La Ronde de Max Ophuls

Affiche du film

J’avais présenté l’année dernière « Madame de » (1953) de Max Ophuls (1902-1957) et j’ai eu envie de voir un autre film de lui. « La Ronde » de 1950, avec son casting prestigieux – les plus célèbres acteurs et actrices de l’époque sont présents ici, de Simone Signoret à Gérard Philipe, en passant par Jean-Louis Barrault ou Danielle Darrieux, et c’est un plaisir de les voir évoluer dans ces costumes et décors surannés, d’un style surchargé et tarabiscoté, dans l’esprit des années 1890 ou 1900, plein d’arabesques et de fanfreluches qui sont très décoratives, plaisantes à regarder.

Présentation rapide de l’intrigue

Le sujet qui court tout au long de ce film est la vie amoureuse et plus exactement la sexualité : les différentes manières de traiter l’autre (le partenaire sexuel), dans une phase de séduction ou au cours d’une rupture, au sein du mariage ou d’une liaison extraconjugale, avec une prostituée ou avec une jeune fille d’un milieu modeste, dans un couple d’artistes ou dans les liens de domination entre un bourgeois fils de famille et la femme de chambre de ses parents, etc.
La prostituée (Simone Signoret) couche avec le soldat (Serge Reggiani) qui couche ensuite avec une jeune fille, une femme de chambre, rencontrée dans un bal (Simone Simon) qui couche ensuite avec le jeune fils de famille bourgeois (Daniel Gélin) qui couche ensuite avec l’élégante femme mariée (Danielle Darrieux) qui discute ensuite (sans coucher) avec son mari Fernand Gravey, etcetera jusqu’au personnage du comte (Gérard Philipe) qui couchera avec la prostituée du début (retour à Simone Signoret) et la boucle sera bouclée.

Mon humble avis

Ce film est parait-il tiré d’une pièce de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler (que je n’ai pas lue) et qui a fait scandale au moment de sa création puisqu’on a accusé l’écrivain de rien moins que de pornographie à son propos. Au vu du film d’Ophuls, c’est difficile d’imaginer que cette pièce ait pu choquer qui que ce soit à une époque quelconque car tout est pudiquement caché, allusif, et même les dialogues restent d’une sagesse exemplaire. Dans la scène où Daniel Gélin se met à parler de Stendhal à Danielle Darrieux pour expliquer avec des mots choisis pourquoi il vient d’avoir « une panne » (c’est moi qui emploie ce mot, il n’est pas dans le film) et que c’est, au fond, parce qu’il la désire trop, j’ai trouvé que c’était joliment tourné mais d’un style suranné étonnant. Du moins, on se rend compte à quel point le cinéma des années 50 restait corseté et pudibond et on comprend mieux pourquoi les années soixante et soixante-dix ont voulu briser les tabous et montrer à l’écran tout ce qu’il était impossible de filmer jusque-là.
J’ai particulièrement aimé la séquence du couple marié car leur dialogue à propos de la fidélité, du mariage et de l’adultère est assez fin et profond. Par ailleurs, cette séquence montre l’hypocrisie qui règne alors dans les ménages bourgeois : chacun trompe l’autre mais fait semblant d’être au-dessus de tout soupçon et le mari donne des leçons de vertu à sa femme, qui l’écoute avec des airs candides et lui pose des questions faussement innocentes.
D’une manière générale, toutes les scènes montrent les femmes soumises au bon plaisir des hommes : ils sont les maîtres et ils disposent d’elles à leur guise.
On peut remarquer que le film évolue peu à peu d’un milieu social très défavorisé (la prostituée et le soldat) vers les strates les plus élevées de la société (le comte et la comédienne célèbre) et peut-être que la classe supérieure sait davantage mettre les formes et utiliser un langage policé, mais cela n’empêche pas les hommes de se comporter généralement comme des égoïstes dominateurs et sans scrupule, qui ne pensent qu’à se débarrasser de leur conquête dès que le moment crucial est passé, quelle que soit la classe sociale.
J’ai bien aimé le personnage du narrateur-auteur, qui se présente lui-même comme « n’importe qui ou tout le monde » et qui est à la fois en dehors de la ronde des amants et le maître de jeu, l’instigateur et le commentateur de cette intrigue. Les scènes où il est présent sont très poétiques et d’une jolie esthétique.
Il faut remarquer aussi que la chanson de « la ronde », qui est comme un leitmotiv au cours de l’histoire, ressemble un petit peu à l’air de La Barcarole des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, c’est-à-dire l’air le plus doux et le plus mélancolique de l’un des compositeurs les plus joyeux, ce qui semble significatif de l’atmosphère de ce film, léger et grave à la fois.
Il me semble que j’ai tout de même préféré « Madame de », dont le personnage principal m’a plus touchée.
Mais, bien sûr, celui-ci est un très beau film, aux lumières et aux images dignes de tableaux anciens, et aux dialogues très écrits, subtils et littéraires.

