Rigodon, de Céline


N’ayant jamais lu de livre de Céline et n’ayant pas envie de m’embarquer dans la longue aventure du Voyage au Bout de la Nuit, je m’étais dit que Rigodon me permettrait de tester le fameux style du grand écrivain dans un volume un peu plus court.
Quand j’ai commencé Rigodon je ne savais pas qu’il s’agissait du dernier tome d’une trilogie autobiographique, où Céline fuit en Allemagne avec sa femme Lily, son chat Bébert et leur ami l’acteur La Vigue, en 1944, au moment de la défaite allemande et de l’arrivée des Alliés pour libérer l’Europe.
Pour autant, malgré le contexte qui s’y prêtait, Céline ne cherche pas à expliquer ses positions politiques dans ce livre : à trois ou quatre reprises il vocifère à propos de la race blanche et de sa prochaine extinction, mais il n’essaye pas de défendre ou de justifier ses idées.
J’ai eu beaucoup de mal à rentrer dans ce livre car, au début, on rentre directement dans le vif du sujet sans que rien ne soit expliqué et sans qu’on sache qui est qui et qui fait quoi, ni les raisons d’agir des protagonistes. Au bout d’un moment on comprend quand même où on se trouve et le but de nos quatre personnages : aller de trains en trains et de gares en gares, en traversant l’Allemagne jusqu’au Danemark, alors que tout le pays est bombardé par les alliés et que les gares et les trains sont particulièrement visés. Voyage chaotique semé de rencontres, d’accidents, de menaces, de violences … Un livre d’action, où tout est en mouvement, où tout est périlleux, où nos quatre personnages sont sur le qui-vive, dans l’urgence de la guerre : dans ce livre il se passe sans cesse quelque chose, il n’y a pas de place pour la réflexion posée ou la mise à distance d’une analyse raisonnable.
Le style de Céline est certes très vivant, très moderne, mais il a un côté hystérique et même frénétique qui m’a un peu fatiguée : tronçons de phrases séparés par des points de suspension, interjections, exclamations, impression d’être bousculé et malmené.
Je crois que le mieux est encore de vous donner un extrait représentatif.

Extrait page 176

Oh, que vous vous dites : que ce vieux con est assommant ! … oh certes, je veux, j’admets, je débloque … que je revienne à mes trois notes … dare-dare ! sans prétention … pour mon panorama d’Hanovre… vous comprenez il le faut !… avant que cette brique m’atteigne, m’ébranle, je n’avais pas de soucis, je me laissais bourdonner, tranquille, fuser sans ordre ni façon, trombonner n’importe comment, je me cherchais pas de musique… mais là, bon gré, mal gré, il me la faut!… je dirais même, une mélodie… voyez-moi ça ! pas instruit ni doué forcé de me grognasser des bribes… autre chose! mes cannes!… perdu les deux dans cette idiote explosion… que tout s’est abattu sur nous, enfin la façade… je crois, je suis pas sûr…

Le Bâillon sur la table, de Paul Eluard

J’ai trouvé ce poème dans le recueil La Vie immédiate  de Paul Eluard, qui date de 1932.

 

Ancien acteur qui joue des pièces d’eau
De vieilles misères bien transparentes
Le doux fer rouge de l’aurore
Rend la vue aux aveugles
J’assiste au lever des murs
A la lutte entre la faiblesse et la fatigue
A l’hiver sans phrases.

Les images passées à leur manière sont fidèles
Elles imaginent la fièvre et le délire
Tout un dédale où ma main compliquée s’égare
J’ai été en proie il y a longtemps
A des hallucinations de vertus
Je me suis vu pendu à l’arbre de la morale
J’ai battu le tambour de la bonté
J’ai modelé la tendresse
J’ai caressé ma mère

J’ai dormi toute la nuit
J’ai perdu le silence
Voici les voix qui ne savent plus que ce qu’elles taisent
Et voici que je parle
Assourdi j’entends pourtant ce que je dis

En m’écoutant j’instruis.

