L’Horizon de Patrick Modiano

Couverture chez Folio

Vous aurez peut-être remarqué que j’aime bien Modiano, ayant déjà chroniqué cinq ou six de ses romans, et c’est toujours un plaisir particulier de retrouver l’atmosphère de ses livres, d’explorer avec lui divers quartiers de Paris, de partir sur les traces en partie effacées d’un personnage, d’un souvenir, d’une affaire plus ou moins louche. Et on retrouve en effet tous ces éléments dans « L’horizon », qui nous promène, entre autres, du Parc Montsouris aux Jardins de l’Observatoire puis du quartier de Bercy à l’Allemagne et qui propose quelques va-et-vient des années 60 à notre époque contemporaine.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Folio (initialement, Gallimard)
Année de publication : 2010
Nombre de Pages : 167

Résumé succinct de l’histoire

Le héros, Jean Bosmans, est un libraire parisien et il s’essaye à l’écriture. Sa librairie dépend des Editions du Sablier, spécialisée dans les sciences occultes et l’ésotérisme. Il a une relation avec une jeune secrétaire et occasionnellement gouvernante, Margaret Le Coz, qui travaille dans un bureau avec une bande de collègues inquiétants. Nos deux héros sont pourchassés depuis plusieurs années par des importuns malveillants : Margaret par un homme dénommé Boyaval et Jean Bosmans par sa mère, une femme agressive aux cheveux rouges, accompagnée par un homme qui a l’air d’un prêtre défroqué. Le jeune couple croise parfois par hasard ces ennemis potentiels ou réels, mais il arrive toujours à leur échapper et il déménage dans un autre quartier.

Mon Avis

Le livre instaure un climat d’étrangeté et surtout de menace, qui pourrait évoquer très vaguement une ambiance de roman policier, sauf qu’aucun crime ne se produit. Le jeune couple de héros ne cesse de fuir des personnages prétendument menaçants, voire dangereux, mais on se demande jusqu’à quel point ces dangers existent et si notre jeune couple ne fait pas une montagne de choses pas très graves, comme s’ils étaient tous deux un peu obsessionnels ou parano. Le fait que Jean Bosmans ait tellement peur de sa mère aux cheveux rouges et d’un prêtre défroqué, qui veulent le faire chanter et lui demandent de l’argent, a aussi quelque chose de névrotique ou, en tout cas, de bizarre, qui aurait intéressé Freud, même si l’auteur ne souligne à aucun moment ces incongruités et qu’il raconte tout cela très naturellement.
J’ai été intrigué par le nom du héros, Jean Bosmans, qui est aussi le nom du héros de « Chevreuse« , un autre roman de Modiano, postérieur à celui-ci puisqu’il date de 2021, mais dont aucun autre personnage ou évocation géographique ne correspond à ceux de « L’horizon« , comme si ce Jean Bosmans avait une mémoire pleine de compartiments qui ne communiquent pas entre eux.
J’ai aimé la manière elliptique dont sont décrits les personnages, à partir de deux ou trois mots Modiano brosse un portrait complet ou il dessine une silhouette reconnaissable. Il laisse aussi travailler l’imagination du lecteur et compléter les lacunes de l’intrigue, car beaucoup de choses sont passées sous silence ou seulement effleurées laconiquement. Ainsi, il n’est dit à aucun moment du livre que Jean Bosmans et Margaret Le Coz sont en couple, amoureux l’un de l’autre, et leurs relations sont vraiment décrites avec une froide parcimonie, mais on comprend tout de même très bien la profondeur de leurs sentiments, et encore davantage dans les dernières pages, qui sont très belles.

Un Extrait Page 51

Lointain Auteuil… Il regardait le petit plan de Paris, sur les deux dernières pages du carnet de moleskine. Il avait toujours imaginé qu’il pourrait retrouver au fond de certains quartiers les personnes qu’il avait rencontrées dans sa jeunesse, avec leur âge et leur allure d’autrefois. Ils y menaient une vie parallèle, à l’abri du temps… Dans les plis secrets de ces quartiers-là, Margaret et les autres vivaient encore tels qu’ils étaient à l’époque. Pour les atteindre, il fallait connaître des passages cachés à travers les immeubles, des rues qui semblaient à première vue des impasses et qui n’étaient pas mentionnées sur le plan. En rêve, il savait comment y accéder à partir de telle station de métro précise. Mais, au réveil, il n’éprouvait pas le besoin de vérifier dans le Paris réel. Ou, plutôt, il n’osait pas.

Des Poèmes de Nicolas Bouvier

Couverture chez Zoé éditions

Les poèmes de Nicolas Bouvier ont tous été réunis dans le recueil « Le dehors et le dedans« , disponible chez l’éditeur suisse Zoe.

