Un poème de Jeanne Benameur

J’ai lu le dernier recueil de poésie de Jeanne Benameur, L’exil n’a pas d’ombre, paru chez Bruno Doucey en février 2019.
Il s’agit d’un récit poétique, écrit dans une langue épurée et claire.

Jeanne Benameur (née en 1952) est poète et romancière.

Voici la note de l’éditeur :

Une femme. Un homme. Ils marchent l’un derrière l’autre. Ils ont quitté leur village et traversent le désert sans savoir qu’ils finiront par atteindre la mer. Pourquoi sont-ils partis ? Nous n’en saurons pas beaucoup plus mais l’essentiel nous est donné : nous savons que la femme est partie parce que le livre de son enfance a été déchiré et qu’elle est entrée dans le langage. Son exil est celui de toutes les femmes qui tentent dans le monde d’aller vers la liberté, à travers la lecture et l’écriture. Quant à l’homme… Lui ne sait pas lire les signes écrits sur une page. Son univers est celui des signes du ciel, du vent, des herbes, des traces d’animaux. L’homme et la femme ne se rejoindront que devant la mer. « Nous sommes sous le soleil. / Nos corps n’ont plus d’ombre », disent-ils enfin.

Voici l’extrait que j’ai choisi – page 22 :

Quand j’étais petite
la nuit se tenait devant notre porte
et elle chantait d’étranges chants.
Pour les oiseaux qu’on ne voit pas.
Pour les pierres du chemin.
La nuit chantait
et moi
je dormais ou je veillais ?
Est-ce que je rêvais ?

Est-ce que je suis seule à entendre
le chant de la nuit sur la terre
aux portes des maisons ?

Qui berce le sommeil de ceux qui rêvent ?

La nuit a été une voix
qui m’a gardée
de toutes peurs.

Et puis la nuit s’est tue
et je suis restée seule.

Je suis sortie sur le seuil de la maison
J’ai appelé très doucement
Aucun son ne m’a répondu.
Dans ma poitrine
l’écho.

Assise sur le seuil
J’ai pleuré.
J’ai attendu le matin.
Et rien.

La nuit s’était tue pour toujours.

Je suis partie.

***

JEANNE BENAMEUR

La Source vive, d’Ayn Rand

J’ai lu ce roman il y a déjà plusieurs semaines mais il m’a tellement déplu que je m’en souviens encore assez bien. Tout au moins, je me souviens des deux parties que j’ai lues car j’ai abandonné ce volumineux roman à la moitié.
Je ne vais pas m’étendre excessivement sur l’histoire de ce roman, qui n’est qu’un prétexte pour développer longuement des arguments en faveur des thèses philosophiques ultra-libérales défendues par Ayn Rand dans les années 1930 aux Etats-Unis.
En gros, dans ce roman, vous avez l’opposition caricaturale entre un arriviste sans talent, prêt à tuer tout le monde pour assouvir son ambition, plein de compromission et d’hypocrisie, et de l’autre côté le génie sûr de sa force et de sa supériorité, qui ne se laisse ébranler par aucune adversité, refuse le moindre compromis, n’essaye pas de se conformer aux désirs des autres pour leur plaire car il sait que son génie écrasant finira par l’emporter de toutes les manières.
Si vous rajoutez à cela une histoire de rivalité amoureuse plus ou moins sado-maso où la belle femme aime se faire violer et cracher son venin journalistique sur son violeur pour lui faire plaisir, vous verrez à peu près de quoi il retourne.
Dans ce livre, les personnages forment tous une belle brochette de requins qui ne pensent qu’à s’entre-démolir. Même l’amour est une prise de pouvoir, une lutte et une domination de l’un sur l’autre.
Si le personnage du génie incorruptible (dont chaque lecteur a compris dès le début qu’il triompherait glorieusement à la fin) est celui qu’Ayn Rand propose à notre admiration, elle ne nous le décrit pas pour autant comme un homme bon, bien au contraire ! C’est un requin encore plus féroce que tous les autres requins qui lui veulent du mal.
C’est lourd, démonstratif, stéréotypé, …
Une lecture peu ragoûtante, que je déconseille vivement !

Deux poèmes de Jean-Pierre Siméon

La revue de poésie Friches, dans son numéro 130 de l’automne 2019, a consacré un dossier au poète Jean-Pierre Siméon (né en 1950), ancien directeur du Printemps des Poètes et auteur entre autres de l’essai bien connu La poésie sauvera le monde qui date de 2015.
C’est de ce dossier que j’ai extrait les deux poèmes qui suivent.
Le recueil inédit d’où ils sont issus s’intitule A l’intérieur de la nuit.

