Qui a ramené Doruntine ? d’Ismail Kadaré

Couverture chez Zulma poche

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est organisé par Eva et Patrice du blog « Et si on bouquinait un peu », j’ai choisi de lire l’un des écrivains albanais les plus connus : Ismail Kadaré, que je n’avais encore jamais lu mais dont je n’avais entendu dire que du bien.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Zulma poche
Date de publication initiale : 1978 (date de la présente édition : 2022)
Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni
Nombre de Pages : 173

Quatrième de Couverture

Par une nuit de brume, Doruntine se présente chez sa mère après trois ans d’absence. Son frère Konstantin l’aurait ramenée des lointaines contrées de Bohême où elle s’est mariée. Il en avait certes fait le serment, mais chacun sait qu’entre-temps il est mort à la guerre.
Sommé par les autorités d’élucider l’affaire pour mettre fin aux superstitions et aux plus folles rumeurs, le capitaine Stres soupçonne une imposture de haute volée. Il n’a qu’une obsession : retrouver le cavalier de Doruntine…
Au cœur de l’Albanie légendaire, entre croyances et fantasmes, mystère et rationalité, Kadaré transforme un mythe fondateur en une enquête palpitante.

Né en 1936 dans le Sud de l’Albanie, traduit dans plus de quarante langues, Ismail Kadaré est considéré comme l’un des plus grands écrivains européens contemporains.

Mon humble avis

J’ai d’abord été très emballée par ce roman, qui est un peu comme une enquête policière, avec un fort suspense et un certain nombre de mystères qui nous sont habilement exposés et qui m’ont tenue en haleine pendant presque la moitié du livre. Mais il m’a semblé que ce suspense ne réussissait pas à se maintenir sur la durée et, au bout d’un moment, l’histoire se met à patiner, on n’avance plus beaucoup et on se dit que l’auteur est un peu en panne d’idées. Et c’est surtout la fin qui est très décevante et frustrante car l’intrigue ne trouve pas son dénouement : nous n’aurons pas l’explication de cette affaire et l’auteur nous laisse en plan, avec une fin en queue de poisson qui est supposée élever le débat et élargir notre vision mais qui, en réalité, ne parvient pas à convaincre et laisse le lecteur sur sa faim.
Malgré tout j’ai apprécié les talents de conteur de cet écrivain, sa manière de nous conduire de péripéties en péripéties et de nous ménager des surprises et de faire naître des craintes. J’ai trouvé surtout qu’il aimait bien jouer avec les convictions et déductions du lecteur – avec ses désirs de rationalité ou au contraire ses élans vers le surnaturel – en le ballottant sans cesse de l’un vers l’autre et en le renvoyant finalement à ses propres attentes et croyances personnelles.
Un livre qui a donc de nombreuses qualités mais dont la fin n’est pas tellement satisfaisante et qui laisse trop de questions sans résolution.

Un Extrait page 12

Continuant de conjecturer sur ce choc que la mère et la fille se seraient mutuellement causé (par déformation professionnelle, Stres et son adjoint donnaient de plus en plus à leurs propos le tour d’un rapport d’enquête), ils reconstituèrent approximativement la scène qui avait dû se produire au beau milieu de la nuit. Des coups avaient été frappés à la porte de la vieille maison, à une heure insolite, et, à la question posée par la vieille dame : « Qui est là ? », une voix au-dehors avait répondu : « C’est moi, Doruntine. » En allant ouvrir, la vieille, troublée par ces coups soudains et convaincue que ce ne pouvait être la voix de sa fille, demande, comme pour s’ôter un doute : « Qui t’a ramenée ? » Il faut dire qu’il y a trois ans que, cherchant consolation à sa douleur, elle attend en vain la venue de sa fille.
De l’extérieur, Doruntine répond : « C’est mon frère Konstantin qui m’a ramenée. » Là, la vieille reçoit le premier choc. Peut-être, malgré son ébranlement, a-t-elle eu encore la force de répondre : « Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Konstantin et ses frères reposent depuis trois ans sous terre. » C’est maintenant le tour de Doruntine d’être atteinte. Si elle a vraiment cru que c’était son frère Konstantin qui l’avait ramenée, le choc pour elle est double, car elle apprend que Konstantin et ses autres frères sont morts et elle prend simultanément conscience qu’elle a voyagé avec un fantôme. (…)

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Logo du Défi créé par Goran

La Douce de Dostoïevski

Dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est« , auquel je participe chaque année au mois de mars, organisé par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu« , j’ai lu cette nouvelle de Dostoïevski, La Douce, qui raconte l’histoire d’un mariage malheureux, par une suite de malentendus et d’incompréhensions mutuelles.

Note Pratique sur le livre :

Editeur : Babel (Actes Sud)
Première date de publication : 1876
Traduction du russe par André Markowicz
Récit suivi de notes préparatoires et variantes
Nombre de Pages : 72 pour la nouvelle, et environ 50 pages de notes.

Quatrième de Couverture

« Figurez-vous un mari dont la femme, une suicidée qui s’est jetée par la fenêtre il y a quelques heures, gît devant lui sur une table. Il est bouleversé et n’a pas encore eu le temps de rassembler ses pensées. Il marche de pièce en pièce et tente de donner un sens à ce qui vient de se produire. »
Dostoïevski lui-même définit ainsi ce conte dont la violence imprécatoire est emblématique de son oeuvre. Les interrogations et les tergiversations du mari, ancien officier congédié de l’armée, usurier hypocondriaque, retrouvent ici – grâce à la nouvelle traduction d’André Markowicz – une force peu commune.
Le texte de La Douce est suivi de versions préparatoires et de variantes – véritables invites à pénétrer dans la « fabrique de littérature » dostoïevskienne.