Danielle Darrieux et Fernand Gravey dans une scène conjugale

Trois Poèmes à Chieko de Kôtarô TAKAMURA

Couverture du livre

Dans le cadre de mon Mois Japonais de février 2023, je vous présente un célèbre recueil de poèmes d’amour japonais de la première moitié du 20ème siècle. Recueil de vers libres modernes, inspirés de la poésie européenne de la fin du 19ème ou du début du 20ème siècle, il rompt avec la forme du haïku traditionnel.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Presses Universitaires de Bordeaux
Date de Publication en français : 2021
Traduit du japonais par Nakazato Makiko avec la collaboration d’Eric Benoit
Nombre de Pages : 170

Extrait de la Quatrième de Couverture

TAKAMURA Kôtarô (1883-1956) a beaucoup contribué à la fondation de la poésie japonaise moderne. Son livre Chieko-shô, traduit ici sous le titre Poèmes à Chieko, demeure l’un des recueils de poèmes les plus lus au Japon depuis depuis la parution de sa première édition. Il rassemble surtout des poèmes en vers libres où TAKAMURA évoque son amour pour sa femme Chieko, ainsi que sa douleur face à la maladie et à la mort de celle-ci. Les poèmes qui composent le recueil suivent un ordre strictement chronologique, de 1912 à 1952 : depuis les enthousiasmes fulgurants de l’amour naissant, jusqu’aux émotions les plus poignantes du deuil. C’est ici la première traduction française de ce recueil.

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Note biographique succincte sur Kôtarô et Chieko

Kôtarô Takamura fils d’un sculpteur célèbre, fit également des études de sculpture aux Beaux-Arts et se considéra lui-même durant toute sa vie comme sculpteur plutôt que comme poète. C’est sa passion pour la sculpture qui l’amena à voyager en Europe et à New York. Lors de son séjour à Paris en 1908 il se passionna pour Rodin mais aussi pour la poésie française récente, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. C’est en France qu’il découvrit les longs poèmes en vers libres et qu’il décida d’adopter cette forme, qui paraissait alors plus moderne que le haïku et le tanka traditionnel.
Chieko (1886-1938) était une femme peintre, ce qui était très rare dans la société japonaise de l’époque. Elle menait une vie émancipée et artistique. Sa rencontre avec Kôtarô date de 1911 et leur mariage de 1914. A la fin des années 1920, elle commence à souffrir de troubles psychiques. Le couple n’a pas eu d’enfant.

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J’ai choisi trois poèmes à différentes époques de la relation entre le poète et Chieko.
En 1912, date du premier poème que j’ai choisi, ils se sont déjà rencontrés depuis l’année précédente et se marieront deux ans plus tard.
En 1937, date du deuxième poème, ils sont mariés depuis 23 ans et Chieko souffre depuis déjà quelques années de troubles psychiques et a fait une tentative de suicide en 1932.
En 1949, date du troisième poème, le poète a perdu sa femme onze ans plus tôt, en 1938, et il est allé vivre dans une cabane de montagne, isolé du monde. Il mourra en 1956.

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(Page 57)

A une femme de banlieue


Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole,
mon amour.
La froide nuit, pénétrant la peau de poisson bleu, est déjà avancée.
Alors dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Tu n’es que sincérité d’enfant,
tellement pure et transparente que
tous ceux qui ont vu cela ont rejeté leur mauvais cœur,
et que le bien et le mal se sont dévoilés devant toi.
Tu es vraiment le juge suprême.
Parmi toutes les images salies de moi,
avec ta sincérité d’enfant
tu as découvert mon moi noble.
Ce que tu as découvert, je ne le connais pas.
Quand je te considère comme mon juge suprême,
alors mon cœur se réjouit de toi
et s’enfonce, je crois, dans la chair chaleureuse
du moi que je ne connais pas moi-même.
C’est l’hiver et la dernière feuille de l’orme est tombée.
C’est une nuit silencieuse.
Mon cœur maintenant comme un grand vent vers toi s’envole.
Comme les eaux nobles et douces qui jaillissent du fond de la terre,
il baigne ta peau pure en toutes ses parties.
Même si mon cœur, suivant ton mouvement,
bondit danse s’envole,
il n’oublie jamais de te protéger,
mon amour.
C’est une source de vie inouïe.
Alors dors paisiblement.
C’est une nuit d’hiver, froide comme un gredin, alors
maintenant dors paisiblement dans ta maison de banlieue.
Dors comme une enfant.

Novembre 1912

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(Page 115)

Chieko est inestimable

Chieko voit ce qui ne se voit pas,
elle entend ce qui ne s’entend pas.

Chieko va où nul ne peut aller,
elle fait ce que nul ne peut faire.

Chieko ne voit pas mon moi corporel,
elle brûle pour le moi qui est derrière moi.

Chieko a déjà rejeté le poids de la douleur,
elle est allée se perdre dans la sphère infinie et vide du beau.

J’entends sa voix m’appeler sans cesse,
mais Chieko n’a plus les tickets du monde humain.

Juillet 1937

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(Page 137)

Chieko à l’état élémentaire


Chieko est maintenant retournée à l’état élémentaire.
Je ne crois pas en l’existence autonome des âmes.
Pourtant, Chieko existe.
Chieko est en ma chair.
Chieko adhère à moi,
elle met le feu follet à mes cellules,
joue avec moi,
frappe sur moi,
et ne me laisse pas devenir la proie de la vieillesse.
L’esprit est un autre nom du corps.
En étant dans ma chair
Chieko est l’Extrême Nord de mon esprit.
Chieko est mon juge suprême.
Quand Chieko s’éteint en moi je m’égare,
et quand la voix de Chieko résonne à mes oreilles je suis dans le vrai.
Chieko bondit joyeusement,
elle parcourt et environne tout mon être.
Chieko à l’état élémentaire
est toujours en ma chair, et me sourit.

