Ayant déjà lu et apprécié un ou deux recueils d’Albane Gellé, j’ai acheté cette anthologie personnelle de 2022, intitulée « Equilibriste de passage » et qui reprend des poèmes publiés dans dix-sept recueils, parus entre 1993 et aujourd’hui, mais également des inédits. Pour reprendre la présentation du Castor Astral au sujet de ce livre : Au fil des poèmes, Albane Gellé évoque des souvenirs, le deuil, l’amour, des bribes de conversation et des fragments de vie. Elle construit un univers fragile et aérien où la nature et l’eau occupent une place centrale.
Note sur la poète
Albane Gellé est née en 1971 à Guérande. Elle a publié une trentaine de livres dont Nos abris (Esperluète), Eau (Cheyne) et Cheranimal (La Rumeur libre). Elle a reçu le prix des Découvreurs. Près de Saumur, elle a créé une structure poético-équestre.
Page 21 (Extrait du recueil « Hors du bocal« , éditions du Chat qui tousse, 1997)
Ne pas mettre la charrue avant les bœufs. Ne pas arriver en retard. Ne pas tomber dans l’excès. Ne pas grimper aux arbres. Ne pas prendre les auto-stoppeurs. Ne pas marcher sur les pelouses. Ne pas laisser les enfants faire n’importe quoi. Ne pas déranger.
Être capable d’assumer les conséquences de ses actes. Savoir gérer son budget. Consommer avec modération. Prévoir ses vacances. Parler avec discernement. Canaliser ses émotions. Se méfier des inconnus. Respecter les idées de chacun. Fermer les portes à clé. Faire un peu de sport. Être bon joueur. Attendre son tour. Mettre de l’eau dans son vin. Offrir ses condoléances. Avoir de la repartie. Frapper avant d’entrer. Réfléchir avant d’agir. Partager la douleur. Tenir compte des circonstances. Faire acte de présence. Respecter les priorités. Donner son avis. Être objectif. Faire bonne figure. Applaudir Bien fort. ET PUIS QUOI ENCORE.
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Page 116 (Extrait du recueil « Bougé(e)« , éditions du Seuil, 2009)
Dans la tête en désordre des rectangles qui bougent il y en a un c’est une photo de mon père mort en noir et blanc un autre pour toute la brume restée dans le cercueil un autre encore pour mes paroles prononcées à la nuit et mes terreurs devant personne demain après les arbres il restera comme une valise immense debout remplie de mes rectangles.
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Page 225 (Extrait de « Va grande roue« , inédit)
À Valérie Rouzeau et Cécile À. Holdban À Pascal Dessaint et Isabelle Hochart
les oiseaux bien sûr savent. habitent les saisons, soulèvent leurs grandes peurs. les oiseaux sont passerelles, entre visible et invisible, n’ignorent pas la matière, éprouvent les vibrations. les oiseaux touchent les arbres et les oiseaux touchent les vents, résistants, presque transparents. les oiseaux disparaissent, petits savants sans prétention, envers et contre les forces sombres, agiles atomes de lumière, supportant sans se plaindre la grande pesanteur. les oiseaux savent que vivre est malgré tout possible avec le chant.
Ce beau recueil « Sans adresse ni timbre » est paru chez Edition Populaire en juillet 2022 et il m’a causé une vive émotion par la concision et la pureté de son expression et par la force de ses thèmes : l’amour, la maladie psychique. Comment réagir lorsque la femme aimée se laisse envahir par le désespoir et qu’elle cède à ses idées noires ? Je ne connaissais pas du tout le sujet de ce livre lorsque j’en ai commencé la lecture et, au fil des pages, je suis entrée peu à peu dans cette douleur affective. La situation de ce couple se dessine un peu plus nettement à chaque poème et nous sensibilise au chagrin de cette jeune femme et à celui du poète, à ses sentiments d’impuissance ou de culpabilité. On perçoit à travers ces textes une belle déclaration d’amour du poète pour son épouse en détresse et c’est très émouvant.
