Le Paradis est une lecture continue, de Virginia Woolf

Couverture chez La Part commune

Ce livre m’a été très gentiment offert l’année dernière par Ana-Cristina et, comme je l’ai beaucoup apprécié, je l’ai relu une seconde fois cette année car il rentre parfaitement dans le cadre du Printemps des Artistes.
Effectivement, ce petit livre de Virginia Woolf nous propose quatre portraits de grands écrivains américains : Henry David Thoreau, Herman Melville, le poète Walt Whitman et « l’Helen de Poe », c’est-à-dire la poétesse américaine Sarah Helen Power Whitman (1803-1878) qui fut une égérie d’Edgar Allan Poe.

Note Pratique sur le livre

Editeur : La Part commune
Dates de parutions initiales : 1917 et 1919
Traduit, présenté et annoté par Cécile A. Holdban
Nombre de pages : 61

Quatrième de Couverture

Quand la grande romancière anglaise se propose de rendre visite à quatre des plus grands noms de la littérature américaine du dix-neuvième siècle, le lecteur est assuré d’un dépaysement enthousiasmant. En effet, sans s’éloigner des grandes lignes de leurs vies et de leurs œuvres, Virginia Woolf n’en dresse pas moins un portrait personnel, curieux, malicieux, et forcément hors des sentiers battus.

Mon Avis

J’avais déjà eu l’occasion d’admirer la plume raffinée et l’intelligence aiguisée de Virginia Woolf dans son roman « Les vagues » et dans son essai « Une chambre à soi » mais, dans ce livre-ci, j’ai pu découvrir également son sens de la psychologie et un esprit critique extrêmement pénétrant. Concernant le dernier chapitre, sur Edgar Poe (1809-1849), elle fait preuve d’une ironie et d’une causticité vraiment réjouissantes et c’est rafraîchissant de la voir si irrévérencieuse avec un écrivain  universellement admiré et hautement respecté. Elle n’hésite pas à le traiter de « serpent irrécupérable » et à qualifier ses lettres d’amour d’ennuyeuses.
A contrario, le chapitre consacré à Thoreau (1817-1862) – le plus développé des quatre – témoigne d’une admiration très forte et sans restriction. Sa compréhension de Thoreau semble très profonde, marquée par l’empathie. À aucun moment elle ne porte de jugement sur son « égoïsme » (c’est elle qui emploie ce mot) et, bien au contraire, elle voit cette attitude individualiste comme une sorte d’élévation spirituelle et morale. Elle nous parle de l’influence du Transcendantalisme sur Thoreau. Elle évoque son amour de la nature plutôt que celui de la société humaine – les deux étant probablement antagonistes, selon lui.
Le chapitre sur Walt Whitman (1819-1892) – le plus court et le plus lyrique des quatre – nous montre la grande sympathie de Virginia Woolf pour l’auteur de « Feuilles d’herbe« . Elle en fait un portrait très flatteur en nous le présentant comme un homme simple, chaleureux et accessible, qui se contentait d’un mode de vie très fruste. Elle nous parle aussi des jugements de Whitman sur certains hommes de lettres de son temps. 
Dans le chapitre sur Melville (1819-1891) elle se concentre sur ses deux premiers romans, qui ne sont pas les plus connus et dont je n’avais pas entendu parler : « Taïpi » (1846) et « Omoo » (1847). Ces deux romans se déroulent dans les îles Marquises, auprès des populations autochtones, et inspirent à Virginia Woolf de belles réflexions sur le bonheur – l’idée, en particulier, qu’une existence continuellement heureuse ne pourrait pas être satisfaisante.
Un livre vraiment intéressant, riche en belles réflexions, qui nous renseigne non seulement sur ces quatre figures majeures de la littérature américaine mais aussi sur la personnalité complexe et la grande exigence – littéraire et morale, me semble-t-il – de Virginia Woolf.

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Un Extrait page 23
(Sur Henry David Thoreau)

(…) Force est de dire que peu de gens s’intéressent à eux-mêmes autant que Thoreau s’intéressa à lui-même, car si nous sommes doués d’un intense égoïsme, nous faisons de notre mieux pour l’étouffer afin de vivre en bons termes avec nos voisins. Nous ne sommes pas assez sûrs de nous-mêmes pour briser complètement l’ordre établi. Telle fut l’aventure de Thoreau ; ses livres sont le récit de cette expérience et de ses résultats. Il a fait tout ce qu’il a pu pour augmenter sa compréhension de lui-même, pour encourager tout ce qui était particulier en lui, pour se soustraire au contact de toute force susceptible d’interférer avec ce don extrêmement précieux de la personnalité. C’était son devoir sacré, non pas envers lui seul mais envers le monde, et un homme n’est guère égoïste s’il est égoïste à une si grande échelle. En lisant Walden, récit de ses deux années passées dans les bois, nous avons le sentiment de voir la vie à travers une loupe très puissante. Marcher, manger, débiter des bûches, lire un peu, observer l’oiseau sur la branche, se préparer son repas : toutes ces occupations, quand elles sont raclées, nettoyées et ressenties à neuf, s’avèrent merveilleusement vastes et brillantes. (…)

*

Un Extrait page 60
(Sur Edgar Poe)

(…) Aussi cynique que cela paraisse, nous doutons que Mrs. Whitman ait perdu autant que ce qu’elle a gagné avec la fin malheureuse de son histoire d’amour. Ses sentiments pour Poe étaient probablement davantage ceux d’une bienfaitrice que d’une amante car elle était de ces personnes qui « croient pieusement que les serpents peuvent s’amender. On ne peut y parvenir qu’à force de patience et de prière – mais les résultats sont merveilleux ».
Ce serpent-là était irrécupérable ; on le ramassa, inconscient, dans la rue, et il mourut un an plus tard. Mais il a laissé derrière lui une moisson de reptiles qui mirent à rude épreuve la patience de Mrs. Whitman et eurent besoin de ses prières jusqu’à sa mort. Elle devint l’autorité reconnue sur Poe, et chaque fois qu’un biographe avait besoin d’informations ou que la vieille Mrs. Clemm avait besoin d’argent, ils s’adressaient à elle. Elle devait régler les discordes entre les différentes dames qui affirmaient avoir été la plus aimée, et maintenir la paix entre les historiens rivaux, car on n’a pas encore tranché pour savoir si une femme est plus vaniteuse en amour qu’un auteur l’est de son œuvre. (…)