Mon humble avis

C’est un court roman où on retrouve le ton passionné, tourmenté et nerveux, typique de Dostoïevski. Le personnage principal a poussé sa femme au suicide, comme par un long processus enclenché dès le début de leur mariage, en soufflant successivement le chaud et le froid, en la contrariant sans cesse, en la désespérant, mais il n’a pas l’air d’en avoir conscience et il s’interroge sur les causes de son suicide alors qu’il est en réalité le vrai instigateur de ce geste. On se demande jusqu’à quel point il se rend compte de sa cruauté, ou s’il est tout à fait inconscient et agissant sans réelle préméditation, par impulsions, par réflexes.
Dès le début de leurs relations, les choses ne commencent déjà pas très bien : comme elle est une jeune fille pauvre et maltraitée par ses tantes, il se présente comme un sauveur, le seul recours possible, et elle accepte de l’épouser, parce qu’elle n’a pas vraiment le choix. Ensuite, il s’emploie à se faire détester et mépriser par elle, alors qu’elle était disposée à l’aimer, et nous entrons peu à peu dans les méandres de sa psychologie bizarre, entre amour-propre et auto-flagellation, entre sadisme et masochisme.
Dostoïevski a choisi la forme d’un monologue intérieur, le personnage principal se parle à lui-même (peut-être à voix haute) sous le coup de l’émotion, bouleversé par le drame qu’il a lui-même provoqué, et ainsi nous pouvons suivre pas à pas les mouvements désordonnés de ses pensées, le fil exact de ses souvenirs, dans leur succession bousculée. C’est donc un rythme haletant, très vivant et fortement émotionnel qui nous est proposé dans ce livre, comme si nous avions ce personnage devant nous et qu’il implorait notre attention et notre écoute apitoyée.
J’ai compris ce roman comme une sorte d’étude psychologique sur le mal, la manière dont chacun de nous peut faire le mal en toute bonne conscience et sans y comprendre grand chose. Il y a sans doute des conclusions très morales à tirer de la lecture de ce roman, comme s’il nous montrait tous les détails d’un exemple à ne pas suivre, pour notre édification. Du moins, je l’ai interprété de cette façon.
Un livre puissant et touchant, qui sonde les aspects sombres de l’âme humaine avec une grande profondeur.

Un Extrait page 41

Maintenant, ce souvenir terrifiant…
Je me suis réveillé le matin, je pense à sept heures passées, il faisait presque jour dans la chambre. Je me suis réveillé net, avec ma pleine conscience, et j’ai ouvert les yeux d’un coup. Elle était devant la table, et elle tenait le révolver dans ses mains. Elle n’avait pas vu que j’étais réveillé, et que je regardais. Soudain, je la vois qui s’approche, avec le revolver. J’ai vite fermé les yeux, et j’ai fait semblant de dormir profondément.
Elle est venue jusqu’au lit, elle s’est arrêtée devant moi. J’entendais tout ; un silence de mort venait de tomber, mais je l’entendais, ce silence. Il y a eu là un mouvement instinctif–soudain, irrésistiblement, j’ai ouvert les yeux, malgré moi. Elle me regardait en face, droit dans les yeux, le revolver était déjà sur ma tempe. Nos regards se sont croisés. Mais nous ne nous sommes pas regardés plus d’une seconde. J’ai mis tous mes efforts pour refermer les yeux, et, au même instant, j’ai décidé, de toutes les forces de mon âme, que je ne bougerais plus, que je n’ouvrirais plus les yeux, quoi qu’il puisse m’advenir. (…)

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logo du défi, créé par Goran

L’Horizon de Patrick Modiano

Couverture chez Folio

Vous aurez peut-être remarqué que j’aime bien Modiano, ayant déjà chroniqué cinq ou six de ses romans, et c’est toujours un plaisir particulier de retrouver l’atmosphère de ses livres, d’explorer avec lui divers quartiers de Paris, de partir sur les traces en partie effacées d’un personnage, d’un souvenir, d’une affaire plus ou moins louche. Et on retrouve en effet tous ces éléments dans « L’horizon », qui nous promène, entre autres, du Parc Montsouris aux Jardins de l’Observatoire puis du quartier de Bercy à l’Allemagne et qui propose quelques va-et-vient des années 60 à notre époque contemporaine.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Folio (initialement, Gallimard)
Année de publication : 2010
Nombre de Pages : 167

Résumé succinct de l’histoire

Le héros, Jean Bosmans, est un libraire parisien et il s’essaye à l’écriture. Sa librairie dépend des Editions du Sablier, spécialisée dans les sciences occultes et l’ésotérisme. Il a une relation avec une jeune secrétaire et occasionnellement gouvernante, Margaret Le Coz, qui travaille dans un bureau avec une bande de collègues inquiétants. Nos deux héros sont pourchassés depuis plusieurs années par des importuns malveillants : Margaret par un homme dénommé Boyaval et Jean Bosmans par sa mère, une femme agressive aux cheveux rouges, accompagnée par un homme qui a l’air d’un prêtre défroqué. Le jeune couple croise parfois par hasard ces ennemis potentiels ou réels, mais il arrive toujours à leur échapper et il déménage dans un autre quartier.

Mon Avis

Le livre instaure un climat d’étrangeté et surtout de menace, qui pourrait évoquer très vaguement une ambiance de roman policier, sauf qu’aucun crime ne se produit. Le jeune couple de héros ne cesse de fuir des personnages prétendument menaçants, voire dangereux, mais on se demande jusqu’à quel point ces dangers existent et si notre jeune couple ne fait pas une montagne de choses pas très graves, comme s’ils étaient tous deux un peu obsessionnels ou parano. Le fait que Jean Bosmans ait tellement peur de sa mère aux cheveux rouges et d’un prêtre défroqué, qui veulent le faire chanter et lui demandent de l’argent, a aussi quelque chose de névrotique ou, en tout cas, de bizarre, qui aurait intéressé Freud, même si l’auteur ne souligne à aucun moment ces incongruités et qu’il raconte tout cela très naturellement.
J’ai été intrigué par le nom du héros, Jean Bosmans, qui est aussi le nom du héros de « Chevreuse« , un autre roman de Modiano, postérieur à celui-ci puisqu’il date de 2021, mais dont aucun autre personnage ou évocation géographique ne correspond à ceux de « L’horizon« , comme si ce Jean Bosmans avait une mémoire pleine de compartiments qui ne communiquent pas entre eux.
J’ai aimé la manière elliptique dont sont décrits les personnages, à partir de deux ou trois mots Modiano brosse un portrait complet ou il dessine une silhouette reconnaissable. Il laisse aussi travailler l’imagination du lecteur et compléter les lacunes de l’intrigue, car beaucoup de choses sont passées sous silence ou seulement effleurées laconiquement. Ainsi, il n’est dit à aucun moment du livre que Jean Bosmans et Margaret Le Coz sont en couple, amoureux l’un de l’autre, et leurs relations sont vraiment décrites avec une froide parcimonie, mais on comprend tout de même très bien la profondeur de leurs sentiments, et encore davantage dans les dernières pages, qui sont très belles.

