’on aurait voulu savoir), etc. Mais la très grande beauté de Golshifteh Faharani et les moments où elle sourit suffisent à réconforter parfois le spectateur et à le faire patienter jusqu’à la fin…
J’avais déjà présenté ce livre au mois d’octobre pour mon Mois sur la Maladie Psychique et je vous en reparle aujourd’hui, cette fois-ci dans le cadre des Feuilles allemandes puisque Nelly Sachs est une des principales poètes allemandes du 20è siècle, ayant témoigné de la douleur intense et du traumatisme de la seconde Guerre Mondiale et des Camps de Concentration, au même titre que Paul Celan ou la poète autrichienne Ingeborg Bachmann.
Note pratique sur le livre :
Genre : poésie Titre : Partage-toi, nuit Editeur : Verdier Date de Publication en français : 2005 Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971 Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface) Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)
Note sur Nelly Sachs :
Née à Berlin en 1891, morte à Stockholm en 1970, elle est issue d’une famille juive allemande et sera naturalisée suédoise après son exil. Elle commence à écrire à 17 ans et publie ses premiers poèmes en 1921. Elle échappe aux persécutions nazies mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont victimes de cette barbarie. Sa poésie, à partir de 1946 et jusqu’à sa mort, témoigne de cette douleur et de ce deuil insurmontable. Elle obtient le Prix Nobel de littérature en 1966.
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J’ai choisi quatre poèmes issus du recueil de 1962-1966 Les énigmes ardentes.
Page 84
Princesses du deuil, qui remontera le filet de vos tristesses ? Où auront lieu les inhumations ? Quel détroit vous pleurera avec l’étreinte d’une patrie intérieure ?
La nuit votre soeur prend congé de vous en ultime amante –
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Page 103
Dans l’entre-temps l’amour parfois voyage dans la clarté lui qui brise en éclats toute nuit protectrice
Trompette lumière du Jugement dernier à coups d’ailes d’aigle frémit le corps enlevé trop haut –
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Page 109
Droit au fond de l’extrême sans jouer à cache-cache devant la douleur Je ne peux que vous chercher quand je prends le sable dans ma bouche pour goûter alors la résurrection car vous avez quitté mon deuil Vous avez pris congé de mon amour vous mes bien-aimés –
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Page 110
Mais où trouver les paroles celles éclairées par la mer primordiale celles ouvrant-les-yeux celles blessées d’aucune langue celles dissimulées par les lumières-des-sages pour ton ascension embrasée les paroles qu’un univers gouverné par le silence entraîne dans tes printemps.
Dans le cadre de mon Mois sur la maladie psychique, qui est en fait réduit à une période de trois semaines cette année (1er au 20 octobre 2022), je vous parlerai de la poète suédoise d’origine juive allemande (et de langue allemande) et Prix Nobel de Littérature en 1966, Nelly Sachs (1891 à Berlin -1970 à Stockholm).
Note pratique sur le livre :
Genre : poésie Titre : Partage-toi, nuit Editeur : Verdier Date de Publication en français : 2005 Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971 Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface) Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)
Présentation de la poète
Nelly Sachs commence à écrire à l’âge de 17 ans et publie ses premiers textes, nouvelles et poèmes, dès le début des années 1920. Elle reçoit les encouragements et les conseils de Stefan Zweig et de Selma Lagerlöf, avec qui elle se lie. Dès 1940 elle peut échapper aux persécutions nazies en s’exilant à Stockholm avec sa mère mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont déportés dans les camps de concentration et victimes de cette barbarie. Nelly Sachs souffre dès lors de troubles psychiques et commence à témoigner par ses écrits de ces pages historiques douloureuses et tragiques. Amie de Paul Celan, avec qui elle entretient une longue correspondance, leurs œuvres à tous les deux cherchent à exprimer ce deuil insurmontable des survivants de la Shoah et le désir de mémoire. Les dernières années de la vie de Nelly Sachs furent marquées par son combat contre la maladie psychique et les séjours en hôpitaux psychiatriques, dont parlent, entre autres, ses derniers poèmes des années 60.
