De toutes les nuits, les amants, de Mieko Kawakami

de-toutes-les-nuits-les-amantsJ’avais déjà chroniqué ici cette année le premier roman de Mieko Kawakami, intitulé Seins et Œufs, et comme je l’avais apprécié j’avais eu très envie de lire son deuxième livre, De toutes les nuits, les amants.

Quatrième de Couverture : Fuyuko a trente-quatre ans, correctrice elle travaille en free-lance pour l’édition, vit seule et ne s’imagine aucune relation affective. Elle ne se nourrit pas de ses lectures : elle décortique les mots, cherche la faute cachée, l’erreur embusquée. Elle n’écrit pas, ne connaît pas la musique, s’habille sans la moindre recherche.
Mais Fuyuko aime la lumière. Elle ne sort la nuit qu’au soir de ses anniversaires en hiver, seule, pour voir et pour compter les lumières dans ce froid qu’on peut presque entendre si l’on tend l’oreille, dans cet air sec et aride mais quelque part fertile.
Timide, introvertie, Fuyuko va néanmoins laisser entrer deux personnes aux abords de sa vie : Hijiri, son interlocutrice professionnelle, et M. Mitsutsuka, un professeur de physique qui lui offre un accès d’une autre dimension vers la lumière : le bleu a une longueur d’onde très courte, elle se diffuse facilement, c’est pourquoi le ciel apparaît si vaste. (…)

Mon avis : J’ai été extrêmement touchée par l’héroïne, Fuyuko, un être inhibé qui parvient à peine à exister et à articuler trois mots de suite pour exprimer ses pensées, mais je pense que, pour un autre lecteur, ce personnage pourrait paraître un peu énervant, trop dénué (apparemment) de personnalité. Cependant, on apprend assez vite que Fuyuko a subi un traumatisme dans son adolescence, un viol dont elle n’a jamais parlé, et qui, sans doute, l’a poussée à se replier tout à fait sur elle-même et à refuser toute communication intime avec les autres. Fuyuko est au comble du mal-être, ne vit que pour son travail, et se met à boire, probablement pour imiter son amie Hijiri qui est une figure forte de femme moderne et émancipée – le contraire de Fuyuko – mais qui, elle, tient bien l’alcool. La rencontre de Fuyuko avec M. Mitsutsuka pourrait être une issue à la vie sans espoir de la jeune femme mais, là encore, elle ne sait pas s’exprimer ou, en tout cas, s’exprime mal. L’amour n’apportera pas de solution au mal-être de Fuyuko, au contraire il sera un motif d’angoisse supplémentaire, mais il offrira aussi à la jeune femme une occasion de sortir d’elle-même et de prendre conscience de ses émotions et de son identité.
Les réflexions sur la condition féminine sont, elles aussi, teintées d’un fort pessimisme. L’amie d’enfance de Fuyuko, mariée et mère de famille, est une femme amère et désabusée qui ne s’imagine aucun avenir. Hijiri, qui mène une vie amoureuse libre et aventureuse, n’est pas non plus satisfaite et ne sort pas, finalement, de sa solitude.
Un roman sombre où le thème de la lumière est omniprésent et où la poésie et le lyrisme finissent par l’emporter …

J’ai trouvé ce roman beaucoup plus sentimental que Seins et Œufs, jouant davantage sur les émotions et moins sur les idées. Mais j’avais trouvé Seins et Œufs plus original, plus audacieux. En tout cas, ces deux romans sont tout à fait différents l’un de l’autre, et j’ai beaucoup apprécié les deux.

Extrait de la Postface de Plume de Michaux

michaux_plumeJ’ai choisi de recopier ici tout le début de la postface de Plume d’Henri Michaux parce que j’ai ressenti une vraie illumination en lisant ce texte. Je crois que ça correspond à ce que je ressens depuis toujours et que je n’aurais pas su formuler.