Un Extrait Page 51

Lointain Auteuil… Il regardait le petit plan de Paris, sur les deux dernières pages du carnet de moleskine. Il avait toujours imaginé qu’il pourrait retrouver au fond de certains quartiers les personnes qu’il avait rencontrées dans sa jeunesse, avec leur âge et leur allure d’autrefois. Ils y menaient une vie parallèle, à l’abri du temps… Dans les plis secrets de ces quartiers-là, Margaret et les autres vivaient encore tels qu’ils étaient à l’époque. Pour les atteindre, il fallait connaître des passages cachés à travers les immeubles, des rues qui semblaient à première vue des impasses et qui n’étaient pas mentionnées sur le plan. En rêve, il savait comment y accéder à partir de telle station de métro précise. Mais, au réveil, il n’éprouvait pas le besoin de vérifier dans le Paris réel. Ou, plutôt, il n’osait pas.

Comment apprendre à s’aimer de Yukiko Motoya

Couverture du roman

J’avais déjà lu un roman de cette écrivaine japonaise, intitulé « Mariage contre nature », et comme je l’avais beaucoup aimé, j’ai eu envie de découvrir un autre de ses livres.
Celui-ci « Comment apprendre à s’aimer », qui date de 2016, me faisait un peu peur, avec son titre digne d’un mauvais magazine de mode, mais j’ai néanmoins décidé de passer outre et de tenter l’expérience.

Présentation de l’autrice :

Yukiko Motoya (née en 1979) est une dramaturge et romancière japonaise. Depuis les années 2010, elle a remporté de nombreuses distinctions littéraires dans son pays, comme le célèbre et très prestigieux Prix Akutagawa en 2016 pour « Mariage contre nature » et, en 2014, le Prix Mishima pour « Comment apprendre à s’aimer« .

Quatrième de Couverture :

Il existe sans doute quelqu’un de mieux, c’est juste que nous ne l’avons pas encore rencontré. La personne avec laquelle nous partagerons réellement l’envie d’être ensemble, du fond du cœur, existe forcément. Je crois que nous devons continuer à chercher, sans nous décourager.
Au fil de ses apprentissages, de ses déceptions et de ses joies, Linde – femme imparfaite, on voudrait dire normale – découvre le fossé qui nous sépare irrémédiablement d’autrui et se heurte aux illusions d’un bonheur idéal.
Elle a 16 ans, puis 28, 34, 47, 3 et enfin 63 ans ; autant de moments qui invitent le lecteur à repenser l’ordinaire, et le guident sur le chemin d’une vie plus légère, à travers les formes et les gestes du bonheur : faire griller du lard, respirer l’odeur du thé fumé ou porter un gilet à grosses mailles. Car le bonheur peut s’apprendre et « pour quelqu’un qui avait raté sa vie, il lui semblait qu’elle ne s’en sortait pas trop mal. »

Mon humble Avis :

J’ai trouvé que l’idée directrice du livre, à savoir de nous montrer une femme à différents âges de sa vie, était une très bonne idée, mais il m’a semblé que l’autrice aurait pu en tirer un meilleur parti et je n’ai pas toujours été convaincue par les péripéties où s’engageait l’héroïne. J’ai par exemple bien aimé le premier chapitre, sur l’adolescence et la confiance en soi mal assurée, tout comme j’ai apprécié les deux chapitres suivants sur la description des problèmes de couple et la manière dont des petites broutilles de la vie quotidienne peuvent dégénérer en graves disputes, avec les caractères de chacun qui sont brutalement révélés.
Mais les chapitres des 47 et 63 ans ne m’ont pas vraiment plu, car on sent que l’autrice n’a pas encore atteint ces âges respectables et qu’elle projette sur ces âges mûrs des espérances et des fantasmes de jeune femme. Ainsi, elle prête à cette dame sexagénaire des rêveries romantiques au sujet d’un livreur qu’elle n’a jamais vu et auquel elle n’arrête pas de téléphoner avec émotion, ce qui est à la limite du comique et de l’incroyable.
Je n’ai pas vu non plus ce que rajoutait à cette histoire le chapitre des 3 ans, ni ce que l’autrice souhaitait nous prouver par cette scène. Peut-être y a-t-il là un traumatisme (léger) qui explique le caractère ultérieur de l’héroïne, mais ce n’est pas très clair dans mon esprit (ni dans le roman).
Un autre défaut qui m’a dérangée dans ce livre, c’est la trop grande place accordée à la vie matérielle : ainsi, des considérations sur un fer à repasser, d’autres sur un cocktail trop sucré et sur les pailles utilisées pour le boire, d’autres sur le jeu de bowling, ou encore sur une guirlande lumineuse de Noël de quinze mètres de long, etc. Cela donne lieu à pas mal de longues digressions et à des conversations futiles et prosaïques entre les personnages, qui m’ont ennuyée et agacée.
Au final, je garderai de ce roman un souvenir très mitigé et je conseillerai de lire plutôt « Mariage contre nature » de la même autrice, qui est bien meilleur !

Un Extrait page 48 :

Linde se releva, comme si elle arrachait de la moquette son genou posé à terre. « Dans ce cas, pourquoi, à ce moment-là, ne t’es-tu pas proposé plus tôt ? Alors que tu parles l’anglais et pas moi, comme tu le sais parfaitement ! »
Il la regarda d’un air éberlué. Puis il fronça les sourcils avec un regard blessé. Cela signifiait qu’elle parlait trop fort, qu’elle était trop émotive. C’était toujours ainsi, muettement, qu’il l’amenait à comprendre d’elle-même ce qu’il pensait. Soudain, un ras-le-bol total faillit la gagner.
« C’était un test, hein, tu voulais voir si j’allais téléphoner moi-même à la réception. Tu voulais savoir si je me servais de toi comme d’un homme à tout faire. C’est dingue. Pourquoi prends-tu toujours tout mal ? A l’étranger, se reposer sur son compagnon, c’est pourtant parfaitement normal ! »
Il lui coupa calmement la parole. « On y croirait presque, mais c’est vraiment n’importe quoi.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Linde, pour tenter à tout prix d’empêcher sa voix de monter dans les aigus, prit plusieurs inspirations profondes.
« Tout ce que je vois, c’est que tu brailles sur quelqu’un qui a été gentil avec toi, pour lui reprocher de ne pas avoir fait preuve d’encore plus de gentillesse » ,dit-il. (…)

Naufrages d’Akira Yoshimura

Couverture chez Babel

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février, j’ai lu ce roman qui faisait partie de ma pile à lire depuis quelques temps et dont la très belle photo de couverture m’attirait tout particulièrement, avec cette gracieuse jonque dans une douce lumière rose – une douceur qui ne reflète pas exactement le contenu du livre.