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Ces trois poèmes sont extraits du dernier recueil de la poète, intitulé « Partage-toi, nuit » (écrits après 1966, jusqu’en 1970) et qui sont, selon l’éditeur, à la fois ses plus douloureux et ses plus émouvants, parmi l’ensemble de son œuvre.
Page 166
Blancheur dans le parc de l’hôpital
I
Dans la neige va la femme elle tient sur son dos mal agrippés en grand secret des rameaux cassés avec leurs bourgeons encore couverts de nuit
Elle cependant dans la démence toute silencieuse dans la neige regardant autour de soi, et grands ouverts les yeux où de tous côtés entre le néant –
Mais à la dérobée les lointains dans sa main se sont mis en mouvement –
II
Le silence abreuvé de tant de blessures religion des orants qu’on a déjà emmenés vit encore du martyre toujours nouveau comme le printemps
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Page 192
Je vous fais ici prisonnières vous paroles tout comme vous en m’épelant jusqu’au sang me faites prisonnière vous êtes les battements de mon cœur vous comptez mon temps ce vide marqué de noms
Laissez-moi voir l’oiseau qui chante sinon je croirai que l’amour ressemble à la mort –
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Page 221
Ô vous mes morts Vos rêves sont devenus orphelins La nuit a recouvert les images Envolée en chiffres, votre langue chante
La cohorte d’exode des pensées votre legs migrant mendie à mon rivage
Je suis inquiète très effrayée de saisir ce trésor avec ma vie si petite
Moi-même dépositaire d’instants de battements de cœur, d’adieux de blessures de mort, où est mon héritage
Comme je consacre ce mois de juin 2022 à la littérature américaine, voici quelques poèmes d’Emily Dickinson, dont j’avais déjà eu l’occasion de parler un petit peu avec le biopic de Terence Davies Emily Dickinson, a quiet passion et où vous pourrez retrouver des éléments de sa biographie, si vous le souhaitez.
Note sur la poète
Née en 1830 dans le Massachusetts, elle est contemporaine (mais un peu plus jeune) que les sœurs Brontë et Elizabeth Browning, dont elle sera une lectrice attentive. Elle étudie dans un collège très religieux et puritain. Elle écrit son premier poème en 1850 et, d’année en année, elle se consacre de plus en plus à la poésie. En 1862 et 1863 elle écrit énormément, presque un poème par jour. Menant une vie recluse dans la maison familiale, elle cultive quelques rares amitiés littéraires qui reconnaissent son grand talent mais elle publie très peu de son vivant (six poèmes dans des revues) et elle se retranche de la société. La fin de sa vie est marquée par les deuils successifs de ses parents, de son neveu très aimé et de plusieurs de ses amis proches, provoquant une dépression chez Emily. Elle meurt en 1886, à 56 ans.
Note pratique sur le livre
Editeur : Poésie/Gallimard Date de cette édition française : 2007 Choix, traduction et présentation de Claire Malroux Edition bilingue Nombre de Pages : 434
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Choix de Poèmes
(Page 103)
Si tu devais venir à l’Automne, Je chasserais l’Eté, Comme mi-sourire, mi-dédain, La Ménagère, une Mouche.
Si je pouvais te revoir dans un an, Je roulerais les mois en boules – Et les mettrais chacun dans son Tiroir, De peur que leurs nombres se mêlent –
Si tu tardais un tant soit peu, des Siècles, Je les compterais sur ma Main, Les soustrayant, jusqu’à la chute de mes doigts En Terre de Van Diemen.
Si j’étais sûre que, cette vie passée – La tienne et la mienne, soient – Je la jetterais, comme la Peau d’un fruit, Pour mordre dans l’Eternité –
Mais incertaine que je suis de la durée De ce présent, qui les sépare, Il me harcèle, Maligne Abeille – Dont se dérobe – le dard.
