Des Poèmes de Claire Gondor sur Louise Labé et Pernette du Guillet

En me promenant au rayon poésie de la librairie Gibert à Paris, j’ai découvert ces Variations de Claire Gondor qui revisite des poèmes célèbres de la littérature française, du Moyen-Âge au 20ème siècle, en leur offrant une sorte de pendant ou de réponse contemporaine, ce que j’ai pu interpréter à la fois comme un hommage à ces grands prédécesseurs et aussi comme un commentaire, une extrapolation, une prise de distance où la critique peut poindre.

Comme il s’agit de poésie sur la poésie, cet article entre dans le cadre du « Printemps des artistes » de 2023.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Frison-Roche (Belles lettres)
Collection : L’Or des lignes
Année de publication : octobre 2022
Nombre de Pages : 90

Note sur la Poète

Claire Gondor travaille dans le monde du livre et a créé une compagnie d’évènements littéraires appelée « L’Autre Moitié du Ciel ». Elle a publié un roman, Le Cœur à l’aiguille, aux éditions Buchet-Chastel, en 2017, et a également participé à de nombreuses publications collectives. (Source : éditeur)

Note sur Louise Labé

Louise Labé, aussi surnommée « Louïze Labé Lionnoize » et « la Belle Cordière », née vers 1524 à Lyon, morte le 25 avril 1566 à Parcieux-en-Dombes où elle fut enterrée, est une écrivaine française principalement connue en tant que poétesse de la Renaissance. Avec Pernette du Guillet et Maurice Scève, Louise Labé appartient à « l’école lyonnaise ». Elle s’inspire de poètes de l’Antiquité et d’auteurs contemporains comme Pétrarque. Elle défend des idées qui peuvent être considérées comme proto-féministes.
Comme sa biographie est très mal connue, certains spécialistes et commentateurs ont défendu l’idée qu’elle n’avait jamais existé, qu’il s’agissait d’une supercherie. (Source : Wikipédia)

Note sur Pernette du Guillet

Elle naît (en 1518 ou 1520) dans une famille noble et épouse en 1538 un du Guillet. Elle rencontre Maurice Scève au printemps 1536 – il a alors trente-cinq ans et elle seize ans – et devient son élève. Leur amour impossible devient la source d’inspiration de ses poèmes, publiés de façon posthume, à la demande de son mari en 1545, sous le titre Rymes de gentille et vertueuse dame, Pernette du Guillet. Maurice Scève écrit en son honneur son recueil le plus fameux, « Délie« , en 1544. Elle meurt à 25 ans d’une épidémie de peste. (Source : Wikipédia)

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Sinusoïdes
(d’après « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie »
de Louise Labé)

l’épiderme traversé de climats contraires
je suis le zigzag de mes instincts

j’ai l’ai dans la peau
la canicule
les veines à chaud
les veines à froid
montagnes russes
les émotions à contresens.

c’est le grand huit !
la fête foraine
de l’ecclésiaste

un temps pour tout
la pulsation
ou le reflux
le rythme brisé de mon cœur

hors de cadence
j’ai le savoir universel et douloureux
des contretemps

Claire GONDOR

*

Perdre la boussole
(d’après « la nuit était pour moi si très-obscure »
de Pernette du Guillet)

– fondu à l’outrenoir –
le veilleur a perdu sa boussole

flou autistique
où l’encre
de la nuit à la nuit
mangerait les visages

qu’il exerce sa voix le veilleur
car voici le jour
le jour qu’il fit,
le forgeur de l’humus

qu’il allume ses yeux
qu’il réchauffe sa joie
aux lavis tranquilles
des commencements

Portrait de Louise Labé

Claire GONDOR

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TEXTES ORIGINAUX
(d’où sont inspirés les deux précédents)

Je vis, je meurs ; je me brûle
et me noie

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Louise Labé (1524-1566)

*

La nuit était pour moi
si très-obscure

La nuit était pour moi si très-obscure,
Que Terre et Ciel elle m’obscurcissait,
Tant, qu’à Midi de discerner figure
N’avais pouvoir, qui fort me marrissait :

Mais quand je vis que l’aube apparaissait
En couleurs mille et diverse, et sereine,
Je me trouvai de liesse si pleine,
– Voyant déjà la clarté à la ronde –
Que commençai louer à voix hautaine
Celui qui fit pour moi ce Jour au Monde.