Note biographique sur Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier est un écrivain, poète, photographe, iconographe et voyageur suisse né en 1929 et mort en 1998 à Genève. Issu d’une famille lettrée et érudite, il suit des études universitaires d’histoire médiévale, de sanskrit et de droit. Il commence à voyager très jeune, dès 1948, en Finlande puis dans le Sahara algérien, en tant que journaliste. En 1953, il effectue, en Fiat topolino et en compagnie de Thierry Vernet, le grand voyage jusqu’au Pakistan qu’il relatera dans le célèbre « Usage du monde » (1963), un livre devenu culte. De nombreux voyages en Asie, réalisés ensuite, en Chine, au Japon, à Ceylan (Sri Lanka) lui inspirent des livres comme Le Poisson-Scorpion (1982), Chronique Japonaise (1970), Le Vide et le plein (1970). Il meurt d’un cancer en 1998.

Quatrième de Couverture

Trébizonde, Kyoto, Ceylan, New York, Genève : Nicolas Bouvier n’a cessé d’écrire de la poésie, dans ses années de grands voyages comme dans ses périodes plus sédentaires. « [Elle] m’est plus nécessaire que la prose, expliquait-il, parce qu’elle est extrêmement directe, brutale – c’est du full-contact ! » Pourtant, il ne fit paraître qu’un unique recueil de poèmes, Le dehors et le dedans.
Composé de quarante-quatre textes écrits entre 1953 (le départ en voyage avec Thierry Vernet) et 1997 (quatre mois avant sa mort), ce recueil est paru pour la première fois en 1982, puis complété à quatre reprises et autant d’éditions. Bouvier s’y met à nu : de tous ses livres « c’est l’ouvrage qui propose la plus ample et la plus intime traversée de son existence. » (Ingrid Thobois)

Choix de Poèmes

(Page 16, dans la partie « le dehors »)

Novembre

Les grenades ouvertes qui saignent
sous une mince et pure couche de neige
le bleu des mosquées sous la neige
les camions rouillés sous la neige
les pintades blanches plus blanches encore
les longs murs roux
les voix perdues
cheminent à tâtons sous la neige
toute la ville, jusqu’à l’énorme citadelle
s’envole dans le ciel moucheté

Tabriz, 1953

Mosquée bleue de Tabriz (Iran)

**

(Page 46)

Turkestan chinois

Quarante ans que tu rêvais de ce lieu
tranchée fertile dans le sable rouge infini
Ce soir c’est une tonnelle d’ombre bleue
où l’eau bruit sans se laisser voir
Le jour exténué, le corps fourbu,
les pupilles brûlées, la peau séchée de vent
s’y retrouvent et conspirent en secret

La chanteuse a les yeux cernés de fatigue
J’aime beaucoup cette musique d’assassins
Un coup d’archet strident tranche une gorge
cithare et clarinette saignent
en grappes de groseilles tièdes

La voix de cette femme : rêche, bourrée de sang
elle module et se plaint
elle éteint les étoiles
tout est désormais plaie et douceur

Tourfan, Ouest de la Chine

Tourfan, juillet 1984

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(Page 59, dans la partie « love songs »)

Mirabilis

Le miroir n’aura vu
que la pierre qui le brise
se blesse en s’étoilant
mémoire si cher acquise
me ruine en même temps

Hier c’étaient les barreaux
aujourd’hui c’est l’échelle
j’ai fait un quart de tour
et tari le soleil à me souvenir d’elle
avec deux bras autour

Kyoto, printemps 1966

**

Les Grilles du Parc d’Elisabeth Gaspar

Couverture chez l’arbre vengeur

Tombée par hasard sur une critique élogieuse de ce livre – je ne sais même plus sur quel blog ou dans quel magazine – j’ai eu envie de l’acheter car l’auteur de l’article insistait sur sa grande originalité et sur son ambiance très insolite, ce qui est plutôt attirant.
N’ayant jamais entendu parler de cette écrivaine jusqu’ici, j’ai appris grâce à la préface qu’elle était hongroise, née en 1920, installée à Paris, écrivant ses livres en français, officiellement religieuse dans un couvent (aux yeux de l’administration française) mais en réalité traductrice, parfois décoratrice, et vivant librement avec son amant, qui lui même ne manquait pas de maîtresses par ailleurs.
J’ai aussi appris qu’Elisabeth Gaspar avait obtenu la nationalité française en 1964, quelques années après l’écriture de ce livre et qu’elle avait traduit, entre autres, les œuvres de Roald Dahl (dont Charlie et la Chocolaterie).
Après la publication des « Grilles du Parc », Elisabeth Gaspar a arrêté d’écrire. Elle est morte en 2011.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : (initial) Gallimard, (réédition) L’arbre vengeur
Date de publication : (initiale) 1960. (réédition) mars 2022
Préface d’Eric Dussert (très intéressante).
Nombre de Pages : 132

Un bref extrait de la Quatrième de Couverture
Qui décrit très bien cette histoire

Comme dans un songe dont on aurait du mal à se libérer, l’histoire nous transporte dans un Paris brumeux, du côté de Montsouris, sur les pas d’un garçon sans nom, souffre-douleur d’une équipe de forains. Après des années entre leurs griffes, il est parvenu à s’échapper pour émerger, perdu et sans plus d’attache, dans une ville qu’il ne comprend pas, souvent pris pour un autre, bousculé et parfois hagard, mais osant enfin se rebeller.