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(Page 237-238)
Etroit Domaine – le Cercueil, Mais apte à contenir En sa Hauteur rabotée Un Citoyen du Paradis –
Largeur bornée – La Tombe – Mais plus ample que le Soleil – Que toutes les Mers qu’Il peuple – Et les Pays qu’Il surplombe
Pour Qui à son mince Repos Confie un seul Ami – Circonférence sans Recours – Ni Mesure – Ni Fin –
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(Page 235)
La Solitude qu’On n’ose sonder – Qu’à supputer on répugne Autant qu’à descendre en sa Tombe Pour en prendre la mesure –
La Solitude dont la pire angoisse Est de se percevoir – Et de périr sous ses propres yeux D’un simple regard –
L’Horreur à ne pas contempler – Mais à longer dans l’Ombre – La Conscience en suspens – L’Être sous les Verrous –
Voilà, j’en ai peur – la Solitude – Ses grottes et ses Couloirs Le Créateur de l’âme à son gré Les illumine – ou les scelle –
Vous avez peut-être déjà lu mes précédents articles sur « La Complainte du sentier »(1955) et « L’Invaincu »(1956), les deux premiers volets de « La Trilogie d’Apu » réalisés par le cinéaste indien Satyajit Ray. Il était donc logique que je regarde le troisième et dernier volet de cette belle et émouvante trilogie : « Le Monde d’Apu » (1959), où nous retrouvons le même héros, Apu, qui est devenu adulte et qui vient de finir ses études de sciences.
Note technique sur le film :
Date de sortie : 1959 Image en noir et blanc Durée : 1h40 Langue : bengali, sous-titré.
Le début de l’histoire :
Apu (joué par Soumitra Chatterjee) est un jeune homme d’une vingtaine d’années, il vit à Calcutta dans une chambre assez misérable dont il a du mal à payer le loyer. Ayant tout juste abandonné ses études de sciences, il n’arrive pas à trouver un travail intéressant et assure sa maigre subsistance en donnant quelques cours particuliers. Mais il ne se laisse pas abattre pour autant et garde un tempérament joyeux et entreprenant. Ainsi, il consacre une partie de son temps à l’écriture d’un roman autobiographique, qu’il espère pouvoir publier lorsqu’il sera fini, et à la création de très beaux poèmes en langue bengalie. Un jour, son meilleur ami et ancien compagnon d’études, Pulu, l’invite à la campagne pour assister au mariage de sa jeune cousine, prénommée Aparna (jouée par Sharmila Tagore). Apu accepte cette invitation et il va bientôt être très surpris par la manière dont tournent les événements – et qui est pour le moins inattendue. (…)
Mon humble avis :
Dans ce dernier volet de la trilogie, le personnage d’Apu gagne encore en complexité et en humanité. Certes, il est un homme généreux, sensible et bon, qui cherche à agir noblement lorsqu’il accepte d’épouser Aparna pour lui éviter le déshonneur, alors qu’il ne la connait pas, mais il sera aussi un père injuste, trop bouleversé et anéanti par le deuil de sa jeune épouse pour se préoccuper de son petit garçon, qu’il rend responsable de l’accouchement difficile et qu’il ne veut pas rencontrer durant de longues années. Dans ce sens, « Le Monde d’Apu » nous montre le triomphe du pardon et de la réconciliation, la rédemption du héros par l’amour que son fils et lui commencent à éprouver l’un pour l’autre. On peut dire aussi que ce sont les forces de la vie qui finissent par l’emporter sur la mort, le désespoir, la négativité, le rejet. Dans le film, nous assistons à trois ou quatre scènes qui se déroulent près de voies ferrées ou dans une gare et ces scènes m’ont semblé cruciales : dans la première d’entre elles, Apu explique à son ami Pulu les grands thèmes du roman autobiographique qu’il est en train d’écrire et il dresse en même temps un portrait de lui-même, tel qu’il se voit à ce moment-là : il est un homme