Pernette du Guillet (1518-1545)

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Logo du Défi, créé par Goran

Un Poème d’Anne Sexton sur Sylvia Plath

J’avais déjà eu l’occasion, en octobre dernier, de parler de ce magnifique livre de la poète américaine Anne Sexton (1928-1974), paru aux éditions des Femmes en 2022 dans une traduction de Sabine Huynh.
Dans le cadre de mon Printemps des Artistes d’avril 2023, j’ai trouvé intéressant de lire ce poème à propos de la poète et écrivaine Sylvia Plath car les deux femmes étaient amies et elles avaient toutes les deux fréquenté des ateliers d’écriture communs, lors de leurs épisodes dépressifs.
Elles partageaient certainement, hormis leur vécu psychiatrique et leur génie littéraire, un même intérêt pour la cause féminine et un rejet de la société trop conformiste et trop aliénante de leur époque.

Note sur la Poète

Née en 1928, Anne Sexton, de son vrai nom Anne Gray Harvey, souffre de dépression dès 1954 et fait ensuite plusieurs rechutes. C’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle commence à écrire de la poésie, à l’occasion d’ateliers d’écriture. En 1948, elle s’était mariée avec Alfred Muller Sexton, avec qui elle aura deux filles, et dont elle divorcera au début des années 70. Ses recueils poétiques remportent du succès, en particulier « Live or die » (« Tu vis ou tu meurs ») qui reçoit le Prix Pullitzer en 1967. Elle a été l’amie de la poète Sylvia Plath. Elle est la représentante principale de la poésie confessionnaliste et a fait entrer dans le champ poétique des sujets typiquement féminins, qui étaient tabous jusque-là, en littérature et dans la société. Anne Sexton s’est suicidée en octobre 1974, à l’âge de 45 ans.

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La Mort de Sylvia
pour Sylvia Plath

Ô Sylvia, Sylvia,
avec une boîte terne de pierres et de cuillères,

avec deux gamins, deux météores
errant dans la petite salle de jeux,

avec tes dents mordant le drap,
mordant la poutre et la prière muette,

(Sylvia, Sylvia
où es-tu partie
après m’avoir écrit
du Devonshire
sur la culture des patates
et l’élevage des abeilles ?)

en quoi croyais-tu,
comment diable t’es-tu mise là-dedans ?

Voleuse ! –
comment as-tu pu ramper,

y ramper seule
jusqu’à la mort que je désirais tant depuis des lustres,

la mort que nous avions dit avoir surmonté toutes les deux,
celle que nous portions sur nos seins maigres,

celle dont nous parlions si souvent après
avoir bu trois vermouths de trop à Boston,

la mort qui parlait de psys et de cures,
la mort qui parlait comme des épouses complotent,

la mort à laquelle nous trinquions,
les raisons puis les actes discrets ?

(A Boston
la mortelle
course en taxi,
oui encore la mort,
cette course pour rentrer
avec notre mec).

Ô Sylvia, je me souviens du batteur endormi
qui scandait sa vieille histoire sur nos yeux,

combien nous voulions qu’il vienne,
ce sadique, cet efféminé new-yorkais,

faire son travail
nécessaire, une fenêtre dans un mur ou une piaule,

et depuis cette fois-là il attendait
sous notre cœur, notre placard,

et je vois maintenant que nous l’avons rangé
année après année, vieilles suicidées,

et je sais en apprenant ta mort,
quel goût terrible elle a, un goût de sel.

(Et moi,
moi aussi,
et maintenant, Sylvia,
toi encore
avec la mort encore,
cette course pour rentrer
avec notre mec.)

Et je dirai juste,
mes bras tendus vers ce lieu de pierre,

qu’est-ce que ta mort
sinon une vieillerie qui nous appartient,

un grain de beauté tombé
de l’un de tes poèmes ?

