Des Poèmes japonais contemporains

Couverture chez Picquier

Ces poèmes sont extraits du livre « 101 poèmes du Japon d’aujourd’hui » paru chez Picquier en 2014 dans une traduction de Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé.

Résumé de l’éditeur :

 » Les 55 poètes dont les œuvres figurent dans ce recueil sont, en toute objectivité, les plus éminents représentants de la poésie japonaise contemporaine. C’est évidemment au lecteur que revient la liberté d’apprécier les 101 poèmes présentés ici, mais une chose est sûre : on a retenu, pour chaque auteur, le texte qui semblait mettre le mieux en valeur l’originalité de son écriture. Des œuvres majeures qui eurent un grand retentissement à l’époque de leur publication, au point d’alimenter les polémiques, et qui marquent des étapes essentielles dans l’évolution de la poésie au cours des dernières décennies. »

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Poèmes Extraits du livre

Ôoka MAKOTO
(né en 1931)

CHÔFU V

Vivre en ville
C’est posséder quelque part en ville un endroit que l’on aime.
C’est savoir qu’il y a quelque part en ville une personne que l’on aime.
Sans cela, on ne pourrait pas vivre.

L’enfant a beau grandir à vue d’œil
Son père, lui, n’a pas conscience de vieillir
Jusqu’au jour où, soudain, cette inconscience le terrifie
Etranger croisé dans la rue, inconnu qui n’est autre que soi-même

De moi-même je me suis perdu et j’erre au loin
Mais quelque part en ville je cache un endroit que j’aime.
Je cache une personne que j’aime. Sans en avoir l’air.
Ainsi donc, je suis « chef de famille ».

Puis un jour la nuque de mon fils qui déplie le journal en silence
Se détache toute fine dans la lumière du matin, et sa vue m’emplit de tendresse
Surprise proche du chagrin.
 » Akkun, atteindras-tu bientôt toi aussi l’âge où l’on part à la guerre ? »

(1981)

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Rin ISHIGAKI
(née en 1920 – morte en 2004)

CORBICULA

Au milieu de la nuit je me suis éveillée.
Les petites coques achetées la veille au soir
Dans un coin de la cuisine
Bouche ouverte vivaient encore.

« Quand viendra le matin
Toutes autant que vous êtes
Vous allez y passer ! »

D’un rire de vieille sorcière
Je me suis mise à rire.
Après quoi
Bouche entrouverte
Pour cette nuit du moins il ne me restait plus qu’à dormir.

(1968)

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Noriko IBARAGI
(1926-2008)

LORSQUE J’ETAIS UNE JEUNE FILLE EN FLEUR

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les villes s’écroulaient avec fracas
A travers d’incroyables endroits
On entrevoyait parfois un bout de ciel bleu

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Autour de moi beaucoup de gens moururent
Dans les usines en mer sur des îles inconnues
Et je perdis alors toute chance de me faire belle

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Personne ne m’a gentiment fait présent du moindre cadeau
Les hommes ne connaissaient rien d’autre que le salut militaire
Tous partaient en laissant derrière eux leur seul beau regard

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon cerveau restait vide
Mon cœur s’était fermé
Seuls brillaient tout bronzés mes mains et mes pieds

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Mon pays a perdu la guerre
Non mais y a-t-il rien de plus bête !
Retroussant les manches de mon chemisier je me mis à arpenter fièrement la servile cité

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
Les radios déversèrent soudain des flots de jazz
Et prise de vertige comme en fumant une cigarette interdite
Je dévorais cette douce musique venue d’une contrée étrangère

Lorsque j’étais une jeune fille en fleur
J’étais très malheureuse
Je nageais en pleine confusion
Je me sentais affreusement triste

Aussi ai-je pris le mors aux dents bien décidée à vivre le plus longtemps possible
Tard dans sa vie n’avait-il pas peint des tableaux rudement beaux
En France, le vieux Rouault ? Eh bien je ferai comme lui !
Oui comme lui !

(1958)

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Mort à Venise de Thomas Mann

Dans le cadre de mon « Printemps des artistes » j’ai eu envie de lire cette célèbre nouvelle (ou court roman) de Thomas Mann, puisqu’elle met en scène un grand écrivain, connu et reconnu, Gustav von Aschenbach, qui aurait été inspiré à Thomas Mann à la fois par Wagner (qui était mort à Venise en 1883) par Gustav Mahler (dont il reprend le prénom et la description physique) mais aussi par sa propre histoire personnelle, puisqu’il avait déjà ressenti des attirances pour des jeunes adolescents.