Biographie du Poète
Thierry Roquet est né en 1968 en Bretagne, il vit depuis quinze ans à Malakoff, dans la banlieue parisienne. Adolescence solitaire, études écourtées, divers boulots alimentaires, des lectures marquantes, une belle histoire d’amour, et puis la poésie en prose… (Source : Site des « éditeurs singuliers »)
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Quatrième de Couverture
La poésie en prose de Thierry se construit dans cet ouvrage par des graphies qui témoignent de ses sentiments bouleversés. Des cris écrits, des mots aux maux.
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Page 14
Drôle de vie rien de drôle quand en parfaite solitude une obsédante question nous y convie sans fin Les signes cachés, les alertes. Pas vu, pas su. Les signes avant-coureurs. Pas pu, pas su. Tu trembles comme une feuille. Ce n’est pas le vent. C’est une vieille et longue histoire.
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Page 23
Qu’attendais-tu de moi que tu n’attendais pas d’un.e autre ? Tout simplement faits l’un pour l’autre Ce n’était pas si simple Usure et lassitude La mémoire est sélective retient mieux le négatif Qu’est-ce qu’on allait devenir : cette fameuse récurrence Litanie sans répit L’humour ne peut pas tout bien sûr Me ressaisir ne pas flancher Mais l’un sans l’autre jamais
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Page 32
Les mots sont sous calmants.
Ici, je vais bien. Je vais toujours bien. Je ne fais que ça: aller bien.
Là-bas, tu te promènes. Tu vas mieux. Tu t’assieds sur un banc, oui tu te parles. Parfois, tu te fais peur. Les fantômes sont sous calmants.
L’intuition, la réalité. Pas vu, pas su. Drôle de vie rien de drôle quand en parfaite solitude les issues sont verrouillées.
Nous explorons en ce mois de mars la littérature d’Europe de l’est, à l’initiative de Patrice et Eva, aussi je vous propose un petit tour du côté de la Russie soviétique d’Andreï Makine et plus exactement dans un orphelinat de Sibérie où un adolescent se lie d’amitié avec un jeune arménien solitaire et sensible, à la santé fragile.
Quatrième de Couverture
Sibérie, début des années soixante-dix. Le narrateur, qui vit dans un orphelinat, devient le garde du corps de Vardan, un garçon fragile et sensible persécuté par les autres. En suivant les deux adolescents, nous découvrons un quartier déshérité, le Bout du diable, où réside une communauté d’Arméniens venus soutenir leurs proches emprisonnés à cinq mille kilomètres de leur patrie.
Mon avis
C’est un joli livre, à l’écriture élégante et pleine d’une émotion nostalgique. J’ignore jusqu’à quel point cette histoire est autobiographique ou quelle est la part d’invention mais on sent que l’écrivain est très habité par son sujet et qu’il ressent quelque chose de profond pour ses personnages, une affection en particulier pour le jeune Vardan, l’adolescent arménien qui devient ami avec le narrateur dès les premiers chapitres du livre. J’ai bien aimé la manière dont l’auteur décrit la culture arménienne, comment le jeune narrateur tombe sous le charme des parfums, des couleurs, des objets décoratifs, des modes de vie et de la dignité de ce peuple maltraité par l’Histoire, en même temps que la beauté merveilleuse de l’une de ces Arméniennes qui attend son mari emprisonné et dont il tombe amoureux. C’est surtout le personnage de Vardan qui m’a paru extraordinaire par ses paroles souvent poétiques et la bonté de son caractère qui s’accompagne de force, de maturité et de sensibilité, et d’un tempérament individualiste rare chez un adolescent de treize ans. D’une manière générale il m’a semblé que ce roman était une célébration de certaines valeurs humaines, de la poésie, de la délicatesse, de la fragilité, des sentiments subtils et de la non-violence – contre la brutalité et la vulgarité écrasante du tout-venant. Bref, c’est un message qui m’a paru beau et bon, et porté par des personnages intéressants et intelligemment campés. Je sais qu’on a l’habitude de décrire le style de Makine comme « classique » – soit pour le dénigrer soit pour le vanter – mais son écriture m’a semblé agréable et fluide, très maîtrisée dans ses expressions, et ce « classicisme » n’est pas synonyme de pesanteur, de grandiloquence ou de fadeur, contrairement à ce que le terme pourrait laisser imaginer. Un roman qui m’a plu et que je conseillerais.