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Logo du Défi, créé par Goran

Deux Poèmes de Régis Lefort

Couverture chez Gallimard

J’ai découvert ce recueil poétique chez Gibert, son titre « Des arbres » a attiré mon attention. Après l’avoir feuilleté quelques minutes, j’ai apprécié ces proses raffinées et recherchées et j’ai décidé de l’acheter.
Les rythmes ressemblent souvent à des alexandrins, les jeux sur les mots, sur les sens et sur les sonorités s’entremêlent de façon troublante, les phrases adoptent parfois des tournures curieuses, syntaxes rares, interruption inattendue ou choix de mot qui désoriente. La plupart des proses s’attachent à une espèce d’arbre particulière : catalpa, olivier, if, cerisier, sapin bleu, mimosa, tulipier, marronnier, oranger (cf ci-dessous), etc. Mais certains autres textes évoquent un arbre en général, tel celui sur la neige (à retrouver ci-après). L’auteur cite Ponge comme non-référence. J’ai aussi pensé à Prévert, qui a lui aussi consacré un recueil aux arbres – intitué « Arbres » – d’une tonalité totalement différente.

Biographie succincte du poète

Régis Lefort, né en 1962 à Bayonne, est un poète et écrivain français. Agrégé de Lettres modernes, il fait sa thèse sur Henry Bauchau. Maître de conférence à l’Université d’Aix-Marseille à partir de 2008. Il est animateur d’ateliers d’écriture poétique en partenariat avec le cipM et à l’université du temps libre de Marseille. Participe à la revue Nu(e) et à Poezibao.

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Page 29

Arbre dessous la neige. Arbre chandelier blanc. Arbre lent, arbre immense sous les cristaux de feu. Arbre luminescent dont deux petits miroirs renvoient la silhouette. Arbre qui se dessine où le cœur apparaît, neige et bois conjugués jouant de leur essence quand tout se veut discret, funèbre, effrayant. Peut-on ainsi poursuivre la vie végétative, la vie des arbres nus perdus dans la blancheur ? Quel manteau porte en lui la peur et le courage ? Quel manteau merveilleux, quelle pureté trouble et autant dans le bois au jour du jour enfoui ? Quelle sous une couche égale et dételée dans les branches qui, blanches, inquiètent et pétrifient sous le soleil gelé ? Puis la fonte hésite, chaleur et froid partagent leurs brûlures communes, tatouent la peau glaciaire d’un rouge indélébile. L’arbre soumet son corps, déneigé et nouveau. L’hibernation cesse. La vie revient toujours par la couleur champêtre. Il n’est que la saison pour rappeler la forme et naissante à l’oiseau, et peut-être joviale.

*

Page 51

Des orangers comme une averse. Des orangers à l’horizon. Pointes d’oranges semées à l’œil dans la verdure des agrumes sur le feuillage de saison pour un mariage que rien n’embrume. Comme un sapin qui voudrait fuir l’orange unique de Noël en ne portant qu’une guirlande. Descend l’orange dans la vallée, s’engouffre bercée vers la mer. Les orangers de Valencia vers Alicante s’enluminent et, sous la chaleur écrasante, rien n’est plus doux que leur éclat. L’acidité de chaque fruit consume comme libellule ce que le corps boit de sucré où le soleil est tarentule. À même l’orange vermeille, qui n’est pas l’orange de Ponge, le buveur joue de l’expression, une expérience un peu amène entre vases communicants. Mon orange n’est pas express, elle ne se presse ni ne se froisse. Elle aime la lenteur pareille aux lenteurs qu’aimait autrefois. Quand certains n’ont que la vitesse, d’autres ont la charrette à bras. Mon orange ne connait là ni dépression ni oppression. Un peu de son sang pur éveille et va de rage à l’expression. 

Louange des mousses de Véronique Brindeau

Ce livre m’a été offert par mon amie Pascale, grande spécialiste de la littérature japonaise, et j’étais d’abord très intriguée et étonnée par le titre et le sujet de cet essai. J’avoue que ma première réaction fut de me dire : « Un livre sur la mousse ! Comme c’est bizarre ! Qu’est-ce qu’il y a donc de tellement spécial à raconter sur les mousses ? ». Et puis, dès les premières pages j’ai été complètement captivée et charmée ! Déjà par l’écriture subtile et raffinée de Véronique Brindeau et par la beauté des photos qui accompagnent son texte – mais aussi par la richesse du contenu : cette ouverture vers la pensée et la culture nippones, dans toutes leurs finesses, leur spiritualité et leur sens esthétique. 

Note Pratique sur le livre 

Éditeur : Philippe Picquier 
Année de publication : 2018
Genre : Essai littéraire 
Nombre de pages : 110

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Un Extrait de la Quatrième de Couverture

C’est au Japon que l’on cultive et admire les mousses modestes, que l’Occident ignore si souvent.
En elles se lisent l’éternité des dieux, la constance du cœur, l’accord avec le temps qui passe et se dépose sur les pierres.
Entrer dans l’univers des mousses, c’est accéder à ces valeurs fondamentales de l’esthétique japonaise : sobriété, naturel, goût pour la patine et les marques du temps que l’on nomme sabi, simplicité élégante et teintée d’archaïsme, doublée d’un attrait pour la quiétude et le retrait du monde que l’on nomme wabi.
(…)