éclairé, qui a livré un combat contre lui-même et qui s’est dégagé de toutes les superstitions, il est heureux, il aime la vie. Nous le sentons plein d’enthousiasme et d’optimisme. Mais les hasards de la vie et les souffrances qu’ils provoquent, vont casser ce bel élan : d’une part, Apu va se plier aux superstitions villageoises et épouser une jeune fille qu’il ne connait pas (ce qui, paradoxalement, va le rendre très heureux). D’autre part, il va connaître le deuil et le malheur, et il va dire non à la vie, s’isoler, s’enfoncer dans les ténèbres. Et, dans ce moment, il choisit de détruire son roman, de l’abandonner, ce qui parait l’aboutissement logique de sa détresse. Mais ce geste nous révèle aussi qu’Apu ne se reconnaît plus dans le jeune homme qu’il était et qui dressait un portrait si exalté, combattif et idéalisé de lui-même. La destruction de ce roman nous montre, en même temps, qu’Apu accède à une vision réaliste de lui-même et qu’il fait le deuil de ses illusions de jeunesse, qu’il entre dans l’âge adulte, même s’il doit traverser pour cela une grande et longue crise de désespoir. « Le monde d’Apu » s’est avéré être mon volet préféré de « la Trilogie d’Apu », mais les deux volets précédents sont également très beaux et l’ensemble des trois forme une œuvre magnifique, intemporelle, qui restera dans ma mémoire. Un film sublime, qui m’a réellement bouleversée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir vu !
J’avais découvert cette écrivaine japonaise, Mieko Kawakami, avec son premier roman, Seins et œufs, que j’avais beaucoup aimé en 2014, puis j’avais apprécié, quelques mois plus tard, son roman suivant De toutes les nuits, les amants. Vous pouvez d’ailleurs retrouver les chroniques que j’avais consacrées à ces deux livres en cliquant ici : Chronique de Seins et œufs Chronique de Toutes les nuits les amants Je me réjouissais donc à l’idée de découvrir celui-ci, même si le titre et la couverture ne m’attiraient pas particulièrement.
Note pratique sur le livre :
Editeur : Actes Sud Année de publication au Japon : 2015 Année de publication en France : 2020 Traducteur : Patrick Honnoré Nombre de pages : 223
Note de l’éditeur sur l’autrice :
Mieko Kawakami (née en 1976) est diplômée de philosophie. Musicienne, poète et romancière, elle occupe une place de choix sur la scène artistique et intellectuelle japonaise. Elle a reçu le prestigieux Prix Akutagawa en 2007 pour son premier roman, « Seins et œufs« .
Quatrième de Couverture :
Deux enfants d’une douzaine d’années deviennent amis, non sans pudeur et timidités gardées. Solitaires l’un et l’autre, ils ont pour point commun d’avoir perdu l’un de leurs parents. Mais ils n’en parlent pas. Pourtant, au tournant de l’enfance, Hegatea et Mugi ressentent le besoin de nommer leurs émotions, de se lancer dans la transparence du langage pour circonscrire les vertiges de l’imaginaire. Car jusqu’alors, Mugi dessinait les événements de sa vie, tentait d’atteindre par la couleur et ses nuances les revers du vocabulaire ; et son amie Hegatea, passionnée de cinéma, rejouait devant lui avec une perfection glaçante certaines scènes dans lesquelles elle trouvait peut-être l’exact reflet de ses joies et de ses peines. Ainsi, de jour en jour, tous deux commencent à placer des mots sur les graves non-dits et les mensonges ordinaires des adultes. Dans ce quatrième livre traduit en français, Mieko Kawakami déploie encore davantage son propos sur le langage. Telle une passerelle vertigineuse entre le monde adulte et celui des adolescents, tel un voyage philosophique dans la forêt des mots, l’histoire de cette amitié est un bonheur de sensations qui soudain s’éclairent comme s’ouvre une porte sur la lumière.