Deux de mes derniers poèmes en prose

Le Jour et la nuit

Le jour n’est ni le contraire ni l’inverse de la nuit, – encore moins son opposé – car, ce que le jour recherche en déblayant les nuages du côté du levant, la nuit le cherche aussi en fouillant les impuretés des ténèbres sous le colimaçon du rêve.
Ce que le jour amplifie et fait résonner dans les trois dimensions bien cartographiées de la conscience, la nuit le rétrécit, le réduit à la seule et unique dimension du tâtonnement.
Si le jour nous met face au tumulte du monde pour nous faire comprendre que nous sommes voués à la connaissance, la nuit nous met face à notre propre tumulte pour nous faire comprendre que seule l’ignorance recèle quelque issue.
Le jour n’est ni le contraire ni l’inverse de la nuit, ce sont simplement deux mondes qui se tournent autour pour mieux s’éviter, et qui ne peuvent se rencontrer qu’en rougissant.

Marie-Anne Bruch

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Neige de Printemps

L’hiver est réapparu au beau milieu des mésanges en fleurs et des hirondelles en bourgeons, changeant les giboulées en poudreuse et la boue en verglas, figeant le paysage dans un scintillement de cristal friable, amortissant la stupéfaction de nos cœurs sous plusieurs épaisseurs de docile patience.
Alors, le cerisier ne sait plus démêler – entre froidure et fraîcheur, entre blancheurs et lividités – de la neige ou de la fleur, laquelle est la plus délicate ou la plus éphémère, laquelle se laissera cueillir avec le plus d’ineffable abandon.

Marie-Anne Bruch

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Les carnets du Sous-sol, de Dostoievski

J’ai lu ce livre dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, ou plus exactement, j’ai lu ce livre sans raison particulière, parce que j’en avais envie, et je me suis aperçue après les premières pages que cette lecture rentrait parfaitement dans le cadre du Défi de lecture.

Ce livre est divisé en deux parties : dans la première, le héros nous expose ses idées sur la société et surtout sa philosophie de la vie, sa vision de l’être humain : selon lui, l’homme n’est pas tellement guidé par sa raison ou par la recherche de son intérêt, contrairement à ce que proclament les penseurs de son temps, mais il veut avant tout agir selon son caprice, sa fantaisie, et faire prévaloir sa liberté face à toute autre volonté. Selon le héros de ce livre, une volonté supérieure capable de faire le bien de tous, ne tarderait pas à être mise en échec par tous ceux qui veulent préserver leur indépendance d’esprit et leur nature d’hommes.
Dans cette première partie du livre, le héros, qui écrit son journal, interpelle ses lecteurs sous l’apostrophe de « messieurs », comme s’il devait se justifier contre d’éventuelles attaques de contradicteurs, mais il reconnaît en même temps qu’il est seul, qu’il s’est reclus depuis de longues années dans un sous-sol, et que personne ne lira jamais les lignes qu’il est en train d’écrire : en fait, il se joue la comédie, il fantasme une péroraison devant un auditoire, et fait à la fois les demandes et les réponses.
Dans la seconde partie, notre héros nous explique dans quelles circonstances il a acquis sa profonde misanthropie et comment il a fait le vide autour de lui : extrêmement chatouilleux sur les questions d’honneur et se sentant sans cesse outragé, mais d’une constitution fragile qui le dissuadait de se battre, il se retrouve dans des situations grotesques et incongrues où il se brouille avec ses amis et relations.
Par aigreur et méchanceté, il passe ses nerfs sur une prostituée qui s’attache à lui, mais lui n’éprouve que l’envie de se débarrasser d’elle.

Mon avis :
J’ai trouvé la première partie superbe, convaincante, intelligente, et d’une modernité totale, toutes les idées du héros sont brillamment exposées, et nous touchent d’autant plus que le héros semble un peu fou, ou en tout cas de très mauvaise humeur, et qu’il semble parler avec sincérité et émotion.
Le début de la deuxième partie est également plaisant, car le héros nous apparaît comme un faible rongé par l’esprit de revanche, rancunier à l’extrême, mais ne pouvant jamais asseoir son désir de supériorité.
Lors de sa rencontre avec la prostituée, un personnage assez terne et pas très perspicace, il prend sa revanche sur le sort d’une manière mesquine et cruelle, en se jouant de la crédulité de la jeune femme, il la mène en bateau, et il m’a semblé que le héros perdait beaucoup de son intérêt et devenait simplement un homme médiocre et malveillant.

Un livre très fort, complexe, qui fait réfléchir !