Mon Avis

Ce roman a eu pour moi un charme particulier, du fait que l’histoire se situe dans un quartier de Paris que je connais très bien, les 13ème et 14ème arrondissements, et nous nous promenons successivement autour de la Place d’Italie, du Parc Montsouris ou encore dans les catacombes d’Alesia. Même si ces quartiers ont sans doute beaucoup changé depuis l’époque du roman, je visualisais assez bien le décor et l’atmosphère à travers lesquels déambule le héros et c’était très agréable de l’accompagner par l’imagination. Ainsi quand Élisabeth Gaspar décrit la Place d’Italie comme « la Place de l’Etoile du pauvre » cela m’a paru excellent et toujours valable actuellement.
Parmi les points positifs, j’ai trouvé l’écriture formidable, avec un sens de la description étonnant, beaucoup d’images frappantes de justesse, à travers des phrases généralement courtes et artistement ciselées. Rien que pour son style il m’a semblé que ce livre mérite vraiment d’y jeter un œil.
La où je suis un peu plus réservée c’est sur l’histoire en elle même car les différentes péripéties se déroulent un peu comme dans un rêve ou un cauchemar – ou peut-être comme dans un film fellinien, où l’on ne cherche ni la vraisemblance ni des motifs rationnels aux actions des personnages. Par moments ce livre me rappelait certains romans d’Aragon ou d’André Breton tandis que le personnage principal m’évoquait plutôt les héros d’Emmanuel Bove : solitaires, incertains et mélancoliques.
Le thème de l’amour impossible, discret mais récurrent, donne une belle profondeur à certains passages et m’a touchée.
J’ai plutôt apprécié ce livre, que je conseillerai donc aux amateurs de belles écritures et d’intrigues déroutantes.

Un Extrait page 62

La géographie de Paris. Parcourir, libre, avec la désinvolture d’un bonhomme à peu près normal, maître de ses couleurs et de ses sons, parcourir, dis-je, ces creux et ces bosses, vaincre le mystère de ces perspectives étincelantes, voilà à quoi je rêve depuis plus de vingt années. Plus de vingt années déjà. Le temps de voir une guerre gratter aux portes, les enfoncer à énorme fracas, s’enkyster, fermenter, s’éteindre enfin au moment où l’on s’étonne d’être là encore. Le temps de voir se pulvériser un grand nombre de taudis familiers au profit des industries sidérurgique, briquetière et procréatrice. Et tout cela ne veut rien dire, rien. Je ne sais rien, moi. Je n’ai pas de métier. C’est tout juste si je sais traire une bique.Si je suivais la courbe tonitruante du métro aérien, j’arriverais au point de départ. Le point de départ, c’est la place Denfert-Rochereau où veille le Lion de Belfort atteint d’un torticolis à force de regarder toujours du même côté. Mais il y a surtout les catacombes. Car c’est là, à la sortie des catacombes, que tout a commencé. (…)

L’Exposition Toyen au Musée d’Art Moderne

TOYEN, Mythe de la Lumière, 1946
TOYEN, Nouent, renouent, 1950
TOYEN, Le Paravent, 1966

TOYEN, Le Piège de la Réalité, 1971

L’Exposition Toyen s’est tenue au Musée d’Art Moderne à Paris du 25 mars au 24 juillet 2022.

Voici la présentation de cette expo par le musée :

Présentée successivement à Prague, Hambourg et Paris, cette rétrospective de l’œuvre de Toyen (1902-1980) constitue un événement qui permet de découvrir la trajectoire exceptionnelle d’une artiste majeure du surréalisme qui s’est servie de la peinture pour interroger l’image. Cent-cinquante œuvres (peintures, dessins, collages et livres venant de musées et de collections privées) sont présentées dans un parcours en cinq parties. Celles-ci rendent compte de la façon dont se sont articulés les temps forts d’une quête menée en « écart absolu » de tous les chemins connus.

Présentation de la peintre par le musée :

Née à Prague, Toyen traverse le siècle en étant toujours à la confluence de ce qui se produit de plus agitant pour inventer son propre parcours. Au coeur de l’avant-garde tchèque, elle crée avec Jindrich Styrsky (1899-1942) « l’artificialisme » se réclamant d’une totale identification « du peintre au poète ». À la fin des années 20, ce mouvement est une saisissante préfiguration de « l’abstraction lyrique » des années cinquante. Mais l’intérêt de Toyen pour la question érotique, comme sa détermination d’explorer de nouveaux espaces sensibles, la rapprochent du surréalisme. Ainsi est-elle en 1934 parmi les fondateurs du mouvement surréaliste tchèque. C’est alors qu’elle se lie avec Paul Eluard et André Breton.