Octobre 1949

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Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier

Couverture chez Folio

Très admiratrice de Nicolas Bouvier (1929-1998) et ayant déjà entendu dire beaucoup de bien du « PoissonScorpion » qui relate les neuf mois que l’écrivain a passé sur l’île de Ceylan en 1955 et qui a été pour lui un séjour très malheureux, proche du cauchemar, puisqu’il a accumulé les malheurs et frôlé la folie, j’ai saisi l’occasion de ce Mois Thématique sur le thème du Voyage pour tenter l’expérience et j’en ai été éblouie et fortement impressionnée.
Il est à noter que l’écrivain voyageur a mis presque trente ans à réussir à écrire ce livre, puisque son voyage à Ceylan datait de 1955 – il avait vingt-six ans – alors que la publication du « PoissonScorpion » datait de 1982 – il en avait cinquante-trois.

Présentation du sujet

Ce livre retrace le voyage de Nicolas Bouvier dans l’île de Ceylan (actuel Sri-Lanka, au large de l’Inde) en 1955. Son entrée dans le pays commence déjà très mal puisqu’on lui administre une trop grosse dose de vaccin et qu’il est ensuite fortement malade. Peu après, lorsqu’il cherche du travail sur l’île à l’Alliance Française, en espérant donner des cours pour subsister, il se fait congédier de manière peu aimable. De ce fait il vivote assez pauvrement dans une chambre infestée d’insectes tous plus inquiétants les uns que les autres. Mais, du fond de sa solitude, ces fourmis, cancrelats et autres scorpions lui tiennent compagnie et il ne se lasse pas de les observer. Il nous décrit aussi les mentalités de la population sri-lankaise, qui pratique la magie noire et qui ne cesse de jeter des sorts, sans beaucoup d’autres occupations quotidiennes, ce qui semble instaurer un climat très délétère autour du malheureux écrivain et jusque dans son esprit.

Mon Avis très subjectif

J’avais déjà adoré de cet auteur « L’Usage du monde » et « Chronique Japonaise » mais, avec ce livre-ci j’ai eu l’impression d’entrer dans un monde littéraire totalement nouveau et encore plus génial, et ce fut une expérience de lecture merveilleuse. C’est d’ailleurs étonnant et formidable que le récit d’un voyage désastreux et cauchemardesque pour son auteur puisse se transformer en une telle beauté aux yeux du lecteur, et c’est tout le talent littéraire et poétique de Nicolas Bouvier d’avoir su faire, selon l’expression consacrée, de l’or avec de la boue.
En une vingtaine de chapitres relativement courts, qui ressemblent souvent à des proses poétiques, nous avons devant les yeux les différentes facettes de ce voyage et les épisodes significatifs de ce séjour. Les personnes qu’il a rencontrées sont croquées avec beaucoup d’ironie et un sens très vif de la psychologie.
Par rapport aux autres livres que j’ai lus de lui, j’ai particulièrement apprécié qu’il dévoile ici des aspects très personnels de sa vie, comme ses relations avec ses parents ou la rupture amoureuse qu’il doit subir au beau milieu de son voyage, par le biais d’un bref courrier, et qui le désespère complètement.
Les passages où il aborde sa dépression et ses moments de folie sont aussi très émouvants bien qu’il reste chaque fois laconique et pudique – mais ses euphémismes et ses litotes sont assez transparents et le lecteur imagine sans mal ce qu’ils recouvrent.
Nicolas Bouvier montre aussi dans ce livre un exceptionnel talent pour la description animalière et j’ai choisi le paragraphe qu’il consacre aux paons parmi les deux extraits à recopier ici.
Un livre formidable, que je conseille vivement.

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Un Extrait page 22

(…) Je battais un peu la campagne à me demander ce que je pouvais bien faire ici. Ce paon aussi, je le regardais, flairant je ne sais quelle supercherie. Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage – j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan – il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. A plein régime il s’élève à peine à hauteur de poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification…

Un Extrait page 136

Retour sur la plage où tout un fretin de bêtes agonisantes rejetées des filets tressaillaient encore de venin. La joue contre le ventre d’une pirogue à balancier je tirais sur ma cigarette en regardant le pinceau du phare s’égarer vers le Sud jusqu’à l’Antarctique. Penser à ces étendues où des ciels entiers pouvaient se défaire en averses sans que personne, jamais, en fût informé, me donnait comme un creux dont je me serais bien passé, déjà tout vidé que j’étais. Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avaient mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et, derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Il n’y a pas ici d’alliances solides et rien ne tient vraiment à nous. Je le savais. La dentelle sombre des cocotiers qui bougeaient à peine contre la nuit plus sombre encore venait justement me le rappeler. Pour le cas où j’aurais oublié.
(…)

Des Poèmes de Nicolas Bouvier

Couverture chez Zoé éditions

Les poèmes de Nicolas Bouvier ont tous été réunis dans le recueil « Le dehors et le dedans« , disponible chez l’éditeur suisse Zoe.