(Ô mon amie,
quand la lune est mauvaise,
et que le roi est parti,
et que la reine est à bout,
l’ivrogne se doit de chanter !)

Ô ma toute petite mère,
toi aussi !
Ô ma drôle de duchesse !
Ô ma chose blonde !

17 février 1963

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Trois Poèmes d’Albane Gellé

Ayant déjà lu et apprécié un ou deux recueils d’Albane Gellé, j’ai acheté cette anthologie personnelle de 2022, intitulée « Equilibriste de passage » et qui reprend des poèmes publiés dans dix-sept recueils, parus entre 1993 et aujourd’hui, mais également des inédits.
Pour reprendre la présentation du Castor Astral au sujet de ce livre :
Au fil des poèmes, Albane Gellé évoque des souvenirs, le deuil, l’amour, des bribes de conversation et des fragments de vie. Elle construit un univers fragile et aérien où la nature et l’eau occupent une place centrale.

Note sur la poète

Albane Gellé est née en 1971 à Guérande. Elle a publié une trentaine de livres dont Nos abris (Esperluète), Eau (Cheyne) et Cher animal (La Rumeur libre). Elle a reçu le prix des Découvreurs. Près de Saumur, elle a créé une structure poético-équestre.

Page 21
(Extrait du recueil « Hors du bocal« , éditions du Chat qui tousse, 1997)

Ne pas mettre la charrue avant les bœufs. Ne pas arriver en retard. Ne pas tomber dans l’excès. Ne pas grimper aux arbres. Ne pas prendre les auto-stoppeurs. Ne pas marcher sur les pelouses. Ne pas laisser les enfants faire n’importe quoi. Ne pas déranger.

Être capable d’assumer les conséquences de ses actes. Savoir gérer son budget. Consommer avec modération. Prévoir ses vacances. Parler avec discernement. Canaliser ses émotions. Se méfier des inconnus. Respecter les idées de chacun. Fermer les portes à clé. Faire un peu de sport. Être bon joueur. Attendre son tour. Mettre de l’eau dans son vin. Offrir ses condoléances. Avoir de la repartie. Frapper avant d’entrer. Réfléchir avant d’agir. Partager la douleur. Tenir compte des circonstances. Faire acte de présence. Respecter les priorités. Donner son avis. Être objectif. Faire bonne figure. Applaudir Bien fort.
ET PUIS QUOI ENCORE.

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Page 116
(Extrait du recueil « Bougé(e)« , éditions du Seuil, 2009)

Dans la tête en désordre des rectangles qui bougent il y en a un c’est une photo de mon père mort en noir et blanc un autre pour toute la brume restée dans le cercueil un autre encore pour mes paroles prononcées à la nuit et mes terreurs devant personne demain après les arbres il restera comme une valise immense debout remplie de mes rectangles.

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Page 225
(Extrait de « Va grande roue« , inédit)

À Valérie Rouzeau et Cécile À. Holdban
À Pascal Dessaint et Isabelle Hochart

les oiseaux bien sûr savent.
habitent les saisons, soulèvent leurs grandes peurs.
les oiseaux sont passerelles, entre visible
et invisible, n’ignorent pas la matière,
éprouvent les vibrations.
les oiseaux touchent les arbres et
les oiseaux touchent les vents,
résistants, presque transparents.
les oiseaux disparaissent,
petits savants sans prétention,
envers et contre les forces sombres,
agiles atomes de lumière,
supportant sans se plaindre la grande pesanteur.
les oiseaux savent que vivre est malgré tout possible
avec le chant.

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Des Poèmes d’Hélène Miguet sur les Passantes

La revue Décharge et les éditions Gros Textes font paraître quatre fois par an les petits livres de la collection « Polder » – deux au printemps et deux en automne.
J’ai apprécié celui de la poète Hélène Miguet, intitulé Comme un courant d’air, qui montre une vivacité dans le maniement des mots et une façon de jongler avec les images qui réveille l’esprit et qui parait très entraînante.
Ce recueil est paru en novembre 2022 et c’est le Polder numéro 195.