Durant la seconde guerre mondiale, elle cache le jeune poète juif Jindrich Heisler (1914-1953), tandis qu’elle réalise d’impressionnants cycles de dessins, afin de saisir l’horreur du temps. En 1948, refusant le totalitarisme qui s’installe en Tchécoslovaquie, elle vient à Paris pour y rejoindre André Breton et le groupe surréaliste. Si elle participe à toutes ses manifestations, elle y occupe une place à part, poursuivant l’exploration de la nuit amoureuse à travers ce qui lie désir et représentation.

Singulière en tout, Toyen n’a cessé de dire qu’elle n’était pas peintre, alors qu’elle est parmi les rares à révéler la profondeur et les subtilités d’une pensée par l’image, dont la portée visionnaire est encore à découvrir.

(Source : Site Internet du Musée d’Art Moderne)

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D’autres Tableaux

TOYEN, Midi, Minuit, 1966, Collage
Ils me frôlent dans le sommeil, 1957
Mélusine

Des Poèmes de Nelly Sachs

Couverture chez Verdier

J’avais déjà présenté ce livre au mois d’octobre pour mon Mois sur la Maladie Psychique et je vous en reparle aujourd’hui, cette fois-ci dans le cadre des Feuilles allemandes puisque Nelly Sachs est une des principales poètes allemandes du 20è siècle, ayant témoigné de la douleur intense et du traumatisme de la seconde Guerre Mondiale et des Camps de Concentration, au même titre que Paul Celan ou la poète autrichienne Ingeborg Bachmann.

Note pratique sur le livre :

Genre : poésie
Titre : Partage-toi, nuit
Editeur : Verdier
Date de Publication en français : 2005
Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971
Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface)
Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)

Note sur Nelly Sachs :

Née à Berlin en 1891, morte à Stockholm en 1970, elle est issue d’une famille juive allemande et sera naturalisée suédoise après son exil. Elle commence à écrire à 17 ans et publie ses premiers poèmes en 1921. Elle échappe aux persécutions nazies mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont victimes de cette barbarie. Sa poésie, à partir de 1946 et jusqu’à sa mort, témoigne de cette douleur et de ce deuil insurmontable. Elle obtient le Prix Nobel de littérature en 1966.

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J’ai choisi quatre poèmes issus du recueil de 1962-1966 Les énigmes ardentes.

Page 84

Princesses du deuil,
qui remontera le filet de vos tristesses ?
Où auront lieu les inhumations ?
Quel détroit vous pleurera
avec l’étreinte d’une patrie intérieure ?

La nuit votre soeur
prend congé de vous
en ultime amante –

**

Page 103

Dans l’entre-temps
l’amour parfois voyage dans la clarté
lui qui brise en éclats
toute nuit protectrice

Trompette
lumière du Jugement dernier
à coups d’ailes d’aigle frémit le corps
enlevé trop haut –

**

Page 109

Droit au fond de l’extrême
sans jouer à cache-cache devant la douleur
Je ne peux que vous chercher
quand je prends le sable dans ma bouche
pour goûter alors la résurrection
car vous avez quitté mon deuil
Vous avez pris congé de mon amour
vous mes bien-aimés –

**

Page 110

Mais où trouver les paroles
celles éclairées par la mer primordiale
celles ouvrant-les-yeux
celles blessées d’aucune langue
celles dissimulées par les lumières-des-sages
pour ton ascension embrasée
les paroles
qu’un univers gouverné par le silence
entraîne dans tes printemps.

**

logo du défi créé par Goran
logo du défi créé par Goran

Des Poèmes d’Alejandra Pizarnik

Couverture chez Ypsilon

Ca fait longtemps que j’entends parler de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik et il m’est arrivé plusieurs fois de lire ses poèmes sur des blogues, avec un très grand plaisir.
J’ai donc acheté chez Gibert un recueil choisi au hasard, d’après son titre et mon humeur du moment : « Les travaux et les nuits », publié chez Ypsilon dans une traduction de Jacques Ancet, un livre écrit en 1965 par Alejandra Pizarnik, alors qu’elle résidait à Paris.

Cet article s’inscrit dans le Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022.

Note sur la poète

Alejandra Pizarnik, née en 1936 en Argentine, au sein d’une famille d’immigrants juifs d’Europe Centrale, fait des études de philosophie, de lettres et de journalisme et vit à Paris entre 1960 et 1964, où elle suit des cours à la Sorbonne et fréquente le milieu littéraire. Durant les années suivantes, après être rentrée en Argentine, elle publie ses ouvrages les plus importants. Après deux tentatives de suicide en 1970 et 1972, elle passe plusieurs mois en hôpital psychiatrique et se donne la mort le 25 septembre 1972, à l’âge de trente-six ans.