Un Extrait page 59
Surprenante fut, je m’en souviens, cette réplique de Vardan le jour où les autres le repoussèrent du terrain de jeux, derrière l’école. Ils étaient en train de former deux équipes pour lancer un match de football et, en voyant que des joueurs leur manquaient, je demandai si nous aussi pouvions y prendre part. Ce n’était pas un refus mais un rejet presque organique qu’ils opposèrent à la participation de Varda. « Toi, d’accord, me dirent-ils. Mais pas lui, non ! Il va nous refiler sa crève. Et puis, il est… pas normal, ce type ! » « Pas normal » pouvait être entendu en russe comme « fou », « déficient mental », « déviant »… La société où nous vivions, avec son projet messianique d’homme nouveau, excluait l’idée de tout ce qui risquait de contredire la perfection de ce futur héros destiné au bonheur du paradis sur terre. Il devait être totalement sain de corps, libre de toute ambiguïté intellectuelle, débarrassé des tares psychiques qui rongeaient les hommes du passé. Oui, une belle créature musclée, radieuse, ne doutant de rien. Un symbole idéologique en chair et en os. Vardan ne parut pas blessé d’avoir été rejeté, ni choqué du fait que les autres aient pu le considérer comme n’étant pas « normal ». (…)
Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est, j’ai eu envie de consacrer un billet à Ghérasim Luca, le fameux poète d’origine roumaine, qui a écrit pratiquement toute son œuvre en français, et dont la biographie fut extrêmement bousculée, tiraillée entre plusieurs nationalités et cultures, soumise aux aléas et aux violences de la grande histoire.
Biographie du Poète
Ghérasim Luca (Bucarest en 1913 – 1994, Pont Mirabeau à Paris) Poète d’origine roumaine dont la majeure partie de l’oeuvre a été publiée en français. Polyglotte, il parle roumain, allemand, français, yiddish. Bien qu’il ait côtoyé certains surréalistes français, il n’a pas appartenu à leur groupe. D’origine juive ashkénaze, il échappe à la déportation durant la période nazie. Passant de pays en pays, (Roumanie, Israël, France), il reste apatride pendant plusieurs années mais est finalement obligé de choisir la nationalité française pour des motifs administratifs. Il donne des « récitals » de ses poèmes (déclamations en public) où l’aspect bégayant et complexe de sa poésie se trouve renforcé et mis en valeur. Dans les années 70, des philosophes comme Deleuze ou Guattari reconnaissent son importance dans la poésie contemporaine. Ghérasim Luca se suicide à Paris en février 1994, en se jetant dans la Seine, comme Paul Celan, vingt ans avant lui, qui avait été son ami.
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Deux Poèmes (Le premier est extrait du recueil « Le Principe d’incertitude« , le deuxième de « Contre-créature« )
Autres Secrets Du Vide et du Plein
le vide vidé de son vide c’est le plein le vide rempli de son vide c’est le vide le vide rempli de son plein c’est le vide le plein vidé de son plein c’est le plein le plein vidé de son vide c’est le plein le vide vidé de son plein c’est le vide le plein rempli de son plein c’est le plein le plein rempli de son vide c’est le vide le vide rempli de son vide c’est le plein le vide vidé de son plein c’est le plein le plein rempli de son vide c’est le plein le plein vidé de son vide c’est le vide le vide rempli de son plein c’est le plein le plein vidé de son plein c’est le vide le plein rempli de son plein c’est le vide le vide vidé de son vide c’est le vide c’est le plein vide le plein vide vidé de son plein vide de son vide vide rempli et vidé de son vide vide vidé de son plein en plein vide
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Le Triple
(extrait)
le viol viole violemment le on du violon on du violon étant violé par le viol le violon c’est le viol et c’est le viol qui viole violemment le viol le viol viole le on du violon violé et le et du violon violet et du violon violet est violé par le e de la viole mais c’est la ine de la violine qui violète le viol violé on du violon violé violète la violette on du viol du violon violé et ine de la violine volent violemment la violette car l’oniste fait d’un viol un violoniste de même que le on avait fait de lui un violon donc la violette joue violemment du violon elle joue avec le celliste de la violente violoncelliste celle-ci voile le on du violon tandis que celle-la s’envole avec l’oniste de la violoniste heureusement à cette heure eur du violeur et euse de la violeuse sont violemment violés par l’acteur et l’actrice du c du violateur et de la violatrice c’est avec le on du violon qu’on voile la violatrice et c’est avec la ine de la violine qu’on viole le violateur on voile et on dévoile la ine de la violine violatrice et le on de l’oniste du violoniste violateur on viole violemment le viol et le violentable et c’est à la table du violentable qu’on viole l’inviolable on viole à table l’inviolable et tout ce qui est stable tout ce qui est stable donc violentable le s du stable est violenté par le in de l’instable in de l’instable et ine de la violine sont violés par ette de la violette et par ette de sa voilette voir ce qui cache la voilette de la violette c’est faire le jeu des voyeurs (…)