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J’avais déjà publié sur ce blog, il y a longtemps (2013), des poèmes sur le thème de la passante – répartis sur deux articles – et je vous en donne les liens pour rappel :
Premier ArticleDeuxième Article
Comme vous le voyez, Hélène Miguet se situe par ce thème dans une longue tradition héritée des romantiques, mais sa vision de la passante est tout à fait contemporaine, personnelle et renouvelée.

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Page 29

Nous sommes de ce monde où tout passe
les anges le temps les voitures tunées
et même les femmes

elles sont le sillage des villes
évanescence faite charme
ou parfum
et si rien de tout cela
un peu d’entêtement
né de l’écume d’un trottoir

elles passent et laissent dans leur sillage
une empreinte légère qu’elles ne connaissent
pas

parfum de nuages volé au temps

ce peu de traces n’est au fond
qu’une façon de s’effacer
suavement

*

Page 32

Passantes
pâles éternellement hantées
par les heures citadines
si vite transparentes que la ville les
oublie
mangées par une rue de brume
un soir tombé trop tôt sur un quai noir

alors fantômes élancés
elles en perdent la tête
se diluent
n’emportant avec elles qu’un réverbère au côté
gauche

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Des Poèmes de Cécile Guivarch extraits de « Te visite le monde » (2009)

Couverture au Dessert de Lune

Cécile Guivarch est une poète dont je suis les publications depuis plusieurs années et je me suis aussi intéressée ces derniers temps à ses deux premiers livres, que je ne connaissais pas encore, « Terre à ciels » (2006) et « Te visite le monde » (2009) et c’est de ce deuxième livre qu’il est question aujourd’hui.

Mon Avis

Dans ce recueil, la poète parle à sa petite fille, et nous parle d’elle en même temps, de sa naissance et des premières étapes de sa croissance – premiers regards, premiers pas, premiers mots – avec beaucoup de gaité, de malice et de tendresse. Le langage poétique est très élaboré, autour de ce babil enfantin et de ces gazouillis du premier âge qui s’y incorporent gracieusement, et c’est un grand plaisir de plonger dans cette connivence, cette complicité affectueuse entre une poète et sa fille.
Un très joli livre, lumineux, chaleureux, réconfortant.

Note sur le livre

Editeur : Les Carnets du Dessert de Lune
Date de publication : 2009
Préface de Perrine Le Querrec
Illustration de Fanny Wuyts
Nombre de Pages : 42

Note sur la poète

Cécile Guivarch est née en 1976 près de Rouen et vit depuis plusieurs années à Nantes. Le jour, elle travaille dans les chiffres et le soir elle se passionne pour la lecture et l’écriture. Elle a créé et co-anime le site Terre à Ciel. Diverses publications en revues (…). (Source : éditeur)

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Page 17

tu ris chante areuh babou
pour rien moins que cela
le soleil dans ta chambre

dire qui quoi comment au monde
ce qui à tes yeux n’est pas rien
le visage ta mère le tien

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Page 27

c‘est fou ton air fripouille
tes yeux tu nages au bord
à rire comme pas deux

tes salades elle les avale ta mère
du bout du nez tu tires la ficelle
le chat s’en va bien fait pour toi

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Page 41

yeux tout plein étincellent
le visage flou tes parents
le cœur palpite comme

frison d’arbre elle te regarde
ta bouche en forme de O
ta teinte plus claire que le cœur

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Des Poèmes japonais contemporains

Couverture chez Picquier

Ces poèmes sont extraits du livre « 101 poèmes du Japon d’aujourd’hui » paru chez Picquier en 2014 dans une traduction de Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé.