J’ai, plus d’une fois, senti en moi des « passages » de mon père. Aussitôt, je me cabrais. J’ai vécu contre mon père (et contre ma mère et contre mon grand-père, ma grand-mère, mes arrière-grands-parents) ; faute de les connaître, je n’ai pu lutter contre de plus lointains aïeux.
Faisant cela, quel ancêtre inconnu ai-je laissé vivre en moi ?
En général, je ne suivais pas la pente. En ne suivant pas la pente, de quel ancêtre inconnu ai-je suivi la pente ? De quel groupe, de quelle moyenne d’ancêtre ? Je variais constamment, je les faisais courir, ou eux, moi. Certains avaient à peine le temps de clignoter, puis disparaissaient. L’un n’apparaissait que dans tel climat, dans tel lieu, jamais dans un autre, dans telle position. Leur grand nombre, leur lutte, leur vitesse d’apparition – autre gêne – et je ne savais sur qui m’appuyer.
On est né de trop de Mères – (Ancêtres : simples chromosomes porteurs de tendances morales, qu’importe ?) Et puis les idées des autres, des contemporains, partout téléphonées dans l’espace, et les amis, les tentatives à imiter ou à « être contre ».
J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi ».
En lambeaux, dispersé, je me défendais et toujours il n’y avait pas de chef de tendances ou je le destituais aussitôt. Il m’agace tout de suite. Etait-ce lui qui m’abandonnait ? Etait-ce moi qui le laissais ? Etait-ce moi qui me retenais ?
Le jeune puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tachetures. C’est la force du puma contre l’ancêtre, mais il ne surmonte pas son goût de carnivore, son plaisir à jouer, sa cruauté.
Depuis trop de milliers d’années, il est occupé par les vainqueurs.
MOI se fait de tout. Une flexion dans une phrase, Est-ce un autre moi qui tente d’apparaître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ?
MOI n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.
On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice).

Sonnet 47 de Pablo Neruda

pablo_nerudaVoici le sonnet 47 de La Centaine d’amour de Pablo Neruda.

 

Sonnet 47

 

Je me retourne et veux te voir, dans la ramée.
Voici que peu à peu tu es devenue fruit.
Il ne t’a rien coûté de surgir des racines
tu n’as eu qu’à chanter tes syllabes de sève.

Te voici tout d’abord une fleur odorante
qu’un seul baiser suffit à changer en statue,
jusqu’à ce que soleil et terre, sang et ciel
te reconnaissent le délice et la douceur.

Sur la branche je pourrai voir ta chevelure,
dans le feuillage c’est ton signe qui mûrit,
ce sont ses feuilles qui s’approchent de ma soif ;

et ta substance alors viendra remplir ma bouche,
ce sera le baiser qui montait de la terre
apporté par ton sang de fruit gonflé d’amour.

 

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Rosa Candida, le roman d’Audur Ava Olafsdottir

rosa_candida_olafsdottirJ’avais entendu parler de ce roman islandais au moment de sa publication en français, en 2010, et, depuis, j’avais gardé son titre dans un coin de ma tête, en me disant que je le lirais un jour ou l’autre. Les critiques que j’en avais entendues étaient très élogieuses et il semblait se produire un petit phénomène autour de ce livre. Quatre ans après, j’ai enfin trouvé le moyen de le lire, et, sans parler de déception, je dirais que mon impression n’est pas à la hauteur de mes attentes.

 

Le début de l’histoire : Un jeune homme de vingt-deux ans, Arnljotur, s’apprête à quitter pour la première fois la maison de son père et de son frère autiste, pour aller travailler comme jardinier dans un monastère à l’étranger. Ce jeune homme est en effet passionné d’horticulture et cultive une variété de rose très rare, la rose à huit pétales, aussi appelée rosa candida. Arnljotur a eu, quelques mois auparavant, la surprise de devenir père d’une petite fille, nommé Flora Sol, conçue à la faveur d’une très brève aventure avec une étudiante qu’il n’aimait pas et connaissait à peine. Le jeune homme, pendant son voyage vers le monastère, tombe malade et doit subir une opération. (…)