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Lu pour « Le Mois de l’Europe de l’Est » de mars 2023
Comme chaque année, j’organise en 2023, du 1er avril au 1er juin, le Défi de Lecture du « Printemps des Artistes ». Pour rappel, il s’agit de lire un ou plusieurs livres (roman, nouvelle, essai, poésie, théâtre, correspondance, etc.) ou de voir un film dont le héros ou l’héroïne est un artiste (poète, écrivain, peintre, sculpteur, danseur, architecte, musicien, chanteur, comédien, cinéaste, etc.), que cet artiste ait réellement existé ou qu’il soit purement fictif. Vous pouvez aussi lire un livre ou voir un film dont l’un des thèmes est en relation avec l’un des arts cités plus haut.
Ensuite, vous me signalez votre chronique sur ce livre ou sur ce film par un commentaire sur mon blog, et votre participation sera bien prise en compte.
Si vous cherchez des idées de livres, poésies ou films répondant à ces descriptions, vous pouvez consulter les bilans des précédentes années, avec la liste des œuvres présentées :
La revue Décharge et les éditions Gros Textes font paraître quatre fois par an les petits livres de la collection « Polder » – deux au printemps et deux en automne. J’ai apprécié celui de la poète Hélène Miguet, intitulé Comme un courant d’air, qui montre une vivacité dans le maniement des mots et une façon de jongler avec les images qui réveille l’esprit et qui parait très entraînante. Ce recueil est paru en novembre 2022 et c’est le Polder numéro 195.
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J’avais déjà publié sur ce blog, il y a longtemps (2013), des poèmes sur le thème de la passante – répartis sur deux articles – et je vous en donne les liens pour rappel : Premier Article – Deuxième Article – Comme vous le voyez, Hélène Miguet se situe par ce thème dans une longue tradition héritée des romantiques, mais sa vision de la passante est tout à fait contemporaine, personnelle et renouvelée.
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Page 29
Nous sommes de ce monde où tout passe les anges le temps les voitures tunées et même les femmes
elles sont le sillage des villes évanescence faite charme ou parfum et si rien de tout cela un peu d’entêtement né de l’écume d’un trottoir
elles passent et laissent dans leur sillage une empreinte légère qu’elles ne connaissent pas
parfum de nuages volé au temps
ce peu de traces n’est au fond qu’une façon de s’effacer suavement
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Page 32
Passantes pâles éternellement hantées par les heures citadines si vite transparentes que la ville les oublie mangées par une rue de brume un soir tombé trop tôt sur un quai noir
alors fantômes élancés elles en perdent la tête se diluent n’emportant avec elles qu’un réverbère au côté gauche
Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est organisé par Eva et Patrice du blog « Et si on bouquinait un peu », j’ai choisi de lire l’un des écrivains albanais les plus connus : Ismail Kadaré, que je n’avais encore jamais lu mais dont je n’avais entendu dire que du bien.
Note Pratique sur le livre
Editeur : Zulma poche Date de publication initiale : 1978 (date de la présente édition : 2022) Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni Nombre de Pages : 173
Quatrième de Couverture
Par une nuit de brume, Doruntine se présente chez sa mère après trois ans d’absence. Son frère Konstantin l’aurait ramenée des lointaines contrées de Bohême où elle s’est mariée. Il en avait certes fait le serment, mais chacun sait qu’entre-temps il est mort à la guerre. Sommé par les autorités d’élucider l’affaire pour mettre fin aux superstitions et aux plus folles rumeurs, le capitaine Stres soupçonne une imposture de haute volée. Il n’a qu’une obsession : retrouver le cavalier de Doruntine… Au cœur de l’Albanie légendaire, entre croyances et fantasmes, mystère et rationalité, Kadaré transforme un mythe fondateur en une enquête palpitante.