La rétrospective Jean Fautrier à Paris (Musée d’art Moderne)

Une grande rétrospective de l’artiste Jean Fautrier (1898-1964), à la fois peintre et sculpteur, ses tient actuellement au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 20 mai 2018 et, si vous avez l’occasion de vous y rendre, je crois que vous découvrirez des oeuvres qui vous toucheront – tout du moins, pour ce qui me concerne, elles m’ont surprise et émue !

Ses premiers tableaux, dans les années 1920, sont marqués par un réalisme sombre, avec des portraits et de grands nus massifs et peu flatteurs, se détachant sur un arrière-plan foncé.
Fautrier évolue par la suite vers des tableaux moins réalistes, peut-être plus poétiques, où la couleur noire est dominante, puis, l’année suivante, la couleur grise, qui met en valeur des thèmes divers (paysages de glaciers, natures mortes), avec parfois une vision de la souffrance et de la mort qui peut évoquer Rembrandt, comme dans le sanglier écorché, ou les lapins et moutons suspendus (évocation peut-être aussi de Soutine, en beaucoup moins coloré).


La période suivante marque un retour à la couleur, mais dès les années 1932 ou 33 il cesse de peindre pour des raisons économiques et se consacre durant cinq ans à l’enseignement du ski en Savoie, puis dirige un hôtel également en montagne.
Il reprend la peinture dès la fin des années 30.
Après la guerre, en 1945, il expose ses têtes d’otages (cf. illustration ci-contre) qui suscitent de vives réactions – tant positives que négatives – mais qui marquent les esprits.
Les têtes d’otages sont bien représentatives  de l’art informel de Fautrier, mettant l’accent sur une matière picturale (une « pâte ») épaisse et grumeleuse, dont les aspérités accrochent la lumière et font vibrer la couleur, évoquant les objets de manière allusive, par un trait ou une teinte caractéristique, à mi chemin de l’abstraction et du figuratif.

Dans les années qui suivent, l’artiste prend pour motifs des objets de la vie courante (clés, pichets, encrier, etc.) mais il renoue également avec les thèmes engagés, émotionnellement forts, par exemple dans les têtes de Partisans, dénonçant l’invasion de Budapest par les Russes en 1956 et prenant pour point de départ le poème Liberté de Paul Eluard.

Dans la très intéressante vidéo présentée vers le milieu de l’exposition, on peut assister à des interviews de Fautrier, où l’on découvre un homme très cérébral mais aussi malicieux, n’hésitant pas à proclamer qu’il peint ses tableaux très vite parce que la peinture l’ennuie, et que voir son atelier n’a pas d’intérêt.

J’ajoute pour conclure que ce grand artiste, sans doute trop méconnu, ne semble pas attirer beaucoup de monde pour le moment, ce qui est un cadre de visite bien agréable, sans aucune queue à l’entrée et sans piétinements devant chaque oeuvre, l’idéal !

 

Deux sonnets de Louise Labé

En cette journée des femmes, je voulais rendre hommage à l’une d’entre elles, une dame des temps anciens, qui a eu à subir bien des médisances et calomnies parce qu’elle était auteure et femme éprise de liberté, ayant vécu plusieurs amours et excellé comme femme de lettres.

Louise Labé, née vers 1524 d’une famille de riches artisans, reçoit une brillante éducation dans les domaines des lettres et des arts, ses oeuvres sont publiées dès 1555, elle meurt en 1566.

Je vous donne à lire aujourd’hui son sonnet le plus célèbre, suivi d’un autre de mon choix.

 

Sonnet VIII

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure ;
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie ;
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis quand je crois ma joie être certaine
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

***

Sonnet III

Ô longs désirs, ô espérances vaines,
Tristes soupirs et larmes coutumières
A engendrer de moi maintes rivières,
Dont mes deux yeux sont sources et fontaines !

Ô cruautés, ô durtés inhumaines,
Piteux regards des célestes lumières,
Du cœur transi ô passions premières,
Estimez-vous croître encore mes peines ?

Qu’encor Amour sur moi son arc essaie,
Que nouveaux feux me jette et nouveaux dards,
Qu’il se dépite, et pis qu’il pourra fasse :

Car je suis tant navrée en toutes parts
Que plus en moi une nouvelle plaie,
Pour m’empirer, ne pourrait trouver place.