Note biographique sur Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier est un écrivain, poète, photographe, iconographe et voyageur suisse né en 1929 et mort en 1998 à Genève. Issu d’une famille lettrée et érudite, il suit des études universitaires d’histoire médiévale, de sanskrit et de droit. Il commence à voyager très jeune, dès 1948, en Finlande puis dans le Sahara algérien, en tant que journaliste. En 1953, il effectue, en Fiat topolino et en compagnie de Thierry Vernet, le grand voyage jusqu’au Pakistan qu’il relatera dans le célèbre « Usage du monde » (1963), un livre devenu culte. De nombreux voyages en Asie, réalisés ensuite, en Chine, au Japon, à Ceylan (Sri Lanka) lui inspirent des livres comme Le Poisson-Scorpion (1982), Chronique Japonaise (1970), Le Vide et le plein (1970). Il meurt d’un cancer en 1998.

Quatrième de Couverture

Trébizonde, Kyoto, Ceylan, New York, Genève : Nicolas Bouvier n’a cessé d’écrire de la poésie, dans ses années de grands voyages comme dans ses périodes plus sédentaires. « [Elle] m’est plus nécessaire que la prose, expliquait-il, parce qu’elle est extrêmement directe, brutale – c’est du full-contact ! » Pourtant, il ne fit paraître qu’un unique recueil de poèmes, Le dehors et le dedans.
Composé de quarante-quatre textes écrits entre 1953 (le départ en voyage avec Thierry Vernet) et 1997 (quatre mois avant sa mort), ce recueil est paru pour la première fois en 1982, puis complété à quatre reprises et autant d’éditions. Bouvier s’y met à nu : de tous ses livres « c’est l’ouvrage qui propose la plus ample et la plus intime traversée de son existence. » (Ingrid Thobois)

Choix de Poèmes

(Page 16, dans la partie « le dehors »)

Novembre

Les grenades ouvertes qui saignent
sous une mince et pure couche de neige
le bleu des mosquées sous la neige
les camions rouillés sous la neige
les pintades blanches plus blanches encore
les longs murs roux
les voix perdues
cheminent à tâtons sous la neige
toute la ville, jusqu’à l’énorme citadelle
s’envole dans le ciel moucheté

Tabriz, 1953

Mosquée bleue de Tabriz (Iran)

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(Page 46)

Turkestan chinois

Quarante ans que tu rêvais de ce lieu
tranchée fertile dans le sable rouge infini
Ce soir c’est une tonnelle d’ombre bleue
où l’eau bruit sans se laisser voir
Le jour exténué, le corps fourbu,
les pupilles brûlées, la peau séchée de vent
s’y retrouvent et conspirent en secret

La chanteuse a les yeux cernés de fatigue
J’aime beaucoup cette musique d’assassins
Un coup d’archet strident tranche une gorge
cithare et clarinette saignent
en grappes de groseilles tièdes

La voix de cette femme : rêche, bourrée de sang
elle module et se plaint
elle éteint les étoiles
tout est désormais plaie et douceur

Tourfan, Ouest de la Chine

Tourfan, juillet 1984

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(Page 59, dans la partie « love songs »)

Mirabilis

Le miroir n’aura vu
que la pierre qui le brise
se blesse en s’étoilant
mémoire si cher acquise
me ruine en même temps

Hier c’étaient les barreaux
aujourd’hui c’est l’échelle
j’ai fait un quart de tour
et tari le soleil à me souvenir d’elle
avec deux bras autour

Kyoto, printemps 1966

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Un Poème d’Ingeborg Bachmann sur le Voyage

Couverture chez Gallimard

J’ai trouvé ce poème dans le recueil « Toute personne qui tombe a des ailes » publié chez Poésie/Gallimard.

Note sur la Poète

Ingeborg Bachmann (1926-1973) naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (« Invocation de la grande ourse », en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son œuvre est encore en cours d’exploration.

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Page 115
(Extrait de « Poèmes de 1948-1953« )

Le monde est vaste et nombreux sont les chemins de pays en pays,
je les ai tous connus, ainsi que les lieux-dits,
de toutes les tours j’ai vu des villes,
les êtres qui viendront et qui déjà s’en vont.
Vastes étaient les champs de soleil et de neige,
entre rails et rues, entre montagne et mer.
Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à mon oreille
elle prescrivait, de nuit encore, les chants de la diversité.
D’un trait je bus le vin de cinq gobelets,
quatre vents dans leur maison changeante sèchent mes
cheveux mouillés.

Le voyage est fini,
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.

Le voyage est fini.
A chaque lointain je suis encore enchaînée,
pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières
pour me sauver, aucune eau, coulant vers l’estuaire,
n’entraîne mon visage, qui regarde vers le bas,
n’entraîne mon sommeil, qui ne veut pas voyager…
Je sais le monde plus proche et silencieux.

(…)

L’Exposition Toyen au Musée d’Art Moderne

TOYEN, Mythe de la Lumière, 1946
TOYEN, Nouent, renouent, 1950
TOYEN, Le Paravent, 1966

TOYEN, Le Piège de la Réalité, 1971

L’Exposition Toyen s’est tenue au Musée d’Art Moderne à Paris du 25 mars au 24 juillet 2022.