Né en 1936 dans le Sud de l’Albanie, traduit dans plus de quarante langues, Ismail Kadaré est considéré comme l’un des plus grands écrivains européens contemporains.
Mon humble avis
J’ai d’abord été très emballée par ce roman, qui est un peu comme une enquête policière, avec un fort suspense et un certain nombre de mystères qui nous sont habilement exposés et qui m’ont tenue en haleine pendant presque la moitié du livre. Mais il m’a semblé que ce suspense ne réussissait pas à se maintenir sur la durée et, au bout d’un moment, l’histoire se met à patiner, on n’avance plus beaucoup et on se dit que l’auteur est un peu en panne d’idées. Et c’est surtout la fin qui est très décevante et frustrante car l’intrigue ne trouve pas son dénouement : nous n’aurons pas l’explication de cette affaire et l’auteur nous laisse en plan, avec une fin en queue de poisson qui est supposée élever le débat et élargir notre vision mais qui, en réalité, ne parvient pas à convaincre et laisse le lecteur sur sa faim. Malgré tout j’ai apprécié les talents de conteur de cet écrivain, sa manière de nous conduire de péripéties en péripéties et de nous ménager des surprises et de faire naître des craintes. J’ai trouvé surtout qu’il aimait bien jouer avec les convictions et déductions du lecteur – avec ses désirs de rationalité ou au contraire ses élans vers le surnaturel – en le ballottant sans cesse de l’un vers l’autre et en le renvoyant finalement à ses propres attentes et croyances personnelles. Un livre qui a donc de nombreuses qualités mais dont la fin n’est pas tellement satisfaisante et qui laisse trop de questions sans résolution.
Un Extrait page 12
Continuant de conjecturer sur ce choc que la mère et la fille se seraient mutuellement causé (par déformation professionnelle, Stres et son adjoint donnaient de plus en plus à leurs propos le tour d’un rapport d’enquête), ils reconstituèrent approximativement la scène qui avait dû se produire au beau milieu de la nuit. Des coups avaient été frappés à la porte de la vieille maison, à une heure insolite, et, à la question posée par la vieille dame : « Qui est là ? », une voix au-dehors avait répondu : « C’est moi, Doruntine. » En allant ouvrir, la vieille, troublée par ces coups soudains et convaincue que ce ne pouvait être la voix de sa fille, demande, comme pour s’ôter un doute : « Qui t’a ramenée ? » Il faut dire qu’il y a trois ans que, cherchant consolation à sa douleur, elle attend en vain la venue de sa fille. De l’extérieur, Doruntine répond : « C’est mon frère Konstantin qui m’a ramenée. » Là, la vieille reçoit le premier choc. Peut-être, malgré son ébranlement, a-t-elle eu encore la force de répondre : « Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Konstantin et ses frères reposent depuis trois ans sous terre. » C’est maintenant le tour de Doruntine d’être atteinte. Si elle a vraiment cru que c’était son frère Konstantin qui l’avait ramenée, le choc pour elle est double, car elle apprend que Konstantin et ses autres frères sont morts et elle prend simultanément conscience qu’elle a voyagé avec un fantôme. (…)
Cécile Guivarch est une poète dont je suis les publications depuis plusieurs années et je me suis aussi intéressée ces derniers temps à ses deux premiers livres, que je ne connaissais pas encore, « Terre à ciels » (2006) et « Te visite le monde » (2009) et c’est de ce deuxième livre qu’il est question aujourd’hui.
Mon Avis
Dans ce recueil, la poète parle à sa petite fille, et nous parle d’elle en même temps, de sa naissance et des premières étapes de sa croissance – premiers regards, premiers pas, premiers mots – avec beaucoup de gaité, de malice et de tendresse. Le langage poétique est très élaboré, autour de ce babil enfantin et de ces gazouillis du premier âge qui s’y incorporent gracieusement, et c’est un grand plaisir de plonger dans cette connivence, cette complicité affectueuse entre une poète et sa fille. Un très joli livre, lumineux, chaleureux, réconfortant.