Note de l’éditeur sur ce livre (Extrait)

Publié en 1965 à Buenos Aires, LES TRAVAUX ET LES NUITS recueille les poèmes qui ont été pour la plus grande partie composés à Paris. Les trois parties qui le constituent évoquent les phases d’un amour marqué d’emblée par le sceau du poème. Une présence petit à petit s’étiole, Alejandra Pizarnik lutte, avec le langage et le corps, pour tenir aux côtés de l’autre d’abord incarné, puis, de plus en plus loin, pour faire face à l’autre de toujours devant le miroir.  » Pour elle a pris fin un voyage dont elle ne croit nous livrer qu’un contour, un dessin sur le mur ; pour nous en commence un autre. » écrit Olga Orozco au sujet de ce livre. (…)

**

Quelques Poèmes

Révélations

La nuit à tes côtés
les mots sont des clés – sont des clés.
Le désir de mourir est roi.

Que ton corps soit toujours
l’espace aimé des révélations.

**

Ta Voix

Embusqué dans mon écriture
tu chantes dans mon poème.
Otage de ta douce voix
pétrifiée dans ma mémoire.
Oiseau accroché à sa fuite.
Air tatoué par un absent.
Montre qui bat avec moi
pour que jamais je ne m’éveille.

**

Vert Paradis

J’ai été si étrange
quand voisine de lointaines lumières
je réunissais des mots très purs
pour créer de nouveaux silences

**

Chambre seule

Si tu oses surprendre
la vérité de ce vieux mur ;
et ses fissures, ses déchirures,
formant des visages, des sphinx,
des mains, des clepsydres,
sûrement viendra
une présence pour ta soif,
probablement elle s’en ira
cette absence qui te boit.

**

Mémoire

Harpe de silence
où la peur fait son nid.
Plainte lunaire des choses
qui signifie l’absence.

Espace à la couleur close.
Quelqu’un cloue et prépare
un cercueil pour l’heure,
un autre cercueil pour la lumière.

**

La Cloche de Détresse de Sylvia Plath

Couverture chez Gallimard

Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022, j’ai lu le très célèbre roman, d’inspiration autobiographique, de Sylvia Plath, où elle relate l’histoire de sa très grave dépression, depuis les tout premiers signes, à peine perceptibles, jusqu’à ses plus graves manifestations et les traitements médicaux dont elle fut la victime sous contrainte.
Il s’agit de l’unique roman écrit par Sylvia Plath, il fut publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas en 1963, à Londres, un mois avant le suicide de son autrice.

Note pratique sur le livre :

Editeur : L’Imaginaire, Gallimard
Première date de publication : 1963
Date de première publication en français : 1972
Traduit de l’anglais (américain) par Michel Persitz
Préface de Colette Audry
Note biographique de Lois Ames
Nombre de pages : 267

Rapide présentation :

Esther Greenwood est une brillante étudiante de dix-neuf ans. Avec onze autres concurrentes, elle vient de gagner un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode féminin. En cette qualité, les jeunes filles sont invitées à New York pour plusieurs semaines mais ce séjour n’est pas vraiment une réussite, bien qu’elles aillent de réceptions en réceptions et de fêtes en fêtes.
De retour dans sa petite ville d’origine, chez sa mère, Esther Greenwood sombre dans une grave dépression et les idées suicidaires l’envahissent de manière permanente. La consultation d’un psychiatre aux méthodes radicales et brutales, loin de la guérir, ne fait qu’aggraver son désespoir et son envie d’en finir.

Mon Avis très subjectif

Comme on peut s’y attendre, ce roman d’inspiration autobiographique reflète une grande souffrance et l’écrivaine décrit des événements particulièrement durs, des épisodes désagréables et parfois sanglants de son existence, des tentatives de suicide, des séances d’électro-chocs, des échecs, des incompréhensions avec ses amies ou avec ses possibles prétendants, des heurts avec sa mère, etc.
Pourtant, au début du livre, on a l’impression que l’héroïne a « tout pour être heureuse », pour reprendre une expression banale et superficielle. Elle est une étudiante brillante, elle vient de remporter un glorieux Prix de Poésie et se trouve invitée à New York pour festoyer, danser, se faire des relations, s’amuser et mener la belle vie, elle est courtisée par un étudiant en médecine séduisant, qui voudrait l’épouser et dont elle est amoureuse depuis plusieurs années… Et pourtant rien ne va.
On sent qu’Esther Greenwood est dégoutée par tout ça. Un dégoût qui trouve son expression littéraire dans la longue scène d’intoxication alimentaire avec le crabe avarié, quand toutes les lauréates du concours n’arrêtent pas de vomir, tombent inanimées et frôlent la mort.
Sylvia Plath aborde souvent le sujet de la condition féminine – particulièrement difficile dans les années 1950-60 aux Etats-Unis, la place des femmes étant principalement à la maison, et leurs libertés se trouvant réduites à l’extrême. Ce manque de liberté et ces perspectives restreintes semblent lui peser énormément car elle a visiblement de l’ambition et elle est consciente de son immense talent.
Certainement, elle avait un grand appétit de vivre, un fort désir d’épanouissement et de très hautes espérances, mais comme la société de son époque ne lui offrait que des opportunités médiocres et lui demandait de renoncer à beaucoup de ses ambitions, elle ne pouvait que se désespérer.
C’est un terrible gâchis, qu’on ait brimé et brisé les femmes de talent durant tant de siècles…
Bien que Sylvia Plath ait écrit ce livre dans une période de maladie, j’ai trouvé qu’elle gardait une lucidité et une acuité très vive – visiblement très consciente de tout ce qui lui arrivait – ce qui parait encore plus triste.
Un livre dur, éprouvant, mais dont l’écriture riche en images et en métaphores m’a paru superbe.