Note sur Thomas Mann (1875-1955)

Thomas Mann est un écrivain allemand, lauréat du prix Nobel de littérature en 1929. Il est l’une des figures les plus éminentes de la littérature européenne de la première moitié du XXᵉ siècle et est considéré comme un grand écrivain moderne de la décadence. Ses œuvres les plus connues sont La Montagne magique (1924), Mort à Venise (1912), les Buddenbrook (1901) et la nouvelle Tonio Kröger.
(Source : Wikipédia)

Présentation du roman :

Lors d’un voyage à Venise, un écrivain allemand vieillissant, célèbre et comblé d’honneurs dans son pays, se prend d’une folle passion pour un bel adolescent polonais qui séjourne avec sa famille dans le même hôtel que lui. Cette passion restera platonique et jamais les deux personnages n’échangeront un seul mot mais le vieil écrivain va endurer mille tourments. Parallèlement, une épidémie de choléra se répand insidieusement dans la cité, à l’insu des touristes et voyageurs de passage, auxquels les autorités cachent la vérité.

Mon humble avis :

Dans ce court roman, Thomas Mann cherche à démontrer, entre autres choses, que la passion dégrade l’homme et l’avilit. En effet, au début de l’histoire, Aschenbach est présenté comme un grand écrivain, un intellectuel respecté et comblé d’honneurs officiels puisqu’il a même été récemment anobli. A ce moment, il se comporte avec une dignité tout à fait exemplaire et semble porter sur autrui un regard assez sévère et intransigeant, comme sur ce « vieux beau » croisé sur le bateau qui l’amène à Venise, et qui lui inspire un profond dégoût.
Mais Aschenbach se retrouve dans le même hôtel que Tadzio, le bel adolescent, et il va ressentir pour lui une attirance si puissante qu’il ne sera plus capable de quitter l’hôtel, ce qui pourtant le sauverait à la fois de cette passion interdite et coupable mais aussi de l’épidémie de choléra qui se propage insensiblement à travers la ville.
Aschenbach se retrouve à partir de là dans des postures absurdes et honteuses, par exemple lorsqu’il poursuit à travers Venise la famille polonaise, durant les longues heures de leurs promenades, pour le seul plaisir d’entrapercevoir Tadzio de temps en temps, et au risque d’attirer sur lui l’opprobre et le scandale.
A la fin du roman, Aschenbach est devenu semblable au « vieux beau » qu’il méprisait au début de l’histoire : lui aussi se fait teindre les cheveux, soigner et maquiller chez le coiffeur, pour espérer atténuer la différence d’âge avec l’objet de ses fantasmes, et on sent que sa déchéance est pratiquement achevée.
Il faut remarquer que Tadzio apparait tout au long du roman comme un être particulièrement pur et lumineux, un idéal inaccessible et intouchable, dont le caractère est tout entier à l’image de sa beauté physique et que la passion du vieil écrivain ne peut pas souiller ou atteindre. Il s’aperçoit de l’attirance d’Aschenbach pour lui mais ne se montre ni hostile ni vraiment engageant. Et si, à un moment donné, Tadzio adresse un sourire au vieil écrivain, celui-ci est suffisamment conscient de la situation et de sa responsabilité pour prendre la fuite avec effroi.
Le roman est riche de références mythologiques et antiques et on parle toujours à son propos de Dionysos et d’Apollon – mais ce n’est pas l’aspect qui m’a le plus plu et intéressée, j’ai préféré réfléchir plutôt au rôle de la passion dans nos vies, à ce qu’elle nous apporte ou nous enlève.
Un livre très prenant, saisissant, d’une modernité frappante !

Extrait page 92

Ce fut le lendemain matin qu’au moment de quitter l’hôtel il aperçut du perron Tadzio, déjà en route vers la mer, tout seul, s’approchant justement du barrage. Le désir, la simple idée de profiter de l’occasion pour faire facilement et gaiement connaissance avec celui qui, à son insu, lui avait causé tant d’exaltation et d’émoi, de lui adresser la parole, de se délecter de sa réponse et de son regard, s’offrait tout naturellement et s’imposait. Le beau Tadzio s’en allait en flâneur ; on pouvait le rejoindre, et Aschenbach pressa le pas. Il l’atteint sur le chemin de planches en arrière des cabines, veut lui poser la main sur la tête ou sur l’épaule et il a sur les lèvres un mot banal, une formule de politesse en français ; à ce moment il sent que son cœur, peut-être en partie par suite de la marche accélérée, bat comme un marteau, et que presque hors d’haleine il ne pourra parler que d’une voix oppressée et tremblante (…)

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Maîtres Anciens de Thomas Bernhard

Couverture chez Folio

Vous aurez remarqué que j’aime bien les romans de Thomas Bernhard, puisque j’ai déjà présenté sur ce blog un certain nombre d’entre eux : Des arbres à abattre, Le Naufragé, Oui, qui sont tous très passionnants.
Dans le cadre de mon Printemps des artistes d’avril 2022, j’ai donc lu Maîtres anciens, qui, comme l’indique son titre, parle, entre autres, de peinture ancienne ; son intrigue se déroule en effet entièrement dans un musée.

Maîtres anciens sous-titré Comédie (titre original : Alte Meister – Komödie) est un roman autrichien de Thomas Bernhard publié le 25 juillet 1985 et paru en français le 22 septembre 1988 aux éditions Gallimard. Ce roman a reçu la même année le prix Médicis étranger. (Note de Wikipédia).