Résumé de l’éditeur :

 » Les 55 poètes dont les œuvres figurent dans ce recueil sont, en toute objectivité, les plus éminents représentants de la poésie japonaise contemporaine. C’est évidemment au lecteur que revient la liberté d’apprécier les 101 poèmes présentés ici, mais une chose est sûre : on a retenu, pour chaque auteur, le texte qui semblait mettre le mieux en valeur l’originalité de son écriture. Des œuvres majeures qui eurent un grand retentissement à l’époque de leur publication, au point d’alimenter les polémiques, et qui marquent des étapes essentielles dans l’évolution de la poésie au cours des dernières décennies. »

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Poèmes Extraits du livre

Ôoka MAKOTO
(né en 1931)

CHÔFU V

Vivre en ville
C’est posséder quelque part en ville un endroit que l’on aime.
C’est savoir qu’il y a quelque part en ville une personne que l’on aime.
Sans cela, on ne pourrait pas vivre.

L’enfant a beau grandir à vue d’œil
Son père, lui, n’a pas conscience de vieillir
Jusqu’au jour où, soudain, cette inconscience le terrifie
Etranger croisé dans la rue, inconnu qui n’est autre que soi-même

De moi-même je me suis perdu et j’erre au loin
Mais quelque part en ville je cache un endroit que j’aime.
Je cache une personne que j’aime. Sans en avoir l’air.
Ainsi donc, je suis « chef de famille ».

Puis un jour la nuque de mon fils qui déplie le journal en silence
Se détache toute fine dans la lumière du matin, et sa vue m’emplit de tendresse
Surprise proche du chagrin.
 » Akkun, atteindras-tu bientôt toi aussi l’âge où l’on part à la guerre ? »

(1981)

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Rin ISHIGAKI
(née en 1920 – morte en 2004)

CORBICULA

Au milieu de la nuit je me suis éveillée.
Les petites coques achetées la veille au soir
Dans un coin de la cuisine
Bouche ouverte vivaient encore.

« Quand viendra le matin
Toutes autant que vous êtes
Vous allez y passer ! »

D’un rire de vieille sorcière
Je me suis mise à rire.
Après quoi
Bouche entrouverte
Pour cette nuit du moins il ne me restait plus qu’à dormir.

(1968)

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Noriko IBARAGI
(1926-2008)

LORSQUE J’ETAIS UNE JEUNE FILLE EN FLEUR

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les villes s’écroulaient avec fracas
A travers d’incroyables endroits
On entrevoyait parfois un bout de ciel bleu

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Autour de moi beaucoup de gens moururent
Dans les usines en mer sur des îles inconnues
Et je perdis alors toute chance de me faire belle

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Personne ne m’a gentiment fait présent du moindre cadeau
Les hommes ne connaissaient rien d’autre que le salut militaire
Tous partaient en laissant derrière eux leur seul beau regard

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon cerveau restait vide
Mon cœur s’était fermé
Seuls brillaient tout bronzés mes mains et mes pieds

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon pays a perdu la guerre
Non mais y a-t-il rien de plus bête !
Retroussant les manches de mon chemisier je me mis à arpenter fièrement la servile cité

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les radios déversèrent soudain des flots de jazz
Et prise de vertige comme en fumant une cigarette interdite
Je dévorais cette douce musique venue d’une contrée étrangère

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
J’étais très malheureuse
Je nageais en pleine confusion
Je me sentais affreusement triste

Aussi ai-je pris le mors aux dents bien décidée à vivre le plus longtemps possible
Tard dans sa vie n’avait-il pas peint des tableaux rudement beaux
En France, le vieux Rouault ? Eh bien je ferai comme lui !
Oui comme lui !

(1958)

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Un Poème d’Ingeborg Bachmann sur le Voyage

Couverture chez Gallimard

J’ai trouvé ce poème dans le recueil « Toute personne qui tombe a des ailes » publié chez Poésie/Gallimard.

Note sur la Poète

Ingeborg Bachmann (1926-1973) naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (« Invocation de la grande ourse », en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son œuvre est encore en cours d’exploration.

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Page 115
(Extrait de « Poèmes de 1948-1953« )

Le monde est vaste et nombreux sont les chemins de pays en pays,
je les ai tous connus, ainsi que les lieux-dits,
de toutes les tours j’ai vu des villes,
les êtres qui viendront et qui déjà s’en vont.
Vastes étaient les champs de soleil et de neige,
entre rails et rues, entre montagne et mer.
Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à mon oreille
elle prescrivait, de nuit encore, les chants de la diversité.
D’un trait je bus le vin de cinq gobelets,
quatre vents dans leur maison changeante sèchent mes
cheveux mouillés.