Résumé et Avis

En Occident les jardiniers pourchassent généralement les mousses (envahissantes et nuisibles pour les gazons) mais au Japon on les cultive très volontiers et avec beaucoup de respect. Chez les japonais on distingue ainsi plusieurs centaines de noms différents pour les mousses alors qu’en Europe la terminologie est très limitée. 
La mousse est souvent présente au pied des bonsaïs : ce dernier a besoin d’être taillé par le jardinier tandis que la mousse s’adapte à toutes les échelles. 
L’écrivaine fait une très jolie comparaison entre la mousse et la neige : les deux enveloppent les objets en arrondissant les formes, en adoucissant les contours et les deux confèrent aux paysages la même sorte de magie.
Véronique Brindeau nous parle de plusieurs jardins japonais célèbres, souvent attenants à des édifices religieux, dans lesquels cet élément végétal a une importance primordiale : ainsi, à Kyoto, Le Temple des mousses, ou Le Jardin des mousses à Komatsu, ou encore à Ôhara le temple Sanzen.in, et d’autres encore.
Bien qu’il soit question, dans ce livre, de végétaux et de paysages, il faut préciser que ce n’est pas du tout un manuel pratique pour confectionner vous-mêmes votre jardin japonais. Ici, il s’agit surtout d’une rêverie poétique, d’un essai littéraire finement ciselé, d’une flânerie dans l’âme japonaise, et c’est ce que j’ai particulièrement apprécié !
Je conseillerai très chaudement ce livre aux amateurs de belles écritures, aux esprits rêveurs et méditatifs, ou encore, bien sûr, aux amoureux du Japon.
 

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Un Extrait page 39

La mousse est un bonsaï naturel : nul besoin de taille, puisque notre regard peut en changer l’échelle. Une forêt entière se condense dans si peu, dès lors que nous modifions l’importance que nous accordons à notre propre personne. En quoi l’art des jardins japonais, des bonsaïs et des paysages de mousses en bassin rejoint peut-être, en quelque manière, le commencement du monde tel que l’entrevoient les scientifiques, fait de quelques instants pour des années-lumière à venir et d’une matière concentrée en une infime partie de l’univers qu’elle deviendra.

Un Extrait page 46

Cette dilatation propagée en une nappe de velours, seuls les jardins de mousse du Japon la révèlent pleinement, en une aura d’autant plus magique que rien ne nous prépare à une telle expérience, ni souvenir de paysage ni tableau peint. Étale, la mousse l’est alors à la manière d’un drapé qui recouvre tout, jusqu’aux racines des arbres dont le relief en est adouci et rehaussé à la fois. Il faut avoir parcouru les allées de ces jardins, dans un monde où l’omniprésence du vert vous plonge dans un état de rêve et de silence, pour sentir à quel point la mousse y semble un souffle exhalé du sol, posé tel une brume, et dont on sent bien, sans rien connaître de son écologie, qu’aucun lien ne l’attache à la terre dans la profondeur d’un enracinement. Ce lien qui n’est pas un ancrage mais s’apparente plutôt à une apposition, une coexistence, c’est un ensemble de minces filaments appelés rhizoïdes par lesquels la mousse s’accroche au sol mais à peine, un sol dont elle ne tire d’ailleurs pas foncièrement sa substance : de cela le ciel se charge, pluie et rosée, avec la lumière – et la richesse de la terre ne lui est pas utile, puisqu’elle pousse aussi bien sur les écorces ou les pierres.

Des Poèmes de Kobayashi ISSA

J’entendais parler depuis longtemps de Kobayashi Issa (1763-1827), dit plus simplement Issa, l’un des trois grands poètes du haïku classique, aux côtés de Bashô (1644- 1694) et de Buson (1716-1784). Grâce à mon amie Pascale, spécialiste de littérature japonaise, j’ai pu lire ce magnifique livre : Mon année de printemps, qui mêle le récit autobiographique du poète avec des haïku inspirés de son existence quotidienne, de sa vie familiale, de la vie animale environnante, ou encore de ses voyages, etc.

Cette « année de printemps » correspond à l’année 1819, le poète avait alors cinquante-sept ans, et c’est à ce moment qu’il perdit sa fille de cinq ans à cause de la variole – un deuil qu’il relate d’une manière extrêmement émouvante et même poignante.

Cet ouvrage était paru aux éditions Cécile Defaut en 2006, avec une traduction, des annotations et une présentation de Brigitte Allioux.

Quatrième de Couverture

Venu des profondeurs de la sagesse paysanne des montagnes de Nagano, et comme sublimé par la longue traversée de terribles épreuves, le sourire d’Issa dans cette année de printemps renvoie, fugitivement peut-être, à des rêves de paradis perdus. Ce chemin de poésie nous fait contemporain d’une vie où bonheurs et malheurs s’entre-mêlent, mais dont l’obstination à dépasser – toujours consciente – le quotidien, nous fait entrevoir une belle leçon de sérénité.

Note Biographique sur le poète

Recueil de haïkus ponctuant le journal d’une année. Son auteur, Kobayashi Issa (1763-1827), un des trois grands poètes du haïku classique, oublié pendant un temps puis redécouvert au début du XXe siècle, renouvelle la création poétique par son rapport à la nature, aux paysages, aux saisons, par son empathie extrême avec le petit peuple, par son regard sur les êtres vivants tout empreint d’une foi profonde en un Amida salvateur.
(Source : éditeur)

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EXTRAITS DU LIVRE : Textes et haïkus

3.

À ma place
prenant un bain dans l’eau neuve
un corbeau

*

5.

Au-dessus des montagnes
même au voleur de fleurs la lune
accorde sa lumière

*

Panorama d’Ueno :

14.

À l’ombre des cerisiers en fleurs
personne
n’est étranger

*

La rivière Tama :

18.

Se joignant à la brume printanière
s’envolent
les draps blanchis

*

Méditation solitaire :

20.

L’un en face de l’autre 
une grenouille et moi 
sans rire nous nous fixons

Après la maladie :

41.

Tout de poussière 
tout vaporeux je suis 
comme la moustiquaire

64.

Pousses de bambou 
si les hommes n’étaient pas 
vous fleuririez 

*

94.