***

I

On grandit étrangement à l’intérieur
De la nuit

Plus fermés les yeux
Plus profond l’espace en nous

Plus profonde aussi
La lumière absente

Parce que par bonheur
Invisible

Seule demeure
Sa clarté définitive
Dans le sang

***

5

On boit parfois la nuit comme un vin
Versé dans un grand verre rond

Senteurs boisées

Le silence a du corps

Une épaisseur d’ombre
Chaude
Court dans le sang

L’ivresse a les mains douces

Joie obscure et apaisée
Dormante

Nuit longue en bouche

***

JEAN-PIERRE SIMEON

Tous les noms, de José Saramago

J’ai acheté ce roman de José Saramago car j’en avais vu une bonne critique sur un blog et que j’avais déjà lu avec grand plaisir L’Aveuglement du même auteur.
José Saramago (1922-2010) est un des principaux écrivains portugais du 20è siècle, Prix Nobel de Littérature en 1998. Son roman le plus célèbre est L’Aveuglement.

L’histoire :

Nous ne savons pas très bien, en lisant Tous les noms, si nous nous situons dans un univers fantastique ou familier et si cette société est totalitaire ou proche de la nôtre. Par certains éléments, nous penchons tantôt d’un côté tantôt de l’autre.
Le héros de cette histoire s’appelle Monsieur José (On notera la similitude avec l’écrivain lui-même), un célibataire d’une cinquantaine d’années. Il est employé aux écritures dans les gigantesques archives de l’Etat Civil, où on répertorie les fiches des vivants et des morts, et où l’on inscrit les renseignements essentiels d’une vie : naissance, mariage, divorce, cause du décès. L’appartement de Monsieur José est séparé de son lieu de travail par une simple porte, dont il n’a encore jamais utilisé la clé. Pour tromper la solitude et l’ennui de ses jours de congé, il collectionne des renseignements et des coupures de presse à propos des cent personnalités les plus célèbres du pays. Mais, un beau jour, il tombe par hasard sur la fiche d’Etat Civil d’une femme inconnue et décide de s’intéresser à elle. Il commence à mener une petite enquête sur la vie de cette femme, qui habite la même ville que lui. (…)

Mon avis :

Il y a une grande similitude avec l’univers de Kafka mais on sent ici davantage d’optimisme et d’espérance. L’univers bureaucratique est certes écrasant et absurde mais on peut parfois l’amadouer et lui faire entendre raison. Le personnage de Monsieur José est intéressant par son rapport avec la solitude : d’un côté il s’intéresse à des tas d’hommes et de femmes, réels et vérifiables, et cette quête constitue le sens de sa vie, mais d’un autre côté il reste presque toujours retranché dans son isolement. Il n’arrive à rencontrer les gens que sous la forme de papiers, de photos, de documents divers. Quant aux entrevues qu’il a de visu avec l’entourage de la femme inconnue, elles sont toujours entourées de mensonges, de prétextes et de faux-semblants, comme si la rencontre avec l’autre ne pouvait jamais avoir lieu sincèrement. Un moment particulièrement révélateur est la grande discussion que Monsieur José décide d’avoir avec son plafond, passage très poétique que j’ai apprécié, mais assez désespéré.
Nous nous acheminons pourtant, au fur et à mesure de la lecture, vers une ouverture de Monsieur José, qui parvient à briser sa coquille et à révéler aux autres sa vérité.
Ce roman m’a absolument conquise, par son atmosphère, son humour décalé, son écriture complexe, aux longues phrases labyrinthiques, ses réflexions philosophiques sur la vie, la mort, la société.

Extrait page 154

Le plafond donna à Monsieur José l’idée d’interrompre ses vacances et de reprendre le travail. Tu dis à ton chef que tu es suffisamment rétabli et tu lui demandes de te réserver le reste des jours pour une autre occasion, cela, si tu trouves le moyen de sortir de l’impasse où tu t’es fourré, toutes les portes sont fermées et tu n’as pas une seule piste pour te guider, Le chef trouvera bizarre qu’un fonctionnaire reprenne le travail sans y être obligé et sans y avoir été invité, Ces derniers temps tu as fait des choses bien plus bizarres, Je vivais tranquillement avant cette obsession absurde, avant de chercher une femme qui ne sait même pas que j’existe, Mais toi tu sais qu’elle existe et c’est bien là le problème (…)

***

Ode à l’école du soir, de Jean Follain

Ce poème est extrait du recueil Usage du temps, plus exactement de La Main Chaude (1933), disponible chez Poésie/Gallimard.
Jean Follain (1903-1971) était ami de Salmon, Reverdy, Mac Orlan, Fargue, et s’est toujours tenu à l’écart du groupe surréaliste.