Note sur l’auteur :

Thomas Bernhard (1931-1989) est un écrivain et dramaturge autrichien, né aux Pays-Bas, il passe son enfance à Salzbourg auprès de son grand-père pendant toute la période nazie. Il souffre dès son enfance de la grave maladie pulmonaire qui finira par l’emporter. Il étudie la musique et exerce quelques temps le métier de journaliste. Ses premiers romans remportent un grand succès, de même que son théâtre. Très critique, pour ne pas dire haineux, vis-à-vis de son propre pays et volontiers provocateur, ses œuvres et ses discours ont souvent fait scandale en Autriche. Malgré tout, Thomas Bernhard a continué à y vivre jusqu’à sa mort.


J’ai trouvé un résumé du livre sur Babelio et il m’a paru tout à fait exact et bien fait, donc je me suis permis de le recopier pour vous dans le paragraphe suivant. Je remercie vivement l’autrice de ce résumé, Céline Darner.

Présentation du livre :

Dans le Kunsthistorisches Museum, à Vienne, Atzbacher, le narrateur, a rendez-vous avec Reger, le vieux critique musical. Atzbacher est arrivé une heure à l’avance pour observer Reger, déjà installé dans la salle Bordone, assis sur la banquette qu’il occupe chaque matin depuis dix ans, face à L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Pendant une heure, le narrateur se rappelle les citations de Reger ou des conversations portant sur lui. Dans un deuxième temps, qui commence à l’heure précise du rendez-vous, c’est la parole même de Reger qui résonne dans la salle Bordone, comme sous l’effet d’une nécessité vitale. Sur le mode de la diatribe, variant avec fureur et allégresse se succèdent les thèmes (qui sont des cibles) chers à Bernhard dans cette comédie (le sous-titre de l’œuvre) qui n’est autre que celle de l’art, des artistes, des écrivains, des compositeurs… (…) Céline Darner.

Mon humble Avis :

Quand on connait déjà le style de Thomas Bernhard, on n’est pas trop étonné par sa charge féroce contre la culture, contre les institutions, contre l’Etat autrichien, contre les artistes unanimement et universellement reconnus, contre le marché de l’art, et contre tout ce qu’il peut se mettre sous la dent, dans une sorte de jeu de massacre où il prend plaisir à tout décrire comme ignoble, abject, horrible, avec une surenchère d’exagérations et de répétitions obsessionnelles, comme s’il voulait nous entraîner dans sa fureur destructrice.
On a parfois l’impression que tout est négatif et outrancier dans ce livre, mais en avançant dans la lecture, on s’aperçoit que Thomas Bernhard porte parfois un regard de tendresse sur certains de ses personnages, par exemple sur la défunte femme du critique musical, mais aussi sur le critique musical lui-même. Par ailleurs, la haine qu’il professe contre l’art et les artistes nous parait souvent un peu trop exacerbée pour être réelle. Comment croire qu’un critique musical qui passe plusieurs heures par jour depuis dix ans dans la salle d’un musée d’art ancien, déteste les œuvres qu’il va ainsi observer avec régularité et persévérance ? Ne serait-il pas plutôt subjugué et admiratif devant tous ces chefs d’oeuvre mais incapable de le reconnaître, par orgueil, par réaction d’aigreur ou par un mouvement de défense et d’auto-préservation ?

Un Extrait Page 47 :

Aujourd’hui, les professeurs ne tirent plus les oreilles, pas plus qu’ils ne frappent les doigts avec des baguettes de noisetier, mais leur aberration est restée la même, je ne vois rien d’autre lorsque je vois, ici dans le musée, les professeurs passer avec leurs élèves devant les soi-disant maîtres anciens, ce sont les mêmes, me dis-je, que j’ai eus, les mêmes qui m’ont détruit pour la vie et m’ont anéanti pour la vie. C’est comme ça que cela doit être, c’est comme ça, disent les professeurs, et ils ne tolèrent pas la moindre contradiction, parce que cet Etat catholique ne tolère pas la moindre contradiction, et ils ne laissent rien à leurs élèves, absolument rien en propre. On ne fait que gaver ces élèves des ordures de l’Etat, rien d’autre, tout comme on gave les oies de maïs, et on gave les têtes des ordures de l’Etat jusqu’à ce que ces têtes étouffent.(…)

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L’Eté de la Sorcière de Nashiki Kaho

Ce livre m’a été offert par une amie, très férue de littérature japonaise et qui me conseille souvent dans ce domaine, aussi bien pour la découverte de nouveautés que pour des classiques plus anciens.
L’Eté de la sorcière se situe cette fois parmi les romans très contemporains puisque sa traduction française pour Picquier date de 2021, une traduction d’ailleurs très réussie de Déborah Pierret-Watanabe.