Voici la présentation de cette expo par le musée :

Présentée successivement à Prague, Hambourg et Paris, cette rétrospective de l’œuvre de Toyen (1902-1980) constitue un événement qui permet de découvrir la trajectoire exceptionnelle d’une artiste majeure du surréalisme qui s’est servie de la peinture pour interroger l’image. Cent-cinquante œuvres (peintures, dessins, collages et livres venant de musées et de collections privées) sont présentées dans un parcours en cinq parties. Celles-ci rendent compte de la façon dont se sont articulés les temps forts d’une quête menée en « écart absolu » de tous les chemins connus.

Présentation de la peintre par le musée :

Née à Prague, Toyen traverse le siècle en étant toujours à la confluence de ce qui se produit de plus agitant pour inventer son propre parcours. Au coeur de l’avant-garde tchèque, elle crée avec Jindrich Styrsky (1899-1942) « l’artificialisme » se réclamant d’une totale identification « du peintre au poète ». À la fin des années 20, ce mouvement est une saisissante préfiguration de « l’abstraction lyrique » des années cinquante. Mais l’intérêt de Toyen pour la question érotique, comme sa détermination d’explorer de nouveaux espaces sensibles, la rapprochent du surréalisme. Ainsi est-elle en 1934 parmi les fondateurs du mouvement surréaliste tchèque. C’est alors qu’elle se lie avec Paul Eluard et André Breton.

Durant la seconde guerre mondiale, elle cache le jeune poète juif Jindrich Heisler (1914-1953), tandis qu’elle réalise d’impressionnants cycles de dessins, afin de saisir l’horreur du temps. En 1948, refusant le totalitarisme qui s’installe en Tchécoslovaquie, elle vient à Paris pour y rejoindre André Breton et le groupe surréaliste. Si elle participe à toutes ses manifestations, elle y occupe une place à part, poursuivant l’exploration de la nuit amoureuse à travers ce qui lie désir et représentation.

Singulière en tout, Toyen n’a cessé de dire qu’elle n’était pas peintre, alors qu’elle est parmi les rares à révéler la profondeur et les subtilités d’une pensée par l’image, dont la portée visionnaire est encore à découvrir.

(Source : Site Internet du Musée d’Art Moderne)

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D’autres Tableaux

TOYEN, Midi, Minuit, 1966, Collage
Ils me frôlent dans le sommeil, 1957
Mélusine

La Cloche de Détresse de Sylvia Plath

Couverture chez Gallimard

Dans le cadre de mon Mois sur la Maladie Psychique d’octobre 2022, j’ai lu le très célèbre roman, d’inspiration autobiographique, de Sylvia Plath, où elle relate l’histoire de sa très grave dépression, depuis les tout premiers signes, à peine perceptibles, jusqu’à ses plus graves manifestations et les traitements médicaux dont elle fut la victime sous contrainte.
Il s’agit de l’unique roman écrit par Sylvia Plath, il fut publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas en 1963, à Londres, un mois avant le suicide de son autrice.

Note pratique sur le livre :

Editeur : L’Imaginaire, Gallimard
Première date de publication : 1963
Date de première publication en français : 1972
Traduit de l’anglais (américain) par Michel Persitz
Préface de Colette Audry
Note biographique de Lois Ames
Nombre de pages : 267

Rapide présentation :

Esther Greenwood est une brillante étudiante de dix-neuf ans. Avec onze autres concurrentes, elle vient de gagner un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode féminin. En cette qualité, les jeunes filles sont invitées à New York pour plusieurs semaines mais ce séjour n’est pas vraiment une réussite, bien qu’elles aillent de réceptions en réceptions et de fêtes en fêtes.
De retour dans sa petite ville d’origine, chez sa mère, Esther Greenwood sombre dans une grave dépression et les idées suicidaires l’envahissent de manière permanente. La consultation d’un psychiatre aux méthodes radicales et brutales, loin de la guérir, ne fait qu’aggraver son désespoir et son envie d’en finir.

Mon Avis très subjectif

Comme on peut s’y attendre, ce roman d’inspiration autobiographique reflète une grande souffrance et l’écrivaine décrit des événements particulièrement durs, des épisodes désagréables et parfois sanglants de son existence, des tentatives de suicide, des séances d’électro-chocs, des échecs, des incompréhensions avec ses amies ou avec ses possibles prétendants, des heurts avec sa mère, etc.
Pourtant, au début du livre, on a l’impression que l’héroïne a « tout pour être heureuse », pour reprendre une expression banale et superficielle. Elle est une étudiante brillante, elle vient de remporter un glorieux Prix de Poésie et se trouve invitée à New York pour festoyer, danser, se faire des relations, s’amuser et mener la belle vie, elle est courtisée par un étudiant en médecine séduisant, qui voudrait l’épouser et dont elle est amoureuse depuis plusieurs années… Et pourtant rien ne va.
On sent qu’Esther Greenwood est dégoutée par tout ça. Un dégoût qui trouve son expression littéraire dans la longue scène d’intoxication alimentaire avec le crabe avarié, quand toutes les lauréates du concours n’arrêtent pas de vomir, tombent inanimées et frôlent la mort.
Sylvia Plath aborde souvent le sujet de la condition féminine – particulièrement difficile dans les années 1950-60 aux Etats-Unis, la place des femmes étant principalement à la maison, et leurs libertés se trouvant réduites à l’extrême. Ce manque de liberté et ces perspectives restreintes semblent lui peser énormément car elle a visiblement de l’ambition et elle est consciente de son immense talent.
Certainement, elle avait un grand appétit de vivre, un fort désir d’épanouissement et de très hautes espérances, mais comme la société de son époque ne lui offrait que des opportunités médiocres et lui demandait de renoncer à beaucoup de ses ambitions, elle ne pouvait que se désespérer.
C’est un terrible gâchis, qu’on ait brimé et brisé les femmes de talent durant tant de siècles…
Bien que Sylvia Plath ait écrit ce livre dans une période de maladie, j’ai trouvé qu’elle gardait une lucidité et une acuité très vive – visiblement très consciente de tout ce qui lui arrivait – ce qui parait encore plus triste.
Un livre dur, éprouvant, mais dont l’écriture riche en images et en métaphores m’a paru superbe.