Note Pratique sur le livre

Éditeur : Actes Sud (Babel)
Année de publication au Japon : 1982
Année de publication en France : 1999
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Nombre de pages : 189

Note sur l’auteur

Akira Yoshimura (1927-2006) a laissé une œuvre considérable qui a marqué la littérature japonaise contemporaine. Ses ouvrages traduits en français sont publiés aux éditions Actes Sud. (Source : éditeur)

Quatrieme de Couverture

Isaku n’a que neuf ans lorsque son père part se louer dans un bourg lointain. Devenu chef de famille, le jeune garçon participe alors à l’étrange coutume qui permet à ce petit village isolé entre mer et montagne de survivre à la famine : les nuits de tempête, les habitants allument de grands feux sur la plage, attendant que des navires en difficulté, trompés par la lumière fallacieuse, viennent s’éventrer sur les récifs, offrant à la communauté leurs précieuses cargaisons.
Sombre et cruel, ce conte philosophique épouse avec mélancolie le rythme, les odeurs et les couleurs des saisons au fil desquelles Isaku découvre le destin violent échu à ses semblables dans cette contrée reculée d’un Japon primitif.

Mon avis

Les rythmes de la nature et les activités des hommes liées aux saisons sont très présents dans ce roman et en constituent la toile de fond permanente. Ainsi, sur les quatre années décrites ici, nous voyons périodiquement se répéter les mêmes gestes pour la survie et la subsistance : pêche aux poulpes, aux maquereaux, aux encornets, mais aussi retour régulier de certains rituels religieux et cérémonies et nous sommes pris dans ces cycles routiniers d’une existence pauvre en espérance et dont les perspectives d’amélioration sont quasi inexistantes. Certes, d’année en année il ne se passe pas toujours la même chose et la saison de la pêche peut s’avérer excellente ou exécrable, avec les conséquences inévitables qui en découlent.
Dans cette vie dure et monotone, où menacent les catastrophes diverses, le seul petit espoir d’une vie meilleure est de pouvoir provoquer le naufrage d’un navire, un soir de tempête hivernale, et de s’emparer de sa cargaison. Et encore, ce méfait peut attirer sur les villageois de très violentes représailles s’ils sont découverts par les autorités ou par les propriétaires du navire échoué. Et le naufrage qui peut les sortir de la misère peut aussi, par contrecoup, les enfoncer dans un destin encore plus sinistre que celui auquel ils veulent échapper.
L’auteur développe une vision de la vie pour le moins pessimiste et sombre mais son écriture est assez envoûtante, avec la présence de certains symboles comme la couleur rouge annonciatrice de souffrance et de mort, de très belles descriptions de paysages tandis que la psychologie des personnages est réduite au minimum et s’exprime surtout par des actions utilitaires et très peu de mots.
Un beau roman dont l’atmosphère mystérieuse, un peu étrange et menaçante, et le rythme lancinant et insistant, me marqueront sans aucun doute pour longtemps !

Un Extrait page 72

À la pêche, Isaku s’interrompait de plus en plus souvent pour lever les yeux vers les lointains sommets de la montagne. La pêche au poulpe était la dernière de l’année, et dès le début de l’hiver reviendrait la saison des bateaux. Il espérait leur venue, source de richesses pour le village. L’atmosphère lourde qui régnait depuis la mauvaise campagne de pêche au poulpe deviendrait alors beaucoup plus joyeuse.
Un matin, il était en mer lorsqu’il se rendit compte qu’une légère modification de couleur s’était produite sur le sommet le plus élevé dans le lointain. Le rougeoiement des feuilles n’allait pas tarder à commencer.
Le soir en rentrant chez lui, Isaku dit à sa mère :
– On dirait que la montagne commence à rougeoyer.
Sa mère, qui était en train de fendre du bois, garda le silence et ne releva même pas la tête. Il ne sut pas si elle s’en était aperçue ou si elle n’avait pas déjà à moitié renoncé à tout espoir de visite des bateaux pendant l’hiver.
Une dizaine de jours plus tard, les sommets étaient franchement rouges et, la couleur devenant plus foncée, elle commença à s’étendre aux sommets voisins. Dans le ciel pur apparurent des nuages moutonnés et la mer devint plus froide. (…)

Kitchen de Banana Yoshimoto (roman)

Couverture chez Folio

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, j’ai lu « Kitchen » de Banana Yoshimoto, un roman des années 80 qui a eu un très grand succès à l’époque, parmi les jeunes Japonais mais aussi dans le reste du monde.

Note pratique sur le livre

Année de Parution : 1988 au Japon, 1994 en France.
Editeur : Folio (Gallimard)
Traduit du japonais par Dominique Palmé et Kyôko Satô
Nombre de pages : 181

Note sur l’écrivaine

Banana Yoshimoto est née à Tôkyô en 1964. A l’âge de 23 ans, elle se fait connaître par son roman « Kitchen » qui s’impose dès sa parution comme un best-seller. D’autres romans, recueils de nouvelles et essais ont confirmé la place singulière qu’elle occupe dans la littérature japonaise contemporaine. (Source : éditeur)

Quatrième de Couverture

Que faire à vingt ans, après la mort d’une grand-mère, quand on se retrouve sans famille et qu’on aime les cuisines plus que tout au monde ? Se pelotonner contre le frigo, chercher dans son ronronnement un prélude au sommeil, un remède à la solitude.
Cette vie semi-végétative de Mikage, l’héroïne de Kitchen, est un jour troublée par un garçon, Yûichi Tanabe, qui l’invite à partager l’appartement où il loge avec sa mère.
Mikage s’installe donc en parasite chez les Tanabe : tombée instantanément amoureuse de leur magnifique cuisine, elle est aussi séduite par Eriko, la mère transsexuelle de Yûichi à la beauté éblouissante.
Banana Yoshimoto révèle dans Kitchen une sensibilité nourrie de paradoxes, une sensibilité dans laquelle toute une génération de jeunes Japonais s’est reconnue.