Note sur l’autrice :

Nashiki Kaho, née en 1959 à Kagoshima sur l’île de Kyûshû, écrit pour les adultes, mais également pour la jeunesse. En 1994, alors qu’elle travaille pour le célèbre psychologue japonais Hayao Kawai, elle lui donne à lire un texte qu’elle s’essaie à écrire depuis deux ans. Il est tellement enthousiaste qu’il l’envoie à un éditeur. Ce premier livre, L’été de la sorcière, aura un magnifique succès et sera couronné de trois prix, avant d’être adapté au cinéma en 2008.
Aux éditions Picquier a déjà paru en 2017 Les Mensonges de la mer.
(source : éditeur)

Quatrième de Couverture :

On passe lentement un col et au bout de la route, dans la forêt, c’est là. La maison de la grand-mère de Mai, une vieille dame d’origine anglaise menant une vie solide et calme au milieu des érables et des bambous. Mai qui ne veut plus retourner en classe, oppressée par l’angoisse, a été envoyée auprès d’elle pour se reposer.
Cette grand-mère un peu sorcière va lui transmettre les secrets des plantes qui guérissent et les gestes bien ordonnés qui permettent de conjurer les émotions qui nous étreignent.
Cueillir des fraises des bois et en faire une confiture d’un rouge cramoisi, presque noir. Prendre soin des plantes du potager et aussi des fleurs sauvages simplement parce que leur existence resplendit. Écouter sa voix intérieure. Ce n’est pas le paradis, même si la lumière y est si limpide, car la mort habite la vie et, en nous, se débattent les ombres de la colère, du dégoût, de la tristesse. Mais auprès de sa grand-mère, Mai apprendra à faire confiance aux forces de la vie, et aussi aux petits miracles tout simples qui nous guident vers la lumière.

Ce livre qui prend sa source dans les souvenirs d’enfance de l’écrivaine coule en nous comme une eau claire.



Mon Humble avis :

Ce livre est centré essentiellement sur les relations entre une adolescente décrite comme « difficile à vivre » et sa grand-mère d’origine anglaise, très proche de la nature, cuisinière hors-pair et qui possède certains dons de voyance ou de sorcellerie.
Cette adolescente est atteinte de phobie scolaire, pour une raison que nous apprendrons vers la fin du livre, et ses réactions sont souvent vives, colériques, même à certains moments, vis-à-vis de sa grand-mère, lorsqu’elle se sent exclue de ses préoccupations ou mise de côté.
L’histoire racontée par ce livre tient donc finalement à peu de choses : aux leçons de vie données par la grand-mère à sa petite fille et aux réactions, tantôt positives tantôt réticentes, de l’adolescente qui évolue peu à peu et semble gagner en confiance en elle-même et peut-être aussi en les autres, même si cette évolution semble encore mal assurée et assez fragile.
J’ajoute pour les lecteurs très rationnels et pour tous ceux que le côté « surnaturel et sorcellerie » rebute a priori, que cet aspect du livre n’est pas très développé, nous sommes davantage dans une intrigue psychologique, où les notions de transmission, de sagesse, d’un certain respect des traditions et de la nature, priment sur les autres considérations.
J’ai trouvé ce livre d’une grande douceur, axé sur les rapports humains et les sentiments des personnages, exprimés de manière très délicate, et qui laisse la place à la poésie et au mystère.

Un Extrait Page 43 :

Après le dîner, Mai osa interroger sa grand-mère occupée à ses travaux d’aiguille.
– Si je travaille dur, tu crois que je pourrai moi aussi avoir des pouvoirs surnaturels ?
La vieille dame dévisagea sa petite fille, comme prise au dépourvu par la question. Mai eut l’impression d’avoir dit quelque chose de terriblement frivole et s’empourpra aussitôt.
– Eh bien, tu n’as pas forcément hérité de ce don à ta naissance, alors il te faudra déployer beaucoup d’efforts, répondit Grand-mère avec lenteur, en choisissant soigneusement ses mots.
– Oui, oui ! Je vais travailler très dur, assura Mai avec ferveur. Mais à ton avis, Mamie, par quoi devrais-je commencer ?
– Dans ce cas… Tu vas devoir suivre un entraînement de base, déclara Grand-mère d’un air faussement sérieux.
– Un entraînement de base ?
– Tout à fait. Comme les pouvoirs surnaturels et les dons sont, pour faire court, des émanations du monde spirituel, il te faudra acquérir la force mentale nécessaire pour les contrôler. (…)

Quelques tanka de Cookie Allez (poésie)

Couverture chez Pippa

J’ai découvert ce livre dans une célèbre librairie du Quartier Latin – Gibert pour être précis – et ces courts poèmes d’inspiration japonaise (dénommés « tanka », une forme de poésie très ancienne dont a découlé la forme du haïku) m’ont tout de suite tapé dans l’œil.
Ce recueil s’intitule « Pétales de vie » et il a été publié chez Pippa en septembre 2019, avec des illustrations (encres noires sur papier blanc) de Nathalie Houdebine et une préface de Danièle Duteil.

Note sur la poète :

Cookie Allez, née en 1947 à Paris, a publié sept romans aux éditions Buchet-Chastel et une anthologie des expressions inventées en famille chez Points Seuil, collection Le Goût des mots. « Pétales de vie » est son premier recueil de tanka.