Mon humble avis :
A la lecture de la quatrième de couverture j’ai été un peu ébahie car je n’ai absolument pas remarqué dans ce roman de « passerelle vertigineuse » ou de « voyage philosophique » et encore moins de « transparence de langage pour circonscrire les vertiges de l’imaginaire » – et je reconnais que l’éditeur a vraiment un style très lyrique et très éloquent pour essayer de mettre en valeur et de vendre ce roman – qui ne mérite pas tant de compliments et de fioritures langagières, malheureusement ! D’une part, le style employé dans ce livre est très pauvre. L’écrivaine nous inflige de longs dialogues entre adolescents de douze ans, avec leur vocabulaire familier, leur syntaxe approximative et leurs préoccupations enfantines. D’autre part, la construction du roman m’a semblé problématique, avec des péripéties ou des morceaux d’intrigues qui sont seulement esquissés ou amorcés et qui ne trouvent pas leur résolution par la suite, comme si l’autrice les avait oubliés en cours de route ou qu’elle ne parvenait pas à relier tous les personnages et tous les événements les uns aux autres, dans un ensemble cohérent, ce qui est pourtant la base du travail d’un romancier, normalement – si je ne me trompe ? J’ai conscience, ceci dit, de ne pas être forcément le public visé par ce livre : il me semble en effet que des ados ou des jeunes adultes pas trop exigeants pourraient éventuellement l’apprécier. Bref, cette lecture a été pour moi sans grand intérêt et j’ai failli l’abandonner en cours de route (mais j’ai tenu jusqu’au bout car je suis une blogueuse consciencieuse). Disons que Mieko Kawami m’avait habituée à beaucoup mieux et que je suis déçue.
Un Extrait page 114
De là où je suis quand je suis couchée, je vois un sapin. Un faux sapin de Noël, évidemment. Il y a longtemps, je pensais qu’il était vachement grand, mais récemment, je le trouve de plus en plus petit. C’est parce que moi je deviens plus grande. Depuis quand j’étends mon futon devant le sapin de Noël pour dormir ? Je ne m’en souviens pas. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dormi ici, alors peut-être bien que ça fait depuis que je suis née. Dans ma chambre à l’étage, celle où se trouve mon bureau, je fais mes devoirs, je me change et c’est tout. Mais c’est ici que je dors. Quand j’étais petite, papa aussi étendait son futon ici et on dormait tous les deux côte à côte. Puis, quand j’étais en deuxième année d’école primaire, papa est allé dormir dans sa chambre à l’étage, et depuis je dors toute seule. Une seule fois, j’ai parlé du sapin de Noël avec papa. Maman est morte l’hiver avant que j’aie quatre ans, juste après Noël, il paraît. J’avais dit que je voulais un grand sapin de Noël plein de lumières qui brillent, alors ils m’avaient emmenée au magasin. Et on avait choisi ce sapin tous les trois, on l’avait décoré tous les trois et on était si heureux, il m’a raconté. (…)
Je vous souhaite à tous un très Joyeux Noël et plein de bonnes choses pour cette fin d’année, surtout la chaleur humaine et la joie d’être réunis avec vos proches, ce qui n’était pas forcément possible l’année dernière… et même si les menaces de restrictions planent une fois encore au-dessus de nos têtes, avec ce virus qui n’en finit pas de passer en revue l’alphabet grec ! Espérons qu’il ne devienne pas l’alpha et l’oméga de nos prochaines années ou nous finirons tous en patients lambda des cabinets de psy !
Pour ce moment festif, je partage avec vous quelques uns de mes haïkus inédits, retrouvés parmi mes brouillons plus ou moins récents (ou plus ou moins anciens, comme on voudra). J’y ai ajouté aussi deux tanka (poèmes japonais de cinq vers).