***

Ode à l’école du soir

Employés et manouvriers
s’en vont à l’école du soir
quand la peau des femmes est plus douce
et que les enfants translucides
tracent les dernières marelles
aux carrefours couleur de rose
et par-delà la ville s’étendent
des archipels de villages
remplis aussi d’écoles du soir ;
au haut d’un arbre l’idéal
chante par la voix d’un oiseau,
lentement les rivières coulent,
un fantassin sur un pont d’or
baise aux joues la servante blanche,
douceurs de vivre, ô serpents
emmêlés dans la pourpre vaine,
de lourds passés meurent au ciel ;
qu’Eve à jamais rendit amère
la lourde beauté du feuillage,
mais l’Ecole du soir dans ses bras
de République fortunée
recueille les grands apprentis sages.

JEAN FOLLAIN

***

Qui a tué mon père, d’Edouard Louis

J’ai lu ce livre car il m’a été prêté par une amie qui lit volontiers de la littérature engagée et qui connait assez bien mes goûts pour me conseiller judicieusement.
J’avais entendu parler d’Edouard Louis, surtout au moment de la parution d’Eddy Bellegueule, mais je n’avais encore jamais rien lu de lui.
Ce livre autobiographique est un portrait d’homme, le père d’Edouard Louis, qui a aujourd’hui une cinquantaine d’années et ne peut plus travailler après plusieurs décennies passées à l’usine en tant qu’ouvrier.
Edouard Louis présente son père comme un homme violent, dur, injuste, qui l’a souvent maltraité mais il montre aussi ses bons côtés, les bons moments qu’ils ont parfois passés ensemble. Il évoque les sentiments ambivalents qu’il lui porte : il a longtemps fait croire à son entourage qu’il détestait son père alors qu’en réalité il l’aimait et il se demande pourquoi nous avons souvent honte d’aimer nos parents.
A la fin du livre, il accuse les différents gouvernements, de gauche et de droite, qui se sont succédés depuis vingt ans et qui n’ont eu de cesse de faire reculer les acquis sociaux et de détériorer les conditions de vie des ouvriers et des pauvres, ce qui a littéralement démoli son père physiquement, au point qu’il risque de mourir à tout instant d’un arrêt cardiaque ou respiratoire.

Mon avis : C’est un livre assez fort, qui ne recule pas devant certains clichés (une certaine vision de la classe ouvrière, brutale, grossière, homophobe et partisane de l’extrême-droite) mais qui a l’avantage de s’exprimer avec une franche indignation et un souci de réalisme indéniable. On retrouve les préoccupations sociologiques et politiques qui caractérisent certaines autofictions en vogue ces derniers temps dans la littérature. J’ai trouvé par exemple une certaine parenté avec La Place d’Annie Ernaux, qui parlait aussi de son père ouvrier.
La volonté de dénoncer les hommes politiques, nommément cités, dans un ouvrage littéraire, est originale et participe toujours du même souci d’ancrer cet homme dans un contexte historique bien précis et de nous le montrer non seulement comme un père violent et abusif, mais surtout comme une victime que la société à broyée.

Un livre qui se lit rapidement, sans déplaisir, et qui fait oeuvre utile en abordant des sujets d’actualité. Mais un livre pas du tout poétique !

Visages Villages d’Agnès Varda et JR

Agnès Varda (1928-2019) et le photographe-artiste JR (né en 1983), auraient pu se rencontrer à la boulangerie, en boîte de nuit ou sur Meetic, … c’est du moins ce que nous apprend le début du film Visages Villages, avec grâce et humour. Toujours est-il qu’ils décident de partir ensemble sur les routes de France pour rencontrer, filmer et photographier les populations rurales, montrer la vie des habitants des petits villages. JR réalise leur portrait photographique géant, qu’il colle ensuite sur des façades de maisons ou diverses surfaces architecturales présentes dans ces paysages. Ils sillonnent ainsi le pays du Nord au Sud, interviewant successivement des descendants de mineurs, des agriculteurs intensifs et d’autres plus respectueux de la nature, un vieil artiste aux minima sociaux, un maire normand, des femmes de dockers, et j’en oublie beaucoup, mais ils filment aussi des lieux déserts : un blockhaus effondré sur une plage, un village fantôme, un cimetière et bien d’autres choses surprenantes que leur fantaisie leur donne envie de nous montrer, comme des poissons à l’étalage ou les pieds d’Agnès Varda, avec toujours un sens de la poésie et un humour très fin.
On sent une grande attention portée aux gens, un grand respect pour leur parole et leur vie, et même de l’affection pour eux. On sent qu’Agnès Varda et JR ont passé beaucoup de temps avec eux, tous, et qu’ils les ont longuement écoutés avant de les filmer.
Il y a aussi des moments de tristesse et de mélancolie lorsqu’Agnès Varda évoque les affres de la vieillesse, sa maladie des yeux, la mort qui approche mais qu’elle ne craint pas.
Je ne raconte pas la fin du film, qui est aussi très émouvante.

Un très beau film, plein de fraîcheur et d’amour de la vie.