Note sur le livre
Editeur : Les Carnets du Dessert de Lune Date de publication : 2009 Préface de Perrine Le Querrec Illustration de Fanny Wuyts Nombre de Pages : 42
Note sur la poète
Cécile Guivarch est née en 1976 près de Rouen et vit depuis plusieurs années à Nantes. Le jour, elle travaille dans les chiffres et le soir elle se passionne pour la lecture et l’écriture. Elle a créé et co-anime le site Terre à Ciel. Diverses publications en revues (…). (Source : éditeur)
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Page 17
tu ris chante areuh babou pour rien moins que cela le soleil dans ta chambre
dire qui quoi comment au monde ce qui à tes yeux n’est pas rien le visage ta mère le tien
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Page 27
c‘est fou ton air fripouille tes yeux tu nages au bord à rire comme pas deux
tes salades elle les avale ta mère du bout du nez tu tires la ficelle le chat s’en va bien fait pour toi
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Page 41
yeux tout plein étincellent le visage flou tes parents le cœur palpite comme
frison d’arbre elle te regarde ta bouche en forme de O ta teinte plus claire que le cœur
Dans le cadre du MoisdeL’Europedel’Est organisé par Eva, Patrice et Fabienne je vous présente aujourd’hui le premier recueil de nouvelles de Nicolas Gogol, écrit alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, et qui lui a valu d’emblée un grand succès.
J’ajoute que c’est grâce à Ana Cristina, animatrice très amicale de mon cercle de lecture, que j’ai eu l’idée de lire ces nouvelles, et je l’en remercie !
Note Pratique sur le livre
Editeur : folio classique Genre : nouvelles (ou contes) Première date de publication : 1831 Traduction du russe et préface par Michel Aucouturier Nombre de Nouvelles : huit Nombre de pages : 268
Note biographique sur l’écrivain
Nicolas Gogol nait en 1809, aîné de douze enfants, dans une famille de petits fonctionnaires anoblis. Sa santé est fragile. Il fait ses premiers pas littéraires en 1829, s’essaie à la poésie mais sans succès. À partir de 1830 il occupe des emplois dans des ministères et commence à écrire des nouvelles ukrainiennes. En 1831 il fait plusieurs rencontres importantes dans le monde littéraire et en particulier Pouchkine qui l’encourage. C’est à ce moment qu’il publie Les Soirées du hameau (1831 et 1832). Il donne des cours d’histoire et s’intéresse de plus en plus au mysticisme religieux et aux livres saints. Il voyage dans de nombreux pays d’Europe. Il publie en 1835 le recueil Arabesques qui contient, entre autres, Le Journal d’un fou, Le Portrait et La Perspective Nevski. En 1836 il fait scandale avec la pièce de théâtre Le Revizor et il se sent incompris, même par ses défenseurs. Il passe les dernières années de sa vie principalement à Rome et il tente de se consacrer à son dernier chef d’œuvre, Les Âmes mortes, dont il finira par jeter au feu une bonne partie, plongé dans un délire mystique. Il meurt à l’âge de quarante-deux ans, en 1852, des suites de mauvais traitements médicaux.
Quatrième de Couverture :
C’est en 1831 que paraissent à Saint-Pétersbourg Les Soirées du hameau, publiées par Panko le Rouge, éleveur d’abeilles. Derrière ce sobriquet se dissimule un écrivain de vingt-deux ans, qui utilise ses souvenirs d’enfance et le folklore de l’Ukraine.