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muscat
De part et d’autre de la vitre du vivarium – un certain sang-froid.
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Brumeuse nostalgie – Ton doigt effleure la pruine d’un grain de muscat.
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Quand un hérisson rencontre une châtaigne – Parlent-ils d’oursins ?
** La pensée va-t-elle plus vite que la lumière ? Pas l’ombre d’une idée !
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Devis parodontal et sourire éclatant de la dentiste. Je vais l’avoir dans l’os l’adieu à mes quenottes.
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Comment ai-je pu tirer à moi tout l’édredon ? – Tes yeux dans la nuit.
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Le merle immobile sur le cerisier sans fruit – Patience d’automne.
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Tensions de la laisse entre le maître et son pit-bull – Tendue, je suis lâche.
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Le garde-manger de l’araignée absente pend à la fenêtre. Ce filet à provision Fait un joli voilage.
** Jolis gazouillis – mais le saule pleureur reste inconsolable.
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Vingt ans déjà que mon père n’est plus – Un jardin sans arbre.
Dans le cadre de mon mois thématique sur la maladie psychique, je vous propose deux poèmes très célèbres de Gérard de Nerval, poète romantique et mélancolique par excellence.
Note sur l’écrivain :
Gérard de Nerval (1808-1855), de son vrai nom Gérard Labrunie, est une figure majeure du romantisme français, essentiellement connu pour ses poèmes et ses nouvelles, notamment son ouvrage « Les Filles du feu », son recueil de sonnets « Les Chimères » et sa nouvelle poétique Aurélia publiée en 1855. A partir de 1841, il traversa plusieurs épisodes de délire et fut soigné et hébergé dans la célèbre clinique du docteur Blanche. Le 26 janvier 1855, il fut retrouvé pendu à une grille d’une ruelle sombre du centre de Paris, décès que l’on interprète généralement comme un suicide, même si plusieurs hypothèses ont évoqué le meurtre.
Le point noir
Quiconque a regardé le soleil fixement Croit voir devant ses yeux voler obstinément Autour de lui, dans l’air, une tache livide.
Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux, Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux : Un point noir est resté dans mon regard avide.
Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil, Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon oeil, Je la vois se poser aussi, la tache noire !
Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur ! Oh ! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur ! Contemple impunément le Soleil et la Gloire.
Gérard de Nerval, Odelettes
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El Desdichado
Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie : Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie, La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé, Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ? Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ; J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron : Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Dans le cadre de mon mois thématique sur la maladie psychique, je vous propose aujourd’hui Un quinze août à Paris, histoire d’une dépression écrit en 2014 par l’écrivaine Céline Curiol. Ce livre est à la fois un récit autobiographique et surtout un essai sur les caractéristiques de la dépression, une analyse de ses effets et de ses manifestations, vues de l’intérieur.
Note biobibliographique sur l’Autrice (source : Wikipedia)
Céline Curiol est une romancière et essayiste née en janvier 1975. Ingénieure de formation, elle a vécu une douzaine d’années à l’étranger, dont une majeure partie à New York. Ses œuvres sont principalement publiées chez Actes Sud, maison d’édition qui participe à sa promotion. Son premier roman, Voix sans issue, a été traduit dans une quinzaine de langues et salué par l’écrivain américain Paul Auster comme « l’un des textes de fiction les plus originaux et les plus brillamment exécutés par un écrivain contemporain. » S’ensuivent un second roman Permission, un récit de voyage Route Rouge et Exil intermédiaire, sur la disparition de l’amour conjugal. De sa résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto, elle a tiré un roman, L’Ardeur des pierres, paru à la rentrée 2012. En 2013, elle apporte sa contribution à la collection « Essences » d’Actes Sud, avec un texte hybride, À vue de nez. En 2014, son ouvrage, Un quinze août à Paris : histoire d’une dépression, explore, à travers le récit d’une expérience personnelle, les mécanismes d’invasion de la dépression, et rapporte les points de vue d’artistes et de scientifiques sur cette maladie. De 2010 à 2016, elle a été membre du conseil d’administration de la Maison des écrivains et de la littérature. Elle est l’autrice en 2016 de Les vieux ne pleurent jamais.