Mon humble avis

C’est un livre très agréable à lire et j’ai apprécié le côté toujours inattendu et très légèrement étrange des situations, du caractère des personnages et de leurs relations les uns avec les autres.
Plusieurs fois au cours de l’histoire, mes attentes ont été déjouées et j’aime bien être surprise de cette façon. Ainsi, je m’attendais à ce que l’héroïne tombe amoureuse du jeune homme qui l’héberge (Yûichi) et, tout au long du roman, leur relation reste sur la frontière entre l’amour et l’amitié, et ces sentiments sont très jolis et nous paraissent cohérents avec le reste de l’histoire et les tempéraments – à la fois doux et un peu froids – des deux jeunes personnages.
Il n’y a aucune situation convenue ou réflexion cliché dans ce livre, et c’est ce que j’ai le plus apprécié : l’univers de l’écrivaine est entièrement personnel, original et semble animé d’une vie authentique.
La transsexualité de l’un des personnages principaux nous est présentée comme une chose allant de soi, sans esprit militant ou sans jugement particulier (ni en bien ni en mal) mais il me semble que, dans les années 80, c’était déjà assez audacieux et rare d’aborder ce sujet dans un roman, surtout dans le Japon de l’époque (assez conservateur sur le plan des mœurs) et d’autant plus que ce personnage transsexuel est ici tout à fait bienveillant et sympathique.
L’écriture est surtout composée de phrases courtes, plutôt simples, où l’on va à l’essentiel.
Le thème principal de ce livre est le deuil et la douleur inhérente à la perte d’un être cher, la reconstruction de soi et la consolation après ce deuil, et l’écrivaine l’exprime avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse : les personnages n’éclatent pas en sanglots et ne manifestent pas leur douleur bruyamment mais tout est suggéré subtilement, pudiquement, et cette retenue nous touche encore davantage.
Une seule chose m’a un peu troublée dans ce livre : je n’ai pas compris tout de suite qu’il se termine à la page 131 et, comme il y a un autre texte à partir de la page 132 (intitulé « Moonlight Shadow » ) j’ai cru que c’était la suite – une deuxième partie de la même histoire – et j’ai eu un long moment de confusion en voyant que les personnages ne s’appelaient plus pareil… Bref, les éditions Folio m’auraient évité ces cafouillages idiots s’ils avaient indiqué clairement sur la page de titre « Kitchen suivi de Moonlight Shadow ». Mais bon, ce n’est qu’un détail.
Un roman en tout cas très agréable à lire, doté de grandes qualités, et dont je comprends qu’il ait pu avoir autant de succès à sa parution, au Japon et ailleurs – et encore de nos jours.

Un Extrait page 33

(…)
Un jour, je suis retournée à mon ancien logement pour mettre de l’ordre dans les affaires qui y restaient.
Chaque fois que j’ouvrais la porte, je frissonnais.
Depuis que je n’y habitais plus, cet endroit semblait avoir changé de visage.
Il était sombre, silencieux, rien n’y respirait. On aurait dit que toutes les choses autrefois familières me faisaient la tête. Au lieu d’entrer en criant « Me voilà ! », j’avais presque envie de me glisser à pas de loup dans la maison en m’excusant de déranger.
Avec la mort de ma grand-mère, le temps de cette maison était mort, lui aussi.
Je le sentais, physiquement. Je ne pouvais plus rien faire. A part m’en aller, pour toujours… Je me suis retrouvée à astiquer le frigidaire, en fredonnant la chanson La vieille horloge de mon grand-père.
C’est alors que le téléphone s’est mis à sonner.
J’ai décroché. Je m’en doutais, c’était Sôtarô.
Mon petit ami d’autrefois. Nous nous étions séparés au moment où l’état de ma grand-mère s’était aggravé.
« Allô ! C’est toi, Mikage ? a-t-il dit d’une voix qui m’aurait presque fait pleurer de nostalgie.
(…)

Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier

Couverture chez Folio

Très admiratrice de Nicolas Bouvier (1929-1998) et ayant déjà entendu dire beaucoup de bien du « PoissonScorpion » qui relate les neuf mois que l’écrivain a passé sur l’île de Ceylan en 1955 et qui a été pour lui un séjour très malheureux, proche du cauchemar, puisqu’il a accumulé les malheurs et frôlé la folie, j’ai saisi l’occasion de ce Mois Thématique sur le thème du Voyage pour tenter l’expérience et j’en ai été éblouie et fortement impressionnée.
Il est à noter que l’écrivain voyageur a mis presque trente ans à réussir à écrire ce livre, puisque son voyage à Ceylan datait de 1955 – il avait vingt-six ans – alors que la publication du « PoissonScorpion » datait de 1982 – il en avait cinquante-trois.

Présentation du sujet

Ce livre retrace le voyage de Nicolas Bouvier dans l’île de Ceylan (actuel Sri-Lanka, au large de l’Inde) en 1955. Son entrée dans le pays commence déjà très mal puisqu’on lui administre une trop grosse dose de vaccin et qu’il est ensuite fortement malade. Peu après, lorsqu’il cherche du travail sur l’île à l’Alliance Française, en espérant donner des cours pour subsister, il se fait congédier de manière peu aimable. De ce fait il vivote assez pauvrement dans une chambre infestée d’insectes tous plus inquiétants les uns que les autres. Mais, du fond de sa solitude, ces fourmis, cancrelats et autres scorpions lui tiennent compagnie et il ne se lasse pas de les observer. Il nous décrit aussi les mentalités de la population sri-lankaise, qui pratique la magie noire et qui ne cesse de jeter des sorts, sans beaucoup d’autres occupations quotidiennes, ce qui semble instaurer un climat très délétère autour du malheureux écrivain et jusque dans son esprit.

