Quelques poèmes d’Yves Barré

Ces poèmes sont parus chez Polder (numéro 180) dans le recueil Quasi-poèmes, qui date de 2018.

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Désert

Plus une seule branche
à cent pieds à la ronde ;
l’oiseau a dû se percher
sur un peu d’air
oublié là.

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Une malpolie

Bien qu’elle entre chez toi
sans frapper
tu restes au tapis.

La mort ne prend
pas de gants.

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Coloriste

A force de peindre
des couchers de soleil,
il n’avait plus
dans ses tubes
qu’un coin de ciel bleu.

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Un futur proche

Je ne sais pas
ce qui m’attend
mais
ce qui m’attend
ne sait pas non plus
qu’il va devoir
composer avec moi.

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Pour une nuit d’amour, d’Emile Zola

J’ai entendu parler de ce livre grâce au blog Une vie des livres, que je vous invite à découvrir ici.

Pour une nuit d’amour est une longue nouvelle. Bien que son titre nous évoque une romance sentimentale, il s’agit plutôt d’une histoire dramatique, d’une sombre affaire de duperie.
Le héros est un jeune homme robuste et timide, épris de sa routine, travailleur, rêveur, dont le seul loisir est de jouer de la flûte le soir à sa fenêtre. Mais ce loisir bien innocent va le mettre en contact avec sa voisine d’en-face, la jeune Thérèse de Marsanne, dont le teint pâle, la bouche rouge et le front hautain vont éveiller ses sentiments. Mais elle est si belle, si noble, qu’elle lui paraît inaccessible. Pendant de nombreux mois, elle feint de l’ignorer et de mépriser sa musique. Pourtant, contre tout attente, un beau jour, elle lui fait signe, à lui qui est laid et insignifiant. Quelle est la cause de ce soudain revirement ? Il va découvrir une raison effrayante.

Dans cette nouvelle, le personnage féminin de Thérèse de Marsanne est particulièrement maléfique et froidement calculateur, et elle m’a rappelé certains personnages féminins des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, et il y a d’autres détails qui semblent directement inspirés de ces fameuses nouvelles, comme l’idée de jeter un cadavre embarrassant par la fenêtre.
Mais il s’ajoute dans la nouvelle de Zola une dimension sociale intéressante : la jeune fille porte un grand nom, elle est riche, et le jeune homme est un employé de bureau de condition très modeste. Si elle trouve normal de se servir de lui et de lui donner des ordres, c’est assurément à cause de son caractère dominateur mais aussi à cause de leur différence sociale. Et s’il se laisse mener par le bout du nez c’est également pour cette raison, et pas seulement par amour.

Une nouvelle qui réserve beaucoup de surprises jusqu’à la fin, et dont le style est tout à fait magnifique !

Permanent Vacation, de Jim Jarmusch

Permanent Vacation est le premier film de Jim Jarmusch, réalisé en 1980, et il s’agit plus précisément de son film de fin d’études, réalisé avec peu de moyens, et relativement court puisqu’il dure 75 minutes.
Ce film a pour héros un jeune homme d’une vingtaine d’années, Aloysious Parker, fan de Charlie Parker et lecteur de Lautréamont, qui déambule sans but dans les quartiers les plus délabrés de New York, parmi les paumés et les dingues avec qui il échange parfois quelques mots ou se contente d’écouter leurs monologues plus ou moins cohérents, plus ou moins absurdes.
Au début du film, nous croyons comprendre qu’Aloysious (« Allie ») recherche sa mère, mais lors de son entrevue avec elle dans l’asile psychiatrique où elle est internée, il semble tout à fait détaché d’elle, concluant leur bref échange de paroles par un laconique « tu es folle » après quoi ils n’ont plus rien à se dire.
Nous croyons ensuite comprendre que notre héros recherche le bâtiment où il est né « bombardé par les chinois » ou sans doute par les vietnamiens, et cette irruption de la guerre du Vietnam en plein New-York est l’occasion d’une scène fortement teintée de surréalisme, qui n’est pas sans intérêt.
Puis c’est une longue errance, où l’ennui le dispute à la solitude – aussi bien pour Aloysious que pour le spectateur qui se fatigue de toutes ces rencontres sans queue ni tête.
Un regain d’intérêt nous happe un instant, lorsqu’Aloysious vole une voiture et la revend pour 800 dollars, après quoi notre héros décide de quitter l’Amérique pour s’installer à Paris qui devrait être sa Babylone.

J’ai trouvé que ce film était très représentatif de l’atmosphère des années 80, avec une esthétique punk du délabrement et de la saleté urbaine, sans compter l’attitude froidement apathique et dégingandée d’un héros à la voix traînante et monocorde. Je crois que ce style a très mal vieilli et qu’on ne peut pas construire tout un film sur une suite de postures et d’attitudes – aussi avant-gardistes soient-elles.
Il y a deux ou trois scènes intéressantes mais elles sont sans réel lien les unes avec les autres, et donnent une impression d’errance décousue.
La bande son m’a paru très travaillée, mêlant musiques dissonantes et bruitages oppressants, à côté des voix humaines.
Malgré tout, c’est assez amusant de voir en germe dans ce film quelques idées qui seront reprises ultérieurement par Jarmusch dans d’autres films, et de manière plus réussie.