Présentation de l’éditeur sur ce livre :
En 2009, Céline Curiol se trouve confrontée à l’étrange sensation d’avoir perdu le goût de vivre, celui de penser, d’imaginer. De ne plus pouvoir réagir. Agir sur son propre corps, le maîtriser. Quelques années plus tard, elle tente de dire et de comprendre comment s’est insinuée en elle cette extrême fragilité physique et psychologique dont elle revisite les strates, désireuse de circonscrire les symptômes de cette maladie appelée dépression, en parler, la nommer ; tant la solitude et le déni qui à l’époque l’entouraient jusqu’à la submerger auraient pu la tuer.
Mon humble Avis :
Dans l’un des premiers chapitres de ce récit-essai, Céline Curiol dit qu’elle aimerait écrire ici le livre qu’elle aurait aimé lire quand elle était en dépression et j’ai trouvé en effet qu’elle décortique les différents symptômes de la maladie en essayant de leur chercher une description, une explication et une issue. Je ne sais pas si une personne dépressive pourrait guérir par la lecture de ce livre, mais en tout cas je pense que cela pourrait la pousser à consulter et à se soigner si elle n’en est pas déjà convaincue et à réfléchir sur elle-même et les racines profondes de son mal-être. Céline Curiol se base dans ce livre sur les citations les plus révélatrices, choisies avec soin, d’un grand nombre d’auteurs célèbres (romanciers, essayistes, philosophes, cinéastes, et, plus rarement, des psychologues ou des médecins) ayant souffert de dépression et ayant témoigné sur ce sujet d’une manière ou d’une autre, dans leur œuvre, leurs interviews ou leur correspondance. Elle cherche à travers ces phrases à cerner toutes les caractéristiques, même les moins évidentes et les moins connues, de la dépression, avec ses modes de pensée particuliers (ruminations, logorrhée, négativité, pessimisme, honte, peur de l’abandon, excès de logique et manque d’imagination, angoisse de la solitude, déni de la maladie et de sa gravité donc refus de se soigner, etc.) mais aussi les sensations corporelles qui lui sont propres (symptômes liés à l’angoisse, impression de temps qui ne passe plus, oppression, palpitations et pesanteur extrême). Mais ce livre a aussi le grand intérêt d’évoquer les réactions auxquelles doit se confronter le dépressif de la part de son entourage : incompréhension, maladresses, minimisation de son état, ironie déplacée ou encore rejet brutal. Beaucoup de ses amis s’écartent d’elle parce qu’elle est malade, et la renvoient à sa solitude sous prétexte qu’ils ne peuvent rien pour elle. Même de la part des psychiatres et des institutions médicales, elle ne reçoit pas toujours l’attention et la bienveillance que son état exigerait normalement, bien au contraire. Un livre magnifique : tout à la fois intelligent, profond, sensible, émouvant, qui fera mieux comprendre la dépression à ceux qui ne la connaissent pas directement et qui aidera certainement les dépressifs ou anciens dépressifs à y voir plus clair sur leurs fragilités et à prendre du recul sur eux-mêmes.