Sereine 
une grenouille 
regarde la montagne 

*

104.

Sur les feuilles de lotus 
la rosée de ce monde 
est déformée

111.

Je suis comme la carpe qui vit 
sous les fagots et les herbes emmêlées 
cœur candide que faire

Extraits de Histoires glanées à Gion :

137.

Un serviteur 
furtivement 
la tête baissée

Pour fêter l’avenir de mon enfant :

148.

Que d’espoir ! 
son premier habit 
est devenu trop petit 

(…) 

Mais en vain, elle s’affaiblissait de plus en plus, notre espoir s’amenuisait de jour en jour, et finalement elle s’éteignit avec les liserons le vingt-et-unième jour du sixième mois. Sa mère embrassait son petit corps froid et sanglotait éperdument. 
Dès lors, comme l’eau qui coule ne revient, ni les fleurs tombées ne remontent sur leurs branches, bien que je me montre résigné, il m’ est difficile de ne plus songer à ce lien d’amour. 

171.

Ce monde de rosée 
est un monde de rosée 
et pourtant pourtant… 

Nuit où ma fille fut enterrée :

174.

Nuit des grues 
je ne peux même pas mettre 
une couverture à la terre 

Kikaku 

*

213.

Le pivert
considère avec attention
le bois de ma chaumière

*

Trente-cinq jours après la mort de ma fille Sato :

219.

Vent d’automne 
les fleurs rouges 
qu’elle aimerait arracher 

*

J’ai vu une éclipse de lune. La lune a commencé à disparaître par la droite vers la dixième heure de l’après-midi, et a atteint son apogée à minuit. 

225.

Les spectateurs 
plus vite que la lune 
s’éclipsent 

*

264.

Sans talent 
mais sans crime 
retraite d’hiver 

*

266.

On dit ceci, cela 
mais ça ne dure pas 
bonshommes de neige 

*

Les Vrilles de la vigne de Colette

Une amie m’a offert ce livre Sido suivi des Vrilles de la vigne, car elle connaît mon goût très vif pour le style de Colette.
J’ai aimé autant ce premier recueil de souvenirs familiaux que le second ouvrage, rassemblant de brèves nouvelles ou textes poétiques. Et c’est justement les Vrilles de la vigne que j’ai choisi de présenter aujourd’hui.

Un Extrait de la Quatrième de couverture

Sido et Les Vrilles de la vigne sont deux textes distincts de l’œuvre de Colette écrits à des périodes différentes de sa vie. (…) Les Vrilles de la vigne (1908) rassemblent des confidences, dialogues et textes courts dans lesquels on retrouve tous les thèmes chers à Colette : l’amour, l’indépendance, la solitude, les souvenirs, les bêtes, la nature…

Mon Avis

Ce livre rassemble de courtes nouvelles, abordant des thèmes variés : des dialogues de bêtes entre son chien et son chat, de courts récits mettant en scène une de ses amies, Valentine, jeune bourgeoise mariée et dotée d’un amant, des scènes de bord de mer (une partie de pêche avec des amis, une journée caniculaire à la plage, etc.), un dialogue imaginaire entre elle-même et l’une de ses anciennes chiennes, le portrait d’une chatte partagée entre ses devoirs maternels et ses élans sensuels, des descriptions de la nature d’une merveilleuse poésie, des réflexions sur le maquillage des femmes à l’époque où Colette avait elle-même ouvert un salon de beauté et tentait de rajeunir ses contemporaines par la magie des couleurs et des ombres…
Dans ces textes, Colette laisse entrevoir beaucoup de son univers intime mais, souvent, de manière indirecte et voilée. Ainsi, elle laisse le soin à son chien et à son chat de nous parler d’elle et de se disputer sur la signification de ses différentes attitudes. Aussi, elle nous propose le portrait de cette jeune amie, Valentine, tout en se positionnant elle-même dans un second plan bienveillant, protecteur et expérimenté – se mettant à la fois dans un rôle subalterne, en retrait par rapport à Valentine, mais aussi dans un rôle de conseillère avisée, qui a déjà traversé les mêmes souffrances que sa jeune amie mais qui a su les surmonter. En nous parlant de Valentine, nous comprenons donc aisément que c’est aussi d’elle-même qu’elle parle, d’une Colette plus jeune et plus inconséquente, dont elle se souvient.
Ce livre aborde quelques thèmes que l’on pourrait considérer comme typiquement féminins et qui pourraient même passer pour carrément frivoles – en particulier le maquillage, dont on supposerait a priori qu’il ne se prête pas à de la grande littérature (on n’imagine pas Chateaubriand ou Victor Hugo nous entretenir de rouges à lèvres ou de fards à paupière) – et pourtant, Colette nous prouve ici que ces sujets n’ont rien de superficiel, qu’ils ont leur part de profondeur, de signification, de noblesse…
Colette semble donc revendiquer une féminité pleine et entière, délivrée des convenances et des qu’en-dira-t-on. Portraiturant sa jeune amie Valentine, prise entre son amant et son mari, puis souffrant d’avoir été quittée par son amant, à aucun moment l’écrivaine ne nous rappelle la morale bourgeoise de son temps ou n’emploie les mots « adultère » ou « infidélité », qui pourraient évoquer le moindre jugement négatif sur cette situation, et c’est comme si Colette voulait totalement éliminer ces sortes de principes bourgeois, très puissants à son époque, de son univers mental et littéraire.
Du point de vue de son écriture, elle nous offre des descriptions merveilleuses, établissant souvent des liens de ressemblance entre le monde animal, le monde minéral, et celui des végétaux. Ainsi, à un moment, elle compare une feuille de sauge légèrement duveteuse à l’intérieur de l’oreille d’un chat, et on perçoit de façon quasiment épidermique le contact doux et tiède de l’une et de l’autre, de même que leur forme commune. A un autre moment, elle compare la dent d’un chat à un petit bout de silex bleuté, et nous percevons d’un seul coup toutes les qualités de dureté, de semi transparence, de brillance, de couleur et de coupant réunissant ces deux objets d’observation, qui nous apparaissent immédiatement et magiquement à la faveur de ces mots. Et il y aurait des quantités d’exemples.
Un livre génial, à côté duquel il serait dommage de passer !