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Dans l’entre-feuille
dialoguent les oiseaux
secrets de plumes
comme j’aimerais saisir
des trilles de confidences

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Devant le mendiant
elle donne du pain aux pigeons
les passants passent
mon billet l’indiffère
il rumine sa rancœur

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Du maquillage
pour déguiser la tristesse
clown blanc yeux rouges
ainsi en certains matins
dans l’impitoyable miroir

**

Chat dans la gorge
personne à qui parler
soigner ses fleurs
elles aiment être dorlotées
je suis sûre qu’elles ronronnent

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La peau est papier
toute la vie s’y inscrit
pleins et déliés
et quand le cœur est proche
lecture vaut caresse

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La vie d’un coucou
coûte celle d’un passereau
obscure algèbre
qui fait partie des mystères
auxquels l’homme devrait penser

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L’hiver de la vie
des flocons de souvenirs
images furtives
je veux tous les attraper
avant de les voir fondre

Cette Vie de Karel Schoeman

J’avais déjà lu un roman de Karel Schoeman, « Retour au Pays Bien Aimé », que j’avais beaucoup apprécié, et c’est la raison pour laquelle je voulais approfondir ma connaissance de cet écrivain.

Voici une petite présentation de l’auteur :
Karel Schoeman est né en 1939 à Trompsburg (État libre d’Orange). Solidaire du combat des Noirs de son pays, il a reçu en 1999, des mains du président Mandela, la plus haute distinction sud-africaine : The Order of Merit. Son œuvre compte une trentaine d’ouvrages d’histoire et dix-sept romans dont certains sont considérés comme des chefs-d’œuvre de la littérature sud-africaine. Il est mort dans la nuit du 1er au 2 mai 2017 à Bloemfontein (Afrique du Sud). (Note de l’éditeur)

Note Pratique sur le Livre :
Publié par les éditions Phébus en 2009, dans une traduction française de Pierre-Marie Finkelstein.
Langue d’origine : Afrikaans.
Nombre de pages : 266.

Voici la présentation de ce roman par les éditions Phébus :

Nous sommes au XIXe siècle dans le Roggeveld, région parmi les plus inhospitalières d’Afrique du Sud. Une femme se meurt. Au cours de sa vie, elle a beaucoup vu et beaucoup entendu : elle a surtout énormément appris sur le cœur des hommes. Hésitante, incertaine, elle égrène ses souvenirs, reconstruit son passé et, ce faisant, exhume un monde, celui des Afrikaners. Surgissent alors de sa mémoire, sur fond de paysage tissé par le vent, la poussière et le silence, des êtres austères et néanmoins secrètement ardents, pragmatiques puis brusquement lyriques.
Et, de page en page, en filigrane, apparaît le subtil portrait de cette narratrice profondément seule et intensément lucide sur son histoire, son pays et son peuple.

Mon humble Avis :

C’est un beau livre, à l’écriture très travaillée, et aux descriptions généralement magnifiques, et on ne peut pas contester le génie de l’auteur à créer des atmosphères, à susciter en nous des images et des impressions.
Malgré cela, j’ai eu beaucoup de mal à avancer dans cette lecture qui demande beaucoup de persévérance et durant laquelle il m’est arrivé de m’ennuyer un peu. Bref, il m’a fallu presque quinze jours pour arriver au bout de ce livre, alors que c’est loin d’être un pavé !
Cette impression de lenteur et de stagnation dans ma lecture était liée au caractère très spécial de l’héroïne et narratrice : une femme absolument enfermée en elle-même, qui ne parle presque jamais et qui se sent toujours étrangère à ce qui se passe autour d’elle. Dans son enfance, elle semble s’attacher à trois ou quatre personnes, surtout des membres de sa famille, comme son père et sa belle soeur Sofie. Mais plus elle grandit ou mûrit plus sa vision du monde devient morne, lointaine et silencieuse.
Pourtant, cette étrange narratrice-héroïne traverse des événements, des drames, qui devraient la sortir de son apathie et la rendre plus active mais elle les raconte en se demandant ce qu’ils veulent dire, dans une incompréhension où elle ne cesse de douter, alors que le lecteur comprend mieux qu’elle de quoi il retourne.
Néanmoins, cette narratrice est loin d’être stupide : elle est une des seules de son village à savoir lire et écrire, elle est souvent sollicitée par des voisins pour rédiger des courriers, elle aime lire et il lui arrive à certains moments de noter ses pensées, de faire des tentatives littéraires, mais elle finit par s’en désintéresser.
Parallèlement, cette narratrice montre une certaine lucidité pour analyser les caractères de ceux qui l’entourent, la cupidité des uns, la dureté des autres, mais elle rêve surtout de solitude et de promenades en liberté à travers le veld.
C’est donc, comme je le disais, un beau livre mais dont il faut accepter le rythme lent et contemplatif, et on doit s’accrocher pour arriver jusqu’au bout.
La fin n’est pas surprenante, on s’y attend depuis le début, et de ce point de vue il n’y a pas de suspense, mais c’est quand même une très belle fin, où l’auteur a mis beaucoup d’émotion contenue.