Bref, je conseillerais ce film à un fanatique de Jim Jarmusch, ou de l’esthétique des années 80.

La Presqu’île de Julien Gracq

J’ai lu ce recueil de nouvelles parce que je suis très admirative du style de Julien Gracq, dont j’ai apprécié Les Carnets du Grand Chemin, par exemple, ou encore Un beau ténébreux.
Si j’ai retrouvé avec un plaisir toujours intact la superbe écriture de Gracq – poétique, sensuelle, riche d’évocations multiples – j’ai cependant eu beaucoup de mal à avancer dans la longue nouvelle centrale qui donne son titre au recueil entier : une nouvelle qui se résume à une interminable errance en voiture à travers la presqu’île de Guérande, et qui est le prétexte à enchaîner des descriptions de paysages pendant des centaines de pages, sans autre but que de nous dépeindre le champ visuel de l’unique personnage central, dont le sort nous devient très vite indifférent car nous comprenons qu’il ne se passera rien, que le paysage qui défile ne nous mènera nulle part.
J’ai par contre beaucoup mieux aimé les deux nouvelles qui encadrent La Presqu’île : La Route et Le roi Cophetua. Ces deux nouvelles, également riches en descriptions, et dans lesquelles il ne se passe pas grand-chose non plus, réussissent cependant à créer un climat d’étrangeté, une tension mystérieuse, grâce à des présences féminines qui soulèvent de multiples questions et Gracq sait admirablement instiller l’incertitude dans l’esprit du lecteur, sans qu’on puisse pour autant parler de suspense car le sentiment éprouvé est plus subtil.
Il m’a semblé qu’à travers ces trois nouvelles, Gracq cherchait à rompre avec toute péripétie ou anecdote : il crée des atmosphères, des tableaux qui se succèdent, avec une grande attention portée aux décors et aux lieux, et une place extrêmement réduite accordée aux personnages ou à leur psychologie.
On ne peut pas nier que Gracq soit un virtuose de la description : capable de peindre la moindre nuance de couleur, les odeurs, les textures, les phénomènes climatiques … mais il me manque, en lisant La Presqu’île, une histoire, des personnages auxquels m’intéresser.

Un livre à réserver aux esthètes !

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Extrait page 104 (dans la 2è nouvelle, La Presqu’île)

(…) La route longea un instant la coulée d’une prairie spongieuse d’où pointaient quatre ou cinq peupliers, grelottant de toutes leurs feuilles, époumonés dans l’haleine du large : il reconnut à la moue qui se forma sur ses lèvres le petit mouvement de dépit que lui donnaient toujours ces trembles dépaysés, cette enclave molle des prairies de la Loire transplantée au pays des pins ; ici, dans son royaume au bord de la mer, on touchait à une autre terre ; tout aurait dû être différent. Ces approches de la plage masquées jusqu’au dernier moment lui faisaient battre le cœur plus vite : plus vivantes, plus éveillées presque que la mer – comme un théâtre où on entrerait que par les coulisses. (…)

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Extrait page 220 (dans la troisième nouvelle, Le roi Cophetua)

Je dînai très silencieusement. Dès que j’étais seul, je n’entendais plus que le léger bruit fêlé, trémulant, des figurines de verre qui tressautaient sur le plateau de la crédence. De temps en temps, un craquement de meuble semblait s’éveiller d’un sommeil de musée, comme si depuis trois ans la maison n’eût pas été rouverte. Je n’avais pas faim. Je ressentais toujours cette constriction de la gorge qui ne m’avait pas quitté depuis que j’étais entré dans la maison. Mais l’inquiétude, les mauvais pressentiments, n’y avaient plus autant de part. Mon regard se relevait malgré moi sur le miroir bas qui me faisait face – je guettais le moment où derrière moi, dans le rectangle de la porte ouverte, la femme de nouveau s’encadrerait.(…)

Un poème d’amour de Victor Ségalen

J’ai trouvé ce poème d’amour dans la revue poétique Friches numéro 129 du printemps 2019 qui consacrait un petit dossier à Victor Segalen (1878-1919) à l’occasion du centenaire de sa mort.
Grand voyageur, médecin de la Marine, romancier, essayiste, auteur de théâtre, interprète et traducteur du chinois, mais aussi archéologue, Victor Segalen a déployé au cours de sa brève existence une multitude de talents et, en tant que poète, il est surtout connu pour son recueil Stèles.

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Mon amante a les vertus de l’eau
(Stèle « orientée »)

Il est impossible de recueillir l’eau répandue

Mon amante a les vertus de l’eau : un sourire clair, des gestes coulants, une voix pure et chantant goutte à goutte.
Et quand parfois – malgré moi – du feu passe dans mon regard, elle sait comment on l’attise en frémissant : eau jetée sur des charbons rouges.