Un Extrait page 248

Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de suppliciée… « Veux-tu venir ici, sale bête ! » Et je descends l’escalier dont les derniers degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain.
La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement, j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la tête détournée comme devant un foyer trop ardent… Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière…
Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un champignon…
Douceur de se sentir, sans défense et sous le poids d’un beau jour implacable, d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui bat de la langue !
(…)

**

Un Extrait page 226-227

– Vous l’aimez encore ?
Elle hésite :
– Je ne sais pas. Je lui en veux terriblement, parce qu’il ne m’aime plus et qu’il m’a quittée… Je ne sais pas, moi. Je sais seulement que c’est insupportable, insupportable, cette solitude, cet abandon de tout ce qu’on aimait, ce vide, ce…
Elle s’est levée sur ce mot d' »insupportable » et marche dans la chambre comme si une brûlure l’obligeait à fuir, à chercher la place fraîche…
– Vous n’avez pas l’air de comprendre. Vous ne savez pas ce que c’est, vous…
J’abaisse mes paupières, je retiens un sourire apitoyé devant cette ingénue vanité de souffrir, de souffrir mieux et plus que les autres…
– Mon enfant, vous vous énervez. Ne marchez pas comme cela. Asseyez-vous… Voulez-vous ôter votre chapeau et pleurer tranquillement ?
D’une dénégation révoltée, elle fait danser sur sa tête tous ses panaches couleur de fumée.
– Certainement non, que je ne m’amuserai pas à pleurer ! Merci ! Pour me défaire toute la figure, et m’avancer à quoi, je vous le demande ? Je n’ai aucune envie de pleurer, ma chère. Je me fais du mauvais sang, voilà tout…
Elle se rassied, jette son ombrelle sur la table. Son petit visage durci n’est pas sans beauté véritable, en ce moment. Je songe que depuis trois semaines elle se pare chaque jour comme d’habitude, qu’elle échafaude minutieusement son château fragile de cheveux coûteux… Depuis trois semaines – vingt-et-un jours ! – elle se défend contre les larmes dénonciatrices, elle noircit d’une main assurée ses cils blonds, elle sort, reçoit, potine, mange… Héroïsme de poupée, mais héroïsme tout de même…
Je devrais peut-être, d’un grand enlacement fraternel, la saisir, l’envelopper, fondre sous mon étreinte chaude ce petit être raidi, cabré, enragé contre sa propre douleur… Elle s’écroulerait en sanglots, détendrait ses nerfs qui n’ont pas dû, depuis trois semaines, faiblir… Je n’ose pas. Nous ne sommes pas assez intimes, Valentine et moi, et sa brusque confidence ne suffit pas à combler deux mois de séparation…

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Des Poèmes de Michel Cosem

Couverture chez L’Harmattan

Michel Cosem est un poète, romancier, auteur de livres pour la jeunesse qui fut également un éditeur important puisqu’il fonda les Editions Encres Vives en 1960 et les dirigea durant plus de soixante ans – jusqu’à cette année 2023, année de sa mort. J’avais eu quelques contacts avec lui en 2017-2018 car il avait accepté de publier mon recueil de Haïkus des quatre saisons. Je peux dire – même si nous n’avons pas échangé énormément de mails – qu’il était un homme très sincère, fidèle à sa parole, d’un abord simple. Son engagement en faveur de la poésie était tout à fait admirable. J’appréciais ses choix poétiques. Il prêtait une oreille attentive aux poètes jeunes ou inconnus, n’hésitant pas à leur donner leur chance.
En 2017, j’avais acheté son recueil poétique Les mots de la lune ronde, qui venait de paraître chez L’Harmattan, et c’est de ce livre que sont extraits les quelques poèmes ci-dessous.

Note biographique sur le poète

Michel Cosem, originaire du Sud de la France, est né en 1939. Il a fait ses études supérieures, de lettres et de sciences politiques, à Toulouse. Il est l’auteur de romans et de poèmes depuis toujours. Il a publié de nombreux ouvrages (romans, poèmes, anthologies) et a consacré sa vie à l’écriture, aux voyages, à la lecture et aux rencontres avec ses lecteurs un peu partout en France et à l’étranger. Il a été surnommé par Robert Sabatier « le poète du bonheur intérieur » et par Gilles Lades « Le Voyageur contemplatif dans l’aveuglant paradis ». Il a remporté le Prix Antonin Artaud en 1986, le Prix Malrieu en 1993, le Prix Renaudot des Benjamins en 2003. Il est mort le 10 juin 2023.
(Sources : éditeur et Wikipédia)

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Quatre Poèmes choisis dans ce recueil

(Page 7)

Ciel et terre
se ressemblent
et portent des moissons de rêves
Tous dansent au passage de la légende
et chantent des refrains de Noël
Tous songent à de fabuleux mariages
Tous croient que le printemps
revient pour toujours
Tous s’imaginent déjà semant
les graines de la beauté
Tous enfin
s’accordent
à la profonde couleur de l’éternité.

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(Page 59)

Quelle est la poignante histoire
que raconte ce soir l’arbre d’hiver ?
Des formes incertaines naissent et se multiplient.
La lune comme une lame glacée taille entre les branches.
Il faut être vigilant pour écouter ces sources
J’essaie de comprendre l’évidence
et je choisis
le message que je préfère.