Un Extrait page 176

(…)
Quand les gens se rendraient compte que j’étais folle à lier – et cela ne manquerait pas de se produire malgré les silences de ma mère – ils la persuaderaient de m’enfermer dans un asile où l’on saurait me guérir.
Seulement voilà, mon cas était incurable.
Au drugstore du coin j’avais acheté quelques livres de poche sur la psychologie pathologique. J’avais comparé mes symptômes avec ceux qui étaient décrits dans les livres, et bien entendu, mes symptômes étaient ceux des cas les plus désespérés.
En dehors des journaux à scandales, je ne pouvais lire que des livres de psychologie pathologique. C’était comme si on m’avait laissé une petite faille grâce à laquelle je pouvais tout apprendre sur mon cas pour mieux en finir.
Je me suis demandé après le fiasco de la pendaison s’il ne valait pas mieux abandonner et me remettre entre les mains des docteurs. Mais je me suis souvenue du docteur Gordon et son appareil à électrochocs personnel. Une fois enfermée, ils pourraient m’en faire tout le temps. J’ai pensé aux visites de ma mère et de mes amis qui viendraient me voir jour après jour, espérant que mon état allait s’améliorer. Mais leurs visites s’espaceraient et ils abandonneraient tout espoir. Ils m’oublieraient. (…)

Trois Poèmes de Nelly Sachs

couverture du livre
Couverture chez Verdier

Dans le cadre de mon Mois sur la maladie psychique, qui est en fait réduit à une période de trois semaines cette année (1er au 20 octobre 2022), je vous parlerai de la poète suédoise d’origine juive allemande (et de langue allemande) et Prix Nobel de Littérature en 1966, Nelly Sachs (1891 à Berlin -1970 à Stockholm).

Note pratique sur le livre :

Genre : poésie
Titre : Partage-toi, nuit
Editeur : Verdier
Date de Publication en français : 2005
Dates de Publication en allemand : 1961, 1965, 1966, 1971
Traduit de l’allemand par Mireille Gansel (et postface)
Nombre de Pages : 227 (235 avec la postface)

Présentation de la poète

Nelly Sachs commence à écrire à l’âge de 17 ans et publie ses premiers textes, nouvelles et poèmes, dès le début des années 1920. Elle reçoit les encouragements et les conseils de Stefan Zweig et de Selma Lagerlöf, avec qui elle se lie. Dès 1940 elle peut échapper aux persécutions nazies en s’exilant à Stockholm avec sa mère mais plusieurs membres de sa famille et quelques uns de ses proches sont déportés dans les camps de concentration et victimes de cette barbarie. Nelly Sachs souffre dès lors de troubles psychiques et commence à témoigner par ses écrits de ces pages historiques douloureuses et tragiques. Amie de Paul Celan, avec qui elle entretient une longue correspondance, leurs œuvres à tous les deux cherchent à exprimer ce deuil insurmontable des survivants de la Shoah et le désir de mémoire. Les dernières années de la vie de Nelly Sachs furent marquées par son combat contre la maladie psychique et les séjours en hôpitaux psychiatriques, dont parlent, entre autres, ses derniers poèmes des années 60.

**

Ces trois poèmes sont extraits du dernier recueil de la poète, intitulé « Partage-toi, nuit » (écrits après 1966, jusqu’en 1970) et qui sont, selon l’éditeur, à la fois ses plus douloureux et ses plus émouvants, parmi l’ensemble de son œuvre.

Page 166

Blancheur dans le parc de l’hôpital

I

Dans la neige
va la femme
elle tient sur son dos
mal agrippés
en grand secret
des rameaux cassés avec leurs bourgeons
encore couverts de nuit

Elle cependant dans la démence toute silencieuse
dans la neige
regardant autour de soi, et grands ouverts
les yeux où
de tous côtés entre le néant –

Mais à la dérobée les lointains
dans sa main
se sont mis en mouvement –

II

Le silence abreuvé de tant de blessures
religion des orants qu’on a déjà emmenés
vit encore du martyre
toujours nouveau comme le printemps

**

Page 192

Je vous fais ici prisonnières
vous paroles
tout comme vous en m’épelant jusqu’au sang
me faites prisonnière
vous êtes les battements de mon cœur
vous comptez mon temps
ce vide marqué de noms

Laissez-moi voir l’oiseau
qui chante
sinon je croirai que l’amour ressemble à la mort –

**

Page 221

Ô vous mes morts
Vos rêves sont devenus orphelins
La nuit a recouvert les images
Envolée en chiffres, votre langue chante