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Mon eau vive, la voilà répandue, toute, sur la terre !

Elle glisse, elle me fuit ; – et j’ai soif, et je cours après elle.

De mes mains je fais une coupe. De mes deux mains je l’étanche avec ivresse, je l’étreins, je la porte à mes lèvres :

et j’avale une poignée de boue.

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Vous pourrez retrouver ce poème dans la revue Friches ou dans le recueil Stèles paru chez Poésie-Gallimard.

Le côté de Guermantes II de Marcel Proust


Depuis deux ou trois ans, je tente de lire d’une manière très progressive La Recherche du temps Perdu, et j’avais parlé ici des trois premiers tomes, lus avec grand plaisir.

Le Côté de Guermantes I se terminait par une attaque cardiaque de la grand-mère du narrateur dans un jardin public et nous retrouvons, au début du tome suivant, la grand-mère malade, alitée à la suite de cette attaque, tandis que toute sa famille s’active à son chevet pour adoucir ses derniers instants. Peu de temps après la mort de cette grand-mère tant aimée, le narrateur retrouve Albertine et ils échangent un mémorable baiser. Le narrateur entame une vie mondaine dans le salon de la duchesse de Guermantes : il était amoureux d’elle au livre précédent mais il ne l’est plus désormais. Il rencontre plusieurs aristocrates comme le Prince d’Agrigente ou la Princesse de Guermantes lors de cette soirée. Après la soirée, le narrateur se rend chez Monsieur de Charlus chez qui il est attendu, mais le baron se montre extrêmement versatile et capricieux, tantôt insultant, tantôt aimable. A la fin du livre, nous retrouvons le duc et la duchesse de Guermantes : alors qu’ils se rendent à une soirée mondaine, ils reçoivent la visite de Swann qui leur apprend qu’il est atteint d’une maladie incurable et qu’il est condamné à très court terme.

Ce deuxième tome du Côté de Guermantes m’a semblé, tout comme le premier, axé plus particulièrement sur la vie mondaine du narrateur et sur les diverses conversations qu’il a pu entendre dans ces salons aristocratiques, avec les mots d’esprit plus ou moins méchants de la duchesse de Guermantes, avec les mentalités de cette noblesse raffinée qui affecte de ne pas attacher d’importance aux grands noms et aux particules mais qui, tout de même, ne se marie pas avec n’importe qui, et qui montre dans ses réactions et ses relations une certaine mesquinerie mêlée à de la grandeur d’âme. Les moindres nuances des caractères et des mentalités de tel ou tel personnage ou de telle ou telle famille sont observées et décrites dans les plus infimes détails. Lors de cette soirée, le narrateur a l’occasion de s’apercevoir que le monde des noms et le monde de la réalité sont deux choses bien distinctes et si certains noms l’ont fait rêver (Guermantes, Agrigente), les personnes qui portent ces noms n’ont aucun rapport avec ses rêves.
J’ai aussi bien aimé la soirée surprenante en tête-à-tête avec Monsieur de Charlus, qui s’avère être un personnage à la fois cocasse, excentrique, et un peu inquiétant par ses colères outrancières et son sentiment de supériorité, peut-être « un peu fou » comme le décrit la duchesse de Guermantes. On sent que ce personnage va prendre encore davantage d’ampleur dans le tome suivant : Sodome et Gomorrhe, que je suis curieuse de découvrir dans quelques jours.

Une lecture qui m’a encore une fois beaucoup plu, malgré certaines petites longueurs qui ne m’ont pas trop incommodée.

Un extrait d’Aurélia de Nerval

J’avais essayé de lire ce grand classique de la littérature romantique dans les années 90, mais n’étais pas du tout rentrée dans ce monde onirique et j’avais abandonné.
J’ai donc retenté il y a quelques jours, et j’ai beaucoup plus apprécié cette prose poétique étrange, tantôt merveilleuse tantôt douloureuse.
Nerval nous immerge dans son délire, nous suivons le fil incohérent de ses pensées, de ses interprétations et de ses impulsions comme si nous étions plongés dans un rêve ou un cauchemar.

Voici un extrait page 88 :

C’est ainsi que je m’encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? Le sommeil occupe le tiers de notre vie. Il est la consolation des peines de nos journées ou la peine de leurs plaisirs ; mais je n’ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos. Après un engourdissement de quelques minutes une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l’espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort. Qui sait s’il n’existe pas un lien entre ces deux existences et s’il n’est pas possible à l’âme de le nouer dès à présent ?
De ce moment je m’appliquais à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l’état de veille. Je crus comprendre qu’il existait entre le monde externe et le monde interne un lien ; que l’inattention ou le désordre d’esprit en faussaient seuls les rapports apparents, – et qu’ainsi s’expliquait la bizarrerie de certains tableaux, semblables à ces reflets grimaçants d’objets réels qui s’agitent sur l’eau troublée. (…)

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