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(Page 64)

Les premières aubépines blanches sur buisson noir
évoquent la destinée humaine
le rire et l’insouciance
mais aussi la souffrance le saccage l’esclavage
Les aubépines ce matin soulignent l’humaine nature et
rend tragique l’ultime vol du bouvreuil avant le piège
le bond du chevreuil avant le plomb

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(Page 80)

Le grand arbre mort
a le ciel pour feuillage
Il est noir du matin au soir
Il se fond dans la nuit
pour revenir sans que l’on sache pourquoi
avec de grands gestes véhéments
et des mots de colère
Le grand arbre
a le ciel pour feuillage

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L’Homme-Joie de Christian Bobin

Couverture chez Folio

J’ai lu ce livre pour mon cercle de lecture, un choix qui me convenait parfaitement car j’avais déjà eu l’occasion de lire avec plaisir « La Présence pure » de Christian Bobin et je gardais l’envie très vive de relire cet auteur un jour.
Je n’avais pas consacré d’article à cet écrivain-poète au moment de sa mort, le 23 novembre 2022, mais aujourd’hui, presque un an plus tard, je souhaitais commémorer cette date et lui rendre hommage ainsi.

Note Pratique sur le livre 

Éditeur : Folio (initialement : l’Iconoclaste) 
Date de Première publication : 2012 
Nombre de pages : 165

Biographie de l’auteur

Christian Bobin est né en 1951 au Creusot.
Il est l’auteur d’ouvrages dont les titres s’éclairent les uns les autres comme les fragments d’un seul puzzle. Entre autres : Souveraineté du vide, Le Très-Bas, La Part manquante, La Plus que vive, La Présence pure, L’Homme-joie, La Grande vie, Noireclaire, Un Bruit de balançoire, La Nuit du Cœur et Pierre. Il a reçu le Prix d’Académie 2016 pour l’ensemble de son œuvre.
Christian Bobin est décédé en novembre 2022.
(Source : éditeur)

Brève Présentation

En dix-huit courts chapitres, qui peuvent se lire chacun indépendamment des autres et qui sont comme autant de proses poétiques, Christian Bobin nous parle de l’émerveillement d’être en vie, d’observer la nature et la beauté de la Création et des relations humaines. Il a perdu son épouse et son père est atteint d’Alzheimer mais il trouve encore la capacité de surmonter ces souffrances et de trouver une joie spirituelle. Il nous parle aussi de Pierre Soulages, de la musique de Bach jouée par Menuhin et Oïstrakh, des lauriers-roses au printemps, il dresse les portraits de ses amis…

Mon Avis 

C’est un livre d’une grande poésie et qui fait la part belle à la lumière, aux anges, aux fleurs, à la couleur bleue et à la beauté. On pourrait imaginer, à la vue du titre, que l’auteur ne parle que des côtés heureux et positifs de l’existence et que nous allons flotter dans la béatitude la plus complète mais ce n’est pas une vision exacte de ce livre car il est beaucoup question de souffrance – à travers le deuil de son épouse et à travers la maladie d’Alzheimer de son père, qui se retrouve dans un Ehpad. Christian Bobin n’ignore pas les ténèbres – il consacre par exemple un très beau chapitre à la peinture de Pierre Soulages – mais il semble toujours s’élever au-dessus de cette obscurité et finir par trouver l’apaisement et la lumière. J’ai préféré les textes qui osent se confronter à cette part de ténèbres ou de souffrance plutôt que ceux qui baignent un peu plus dans la félicité radieuse – ce qui correspond probablement à l’image d’une réalité qui n’est pas entièrement rose et rassurante.
Les feuillets bleus, au milieu du livre, reproduisent l’écriture manuscrite de Christian Bobin et nous offrent une lettre très touchante, adressée à sa défunte compagne, où la croyance en une Providence et dans un possible au-delà transparaît en filigrane, si on tente de lire entre les lignes.
Ce que j’apprécie tout particulièrement dans ce livre c’est la forme adoptée, ces minces chapitres qui sont comme de courtes nouvelles ou qui peuvent aussi être lues comme des poèmes en prose, ou encore comme les pages d’un journal intime ou même d’un essai littéraire – cette hybridation des genres est très séduisante et convaincante – et le fait d’intercaler des courtes réflexions ou des aphorismes en écriture manuscrite donne encore davantage l’impression d’un style spontané, créé avec naturel, presque au fil de la plume.
Un très beau livre, d’où se dégagent une lumière et une grâce assez rares !

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Un Extrait page 79

J’aimerais écrire un livre qu’on pourrait lire même après avoir perdu son amour. Cet homme qui vient de perdre sa femme ne parvient plus à lire : « Je ne veux pas que les livres me trompent. » J’entends : « Je ne veux pas que les livres ni rien au monde m’éloigne une seule seconde de ma gisante de lumière, interrompe ma contemplation de la gueule ouverte du néant, de ses dents de marbre qui à la fin broient tout ce que nous connaissions de plus précieux. » Pendant qu’il parle, les lauriers-roses de son jardin tournent en neige : le jour tombe, les fleurs entrent en lutte avec les ténèbres. Le visage de mon ami brûle sous les lumières roses. Cherchant son épouse dans les ténèbres, il n’y trouve que lui. Je comprends sa méfiance devant l’écriture. La souffrance que nous avons de notre amour est encore notre amour, l’empêche de glisser au noir comme l’y feraient glisser les affreuses consolations. D’autres fleurs errent dans le jardin. Dans la journée leur bleu a failli me rendre aveugle. (…)

Un Extrait page 116

Un jour un médecin s’est trompé, m’a fait pour apaiser les douleurs d’un calcul la mauvaise piqûre : en quelques instants mon visage et ma poitrine se sont couverts d’un rouge tomate et ma tension est tombée à trois. Le médecin pour contrer la réaction d’allergie a brisé une ampoule et mon père m’a tenu la main. J’avais les yeux clos, je n’entendais plus rien. Je ne sentais plus que cette main paternelle. Je me suis fait assez petit pour qu’elle m’abrite tout entier, je me suis réfugié corps et âme en elle. Elle était devenue, cette main un peu lourde à la chair plissée, mon asile, ma certitude, toute ma croyance. Les mains d’Oïstrakh et celles de Menuhin tiennent semblablement la main divine de la vie, la retiennent de passer du rouge au noir puis au glacé. La beauté a puissance de résurrection. Il suffit de voir et d’entendre. C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant, uniquement par distraction.