Le voyage est fini,
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.

Le voyage est fini.
A chaque lointain je suis encore enchaînée,
pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières
pour me sauver, aucune eau, coulant vers l’estuaire,
n’entraîne mon visage, qui regarde vers le bas,
n’entraîne mon sommeil, qui ne veut pas voyager…
Je sais le monde plus proche et silencieux.

(…)

Trois Poèmes de Camille Readman Prud’homme

Couverture chez L’Oie de Cravan

Ayant découvert ce recueil poétique par hasard, dans ma librairie préférée, je n’ai pas eu besoin de le feuilleter longtemps pour me décider à l’acheter et ressentir un certain enthousiasme joyeux à l’idée de lire bientôt cette jeune poète québécoise, dont je n’avais pas entendu parler jusque-là.

Note Pratique sur le livre

Genre : Poésie (en prose)
Titre : Quand je ne dis rien je pense encore
Editeur : L’Oie de Cravan, éditeur à Montréal
Année de publication : 2021
Nombre de Pages : 105

Note sur la Poète

Camille Readman Prud’homme est née à Montréal en 1989. En 2018 elle a remporté le prix du public de la revue Moebius pour son texte « Majesté« . Quand je ne dis rien je pense encore est un premier recueil qui confirme la justesse d’une écriture concise, touchant droit au cœur de l’expérience sensible. (Source : éditeur)

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Trois Poèmes

Page 69

Il y a des choses qui semblent faire grand cas d’elles-mêmes : il y a les maisons qui se prennent pour des châteaux, la couleur fluo des surligneurs, les blagues qui soulignent ce qui était sous-entendu, il y a les lettres majuscules, les gens qui parlent en criant, la une des journaux et les voitures qui n’ont plus de silencieux, il y a le mot amour et le mot liberté. on pourrait croire qu’il y a les éléphants mais on aurait tort, car s’ils sont imposants cela ne veut pas dire qu’ils cherchent à se faire remarquer.

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Page 76

certains soirs tu rencontres des gens qui te montrent des images qui deviennent en quelque sorte des preuves, à leur vue ce dont ils te parlaient prend une netteté nouvelle qui bannit le doute et défait les images rêvées. certains soirs tu rencontres des gens avec qui être en désaccord est toute une affaire, parce que cela vous amène à la question de la vérité, qui dans sa rigidité ne reconnaît pas la variation des postures mais l’autorité des sommets. alors il te semble dialoguer avec des gratte-ciels, car à cette échelle ne devient perceptible que le monumental, et à trop vouloir le faire apparaître tu t’érafles sur la rugosité du béton ; alors dans ta voix s’invite un tranchant qui te gouverne et te trouble.

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Page 101

chaque jour j’attends la nuit, car la nuit j’ai peut-être moins de visage et plus de voix. pour cela sans doute la nuit m’apaise parce qu’elle offre un grand congé qui est aussi un droit de ne plus répondre. je veux dire que la nuit ne supporte pas les obligations elle est libre. la nuit il n’y a pas de rendez-vous il y a des rencontres, il n’y a pas d’horaires parce qu’il n’y a pas de repas, seulement du temps tendu, donné.

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Des Poèmes d’Ingeborg Bachmann

Une poète de langue allemande que je n’avais encore jamais lue et que j’ai découverte grâce à ces Feuilles Allemandes de 2022, Ingeborg Bachmann (1926-1973), de nationalité autrichienne et qui fut l’amie et l’amante de Paul Celan mais aussi son inspiratrice et son interlocutrice poétique préférée.