Un Extrait page 176

(…)
Quand les gens se rendraient compte que j’étais folle à lier – et cela ne manquerait pas de se produire malgré les silences de ma mère – ils la persuaderaient de m’enfermer dans un asile où l’on saurait me guérir.
Seulement voilà, mon cas était incurable.
Au drugstore du coin j’avais acheté quelques livres de poche sur la psychologie pathologique. J’avais comparé mes symptômes avec ceux qui étaient décrits dans les livres, et bien entendu, mes symptômes étaient ceux des cas les plus désespérés.
En dehors des journaux à scandales, je ne pouvais lire que des livres de psychologie pathologique. C’était comme si on m’avait laissé une petite faille grâce à laquelle je pouvais tout apprendre sur mon cas pour mieux en finir.
Je me suis demandé après le fiasco de la pendaison s’il ne valait pas mieux abandonner et me remettre entre les mains des docteurs. Mais je me suis souvenue du docteur Gordon et son appareil à électrochocs personnel. Une fois enfermée, ils pourraient m’en faire tout le temps. J’ai pensé aux visites de ma mère et de mes amis qui viendraient me voir jour après jour, espérant que mon état allait s’améliorer. Mais leurs visites s’espaceraient et ils abandonneraient tout espoir. Ils m’oublieraient. (…)

Le Monde d’Apu de Satyajit Ray

Affiche du Film

Vous avez peut-être déjà lu mes précédents articles sur « La Complainte du sentier »(1955) et « L’Invaincu »(1956), les deux premiers volets de « La Trilogie d’Apu » réalisés par le cinéaste indien Satyajit Ray.
Il était donc logique que je regarde le troisième et dernier volet de cette belle et émouvante trilogie : « Le Monde d’Apu » (1959), où nous retrouvons le même héros, Apu, qui est devenu adulte et qui vient de finir ses études de sciences.

Note technique sur le film :

Date de sortie : 1959
Image en noir et blanc
Durée : 1h40
Langue : bengali, sous-titré.

Le début de l’histoire :

Apu (joué par Soumitra Chatterjee) est un jeune homme d’une vingtaine d’années, il vit à Calcutta dans une chambre assez misérable dont il a du mal à payer le loyer. Ayant tout juste abandonné ses études de sciences, il n’arrive pas à trouver un travail intéressant et assure sa maigre subsistance en donnant quelques cours particuliers. Mais il ne se laisse pas abattre pour autant et garde un tempérament joyeux et entreprenant. Ainsi, il consacre une partie de son temps à l’écriture d’un roman autobiographique, qu’il espère pouvoir publier lorsqu’il sera fini, et à la création de très beaux poèmes en langue bengalie. Un jour, son meilleur ami et ancien compagnon d’études, Pulu, l’invite à la campagne pour assister au mariage de sa jeune cousine, prénommée Aparna (jouée par Sharmila Tagore). Apu accepte cette invitation et il va bientôt être très surpris par la manière dont tournent les événements – et qui est pour le moins inattendue. (…)

Mon humble avis :