La cohorte d’exode des pensées
votre legs migrant
mendie à mon rivage

Je suis inquiète
très effrayée
de saisir ce trésor avec ma vie si petite

Moi-même dépositaire d’instants
de battements de cœur, d’adieux
de blessures de mort,
où est mon héritage

Le sel est mon héritage

**

Des Poèmes de la Beat Generation

Couverture chez Bruno Doucey

J’avais acheté cette anthologie de poètes femmes de la Beat Generation au moment de sa parution en 2018 et sa faible qualité générale m’avait dissuadée d’en parler sur ce blog.
Cependant, à l’occasion de ce Mois Thématique sur l’Amérique, j’ai ressorti ce livre de mes étagères et me suis aperçue que trois ou quatre de ces poétesses étaient réellement talentueuses et intéressantes et c’est tout le problème de ces sortes d’anthologies féminines où l’on cherche à rassembler le maximum de poétesses, sans se soucier de leur intérêt respectif, alors qu’il serait plus judicieux et plus respectueux envers les femmes, de consacrer des recueils entiers et individuels aux trois ou quatre poétesses qui sont vraiment remarquables.
Bref, il est bien dommage de chercher à publier les femmes « par lots d’une dizaine », comme une sorte de fournée indéterminée où toutes sont supposées équivalentes et chacune réduite à la portion congrue et où aucune n’est mise en valeur ni développée selon sa personnalité…
A chaque fois, ça m’agace mais je vais finir par m’habituer à cette mode persistante !

Note pratique sur le livre

Genre : Poésie
Editeur : Bruno Doucey
Année de publication en français : 2018
Anthologie établie par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet
Nombre de Pages : 197

Note biographique sur Diane di Prima (née en 1934)

Elle est l’auteure de Mémoire d’une beatnik (1968), son seul ouvrage traduit en français, où elle relate une époque placée sous le signe de la liberté sexuelle et de la drogue. Elle étudie le bouddhisme, le sanscrit, le gnosticisme et l’alchimie. Activiste politique, elle incarne la transition entre le mouvement beat et le mouvement hippie. Elle a publié plus de quarante livres aux Etats-Unis, au cours de sa vie. (Source : Editeur, résumé par mes soins).

Note biographique sur Janine Pommy Vega (1942-2010)

A l’âge de 16 ans elle découvre Sur la route de Kerouac, ce qui constitue son « baptême beat ». Elle part pour New York afin de rencontrer des artistes et écrivains beats. Elle entreprend des voyages en Europe avec son mari, le peintre péruvien Fernando Vega, qui meurt d’une overdose peu de temps après. Elle écrit le recueil poétique Poèmes à Fernando, représentatif de la beat génération. Poète engagée, elle fut une voyageuse inlassable. (même Source que précédemment)

Note biographique sur Anne Waldman (née en 1945)

Cette poète et performeuse fait partie de ce qu’elle appelle « une seconde génération beat ». Au milieu des années 60 elle rencontre le grand poète beat Allen Ginsberg qui la surnomme sa « femme spirituelle ». Pendant quelques années elle dirige le Saint Mark’s Poetry Project qui accueillera la quasi totalité des poètes beats et deviendra un lieu essentiel pour la nouvelle poésie expérimentale. Elle est une des principales précurseurs du slam. Engagée politiquement et influencée par le bouddhisme tibétain, ses poèmes témoignent de ces inspirations. (Source : voir supra)

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(Page 79)

Chanson pour Baby-O, à naître

Mon ange
quand tu sortiras
tu trouveras
une poète ici
pas tout à fait le choix idéal

Je ne peux pas te promettre
que tu n’auras jamais faim
ou que tu ne seras jamais triste
sur ce globe
détruit
brûlé

mais je peux t’apprendre
mon chéri
à aimer assez
pour te briser le coeur
à jamais

Diane di Prima

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(Page 143)

Poème contre les interminables récitals
de poésie de masse

Ô tyrannie des poètes rassemblés
assiégeant les oreilles & les muscles des épaules
la lame craque dans ma mâchoire &
j’ai mal au crâne.
Lourde fourbe sournoiserie
Par laquelle ils nous attroupent
& nous entassent –

Ô les bras longs et fins & les oreilles bombardées !

Je mets des heures à me détendre
/ les mains fermes se crispent sur la nappe,
& je bois comme jamais
/ énervée & livide

Ô faites vos preuves avant de me prendre
de haut,
Poètes !
en silence / les anges respirent.

san francisco / printemps 67

Janine Pommy Vega

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(Page 169)

D’après Mirabai

XVIè siècle, Inde

Anne est devenue folle elle est dans un état, c’est sans espoir
On ne peut plus l’aider, c’est sans retour
Elle frappe son tambour
Elle frappe son tambour dans le temple intérieur
Au son du tambour elle répète
« Bouddha, Bouddha »
C’est la mélodie la plus douce qui soit

Une vasque est cassée, l’eau est renversée
Son âme qu’elle appelle « cygne » s’envole
Le corps d’Anne lui est devenu étranger
C’est un étranger
Anne est devenue folle, extatique
Elle est dans un état, c’est sans espoir
On ne peut plus l’aider, c’est sans retour

Elle parle à tout le monde
Partout par les rues & les places
Elle dit qu’elle restera pour toujours aux pieds de son maître
Elle a finalement rencontré le maître en elle-même
Maintenant elle est Reine de son univers.