Note Pratique sur le livre

Genre : Poésie
Editeur : Gallimard
Année de parution en français : 2015
Edition bilingue avec une préface et une traduction de Françoise Rétif
Nombre de Pages : 581

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Note sur la Poète

Ingeborg Bachmann naît en Autriche près des frontières suisse et italienne. Son père, professeur, adhère au parti nazi hitlérien dès 1932. Elle fait des études de germanistique et de philosophie à Vienne et obtient son doctorat en 1950. Elle rencontre Paul Celan en 1948 et ils s’influencent mutuellement sur le plan littéraire. A partir de 1952, elle adhère au Groupe 47 qui réunit des écrivains allemands désireux de rompre avec la période du nazisme et de renouveler profondément la littérature. Son premier recueil poétique « Le temps en sursis » lui apporte une grande renommée. Elle publie par la suite des nouvelles, un roman (« Malina », 1971), un autre recueil poétique (Invocation de la grande ourse, en 1956). Elle meurt dans un incendie accidentel à l’âge de quarante-six ans seulement. Ayant laissé un grand nombre d’écrits inédits, son oeuvre est encore en cours d’exploration.

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Trois Poèmes d’Ingeborg Bachmann

Extrait du recueil « Le Temps en sursis » (1953)

Page 177

Les Ponts

Devant les ponts le vent tend plus fort le ruban.

Aux traverses le ciel pulvérisait
son bleu le plus sombre.
De ce côté et de l’autre nos ombres
changent sous la lumière.

Pont Mirabeau… Waterloobridge…
Comment les noms supportent-ils
de porter les sans-nom ?

Émus par les perdus
que la foi ne portait pas,
les tambours dans le fleuve s’éveillent.

Tous les ponts sont solitaires, 
et la gloire leur est dangereuse, 
comme à nous, même si nous croyons percevoir 
le pas des étoiles 
sur notre épaule. 
Cependant, au-dessus de la pente de l’éphémère 
nul rêve ne déploie une arche pour nous.

Il vaut mieux vivre
au nom des rives, de l’une à l’autre,
et veiller tout le jour,
que celui qui a reçu mission coupe le ruban.
Car il atteint les ciseaux du soleil
dans le brouillard, et s’il est ébloui,
le brouillard l’enlace dans la chute. 

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Extrait du recueil « Invocation de la Grande Ourse » (1956)

Page 323

Ce qui est vrai

Ce qui est vrai ne jette pas de poudre aux yeux,
ce qui est vrai, sommeil et mort l’exigent de toi,
comme ancrés dans ta chair, chaque douleur portant conseil,
ce qui est vrai déplace la pierre de ta tombe.

Ce qui est vrai, même hors de portée, évanescent
dans le germe et la feuille, dans le lit pourri de la langue
une année et une autre année et tous les ans durant-
ce qui est vrai ne crée pas de temps, il le compense.

Ce qui est vrai fait la raie à la terre,
démêle rêve et couronne et les travaux des prés,
monte sur ses ergots et plein de fruits extorqués
te foudroie et te boit tout entier.

Ce qui est vrai n’attend pas l’expédition de prédateurs
où pour toi peut-être tout est en jeu.
Tu es sa proie, quand s’ouvrent tes plaies,
rien ne t’attaque qui ne te trahisse en fait.

Arrive la lune et ses cruches de fiel.
Alors bois ton calice. La nuit tombe amère.
Dans les plumes des pigeons floconne la lie,
tant qu’une branche n’est pas mise à l’abri.

Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré,
mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur.
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l’obscurité,
tourné vers l’issue inconnue.

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Extrait des « Poèmes 1957-1961 »

Page 411

Aria I

Où que nous allions sous l’orage de roses,
la nuit est éclairée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
est maintenant sur nos talons.

Où toujours on éteint ce qu’enflamment les roses,
la pluie nous emporte dans le fleuve. Ô nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, sur les ondes dérive
derrière nous jusqu’à l’embouchure.

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Deux Poèmes de Gertrud Kolmar

Couverture chez Seghers

Dans le cadre des Feuilles Allemandes de novembre 2022, organisées par Patrice, Eva et Fabienne, je vous parlerai de la poète juive allemande Gertrud Kolmar (1894- 1943), que j’ai découverte à l’occasion de ce Mois Thématique et qui m’a paru très intéressante.