Gogol devient aussitôt célèbre avec ces courts récits qui plaisent à la fois au public populaire et à Pouchkine : « Voici de la vraie gaieté, sincère, sans contrainte. »
Mon Avis
N’ayant encore jamais lu Nicolas Gogol, et plutôt habituée au style de Dostoïevski parmi les classiques russes (ou ukrainiens), j’ai été décontenancée par la première nouvelle et il m’a fallu un petit moment d’adaptation à cette écriture très artistement ciselée, abondamment imagée, d’un romantisme pittoresque qui rappelle parfois les poèmes en prose d’Aloysius Bertrand et surtout à ces histoires qui mêlent les notations humoristiques, les événements fantastiques pleins de diableries, de sorcelleries, de métamorphoses ou encore de fantômes. Mais, passé la surprise de la première nouvelle, je suis totalement rentrée dans cet univers insolite, et j’ai vraiment apprécié cette lecture qui a l’avantage d’être très dépaysante et qui me changeait complètement les idées à chaque fois que je m’y plongeais. Plus que des nouvelles, il me semble que ces histoires sont plutôt des contes pour adultes, avec tout un folklore et une imagerie typiquement ukrainiens (d’ après ce que j’ai pu lire dans les notes et la préface), une bonne place accordée aux Cosaques, à leurs danses, à leurs chansons, à leurs costumes et à leurs traditions. J’ai apprécié aussi les portraits psychologiques des différents personnages de ces histoires – alors que, souvent, dans les contes il y a peu de finesses psychologiques et les êtres sont stéréotypés – mais, ici, il y a au contraire une grande recherche de véracité dans les caractères et, surtout, certains défauts ou tempéraments qui peuvent prêter à sourire. Les deux nouvelles que j’ai le plus aimées sont la troisième et la cinquième, c’est-à-dire « La Nuit de mai ou la noyée » et « La Nuit de Noël », l’une pour sa poésie et son côté merveilleux, et l’autre pour son inventivité débordante et réjouissante, avec même une incursion chez la tzarine, la grande Catherine II, qui donne ses chaussures au héros. La nouvelle que j’ai un petit peu moins aimée est la sixième, « Une terrible vengeance » qui est dans un registre purement dramatique, sans aucune ironie, et où le côté horrifique est plus marqué et pris au premier degré, m’a-t-il semblé. Une excellente lecture, qui m’a donné envie de connaître d’autres œuvres de Gogol.
UnExtrait page 83
– Il faut croire que les gens ont raison de dire que les jeunes filles sont possédées d’un diable qui attise leur curiosité. Eh bien, écoute. Il y a longtemps de cela, mon petit cœur, cette maison était habitée par un centenier. Ce centenier avait une fille, une belle demoiselle blanche comme la neige, blanche comme ton joli visage. La femme du centenier était morte depuis longtemps ; et il avait décidé de se remarier. « Me câlineras-tu comme par le passé, mon père, lorsque tu auras pris une autre femme ? — Oui, ma fille, oui ; et je te serrerai encore plus fort contre mon cœur. Oui ma fille, je t’offrirai des boucles d’oreilles et des perles plus brillantes encore que par le passé. » Le centenier amena la jeune épouse dans sa nouvelle maison. Elle était belle, la jeune épouse. Elle avait les joues roses et le teint blanc, la jeune épouse ; mais elle lança à sa belle-fille un regard si chargé de menaces que celle-ci poussa un cri en la voyant ; et, de toute la journée, pas un mot ne sortit des lèvres de la rude marâtre. Vint la nuit ; le centenier se retira dans sa chambre avec sa jeune épouse ; la blanche demoiselle s’enferma elle aussi dans sa chambrette. La tristesse l’envahit et elle se mit à pleurer. Mais que voit-elle soudain ? Un effrayant chat noir s’avance vers elle à pas feutrés ; son poil est de flamme et ses griffes de fer résonnent sur le plancher. Terrifiée, elle saute sur le banc, et le chat la suit. D’un bond, elle est sur la soupente ; le chat la suit toujours, et, se jetant brusquement à son cou, il essaie de l’étouffer. (…)
UnExtraitpage241
La tante Vassilissa Kachporovna avait alors près de cinquante ans. Elle ne s’était jamais mariée et disait généralement que la vie de jeune fille était ce qu’elle avait de plus cher au monde. Du reste, autant que je m’en souvienne, personne n’avait jamais demandé sa main. La raison en était que tous les hommes se sentaient pris devant elle d’une sorte de timidité : ils avaient beau faire, ils ne trouvaient pas le courage de lui faire leur déclaration. « C’est une personne qui a vraiment beaucoup de caractère, Vassilissa Kachporovna » disaient les partis et ils avaient parfaitement raison, parce que Vassilissa Kachporovna savait rabattre son caquet à n’importe qui. Du meunier, qui n’était jadis qu’un ivrogne et un bon à rien, elle avait fait, à force de lui tirer chaque jour le toupet de sa main virile, un homme en or. Sa taille était quasiment gigantesque, son embonpoint et sa force parfaitement en rapport. Il semblait que la nature avait commis une erreur impardonnable en lui assignant de porter en semaine une capote brun foncé à petits volants, et un châle de cachemire rouge le dimanche de Pâques et le jour de sa fête, à elle qui était faite pour porter des moustaches de dragon et des bottes de cavalerie. (…)
A l’occasion de la Journée des Femmes, je consacre un article aux artistes femmes des années folles, à travers une exposition vue l’année dernière.