Anne Walden

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Goodbye Colombus de Philip Roth

Couverture chez Folio

Vous savez que je consacre ce mois de juin à la littérature américaine et j’ai choisi de lire le tout premier livre de Philip Roth (1933-2018), publié en 1959 alors qu’il avait seulement vingt-six ans, et grâce auquel son talent littéraire a été d’emblée reconnu et salué par la critique comme par les lecteurs.
Je précise que ce livre est à la base un recueil de six nouvelles mais Folio n’a visiblement retenu qu’une seule d’entre elles, la plus longue et la plus emblématique, pour la proposer dans cette édition bilingue.

Note pratique sur le Livre

Editeur : Folio bilingue
Première date de parution aux Etats-Unis : 1959
Date de parution en France : 1962
Traduit de l’américain par Céline Zins
Nombre de pages : 336

Présentation du Livre

Neil Klugman est un jeune bibliothécaire de vingt-trois ans, issu d’une famille assez modeste, juive mais il est peu intéressé par la religion ou par l’esprit communautaire. Un jour, il croise à la piscine une séduisante jeune fille qui lui demande de tenir ses lunettes pendant qu’elle plonge. Ayant réussi à obtenir ses coordonnées il lui téléphone et, assez vite, une relation amoureuse se noue entre eux. La jeune fille, Brenda, est également juive mais sa famille est beaucoup plus croyante et pratiquante que celle de Neil. De plus, il s’agit d’une famille très riche, qui a fait fortune en vendant des lavabos et des éviers, et qui a adopté le mode de vie hyper-sain et hygiéniste des américains parvenus, basé sur le sport à outrance, le culte de la performance, l’ingestion de fruits frais et l’amour du travail acharné. Les différences culturelles entre le jeune homme et la jeune fille, d’abord peu importantes et plutôt amusantes, vont finir par apparaître de plus en plus gravement, jusqu’à devenir difficilement surmontables. (Source : moi)

Mon avis

Ce livre nous apparaît d’abord comme une histoire d’amour mais assez vite on se rend compte que l’aspect sentimental n’est pas du tout le propos de l’auteur et que les relations de couple servent en réalité de prétexte à la confrontation de deux mondes, à la lutte sociale et culturelle entre riches et pauvres, entre, d’un côté, les individualistes épris de modernité et de liberté – représentés ici par Neil Klugman – et, de l’autre côté, les défenseurs de valeurs plus traditionnelles et communautaires, illustrés de manière exemplaire par chaque membre de la famille Patimkin.
L’humour et l’ironie de Philip Roth sont particulièrement piquants quand il s’agit de dépeindre les différents personnages et les traits saillants de leur milieu social et de leurs mœurs habituelles, ce qui dresse une satire divertissante de l’Amérique des années 60. Souvent, la tournure d’esprit humoristique de Philip Roth m’a rappelé celle de Woody Allen dans ses premiers films, un second degré auquel on peut difficilement résister.
Au fur et à mesure qu’on se rapproche du dénouement, le côté dramatique et douloureux des choses commence à affleurer de plus en plus, comme si la plaisanterie tournait peu à peu à la grimace et aux larmes, et ce glissement d’humeur m’a paru très bien fait, prenant et réussi.
Un livre qui jongle avec des émotions contradictoires et qui nous fait passer par toutes sortes d’états et de réflexions, des plus drôles aux plus amères. J’ai beaucoup aimé.

Un Extrait page 89

La journée commença, semblable à n’importe quelle autre. De derrière le guichet de l’étage principal, je regardais les adolescentes sexy aux seins hauts monter à pas saccadés le large escalier de marbre menant à la grande salle de lecture. Cet escalier était une imitation de l’un de ceux qui se trouvent quelque part à Versailles, bien que, dans leurs pantalons toréador moulants et leurs pulls, ces filles de cordonniers italiens, d’ouvriers de brasserie polonais et de fourreurs juifs n’aient guère l’air de duchesses. Elles ne valaient pas Brenda non plus, et si un quelconque éclair de désir me traversa pendant cette lugubre journée, ce ne fut que pour la forme et pour passer le temps. Je jetais quelquefois un coup d’œil à ma montre, pensais à Brenda, attendais l’heure du déjeuner puis, après le déjeuner, le moment où j’allais prendre en charge le guichet des renseignements, là-haut, et où John McKee, qui n’avait que vingt-et-un ans mais portait des bandes élastiques autour des manches, allait descendre tranquillement l’escalier pour s’occuper consciencieusement de tamponner la sortie et le retour des livres. (…)