Mon Avis très subjectif

J’avais déjà adoré de cet auteur « L’Usage du monde » et « Chronique Japonaise » mais, avec ce livre-ci j’ai eu l’impression d’entrer dans un monde littéraire totalement nouveau et encore plus génial, et ce fut une expérience de lecture merveilleuse. C’est d’ailleurs étonnant et formidable que le récit d’un voyage désastreux et cauchemardesque pour son auteur puisse se transformer en une telle beauté aux yeux du lecteur, et c’est tout le talent littéraire et poétique de Nicolas Bouvier d’avoir su faire, selon l’expression consacrée, de l’or avec de la boue.
En une vingtaine de chapitres relativement courts, qui ressemblent souvent à des proses poétiques, nous avons devant les yeux les différentes facettes de ce voyage et les épisodes significatifs de ce séjour. Les personnes qu’il a rencontrées sont croquées avec beaucoup d’ironie et un sens très vif de la psychologie.
Par rapport aux autres livres que j’ai lus de lui, j’ai particulièrement apprécié qu’il dévoile ici des aspects très personnels de sa vie, comme ses relations avec ses parents ou la rupture amoureuse qu’il doit subir au beau milieu de son voyage, par le biais d’un bref courrier, et qui le désespère complètement.
Les passages où il aborde sa dépression et ses moments de folie sont aussi très émouvants bien qu’il reste chaque fois laconique et pudique – mais ses euphémismes et ses litotes sont assez transparents et le lecteur imagine sans mal ce qu’ils recouvrent.
Nicolas Bouvier montre aussi dans ce livre un exceptionnel talent pour la description animalière et j’ai choisi le paragraphe qu’il consacre aux paons parmi les deux extraits à recopier ici.
Un livre formidable, que je conseille vivement.

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Un Extrait page 22

(…) Je battais un peu la campagne à me demander ce que je pouvais bien faire ici. Ce paon aussi, je le regardais, flairant je ne sais quelle supercherie. Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage – j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan – il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. A plein régime il s’élève à peine à hauteur de poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification…

Un Extrait page 136

Retour sur la plage où tout un fretin de bêtes agonisantes rejetées des filets tressaillaient encore de venin. La joue contre le ventre d’une pirogue à balancier je tirais sur ma cigarette en regardant le pinceau du phare s’égarer vers le Sud jusqu’à l’Antarctique. Penser à ces étendues où des ciels entiers pouvaient se défaire en averses sans que personne, jamais, en fût informé, me donnait comme un creux dont je me serais bien passé, déjà tout vidé que j’étais. Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avaient mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et, derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Il n’y a pas ici d’alliances solides et rien ne tient vraiment à nous. Je le savais. La dentelle sombre des cocotiers qui bougeaient à peine contre la nuit plus sombre encore venait justement me le rappeler. Pour le cas où j’aurais oublié.
(…)

Romanée-Conti 1935, un roman de Takeshi KAIKÔ

Couverture chez Picquier Poche

En me promenant dans ma librairie habituelle, je suis tombée par hasard sur ce petit livre dont le titre m’a intriguée, par sa référence à un vin français – je devrais plutôt dire un grand cru millésimé ! – et l’idée de lire un roman japonais où il serait beaucoup question de la France et de ses traditions viticoles et culinaires me paraissait plutôt sympathique et rentre bien dans le thème du voyage que j’explore ce mois-ci !

Je vous propose donc cette fois d’observer la France avec le regard d’un voyageur japonais…

Note pratique sur le livre :

Editeur : Picquier Poche
Date de parution originale : 1973 (au Japon)
Date de parution en français : 1993 (1996 en poche)
Traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai et Didier Chiche
Nombre de pages : 68 pour la première nouvelle, 35 pour la deuxième.

Note biographique sur l’auteur

Takeshi Kaikô, né en 1930 et mort en 1989 à l’âge de 58 ans, est un romancier, essayiste, nouvelliste, journaliste et scénariste japonais. Ecrivain globe-trotter il rapportera de ses périples en Chine, en URSS et dans le Paris de 1968 des reportages d’une grande acuité. Il remporte le prix Akutagawa en 1957.

Quatrième de Couverture

A Tôkyô, un dimanche après-midi, deux hommes absorbés dans la dégustation cérémonieuse d’une vieille bouteille de bourgogne Romanée-Conti 1935, usant de gorgées comme ponctuations, poursuivent jusqu’à la lie le long texte désordonné de leurs souvenirs.
Voici une lecture éblouissante de la vie : on plonge avec délices dans l’intimité d’un grand vin, dans le secret de rêveries amoureuses, riches de la saveur d’un amour endormi, d’une femme aux contours effacés et au parfum évanoui.

Mon humble avis

Ce très court roman – ou longue nouvelle – est très agréable à lire grâce à une écriture qui privilégie les notations sensuelles et la suggestion de plaisirs gustatifs et amoureux. L’auteur excelle à l’évocation de saveurs, à la description de certaines sensations plus ou moins agréables et parfois ambiguës, nous laissant comprendre qu’il peut exister une pointe de déplaisir dans les expériences les plus délicieuses – et, sans doute, inversement, une once de plaisir dans les contacts a priori désagréables.
Au-delà de cet aspect purement sensitif et charnellement hédoniste, il y a aussi dans ce livre une réflexion sur le temps qui passe, sur l’Histoire et sur le sens de la vie, avec un rappel à la mort inéluctable qui apparaît à plusieurs reprises au cours de cette histoire, de manière inattendue, telle cette curieuse danse macabre du milieu du livre, comme un contrepoint nécessaire à chaque plaisir, en tant que prélude ou conclusion.
Ce livre est aussi intéressant par une certaine vision de la France du 20ème siècle à travers le regard d’un homme japonais gourmet, esthète et cultivé. Ainsi, il nous décrit le Paris des années 70, les Halles, le Quartier Latin et ses petits bistrots propices aux rencontres, mais aussi certaines villes des Côtes du Rhône, de Bourgogne, etc.
Un livre que j’ai bien aimé, malgré sa brièveté !