Un Extrait page 27 :
(..) Et tout au long de la dépression, je souhaiterais souvent, de toutes mes forces, que quelqu’un me parle pour de bon. Ma délivrance passerait par l’effet d’une parole, j’en avais le pressentiment. A cette parole, je pourrais m’accrocher comme à une planche de salut pour naviguer dans les eaux tumultueuses de ma propre pensée. Par son extrême justesse, cette parole souveraine ferait taire toutes mes spéculations. Elle imposerait le calme dans mon petit royaume plein de tumulte et, par sa vérité incontestable, rendrait la réalité, dont je m’entêtais à retenir la version la plus foudroyante, tolérable. Ainsi j’espérais qu’une des rares personnes auxquelles je me confiais prononce enfin une phrase magique qui me sauverait. Cette phrase aurait contenu le monde qui m’avait été enlevé ; elle aurait été une vraie promesse. Mais cette phrase ne vint jamais. Puisqu’elle ne pouvait pas alors exister. (…)
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Un autre extrait page 45
« Peut-être vaut-il mieux ne pas lui dire », déclarerait un jour le Dr B., après que je lui eus annoncé que, pour la première fois depuis sept mois, un homme m’avait invitée à prendre un verre quelques jours plus tard. « Ne pas lui dire quoi ? – Que vous êtes en dépression. » Je sentirais monter en moi, sa phrase à jamais gravée dans ma mémoire, une colère sourde, me demandant ce que mon infirmité avait de rédhibitoire pour qu’il me recommande de la cacher. Contagieuse ? Naïve étais-je alors, estimant que le galant inconnu ne pourrait m’en tenir rigueur ; au mieux serait-il touché par une femme en détresse… Je regarderais incrédule le psychiatre. « Je pense qu’il ne vaut mieux pas », répéterait-il. « Et pourquoi ? » lancerais-je avec défiance, blessée à l’idée qu’il me faudrait dorénavant taire ce dont sa recommandation semblait impliquer que je ne pouvais qu’avoir honte. Le Dr B. pèserait probablement ses mots avant de répondre : « Il risquerait de ne pas être à l’aise. » Ne pas être à l’aise ? Était-il d’emblée exclu qu’il puisse éprouver de l’attirance pour des charmes qui ne pouvaient tous s’être fanés du jour au lendemain ? Le psychiatre devait pourtant avoir raison ; il suffisait de poser les choses autrement. Qui avait envie de s’emmerder avec une « dépressive » ? Tant que je n’émergerais pas de ma torpeur, qui n’était que partiellement dissimulable, je serais mise à l’écart du commerce de la séduction et jugée responsable de mon propre état. C’était là cruelle ironie. Car ce que recherche la personne en crise, ce sont des bras mentaux, entre lesquels venir se reposer, des bras aussi tendres, aussi forts que la plus généreuse forme de compréhension. (…)
Boris Vian (mort en 1959) était né le 10 mars 1920 et fêterait donc ses 101 ans aujourd’hui. Pour l’occasion, je vous propose de lire deux de ses poèmes, qui sont un peu dans le style de ses chansons.
La Vie c’est comme une dent
La vie c’est comme une dent D’abord on y a pas pensé On s’est contenté de mâcher Et puis ça se gâte soudain Ca vous fait mal, et on y tient Et on la soigne et les soucis Et pour qu’on soit vraiment guéri Il faut vous l’arracher, la vie.
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Les Araignées
Dans les maisons où les enfants meurent Il entre de très vieilles personnes Elles s’asseyent dans l’antichambre Leur canne entre leurs genoux noirs Elles écoutent, hochent la tête.
Toutes les fois que l’enfant tousse Leurs mains s’agrippent à leurs cœurs Et font des grandes araignées jaunes Et la toux se déchire au coin des meubles En s’élevant, molle comme un papillon pâle Et se heurte au plafond pesant.
Elles ont de vagues sourires Et la toux de l’enfant s’arrête Et les grandes araignées jaunes Se reposent, en tremblant, Sur les poignées de buis poli Des cannes, entre les genoux durs.
Et puis, lorsque l’enfant est mort Elles se lèvent, et vont ailleurs…
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J’ai trouvé ces deux poèmes dans le Volume « Romans Nouvelles Œuvres Diverses » de Boris Vian publié chez Les Classiques modernes de La Pochothèque qui date de 1991.