Trois poèmes d’Apollinaire

J’ai trouvé ces trois poèmes dans le recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, ce sont mes préférés parmi les plus courts.
Ce recueil est paru dans la collection Poésie/Gallimard.

 

***

Les colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

***

Clotilde

L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain

Il y vient aussi nos ombres
Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres
Avec elles disparaîtra

Les déités des eaux vives
Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veux

***

Saltimbanques

Dans la plaine les baladins
S’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises

Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe

Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés
L’ours et le singe animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage

Pluie Noire, de Masuji Ibuse


J’avais parlé il y a quelques semaines du livre-témoignage de Tamiki Hara, Hiroshima Fleurs d’été, un récit sur la bombe atomique. A cette occasion, le blogueur Strum avait évoqué Pluie noire de Masuji Ibuse, sur le même sujet, aussi j’ai été tentée de le lire.
Je ne vais pas comparer les deux livres, mais les ressemblances sont à coup sûr plus nombreuses que les différences : les descriptions des blessures, des victimes, des errances à travers les champs de ruines, des recherches de parents ou d’amis à travers des paysages dévastés, constituent dans les deux cas la majeure partie du récit, et se révèlent fort éprouvants pour le lecteur à certains moments.

Le début de l’histoire : En 1950, un homme, nommé Shizuma, vit avec sa femme et sa nièce, Yasuko, à Kobatake, un village proche de Hiroshima. Shizuma voudrait marier sa nièce, mais il n’y parvient pas : tous les projets en ce sens ont chaque fois échoué, car la rumeur court, selon laquelle la jeune fille a reçu la pluie noire, radioactive, qui est tombée quelques heures après l’explosion atomique, en 1945. Shizuma va donc rechercher des preuves, parmi les journaux intimes de sa nièce et de lui-même, qu’elle est en parfaite santé et n’a pas été atomisée.
La majeure partie du roman est la retranscription du journal du héros, avec les événements détaillés du 6 août, et des deux semaines suivantes.

Mon avis : J’ai un peu regretté que l’auteur ait présenté ce récit sous forme romanesque, car il aurait été tout aussi prenant, et même peut-être davantage, sous forme de récit autobiographique, de témoignage. D’ailleurs, le problème du mariage de Yasuko apparaît bien vite secondaire et sans objet, et on sent bien que l’intérêt de l’auteur se situe exclusivement dans la bombe et ses conséquences.
Au cours du roman, l’explosion du 6 août nous est racontée à de nombreuses reprises car, chaque fois que le héros croise des connaissances, amis, collègues ou parents, ils lui racontent tous ce qu’ils faisaient au moment de l’explosion, comme un instant de référence dont personne ne peut se détacher et que l’on ressasse indéfiniment.
A certains moments, je me suis un peu ennuyée, ou j’ai trouvé quelques longueurs, spécialement quand le héros cherche du charbon pour son entreprise, ce qui semble être quelque peu obsessif chez lui, et parait incongru dans un contexte aussi dramatique, où l’urgence est plutôt à la survie et à l’entraide.

Extrait page 152 :

Un adolescent qui était assis a cédé sa place à une vieille femme debout à côté de l’homme aux yeux enfoncés. Il devait être en troisième ou quatrième année de lycée.
(…)
Quand la boule de feu avait éclaté, il était à la maison. Percevant l’éclair, puis la détonation, il avait voulu fuir dehors, mais au même moment la maison s’écroulait, et il perdait connaissance. Revenu à lui, il était pris entre de gros bois, des poutres, que son père écartait : « Tiens bon  » lui criait-il, et avec un rondin en guise de levier, il essayait de soulever les bois qui enserraient le pied de son fils. Le feu s’approchant, et la maison commençant de brûler : « Vite ! Retire ton pied ! » avait dit le père, mais la cheville était prise, et il ne pouvait bouger. L’incendie venait de trois côtés. Et le père, regardant autour de lui : « Il n’y a plus d’espoir, pardonne-moi. Je me sauve. Pardonne-moi. », avait-il dit, et pris la fuite après avoir jeté son rondin. Le garçon avait crié « Au secours, papa ! » et le père s’était retourné, une seule fois, et avait disparu.