Un Extrait page 89-90

(…) Les voisins revinrent pour les obsèques – cela devait bien faire vingt ou trente personnes en tout, en comptant les enfants – et je me souviens qu’ils parlaient à voix basse et se taisaient dès qu’ils apercevaient quelqu’un de la famille. Après le culte, qui fut célébré près de la tombe, je servis des bols de café au salon et comme je n’étais encore qu’une enfant, personne ne fit attention à moi. « Ce n’est tout de même pas normal, une femme qui ne verse pas une larme sur la tombe de son mari » fit remarquer quelqu’un sur un ton de reproche; un autre, commentant la chute de Jakob, se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la crevasse où l’on avait retrouvé son corps, aussi loin de l’endroit où il avait été vu pour la dernière fois.
C’est alors que je pris conscience, pour la première fois, de tout ce que l’on peut voir et entendre à condition de rester bien tranquille et de se tenir en retrait, de se contenter de regarder et d’écouter sans laisser échapper le moindre son ni faire le moindre geste; c’est là, en me faufilant sans me faire remarquer avec mes bols de café parmi ces gens venus assister à l’enterrement, que sans m’en rendre compte j’ai appris à vivre pour le restant de mes jours.(…)

Gloire Tardive d’Arthur Schnitzler

couverture au livre de poche

J’ai lu ce court roman d’Arthur Schnitzler dans le cadre de mon défi « Le Printemps des artistes » et l’idée de cette lecture précise m’a été donnée par le blog de Patrice et Eva dont je vous propose de lire la très intéressante chronique de novembre 2020 : https://etsionbouquinait.com/2020/11/08/arthur-schnitzler-gloire-tardive/

Arthur Schnitzler(1862-1931) est un écrivain et médecin psychiatre autrichien, l’un des principaux auteurs de langue allemande de la première moitié du 20è siècle, il a été notamment influencé par Freud et la psychanalyse. Sa « Nouvelle rêvée » a par exemple inspiré à Kubrick son film « Eyes wide shut ».
Le roman « Gloire tardive », qui est précisément une œuvre tardive de l’auteur, a été éditée de façon posthume. Sa première traduction française date de 2016 pour les éditions Albin Michel.

Présentation de l’histoire :

Monsieur Edouard Saxberger est un petit fonctionnaire vieillissant et il mène une vie tout à fait banale et tranquille. Jusqu’au jour où il a la surprise de recevoir la visite d’un jeune poète inconnu, nommé Meier, qui se déclare comme un fervent admirateur de l’oeuvre poétique du vieil homme. Saxberger se souvient d’avoir effectivement publié un recueil de poèmes, trente ans plus tôt, intitulé Les Promenades, qui était passé tout à fait inaperçu à l’époque et que tout le monde avait apparemment oublié. Mais Meier le détrompe : lui-même et le groupe de jeunes littérateurs auquel il appartient, le reconnaissent comme un maître, et se réclament de son influence. Meier lui confie des vers qu’il a écrits et lui demande son avis. Mais pour Monsieur Saxberger la poésie semble bien loin. (…)

Mon humble avis :

Je savais que Schnitzler avait été très influencé par la psychanalyse et je pensais trouver des traces de théorie freudienne dans « Gloire tardive ». Mais cette idée a été vite contredite par ma lecture. Le livre est, au contraire, assez simple et transparent et l’auteur ne cherche pas à nous faire entrer dans les méandres inconscients ou les complexes refoulés de ce vieux monsieur et ancien poète. Cependant, le livre ne manque pas de réflexions psychologiques intéressantes sur la jeunesse et la vieillesse, et illustre en quelque sorte le proverbe bien connu « On ne peut pas être et avoir été ».
Il y a une certaine ironie distanciée de l’auteur par rapport à ses personnages. Surtout vis-à-vis du monde littéraire, des petits cénacles de jeunes poètes qui s’auto-glorifient alors qu’ils n’ont encore rien produit et qui considèrent tous les autres littérateurs comme des « sans-talent » méprisables.
Un très joli livre, qui plaira tout particulièrement aux poètes et amateurs de poésie !

Un extrait page 106-107

Saxberger écouta avec délectation. Jamais jusqu’alors il n’avait connu le doux transport qui s’empara de lui en entendant ses vers lus à haute voix. A peine s’avisa-t-il que c’était mademoiselle Gasteiner qui lisait – à peine eût-il pu dire si les vers lui plaisaient, mais lorsqu’elle cessa de lire, que la chambre fut soudain redevenue silencieuse et qu’ils se retrouvèrent assis très près l’un de l’autre, il vit de nouveau la veste jaune qui le dérangeait et il fut alors particulièrement irrité par le sourire très énigmatique qui jouait sur les lèvres de la demoiselle et qui n’avait aucun rapport avec ce qui venait d’être lu. Il dut même détourner les yeux, en quoi elle vit une réaction déclenchée par l’émotion.(…)

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La Porte de Magda Szabo

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, de mars 2021, j’ai lu plusieurs romans intéressants, dont « La Porte » de l’écrivaine hongroise Magda Szabo (1917-2007), qui est son livre le plus connu, paru en 1987 en Hongrie et dont la traduction française a été publiée en 2003 par Viviane Hamy.