Un Extrait page 32

(…)
– Ca y’est, je me souviens. Ca m’est revenu en t’écoutant. J’ai oublié de te dire que j’étais non seulement allé en Bourgogne ou dans le Bordelais, mais aussi dans la région de Cognac. Des fûts, en nombre infini, y dorment, dont s’évapore tous les jours une petite quantité de cognac. Il parait que ça représente en degré d’alcool l’équivalent de ce qui se consomme chaque jour en vin dans toute la France. L’équivalent de vingt-cinq mille bouteilles, m’a-t-on dit. Enfin, quoi qu’il en soit, tu vois le sigle V.S.O.P. qui figure sur les bouteilles de cognac ? Ce sont les initiales de Very Superior Old Pale, mais on m’a signalé que ça pouvait aussi être celles de Vieux Sans Opinion Politique. Je m’en suis souvenu en t’écoutant. Le Japon a été vaincu, l’Allemagne, l’Italie ont été vaincues elles aussi, le Front populaire a sombré en un an. Les Procès de Moscou étaient une sinistre mascarade. Le Parti communiste chinois a fini par s’emparer de tout le territoire chinois. Et pendant tout ce temps-là, cette bouteille dormait. Indifférente aux opinions politiques. Depuis 1935, elle a vieilli d’un an chaque année en dormant. Elle se consacrait à ça. Elle mérite elle aussi le nom de V.S.O.P. C’est un vin à boire en dégustant l’Histoire. (…)

Kyoto Song de Colette Fellous

Couverture chez Arléa

J’ai entendu parler de ce livre sur le blog de Kévin, « Comme au Japon », consacré à la culture japonaise, que vous pouvez consulter ici, si vous voulez.
Colette Fellous est une écrivaine et femme de radio française, née à Tunis en 1950.
Elle raconte ici son voyage au Japon, en compagnie de sa petite fille prénommée Elyssa, ce qui est l’occasion d’un vagabondage à travers la culture japonaise (art du haïku, gastronomie, cerisiers en fleurs, etc). Ce voyage lui permet aussi d’évoquer des souvenirs de jeunesse ou d’enfance. Le livre est illustré de photos en noir et blanc, prises au cours de ce séjour japonais par l’écrivaine elle-même.

Mon humble avis

L’écriture de ce livre n’est pas désagréable mais pas géniale non plus. Il y a pas mal de phrases qui comportent des énumérations, ce qui n’est pas forcément attrayant à mes yeux. Un certain manque de concision et même une tendance au délayage verbal m’ont un petit peu ennuyée.
Souvent, l’écrivaine parle d’éléments et de caractéristiques très – trop – connus de la culture japonaise sans ajouter de vision personnelle ou de ressenti original et elle a tendance à énoncer des choses rebattues et convenues, du déjà-vu-déjà-lu qui m’a franchement cassé les pieds.
Parfois, elle parle de choses intimes et personnelles, par exemple un abus sexuel dans son enfance ou, quelques chapitres plus loin, son accouchement où elle a failli mourir ou encore la mort de sa mère et on se demande pourquoi elle veut nous faire partager ça, quel rapport avec son voyage au Japon, qu’est-ce qu’elle veut nous dire à travers ces récits ? On reste un peu gêné et dubitatif car ça tombe là comme un cheveu sur la soupe et ensuite elle ne parle plus du tout de ces sujets.
A un moment, elle évoque le côté aléatoire des choses et j’ai pensé que, peut-être, elle avait voulu faire ici un livre avec une construction aléatoire, mais ça n’a pas suffi à me réveiller ou à me sortir de ma complète léthargie.
J’ai abandonné cette lecture 20 ou 30 pages avant la fin.

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Voici un passage qui ne m’a pas déplu :

Un Extrait page 189

Ce soir-là, j’avais donc rencontré trois hommes. L’un a été mon amour, l’autre mon ami et le troisième aurait pu être mon mari, si j’avais dit oui. C’est juste un exemple. Un exemple de ce qui pouvait à tout moment se glisser dans un roman, sans prévenir, de façon purement aléatoire, une histoire qui m’avait fait signe alors que, sous la pluie fine, je traversais avec Lisa le carrefour Hyakumanben pour acheter des confiseries aux noix. Claude était un maître de la physique théorique et des mouvements aléatoires, ses travaux ont marqué l’avancée de la recherche au-delà de la France. Ce soir-là, il avait joué sa vie et mis en pratique l’aléatoire, il ne me l’avait avoué que plus tard. Je l’avais revu une ou deux fois après la fête, nous avions dîné un jour ensemble et en me raccompagnant en bas de mon immeuble, dans la voiture, les phares et le moteur éteints, il m’avait demandé de sa belle voix grave si je ne voulais pas l’épouser. Il était timide mais il s’était lancé, moi aussi j’étais timide. C’était si incongru que j’ai ri, un peu gênée, je pensais que c’était une blague. (…)

Parmi la jeunesse russe, d’Ella Maillart

Couverture chez Payot

Je consacre ce mois de janvier 2023 au thème du voyage et, dans ce cadre, je me suis intéressée à l’écrivaine et voyageuse suisse du 20ème siècle, Ella Maillart, et plus précisément à son tout premier récit de voyage, écrit en 1930, dans ce que l’on nommait à l’époque l’URSS, et qui suscitait une grande curiosité (et, souvent, de l’hostilité) dans le reste de l’Europe et du monde.
Quelques mots d’abord sur l’écrivaine :

Ella Maillart (1903 à Genève – 1993 à Chandolin en Suisse) est une voyageuse, écrivaine et photographe suisse. Grande sportive, elle pratique le ski alpin, la voile et l’alpinisme. Elle participe aux régates Olympiques de 1924. De 1931 à 1934, elle défend les couleurs de la Suisse aux premiers Championnats du Monde de ski.
Attirée par le cinéma russe, elle part en reportage à Moscou, qui sera le sujet de son premier livre « Parmi la jeunesse russe », publié en 1932. Ses voyages la mènent ensuite, pendant les années 30, en Asie Centrale, en Mandchourie, en Chine, en Inde, puis en Afghanistan et jusqu’en Turquie.
Elle passe cinq ans en Inde de 1940 à 1945, auprès de maîtres spirituels.
Le village suisse de Chandolin, à 2000 mètres d’altitude, constitue son principal point de chute entre ses divers périples et il accueille ses dernières années de vie.
(Source : Wikipédia)

Quatrième de Couverture

« Je veux être avec la jeunesse russe et pas avec les six mille Américains qui envahissent Moscou. »
Ella Maillart à sa mère, 25 août 1930

Douze ans après la révolution, le régime soviétique reste une énigme pour des Occidentaux fascinés par Eisenstein et le cinéma russe. Ella Maillart a vingt-six ans. Elle obtient un visa et débarque à Moscou en 1930, dans un pays bouleversé, frappé par la famine. Elle loue une paillasse dans le deux-pièces de la comtesse Tolstoï, vit de thé et de pain noir, rame sur la Moskova avec de jeunes ouvriers et passe des heures dans la cabine de montage du réalisateur Vsevolod Poudovkine. Avec fraîcheur, elle note ce qu’elle voit, et parvient à se joindre à un groupe qui part découvrir la Svanéthie, traversant le massif central du Caucase à pied. Ce voyage sera aussi pour elle l’occasion de découvrir les superbes images mongoles de Tempête sur l’Asie qui lui donneront un avant-goût de cet Orient qui bientôt deviendra sa vie.