Deux Poèmes d’Hélène Dorion extraits de « Mes forêts »

Couverture chez Bruno Doucey

J’ai trouvé ce livre au rayon poésie de ma librairie habituelle, attirée par le nom de la poète, que je connaissais seulement de réputation et dont il m’intéressait de découvrir l’écriture. Par ailleurs, ce livre est au programme du bac 2024 – comme l’indique la pastille de couverture – et j’étais intriguée par cette mise en valeur d’une œuvre contemporaine.

Note pratique sur le livre

Editeur : Bruno Doucey
Première date de parution : 2021, réédition de 2023
Nombre de pages : 114 (poèmes seuls), 155 (dossier inclus)

Quatrième de Couverture

Hélène Dorion, première Québécoise et première femme vivante au programme du baccalauréat, vit environnée de lacs et de forêts, de fleuves et de rivages, de brumes de mémoire et de vastes estuaires où la pensée s’évase. A travers cette expérience immersive dans la forêt des mots, elle nous invite à traverser les paysages pour aller vers « ce que l’on nomme humanité ».

Note biographique sur la poète

Hélène Dorion, née en 1958 à Québec est une écrivaine québécoise : romancière, poète, essayiste. Figure majeure de la littérature francophone, elle est reconnue autant au Québec qu’à l’International. Après des études de Lettres, elle devint enseignante, elle fut également directrice des éditions du Noroît dans les années 1991-2000. Lauréate de nombreux prix et distinctions prestigieuses dans son pays et ailleurs, ses œuvres sont traduites dans de nombreuses langues.
(Source : Wikipédia)

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Poèmes

Page 79

Je n’entends pas le loup
il devrait hurler à la lune
qu’ébrèche le ruisseau

mais il ne vient plus boire
comme si la saison était brisée

comme si de longues blessures
et le silence
et la solitude
avaient désenchanté son pas

c’est le soir dans la bouche du matin
le chant est vide
le ciel pareil à un rocher
se dresse devant l’appel

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Page 89

Autour de moi les notes
lumineuses d’une feuille
venue jusqu’à la branche
pour remuer avec le souffle
danse et boit
l’eau qui la sauve
au matin quand recommence
son chemin vers le soir

et je marche aussi
d’un pas qui repose dans l’infini
j’écoute le monde qui bruit
à travers les arbres seuls
comme des êtres occupés
à devenir leur forme singulière

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« La langue des oiseaux » de Valérie Canat de Chizy (Poésie)

Couverture aux éditions Henry

Valérie Canat de Chizy a fait paraître en juin dernier, aux éditions Henry, un recueil de proses « La langue des oiseaux », autobiographique et poétique.

Note biographique sur la poète

Née en 1974, Valérie Canat de Chizy a publié depuis 2006 une vingtaine de recueils de poésie ainsi que deux récits. Elle est présente dans une dizaine de revues de poésie. Elle a une activité de critique régulière pour les revues Terre à ciel et Verso.
(Source : Internet)

Présentation du Livre

Dans ce recueil, la poète part sur les traces de son enfance : elle a en effet perdu l’audition à l’âge de quatre ans et elle s’interroge sur ces quatre premières années de vie dont elle n’a pas gardé du tout de souvenir : « était-elle plus heureuse ? ». Il lui reste des photos de cette époque, qu’elle observe. Ce dont elle se souvient, par contre, c’est que, par la suite, la vie n’a plus jamais été comme avant. Elle s’est retrouvée dans le silence. Ses textes rendent palpables les impressions qui étaient alors les siennes. Pour conserver le langage parlé, elle a dû travailler, longuement et durement, avec une orthophoniste.
Des pages pleines de sensibilité sont consacrées à la perte de son chat, son « compagnon de dix-neuf ans ». Elle évoque la dispersion de ses cendres dans l’océan à travers de très belles lignes, qui restent longtemps en mémoire.
La poète nous parle de son amour de la nature, de ces promenades où il n’y a pas besoin d’entendre pour jouir des paysages, des multiples et belles sensations qui lui sont offertes par les végétaux, les petites vies animales, les divers phénomènes qui animent le ciel.
Et l’on comprend que la nature a été pour elle une source de consolation, d’apaisement, d’harmonie.
Un très beau livre, une écriture claire et douce, le tracé d’un chemin de vie.

Un Extrait page 22

« Marcher est ma plus belle façon de vivre », écrit Joël Vernet. Marcher est, pour moi, une manière de me sentir reliée. Au monde minéral, végétal, animal. Nous quittons l’ordre du social pour participer à une connivence subtile qui se départit de paroles. Il n’y a plus besoin d’entendre. Le minéral, le végétal, l’animal communiquent par leur seule façon d’être. Les voir, c’est déjà les percevoir, sentir vibrer la qualité de leur présence, être en communion avec eux. Ainsi, marcher dans la montagne, c’est gravir des dénivelés, c’est découvrir des fleurs que l’on ne voit pas habituellement. Gentianes, arnicas. Sur le plateau, de l’herbe à perte de vue, des troupeaux de vaches et de chevaux cohabitent paisiblement. Alors, commence la lente immersion dans un paysage lunaire. En contrebas, des marmottes prennent un bain de soleil. Elles sont dodues, avec toutes les réserves emmagasinées pour l’hiver. Elles se dandinent lorsqu’elles montent la pente. Un peu plus loin, un troupeau de bouquetins passe. La caillasse éblouit. Il y a des milliers de minuscules fleurs blanches, jaunes, roses, mauves. Marcher, c’est ouvrir quelque chose à l’intérieur de soi. C’est faire tomber les murs, les portes, les fenêtres. C’est être à ciel ouvert.