Petite présentation de ce roman :

Cette histoire s’articule de bout en bout autour des relations entre deux femmes : la narratrice, une jeune écrivaine hongroise, mariée, sans enfant, qui commence au cours du livre à acquérir une certaine notoriété littéraire, et sa femme de ménage, une vieille dame très courageuse, très travailleuse, qui vient travailler chez elle et se révèle vite indispensable, non seulement par son ménage impeccable mais aussi par sa personnalité forte et réconfortante. Mais cette femme de ménage, prénommée Emerence, a parfois des comportements inexplicables, qui plongent la jeune écrivaine dans le soupçon, dans les doutes et les hypothèses les plus inquiétantes et les plus variées. Emerence a par exemple la manie de ne faire entrer personne chez elle, sous aucun prétexte, et la jeune écrivaine se demande ce qui se cache derrière cette porte obstinément fermée et quels sont ces inavouables secrets. (…)

Mon humble avis :

Ce roman est un très beau portrait de femme, et on sent qu’une personne réelle a servi de modèle au personnage d’Emerence, une personne à qui Magda Szabo voulait rendre un vibrant hommage. Ce portrait est brossé avec amour, minutie et dévotion, au point que les autres personnages du livre paraissent à peine esquissés, presque anodins en comparaison de cette personnalité puissante, je dirais presque omnipotente.
On assiste à un curieux renversement de situation entre le début et la fin du livre : au début la narratrice-écrivaine se place dans une posture de juge par rapport à la vieille dame, elle la soupçonne des pires crimes, de complaisance avec les nazis, de traîtrise, de délations, etc. Tandis qu’à la fin, elle ressent une grande culpabilité, et elle place la vieille dame à un degré de pureté et quasiment de sainteté auquel elle-même ne pourra jamais accéder.
La femme de ménage ne cesse de grimper dans l’estime de sa patronne, qui se dévalue elle-même d’autant plus, comme par des jeux de vases communicants.
Les derniers chapitres sont très émouvants et nous montrent l’incompréhension de la plupart des gens vis-à-vis de la morale très particulière d’Emerence : ils croient lui faire du bien alors qu’ils l’humilient et la détruisent.
Un beau livre, une fin touchante.

Extrait page 158 :

La vie suivit son cours avant la conférence, Emerence époussetait nos livres, apportait le courrier, m’écoutait quand je parlais à la radio, mais sans faire de commentaires ; cela ne l’intéressait pas. Elle prenait acte de ce que de temps en temps nous courions à une réunion d’information, assistions à une soirée littéraire, donnions un cours exceptionnel, elle voyait nos noms sur des livres, les rangeait après les avoir époussetés comme elle aurait remis en place un bougeoir ou une boîte d’allumettes, cela lui était égal, c’était à ses yeux un vice pardonnable comme la gourmandise ou la boisson. Par une ambition quelque peu puérile j’aurais aimé la gagner au charme selon moi irrésistible de la littérature hongroise, je lui récitai une fois La poule de ma mère, pensant que ce poème pouvait la toucher, puisqu’elle aimait les bêtes. Elle s’arrêta, le chiffon à poussière en main, me regarda et se mit à ricaner. Eh bien, j’en connaissais des textes incroyables ! Ah, là, là ! « Que diantre ! » Qu’est-ce que ça veut dire, « que diantre » ? Qu’est-ce que c’est ce « vous autres » ? Personne ne parle comme ça. Je quittai la pièce en m’étranglant de fureur.
(…)

Quelques poèmes de Ryôkan

Ryôkan (1758-1831), moine zen et poète japonais, fut peu connu de son temps mais devint très populaire au 20è siècle. Il a laissé à la postérité une cinquantaine de courtes poésies. (source : éditeur)

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Ô pruniers en fleur,
soyez pour mon vieux cœur
la consolation !
Mes amis d’ancienne date
à présent m’étant ravis.

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Même étourdiment,
ne fais plus mal à personne !
Singe que tu es,
tu n’en subirais pas moins
la conséquence des actes.

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L’automne bientôt
avec ce qu’il met au cœur
de si désolant.
Quand sur les petits bambous
la pluie devient plus sonore.

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Frondaisons pourprées
qui vous êtes effeuillées
dans l’eau du torrent,
laissez au moins vos reflets !
En souvenir de l’automne.

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Au crépuscule,
sur la colline, ces pins,
s’ils étaient des hommes,
c’est du passé qu’auprès d’eux
j’aimerais à m’enquérir.

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Le recueil Ô pruniers en fleur de Ryôkan était paru chez Folio en 2019 dans une traduction d’A.L. Colas datant de 2002.