Mon humble Avis

Dans les années 30, il n’était pas courant pour une femme seule de voyager, surtout pas dans des pays lointains ou réputés dangereux, et on ne peut qu’admirer le courage et l’intrépidité d’Ella Maillart au cours de son périple en URSS. Plusieurs fois, elle se trouve dans des situations difficiles, devant lesquelles la plupart des gens reculeraient, mais elle décide d’aller de l’avant malgré tout et ne se décourage pas. Ainsi, quand elle décide d’escalader avec un groupe de jeunes russes plusieurs montagnes du Caucase, elle se fait mordre très gravement à la jambe par un chien mais, loin de rebrousser chemin et de chercher un médecin, elle continue son ascension et ses performances sportives, parfois même à cloche-pied tellement la douleur est intense.
La partie du livre qui m’a le plus intéressée est la première, où elle séjourne à Moscou et où elle relate beaucoup d’anecdotes sur la vie quotidienne des moscovites aux premiers temps du communisme : les queues devant les magasins, les difficultés pour trouver des produits de nécessité courante, les logements souvent collectifs, le grand effort de la politique soviétique en faveur de l’éducation des plus défavorisés et en faveur du sport.
Ella Maillart a l’air, dans l’ensemble, plutôt enthousiaste devant ce pays en plein bouleversement, où tout se construit et se modernise rapidement et où la jeunesse a pris le pouvoir. Elle ne semble pas du tout pressentir les horreurs staliniennes (en 1930, Staline est déjà au pouvoir depuis un an) et ne s’offusque pas non plus de la propagande d’Etat ou des possibles surveillance ou emprisonnement de certains citoyens rétifs au régime. Mais il est vrai qu’elle parle assez peu de politique et presque pas du Gouvernement russe. Ce qui l’intéresse c’est surtout la découverte de la vie quotidienne, de rencontrer des Russes, principalement des jeunes, de discuter avec eux et de vivre parmi eux, en immersion complète.
On peut admirer aussi la sociabilité et la bonne maîtrise linguistique d’Ella Maillart, qui parvient à se lier d’amitié presque partout où elle va, qui s’intègre à de nouveaux groupes de jeunes russes avec une facilité étonnante et qui tient avec eux des conversations soutenues et complexes.
L’écriture est très agréablement ciselée mais j’ai regretté parfois la trop grande place accordée aux descriptions, d’ailleurs très réussies, au détriment peut-être de la réflexion. Trop de place pour le monde extérieur au détriment de l’intériorité, ce qui est sans doute une caractéristique de nombreux récits de voyage. D’un autre côté, j’ai bien compris qu’Ella Maillart voulait rester au plus proche des gens et des faits réels objectifs, comme dans un documentaire ou un reportage, mais parfois on se dit qu’un petit peu plus d’analyse et de prise de recul ne feraient pas de mal…
J’ai tout de même beaucoup apprécié ce livre, qui se lit avec grand plaisir, car l’écrivaine voyageuse possède de très nombreux centres d’intérêt (culture, sport, littérature, cinéma, etc.) et qu’elle envisage la vie et les gens avec curiosité, donc son récit aborde des sujets multiples et variés et sa manière de raconter les choses est pleine de vivacité et de passion.

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Un Extrait Page 35

Au début, j’allais moi-même aux provisions. Le matin, pour ce que j’avais à acheter, cela se passait sans encombre ; la plupart des ouvrières étant au travail, je rencontrais surtout d’anciennes bourgeoises ou des servantes (celles-ci forment un groupe syndiqué). Il faut souvent attendre pour être servi, le personnel étant insuffisant. Les vraies queues, celles qui sont exténuantes, me semblent provoquées par les distributions spéciales, annoncées à l’avance : vêtements, chaussures.
Crise du cuir. Tout le monde veut des bottes. Sur 160 millions d’habitants, l’URSS compte environ 120 millions de paysans. Autrefois, seuls quelques privilégiés pouvaient s’acheter des bottes ; les autres allaient chaussés de sandales d’écorce. Autres temps, nouveaux moyens, nouveaux besoins : il faut aujourd’hui botter un continent. Tout en reformant le cheptel !

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Un autre Extrait page 38

-Es-tu de Moscou ? me demande une petite brune aux cheveux ébouriffés.
-Non, je suis étrangère ; et toi ?
-Je viens de Kharkov, mais quel est ton pays ?
Au mot « étrangère », propagé comme une traînée de poudre, tous ont suspendu et leurs phrases et le cours de leur pensée ; chacun arrête le bouillonnement de vie qui lui est propre pour laisser le champ libre à la curiosité. Ils se sont retournés, ils se battent pour m’approcher, pour me toucher ; yeux, odorat, oreilles tendus vers l’inconnue.
-Comment t’appelles-tu ?
-Où travailles-tu ?
-Te plais-tu chez nous ?
-Est-ce aussi bien chez toi ?
Les jeunes ne mettent pas en doute que le monde entier s’intéresse à la Russie. Mais les vieux demandent toujours :  » Pourquoi diable venez-vous dans ce pays-ci ? »
Comment répondre à chacun d’une manière satisfaisante ? Je me désole de n’y pouvoir parvenir.

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Un Troisième Extrait page 211

L’express de Leningrad lutte contre le vent invisible, remonte le fleuve de nuit impénétrable ; il ponctue son avance de mugissements angoissés, profonds comme ceux d’un vapeur dans le brouillard.
Je suis partie de Moscou sans bien m’en rendre compte ; je n’ai pas quitté la ville pour de bon, avec le regard circulaire d’adieu dont on enveloppe Athènes ou Amsterdam. J’ai l’impression d’y devoir revenir prochainement, rappelée par les êtres que j’y laisse et qui sont devenus partie de moi-même. Certes, je reviendrai…
Pourquoi même suis-je partie ? Trop d’habitudes trop anciennes me ramènent-elles dans mes longitudes ? Ou peut-être la peur de ne pas trouver de travail intéressant avant de mieux savoir le russe ? Ou suis-je simplement tenaillée par le besoin qui pousse les fidèles de la despote aventure, besoin d’aller toujours vers l’inconnu ?