Dans ce dernier volet de la trilogie, le personnage d’Apu gagne encore en complexité et en humanité. Certes, il est un homme généreux, sensible et bon, qui cherche à agir noblement lorsqu’il accepte d’épouser Aparna pour lui éviter le déshonneur, alors qu’il ne la connait pas, mais il sera aussi un père injuste, trop bouleversé et anéanti par le deuil de sa jeune épouse pour se préoccuper de son petit garçon, qu’il rend responsable de l’accouchement difficile et qu’il ne veut pas rencontrer durant de longues années. Dans ce sens, « Le Monde d’Apu » nous montre le triomphe du pardon et de la réconciliation, la rédemption du héros par l’amour que son fils et lui commencent à éprouver l’un pour l’autre. On peut dire aussi que ce sont les forces de la vie qui finissent par l’emporter sur la mort, le désespoir, la négativité, le rejet.
Dans le film, nous assistons à trois ou quatre scènes qui se déroulent près de voies ferrées ou dans une gare et ces scènes m’ont semblé cruciales : dans la première d’entre elles, Apu explique à son ami Pulu les grands thèmes du roman autobiographique qu’il est en train d’écrire et il dresse en même temps un portrait de lui-même, tel qu’il se voit à ce moment-là : il est un homme éclairé, qui a livré un combat contre lui-même et qui s’est dégagé de toutes les superstitions, il est heureux, il aime la vie. Nous le sentons plein d’enthousiasme et d’optimisme. Mais les hasards de la vie et les souffrances qu’ils provoquent, vont casser ce bel élan : d’une part, Apu va se plier aux superstitions villageoises et épouser une jeune fille qu’il ne connait pas (ce qui, paradoxalement, va le rendre très heureux). D’autre part, il va connaître le deuil et le malheur, et il va dire non à la vie, s’isoler, s’enfoncer dans les ténèbres. Et, dans ce moment, il choisit de détruire son roman, de l’abandonner, ce qui parait l’aboutissement logique de sa détresse. Mais ce geste nous révèle aussi qu’Apu ne se reconnaît plus dans le jeune homme qu’il était et qui dressait un portrait si exalté, combattif et idéalisé de lui-même. La destruction de ce roman nous montre, en même temps, qu’Apu accède à une vision réaliste de lui-même et qu’il fait le deuil de ses illusions de jeunesse, qu’il entre dans l’âge adulte, même s’il doit traverser pour cela une grande et longue crise de désespoir.
« Le monde d’Apu » s’est avéré être mon volet préféré de « la Trilogie d’Apu », mais les deux volets précédents sont également très beaux et l’ensemble des trois forme une œuvre magnifique, intemporelle, qui restera dans ma mémoire.
Un film sublime, qui m’a réellement bouleversée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir vu !

le mariage d’Aparna (Sharmila Tagore)

L’Invaincu de Satyajit Ray

Affiche du Film

Vous vous souvenez peut-être que j’avais chroniqué en novembre dernier un film de Satyajit Ray, La Complainte du Sentier (1955) qui était le premier volet de la fameuse Trilogie d’Apu, où nous suivions les premières années d’enfance du héros, Apu, au sein d’une famille lettrée et religieuse mais très pauvre.
Je viens donc de regarder le deuxième volet de cette trilogie, L’Invaincu (1957) où nous retrouvons le jeune Apu et le voyons évoluer entre l’âge de dix ans et la période de ses études supérieures.

Quatrième de Couverture du DVD :

Dans la suite de La complainte du sentier (Pather Panchali), Apu a dix ans et il est installé avec sa famille à Bénarès. Sur les escaliers qui dominent le Gange, son père gagne désormais sa vie en lisant des textes sacrés. Suite au décès inattendu de ce dernier, sa mère décide alors de retourner vivre à la campagne. Devenu un élève brillant, Apu décroche une bourse et part étudier à Calcutta, laissant sa mère déchirée par le chagrin.

L’Invaincu (Aparajito), deuxième volet de la trilogie d’Apu, est l’histoire simple d’un jeune adolescent assoiffé de sciences. Entre émerveillement et profonde tristesse, Satyajit Ray accède toujours à la vérité dans les instants du quotidien dépouillés de tout oripeau mélodramatique, mais il ne se refuse pas à intensifier, voire à transcender l’émotion humaine.

Ce grand film poétique, Lion d’or à Venise en 1957, permit à Satyajit Ray de conquérir ses lettres de noblesse, le plaçant dans la lignée des grands humanistes tels que Renoir ou Flaherty.

Mon humble Avis :

Nous retrouvons dans ce film certaines caractéristiques déjà présentes dans le premier opus : la même famille, réduite aux deux parents et à leur fils Apu, puisque la grande sœur Durga était morte à la fin de La Complainte du Sentier. Puis cette famille se réduit encore à la mère et au fils à partir de la mort subite du père et, enfin, dans les dernières minutes de L’Invaincu, Apu se retrouve orphelin, seul.
Une grande différence entre le premier et le deuxième volet, c’est qu’il y avait une relative unité de lieu dans La Complainte du sentier, qui se déroulait essentiellement dans la pauvre maison à la campagne de la famille d’Apu, dans une certaine immobilité méditative, tandis que L’Invaincu nous fait voyager successivement dans les rues de Bénarès, au bord du Gange, puis de nouveau à la campagne, et enfin à Calcutta où Apu fait ses études. L’Invaincu se déroule donc beaucoup en ville – et, plus précisément, dans la grande ville surpeuplée – et nous avons souvent des scènes de rues, des mouvements de foule, des attroupements religieux, et donc un aspect plus mouvementé.
Le thème religieux m’a semblé important dans ce volet : Apu, par tradition familiale, se voit obligé d’apprendre la prêtrise et il l’exerce même un petit peu mais il n’a aucune vocation pour cela et ne rêve que de sciences, vers lesquelles il finit par se diriger après avoir refusé de devenir prêtre. Apu doit donc s’opposer à sa famille, à la tradition, pour choisir sa voie individuelle et libre. Par ailleurs, d’autres indices nous montrent une certaine méfiance, voire une hostilité, vis-à-vis de la religion. Ainsi, c’est en buvant l’eau du Gange (censée être sacrée) que le père d’Apu rend l’âme brutalement. De la même manière, dans La Complainte du sentier, c’était peu après avoir prié les dieux de la rendre heureuse que Durga mourait et l’intervention néfaste des dieux était soulignée par plusieurs images insistantes.
Le thème de la loyauté à la famille, et notamment à la mère, est très présent dans la dernière partie du film : par ambition personnelle, Apu accorde sa priorité à ses études et à la construction de son avenir personnel mais il doit, de ce fait, délaisser sa mère et la laisser seule, ce qui causera un drame. Il semble donc que le conflit entre l’égoïsme et l’altruisme soit une des idées majeures du film, tout en comprenant que l’égoïsme peut être aussi une valeur noble, porteuse de liberté, d’épanouissement et de progrès, contrairement à une conception traditionnelle de la piété familiale, reposant sur l’obéissance et une certaine stagnation des individus.
Vous l’aurez compris, ce film m’a beaucoup intéressée et je l’ai vu avec grand plaisir. Il est tout à fait dans la continuité de La Complainte du sentier, qui est en tous points magnifique.