Note pratique sur le livre

Editeur : Seghers (coll. « Autour du monde ») bilingue
Traduit de l’allemand et Postface par Jacques Lajarrige
Date de parution en Allemagne : 1947
Date de cette édition en français : 2001
Nombre de pages : 151

Biographie de la poète

Gertrud Kolmar, de son vrai nom Gertrud Chodziesner, est née le 10 décembre 1894 à Berlin, dans une famille juive cultivée et lettrée. Après des études de russe, de français et d’anglais, elle travaille comme interprète pendant la première guerre mondiale, dans des camps de prisonniers. Elle ne parvient pas à émigrer en Angleterre quand les nazis arrivent au pouvoir. Sa sœur, par contre, arrive à passer en Suisse et c’est grâce à elle que les poèmes de Gertrud seront sauvegardés et publiés après la guerre (1947). En 1941, la poète est forcée de travailler dans une usine d’armement. Elle est déportée le 2 mars 1943 vers Auschwitz et gazée dès son arrivée.

Extrait de la Quatrième de couverture

Mondes rassemble dix-sept poèmes composés entre août et décembre 1937 dans une Allemagne déjà livrée depuis quatre ans à la folie destructrice des nazis.
Contrairement à l’édition allemande, la présente édition reprend l’agencement des poèmes prévu, à l’origine, par l’auteur. Elle est donc la première conforme à son projet.
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Comme ces poèmes sont longs de plusieurs pages, je vous propose deux extraits : la première moitié du poème « mélancolie » et la première moitié de « L’Ange de la forêt ».

Mélancolie

Je pense à toi,
Toujours je pense à toi,
Des gens me parlaient, pourtant je n’y prenais garde.
Je regardais le profond bleu de Chine du ciel vespéral, où
la lune était accrochée, ronde lanterne jaune,
Et je songeais à une autre lune, la tienne
Qui pour toi peut-être devenait le bouclier luisant d’un héros ironique
ou le doux disque d’or d’un
auguste lanceur.
Dans le coin de la pièce j’étais alors assise sans lampe, fatiguée du
jour, emmitouflée, entièrement livrée à l’obscurité,
Les mains posées sur mes genoux, mes yeux se fermaient.
Pourtant, sur la paroi intérieure de mes paupières, petite
et indistincte, ton image était peinte.
Parmi les astres je longeais des jardins plus paisibles, les
silhouettes des pins, des maisons plates,
devenues muettes, des pignons abrupts
Dans le sombre manteau douillet que parfois seulement saisissait
le grincement d’une bicyclette, que tiraillait le cri de la chouette
Et je parlais sans un mot de toi, Amour, le chien
silencieux, blanc, aux yeux en amande que j’accompagnais.
(…)

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L’Ange de la Forêt

Donne-moi ta main, ta chère main, et viens avec moi ;
Car nous voulons partir loin des hommes.
Ils sont mesquins et méchants, et leur mesquine méchanceté nous hait et nous tourmente.
Leurs yeux sournois rôdent autour de nos visages et
leur oreille curieuse palpe les mots de notre bouche.
Ils cueillent la jusquiame…
Cherchons donc refuge
Dans les champs rêveurs qui consolent gentiment la course
de nos pieds avec des fleurs et de l’herbe,
Au bord du fleuve, qui patiemment sur son dos charrie de pesants
fardeaux, de lourds navires regorgeant de marchandises
Auprès des animaux de la forêt qui ne médisent pas.

Viens.
Le brouillard d’automne humecte et voile la mousse de mates
lueurs smaragdines.
Le feuillage des hêtres roule, richesse de pièces d’or bronze,
Devant nos pas bondit, rouge flamme tremblante,
l’écureuil.
Des aulnes noirs dardent leurs vrilles dans
l’éclat cuivré du soir.

Viens.
Car le soleil couchant s’est tapi dans son antre, et sa
chaude haleine rougeâtre s’essouffle.
Et voilà que s’ouvre une voûte.
C’est sous son arcade bleu-gris entre les colonnes
couronnées des arbres que se tiendra l’ange,
Grand et mince, sans ailes.
Son visage est souffrance.
Et son habit a la pâleur glaciale des étoiles scintillant
dans les nuits d’hiver.
(…)

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