Mon avis : Ce n’est pas un livre qui a remis en cause ma vision du monde ou qui a perturbé mon subconscient mais l’histoire est très charmante et la façon dont sont décrites les choses et les sentiments est agréable et fluide. Il m’a semblé plusieurs fois au cours de ma lecture que tout se déroulait d’une manière un peu trop idyllique et trop simple, que les zones d’ombre étaient un peu trop vite évacuées, mais on peut penser que c’est le parti pris esthétique de l’auteur et, en même temps, un certain réalisme n’est pas absent de ce livre, par la multiplication des descriptions et des détails concrets.
J’ai trouvé que les caractères des personnages n’étaient pas non plus très creusés, mais leur quasi absence d’aspérités ou de défauts n’est pas pour autant désagréable ou gênant, et n’empêche pas le lecteur de s’attacher à l’histoire.
Disons que ce n’est pas un roman qui se lit avec passion – car on n’est pas vraiment entraîné dans un suspense ou aiguillonné par une tension dramatique – c’est un livre au contraire très calme, raisonnable, qui laisse penser que la vie est un long fleuve tranquille et que le bonheur est une chose aisément accessible.

Un roman délicat, cohérent, mais qui reste, à mon goût, un peu trop en surface.

 

Rosa Candida était paru pour la première fois en Islande en 2007, et en France en 2010 aux éditions Zulma.

Deux poèmes de Georg Trakl

trakl_poesie_gallimardGeorg Trakl (1887 – 1914) est un poète autrichien, le principal représentant de l’expressionnisme en littérature. Les deux poèmes que j’ai choisis sont extraits de son recueil Crépuscule et Déclin, publié chez Poésie/Gallimard.

Murmuré pendant l’après-midi

Soleil d’automne timide et mince,
Et les fruits tombent des arbres.
Le calme habite des pièces bleues
Un long après-midi.

Sons de mort du métal ;
Et une bête blanche s’effondre.
Les chants âpres des filles brunes
Se sont dissipés dans la chute des feuilles.

Le front rêve les couleurs de Dieu,
Sent les ailes douces de la folie.
Des ombres sur la colline,
Frangées de pourriture noire.

Crépuscule plein de calme et de vin ;
Ruissellement de guitares tristes.
Et vers la douce lampe à l’intérieur
Tu t’en retournes comme en rêve.

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En hiver

Le champ brille blanc et froid.
Le ciel est solitaire et immense.
Des choucas tournent au-dessus de l’étang
Et des chasseurs descendent de la forêt,

Un mutisme habite les cimes noires des arbres.
Le reflet d’un feu s’échappe des cabanes.
Parfois très loin sonne un traîneau
Et lentement monte la lune grise.

Un gibier saigne doucement sur le talus
Et des corbeaux pataugent dans des rigoles sanglantes
Le roseau frémit jaune et haut.
Gel, fumée, un pas dans le bois vide.

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Deux poèmes de Ooka Makoto

makoto_citadelleQuatrième de Couverture : Ooka Makoto (né en 1931) est l’un des poètes les plus féconds et les plus admirés du Japon. Il a choisi, parmi la quinzaine de recueils publiés dans son pays entre 1956 et 1997, les soixante-huit poèmes destinés à cette anthologie, poèmes composant autant de motifs mélodiques qui, par la variété même de leurs nuances, peuvent au premier abord désorienter. (…)

Cette anthologie a pour titre Citadelle de lumière, et j’ai pu la consulter grâce à la bibliothèque de la Maison de la Culture du Japon à Paris.
En voici deux poèmes :

Les pierres et le sculpteur
(ishi to chôkokuka)

Des statues de pierre
à travers le monde crient d’une même voix

Donnez-nous par pitié une vie qui se délabre au fil du temps
Par pitié donnez-nous l’extase de l’anéantissement …

Pas de frissons sur ces seins minéraux
Ce ne sont que pupilles closes méditations d’hiver
Le sculpteur sur la pierre verse l’eau goutte à goutte
invite une tremblante lumière à descendre du firmament
et fouillant le cerveau de la pierre fouillant son nombril
brandit sa lourde masse