Du 2 mars au 10 juillet 2022 s’était tenue au Musée du Luxembourg à Paris l’exposition « Pionnières » qui présentait des peintures, sculptures, photographies, œuvres textiles et littéraires créées par des femmes artistes dans les années 1920-30. Ces pionnières, comme Tamara de Lempicka, Sonia Delaunay, Tarsila do Amaral ou encore Chana Orloff, nées à la fin du XIXè siècle ou tout début du XXè, accèdent enfin aux grandes écoles d’art, jusque-là réservées aux hommes. Au cours de ces années folles, les femmes acquièrent de nouvelles libertés, elles possèdent leurs propres ateliers, participent aux mouvements d’avant-garde, vivent comme elles l’entendent, font du sport, gagnent leur vie de manière autonome, se coupent les cheveux, etc. (Source : Site du Musée et moi)
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Je recopie ici un des Panneaux de l’Exposition :
Les Garçonnes
Après les traumatismes de la Grande Guerre et de la grippe espagnole qui avaient entraîné une profonde récession mondiale, s’installe une croissance économique et technique jamais vue auparavant.
Les artistes se saisissent de nouveaux sujets, tels que le travail et le loisir des femmes, transformant au féminin le modèle du sportif masculin, représentant le corps musclé à la fois compétitif, élégant et décontracté.
Joséphine Baker incarne cette « nouvelle Eve » qui découvre le plaisir de se prélasser au soleil (c’est le début de l’héliothérapie), utilise son nom pour développer des produits dérivés, pratiquant aussi bien le music-hall la nuit que le golf le jour. Véritable entrepreneuse, Baker ouvre un cabaret-restaurant, fonde un magazine et devient l’une des artistes les mieux payées d’Europe.
Ces « garçonnes » (mot popularisé par le roman de Victor Margueritte en 1922), sont les premières à gérer une galerie ou une maison d’édition, à diriger des ateliers dans des écoles d’art. Elles se démarquent en montrant des corps nus, tant masculins que féminins, en interrogeant les identités de genre. Ces femmes vivent leur sexualité, quelle qu’elle soit, s’habillent comme elles l’entendent, changent de prénom (Anton Prinner naît Anna Prinner, Marlow Moss naît Marjorie Moss) ou de nom (Claude Cahun est le pseudonyme de Lucy Schwob, Marcel Moore celui de Suzanne Malherbe, sa compagne de vie et de travail.) Leur vie et leur corps, dont elles sont les premières à revendiquer l’entière propriété, sont les outils d’un art et d’un travail qu’elles réinventent complètement.
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Jacqueline Marval – Baigneuse au maillot noir – 1923
Claude Cahun – Autoportrait – Photographie
Mon Avis
Cette exposition, organisée de manière thématique, réunissait des artistes extrêmement différentes les unes des autres par leurs styles, leurs tendances esthétiques, certaines très abstraites dans le style de Mondrian comme Marlow Moss ou plus proches des Delaunay comme Anna Beothy-Steiner (cf. tableau ci-dessus), d’autres aux styles figuratifs multiples et variés. Je ne sais pas si ces femmes auraient apprécié d’être ainsi mises « toutes dans le même sac » sous le seul étendard de leur identité de genre et en dehors de critères artistiques. Mais, malgré ce petit bémol, c’était une exposition intéressante où j’ai apprécié de découvrir certaines artistes que je ne connaissais pas, comme Mela Muter, Amrita Sher-Gil ou Irène Codreano, et où j’étais heureuse de retrouver des femmes peintres bien connues et admirables, comme Marie Laurencin, Suzanne Valadon ou Tamara de Lempicka.
Marie Laurencin – Femmes à la Colombe – 1919
Suzanne Valadon – La Chambre bleue – 1923
Tamara de Lempicka – La belle Rafaela – 1927
Irène Codreano – Portrait de Daria Gamsaragan – 1926