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Derborence de Charles Ferdinand Ramuz

Couverture chez Grasset

J’entendais parler de l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz depuis assez longtemps et j’ai eu envie de voir par moi-même si la beauté de son écriture – si réputée – allait me plaire. J’ai découvert cet écrivain grâce à « Derborence« , que je chronique seulement aujourd’hui, même si mon article sur « La Découverte du monde« , lu plus tardivement, était paru il y a quelques mois déjà.
Vous pouvez retrouver ce dernier article en cliquant ici.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Grasset (Les Cahiers Rouges)
Première date de publication : 1934
Nombre de pages : 183

Note sur l’écrivain

Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne en 1878 et mort à Pully en 1947, est un romancier, poète et essayiste de Suisse romande. Il fait des études de Lettres à l’Université de Lausanne. Il séjourne à Paris de 1900 à 1914, et découvre à cette occasion la littérature de son temps.
Il est d’abord proche du mouvement régionaliste, avant de développer un style plus personnel, qui reste attaché à ses origines vaudoises et qui puise ses sujets parmi les habitants de sa région.
Dès les années 1930, il obtient le succès et la notoriété, ses œuvres étant publiées chez Grasset, et il collabore à de nombreuses revues littéraires. Son talent est reconnu par des écrivains comme Louis Ferdinand Céline, Gide, Giono, entre autres. Par deux fois, il manque d’obtenir le Prix Nobel de Littérature, en 1943 et 1944. Les dernières années de sa vie, marquées par la maladie, le voient se consacrer plus particulièrement à des écrits autobiographiques. Il meurt à l’âge de 68 ans.

Résumé du début de l’histoire

Antoine et Thérèse sont mariés depuis seulement deux mois, ils forment un jeune ménage heureux, dans un village suisse des montagnes. Mais tous les hommes du village, y compris Antoine et Séraphin, l’oncle de Thérèse, doivent bientôt monter avec leurs bêtes dans les pâturages de Derborence (c’est un lieu-dit), pour plusieurs semaines. Alors que tous les hommes se trouvent là-haut avec les bêtes, la montagne leur tombe littéralement dessus, par un énorme éboulement, et, en bas, au village, c’est d’abord l’incompréhension et la stupeur, puis la consternation et le désespoir. (…)

Quatrième de Couverture

Antoine n’est pas revenu du pâturage de Derborence où il avait accompagné le troupeau, car la montagne s’est mise en colère… Pourtant, un soir, Thérèse, sa jeune épouse, croît reconnaître sa voix et sa silhouette amaigrie et pâlie. Est-ce une vision ou un miracle ? Un survivant ou un spectre ? Si Antoine n’est pas son propre fantôme, il faudra qu’il le prouve…
Avec cette chronique villageoise, où le ton vire du pathétique au cocasse aussi imprévisiblement que la bise des montagnes, Ramuz a réussi un de ses chefs d’œuvre.

Mon humble avis

C’est une histoire simple, avec des personnages assez frustes, des gens de la montagne qui vivent de l’élevage de leurs troupeaux, et qui ont certaines superstitions bien ancrées dans leurs mentalités, en même temps qu’une proximité très grande avec la nature, une parfaite connaissance de leur milieu de vie.
Lorsqu’un gigantesque éboulement fait tomber la montagne de Derborence à l’endroit précis où tous les hommes du village avaient emmené paître leurs bêtes, engloutissant à la fois les hommes et les animaux, c’est une énorme catastrophe pour les femmes, les enfants, les vieillards, restés au village, qui perdent à la fois leur mari, leur fils ou leur père, mais aussi celui qui subvenait aux besoins de la maison, le soutien de la famille.
Il y a bien sûr dans ce livre un côté « terroir », « roman de la campagne » (ou plutôt, de la montagne) et célébration de certaines valeurs traditionnelles mais, en même temps, l’écriture de Ramuz est si belle, avec toutes ses images évocatrices et pleines de vitalité, qu’on entre volontiers dans cet univers et qu’on s’y plonge avec plaisir.
Une pointe d’humour est parfois perceptible, avec les croyances superstitieuses des villageois qui prennent Antoine, le seul survivant de l’éboulement, pour un fantôme envoyé par le diable, et qui ne sont pas loin de lui tirer dessus quand il redescend de la montagne pour retrouver les siens.
Une certaine profondeur psychologique est également présente, avec Antoine qui revient au village traumatisé par son expérience de cette catastrophe, et qui montre un comportement étrange, un désir irrépressible de retourner dans la montagne qui l’avait enseveli, comme s’il n’arrivait plus à se détacher de son malheur, de cet événement traumatique. Et on se dit qu’il se sent sûrement coupable d’être le seul survivant, qu’il ne supporte pas que tous les autres éleveurs, ses compagnons et amis, soient morts, sans qu’il ait rien pu faire pour eux, ce qui provoque chez lui des attitudes irraisonnées.
Un très beau roman, qui m’a séduite par sa magnifique écriture et par la tendresse de l’écrivain pour ses personnages.

Un Extrait Page 34

Il a fallu d’abord que les hommes aillent mettre de l’ordre dans le troupeau.
Ils avaient une lanterne à vitres de corne dont ils n’auraient d’ailleurs pas eu besoin, à cause du beau clair de lune qu’il faisait cette nuit-là ; mais ils se sont bientôt étonnés de voir la lune qui noircissait légèrement, qui s’ est flétrie, qui est devenue triste comme quand il y a une éclipse, pendant que la lueur de la lanterne devenait plus nette, au contraire, faisant un rond sur l’herbe courte devant leurs pieds.
Et c’est alors qu’ils avaient vu cette grande nuée pâle se lever en avant d’eux. Le silence peu à peu revenait ; elle, elle a grandi de plus en plus derrière la crête qui leur masquait encore les fonds de Derborence, étant là comme un mur qui montait par-dessus un mur. C’était comme une grosse fumée, mais sans volutes, plate ; c’était comme un brouillard, mais c’était plus lent, plus pesant ; et la masse de ces vapeurs tendait vers en haut d’elle-même, comme de la pâte qui lève, comme quand le boulanger a mis la pâte dans son pétrin, et elle déborde du pétrin.
C’est la montagne qui est tombée.