Par seul désir
d’entendre s’élever l’oppressante clameur …

Par pitié donnez-nous une vie qui se délabre au fil du temps
Donnez-nous par pitié l’extase de l’anéantissement

Fleurs II
(Hana II)

Les fleurs en outre sont matière
et matière forment par là même
de l’univers les étincelants reliefs

Je possède un esprit, j’en suis sûr
Une chose pourtant que mon esprit ne possède pas :
la pure forme qu’on voit aux fleurs ou aux feuillages

Lumière eau terre air
Pour déployer la forme d’une fleur
l’univers n’eut besoin de rien de plus

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Un poème de Cédric Demangeot

J’ai trouvé ce poème dans le numéro 100 de la revue Arpa, intitulé Un cent d’encre, qui avait paru en mars 2011, et que je relis assez souvent à cause de sa grande richesse, de sa diversité poétique, et de sa belle qualité.
J’aime ce poème pour son style assez brutal, assez net, et parce qu’il frappe juste dans mon esprit.

Une inquiétude

(marges 1999-2009)

La vie, c’est comme les poux. Ca gratte et ça rend fou. Comme les rats ça vous saute à la gorge et ça vous file la peste. Comme dans un cul de femme ça sent divinement la mort. On ne s’habitue pas. Si on s’habitue on est mort.

Les contusions qu’on se fait en naissant. Les bras qu’on se casse en grandissant. Bien avant qu’on ait commencé de comprendre de quoi il retourne, la tête part en plaques de plâtres – les tempes se délitent – etc. Les sensations finissent en télégraphe et la profondeur devient le vide.

C’est quoi ça – moi
– là – personne – jeté –
tête en bas dans le grand nulle part
– c’est insensé.

Ca commence mal et, en général, ça continue pire. Mais il y a de quoi rire.

Il y a de quoi – écrire. D’épais mauvais romans par dizaines.
Ou quelques vers – tendus à bloc & prêts à rompre
au premier souffle.

Traire la vision – jusqu’à la dernière goutte de sperme ou d’écriture.

La vision maigre, maigre. On voit ses os.

Un homme. Son épaule pend. Dans la rue. Son épaule gauche. Une rue verte et mauve – en pente violente – & son éclatement en dizaines de reflets contradictoires : les néons sur le bitume, les phares dans les vitrines, les visages dans les flaques, etc. Il se rappelle avoir voulu ouvrir son parapluie pour se protéger du fracas des corps et des voitures. Et après, après – il ne se souvient plus de rien.

Nous n’avons peut-être pas le même humour.

Les hommes sont mal compatibles.

Le monde est plein de morts-vivants – qu’il faut bien détester.

Comme il faut bien annihiler les nihilistes.

On trouve l’homme dans les marges. L’humanité est devenue marginale à l’espèce. L’excès d’humanité dans un homme est assimilable, en Occident aujourd’hui, à une forme de maladie mentale – qu’on isole, qu’on neutralise d’une manière ou d’une autre.

L’inaptitude dite « à vivre » est souvent au contraire le signe d’un enracinement – profond – dans le sol de la vie-même. Dans son terreau le plus chargé en aliments rares, nécessaires et tuants. L’inapte est comme prisonnier de la vie pure : il en devient impossible à mettre au monde.

On est toujours inapte au monde – pas à la vie, à la vie jamais. Mais le monde ne veut pas la vie : c’est pourquoi on se tue.

L’inapte au monde est apte à la mort par trop plein de vie. Les cohortes d’aptes au monde, en revanche, ne connaissent pas la vie – sont inaptes à la vie mais déjà morts.

Journée sans remède.

Il n’est pas un mot, pas un geste, pas un souffle de nos vies – qui ne soit pas irrémédiable.

C’est à coups de bâton qu’on a voulu m’apprendre ce qu’est la poésie. Pourtant, j’ai bien vite oublié ce qu’on entendait par là. Je ne retiens que le bâton.

(…)

Cédric Demangeot