Le Temps retrouvé, de Marcel Proust

couverture au Livre de Poche

C’est le dernier article de l’année et, en même temps, le point final de La Recherche du Temps perdu de Proust, puisque Le Temps retrouvé est le dernier tome de la série.
Petit pincement au cœur lorsque j’ai terminé ce livre, avec le regret du temps passé en compagnie de Proust et l’envie de le retrouver bientôt, peut-être en recommençant cette lecture depuis le début un de ces jours.
Je remarque, en fouillant dans les archives de ce blog, que j’avais commencé La Recherche en 2016, avec peu d’assiduité les deux premières années, puis mon rythme de lecture s’est accéléré et j’ai presque lu les trois quarts des volumes depuis deux ans.

Mais venons-en à ce Temps Retrouvé et Tâchons de résumer les grands faits marquants de ce tome où il se passe énormément de choses que je ne vais pas toutes détailler :

Nous arrivons avec ce livre aux années de la Première Guerre Mondiale. Le narrateur, malade, fait des séjours en maison de santé et se trouve donc réformé. Mais ses amis Bloch et Saint-Loup s’engagent, avec des visions différentes de la guerre et du patriotisme. Proust analyse longuement les réactions des uns et des autres par rapport à cette guerre et à l’actualité, au patriotisme, à l’héroïsme, à ceux qui se battent vis-à-vis de ceux qui restent à l’arrière. Il est longuement question du baron de Charlus qui professe des idées germanophiles et donc très mal considérées à son époque (favorables à l’ennemi plutôt qu’à son propre pays). Les mœurs du baron de Charlus se précisent de plus en plus aux yeux du narrateur qui découvre ses penchants sadomasochistes et son goût des liaisons tarifées avec des hommes du peuple.
Le narrateur se demande au début du livre s’il est fait pour la littérature mais la lecture de quelques pages du journal des frères Goncourt (en fait, un pastiche de Proust dans le style ampoulé et maniéré des deux frères), le persuade qu’il n’a aucun talent pour cet art.
Après de longues années sans aucune vie mondaine, le narrateur décide de retourner à une soirée dans le monde chez Madame de Guermantes. Il s’apercevra bientôt que tous les gens qu’il connaissait ont énormément vieilli, à commencer par le baron de Charlus qui est devenu un vieillard presque aphasique et impotent. Le narrateur se rend compte du même coup que lui aussi a considérablement vieilli, qu’il arrive vers la fin de sa vie.
Mais, dans cette même soirée, le narrateur est frappé par trois grandes révélations successives : il repense au goût de la madeleine, il heurte deux pavés disjoints qui lui évoquent immédiatement son séjour à Venise, il entend le tintement d’une petite cuiller contre une tasse et ce bruit lui aussi fait revivre un autre de ses souvenirs émouvants. Ces révélations successives sur la manière dont nos impressions s’inscrivent en nous et transcendent la notion de temps, lui font comprendre qu’il doit s’appliquer à ressusciter ses impressions passées par le biais de la littérature. Il explique ensuite longuement sa conception de la littérature, ce qu’elle ne doit pas être et ce qu’il désire en faire. Il considère, entre autres, que la réalité n’existe pas en dehors de nos impressions subjectives et que c’est leur exploration qui est nécessaire.
De retour chez lui, le narrateur est tourmenté par l’idée que la mort ne va pas lui laisser le temps d’écrire l’œuvre qu’il projette d’écrire. D’autant que les nombreux courriers de ses amis et relations mondaines ne cessent de le détourner de sa tâche.
Il va donc écrire l’œuvre que nous venons de lire et la boucle est en quelque sorte bouclée : l’avenir du narrateur est tout entier dans notre expérience de lecture et nous pouvons la reprendre depuis le début.

Mon humble Avis :

Ce tome est sans doute l’un des plus beaux de la Recherche, car Proust dévoile le fond de sa pensée sur le temps, l’art et la littérature, et il explique la raison d’être de cette oeuvre monumentale, les doutes qui ont pu l’assaillir, la crainte de ne pouvoir la mener à son terme.
Ce que je retiendrai de la Recherche du temps perdu, c’est le sens psychologique de Proust extrêmement mouvant et, si j’ose dire, impressionniste. Dans le sens où les personnages ne cessent de se transformer, se révèlent très différents de ce qu’on imaginait, soit parce que leur personnalité est profondément modifiée par le temps et les circonstances, soit parce que Proust change de regard sur eux au gré de ses sentiments, de ses intérêts, des relations qui évoluent, etc.
Ainsi, la plupart des personnages changent non seulement d’aspirations et d’intentions au fur et à mesure (ce qui est assez classique) mais leur identité sexuelle, sociale, psychique, morale semble très peu fixée : les hétéros se révèlent homos, les petits bourgeois deviennent de grands aristocrates, les pacifistes se changent en héros guerriers, les petites prostituées endossent sans peine le statut de grandes artistes et grandes amoureuses, etc.
Malgré tout, ces variations restent très vraisemblables et donnent surtout une grande épaisseur et complexité à tous ces caractères, rajoutant même un réalisme surprenant.

Un Extrait page 404 :

Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l’aimais plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d’être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d’aussi triste que m’avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m’était égal maintenant de ne plus l’aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir, m’avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort. (…)