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Je profite de cette chronique pour vous souhaiter à tous une très belle année 2022 ! Meilleurs vœux de santé, amour, chance et de belles lectures ! Et puis je nous souhaite toujours plus de poésie et de beauté, beaucoup moins de virus, et des élections qui puissent nous porter bonheur…

Madame de, de Max Ophuls

J’avais souvent entendu parler du cinéaste Max Ophuls (1902-1957) et il était grand temps que je découvre un de ses films. J’ai donc choisi de regarder l’une de ses œuvres les plus réputées, « Madame de » qui date de 1953, et dont le scénario est inspiré du roman éponyme de Louise de Vilmorin, publié deux ans plus tôt, en 1951.

Résumé du début de l’intrigue :

Louise (Danielle Darrieux), une riche comtesse, dépensière, frivole et coquette est l’épouse d’un général attaché au ministère de la Guerre (Charles Boyer). Pour rembourser ses dettes, elle revend en secret ses boucles d’oreilles en cœurs de diamants, auxquelles elle ne tient pas beaucoup, mais qui sont un cadeau de son mari, au bijoutier chez lequel il les avait achetées. Pour expliquer leur disparition, elle fait mine, quelques temps après, au cours d’une soirée à l’Opéra, de les avoir perdues. Le général les fait chercher partout et croyant qu’on les lui a volées, déclenche un petit scandale. Informé du prétendu vol par les journaux, le bijoutier gêné va trouver le général et lui révèle la vérité.
Le général rachète les boucles d’oreilles et les offre à sa maîtresse, en guise de cadeau de rupture. Arrivée à Constantinople, cette dernière, qui joue et perd beaucoup au casino, vend les boucles à son tour. De passage dans cette ville, un ambassadeur, le baron Donati, voit les cœurs en diamant dans la vitrine d’un marchand et les achète.
Nommé ambassadeur à Paris, le baron rencontre Louise sur un quai de gare, s’éprend d’elle, lui fait la cour (sans que cela émeuve le général, qui sait que sa femme est une coquette au sang froid). Amoureuse pour la première fois, et craignant de céder au baron Donati, Louise décide de fuir Paris pour un long voyage. (…)
(Source : moi et Wikipédia)

Mon humble Avis :

Je comprends que ce film soit considéré comme un chef d’œuvre car la mise en scène et la beauté des images sont tout à fait exceptionnelles. Au delà des décors et des costumes somptueux, on sent que chaque plan est savamment étudié, avec des imbrications de cadres dans des cadres (fenêtres, miroirs), des jeux de transparences à travers lesquels apparaissent les personnages (vitres, voilages, etc.), comme pour nous laisser comprendre que nous naviguons de mensonges en faux-semblants et que, sous les apparences d’une vie brillante, Louise est certainement moins vaine et moins frivole qu’on ne l’imagine au départ.
Au fur et à mesure de l’histoire, nous voyons en effet le personnage de Louise se métamorphoser : d’abord assez froide et dissimulée, d’une gaîté superficielle, préoccupée seulement de sa beauté et de son élégance, c’est-à-dire de sa propre personne, l’irruption d’un amour dans son cœur la bouleverse profondément et la fait tantôt se replier sur elle-même tantôt pleurer et se lamenter, elle en oublie même sa coquetterie et se plaint d’être devenue laide.
L’accès à l’amour et à la profondeur des sentiments semble vécu par elle comme une chose douloureuse et dangereuse, par une forme de fidélité à son mari que l’on a un peu de mal à comprendre, mais qui est peut-être plutôt une peur de ne plus s’appartenir.
Les relations qui unissent ce couple semblent assez étranges : le comte et la comtesse font chambre à part et ont, d’après lui, des liens de simple camaraderie qui ne l’empêchent pas, lui, d’avoir une maîtresse mais, parallèlement, il exige de la part de sa femme une fidélité parfaite et ne supporte pas de la savoir amoureuse d’un autre homme, au point de l’humilier et de la conduire au désespoir. En bref, il veut bien accepter de ne pas être aimé par sa femme, mais à la condition expresse qu’elle n’aime personne d’autre.
Le motif des boucles d’oreilles est intéressant car il symbolise tout au long de l’histoire les sentiments de Louise pour celui qui les lui a offertes : initialement, c’est un cadeau de son mari et elle n’hésite pas à s’en séparer sans aucun état d’âme, mais quand ces mêmes boucles d’oreilles lui reviennent plus tard comme cadeau de son amoureux, elle y attache soudain un prix énorme et est prête à tout sacrifier pour les garder.
Un grand classique du cinéma que je suis très contente d’avoir vu !