Deux Poèmes de Ghérasim Luca

Couverture chez Poésie/Gallimard

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est, j’ai eu envie de consacrer un billet à Ghérasim Luca, le fameux poète d’origine roumaine, qui a écrit pratiquement toute son œuvre en français, et dont la biographie fut extrêmement bousculée, tiraillée entre plusieurs nationalités et cultures, soumise aux aléas et aux violences de la grande histoire.

Biographie du Poète

Ghérasim Luca (Bucarest en 1913 – 1994, Pont Mirabeau à Paris)
Poète d’origine roumaine dont la majeure partie de l’oeuvre a été publiée en français. Polyglotte, il parle roumain, allemand, français, yiddish. Bien qu’il ait côtoyé certains surréalistes français, il n’a pas appartenu à leur groupe. D’origine juive ashkénaze, il échappe à la déportation durant la période nazie. Passant de pays en pays, (Roumanie, Israël, France), il reste apatride pendant plusieurs années mais est finalement obligé de choisir la nationalité française pour des motifs administratifs. Il donne des « récitals » de ses poèmes (déclamations en public) où l’aspect bégayant et complexe de sa poésie se trouve renforcé et mis en valeur. Dans les années 70, des philosophes comme Deleuze ou Guattari reconnaissent son importance dans la poésie contemporaine.
Ghérasim Luca se suicide à Paris en février 1994, en se jetant dans la Seine, comme Paul Celan, vingt ans avant lui, qui avait été son ami.

**

Deux Poèmes
(Le premier est extrait du recueil « Le Principe d’incertitude« , le deuxième de « Contre-créature« )

Autres Secrets
Du Vide et du Plein

le vide vidé de son vide c’est le plein
le vide rempli de son vide c’est le vide
le vide rempli de son plein c’est le vide
le plein vidé de son plein c’est le plein
le plein vidé de son vide c’est le plein
le vide vidé de son plein c’est le vide
le plein rempli de son plein c’est le plein
le plein rempli de son vide c’est le vide
le vide rempli de son vide c’est le plein
le vide vidé de son plein c’est le plein
le plein rempli de son vide c’est le plein
le plein vidé de son vide c’est le vide
le vide rempli de son plein c’est le plein
le plein vidé de son plein c’est le vide
le plein rempli de son plein c’est le vide
le vide vidé de son vide c’est le vide
c’est le plein vide
le plein vide vidé de son plein vide
de son vide vide rempli et vidé
de son vide vide vidé de son plein
en plein vide

*

Le Triple

(extrait)

le viol viole violemment le on du violon
on du violon étant violé par le viol
le violon c’est le viol
et c’est le viol qui viole violemment le viol
le viol viole le on du violon violé
et le et du violon violet
et du violon violet est violé par le e de la viole
mais c’est la ine de la violine
qui violète le viol violé
on du violon violé violète la violette
on du viol du violon violé
et ine de la violine
volent violemment la violette
car l’oniste fait d’un viol un violoniste
de même que le on avait fait de lui un violon
donc
la violette joue violemment du violon
elle joue avec le celliste
de la violente violoncelliste
celle-ci voile le on du violon
tandis que celle-la
s’envole avec l’oniste de la violoniste
heureusement à cette heure
eur du violeur et euse de la violeuse
sont violemment violés par l’acteur et l’actrice
du c du violateur et de la violatrice
c’est avec le on du violon
qu’on voile la violatrice
et c’est avec la ine de la violine
qu’on viole le violateur
on voile et on dévoile
la ine de la violine violatrice
et le on de l’oniste du violoniste violateur
on viole violemment le viol et le violentable
et c’est à la table du violentable
qu’on viole l’inviolable
on viole à table
l’inviolable et tout ce qui est stable
tout ce qui est stable donc violentable
le s du stable est violenté par le in de l’instable
in de l’instable et ine de la violine
sont violés par ette de la violette
et par ette de sa voilette
voir ce qui cache la voilette de la violette
c’est faire le jeu des voyeurs
(…)

**

Lu pour « Le Mois de l’Europe de l’Est » de mars 2023

Logo du défi, créé par Goran

Qui a ramené Doruntine ? d’Ismail Kadaré

Couverture chez Zulma poche

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est organisé par Eva et Patrice du blog « Et si on bouquinait un peu », j’ai choisi de lire l’un des écrivains albanais les plus connus : Ismail Kadaré, que je n’avais encore jamais lu mais dont je n’avais entendu dire que du bien.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Zulma poche
Date de publication initiale : 1978 (date de la présente édition : 2022)
Traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni
Nombre de Pages : 173

Quatrième de Couverture

Par une nuit de brume, Doruntine se présente chez sa mère après trois ans d’absence. Son frère Konstantin l’aurait ramenée des lointaines contrées de Bohême où elle s’est mariée. Il en avait certes fait le serment, mais chacun sait qu’entre-temps il est mort à la guerre.
Sommé par les autorités d’élucider l’affaire pour mettre fin aux superstitions et aux plus folles rumeurs, le capitaine Stres soupçonne une imposture de haute volée. Il n’a qu’une obsession : retrouver le cavalier de Doruntine…
Au cœur de l’Albanie légendaire, entre croyances et fantasmes, mystère et rationalité, Kadaré transforme un mythe fondateur en une enquête palpitante.

Né en 1936 dans le Sud de l’Albanie, traduit dans plus de quarante langues, Ismail Kadaré est considéré comme l’un des plus grands écrivains européens contemporains.

Mon humble avis

J’ai d’abord été très emballée par ce roman, qui est un peu comme une enquête policière, avec un fort suspense et un certain nombre de mystères qui nous sont habilement exposés et qui m’ont tenue en haleine pendant presque la moitié du livre. Mais il m’a semblé que ce suspense ne réussissait pas à se maintenir sur la durée et, au bout d’un moment, l’histoire se met à patiner, on n’avance plus beaucoup et on se dit que l’auteur est un peu en panne d’idées. Et c’est surtout la fin qui est très décevante et frustrante car l’intrigue ne trouve pas son dénouement : nous n’aurons pas l’explication de cette affaire et l’auteur nous laisse en plan, avec une fin en queue de poisson qui est supposée élever le débat et élargir notre vision mais qui, en réalité, ne parvient pas à convaincre et laisse le lecteur sur sa faim.
Malgré tout j’ai apprécié les talents de conteur de cet écrivain, sa manière de nous conduire de péripéties en péripéties et de nous ménager des surprises et de faire naître des craintes. J’ai trouvé surtout qu’il aimait bien jouer avec les convictions et déductions du lecteur – avec ses désirs de rationalité ou au contraire ses élans vers le surnaturel – en le ballottant sans cesse de l’un vers l’autre et en le renvoyant finalement à ses propres attentes et croyances personnelles.
Un livre qui a donc de nombreuses qualités mais dont la fin n’est pas tellement satisfaisante et qui laisse trop de questions sans résolution.

Un Extrait page 12

Continuant de conjecturer sur ce choc que la mère et la fille se seraient mutuellement causé (par déformation professionnelle, Stres et son adjoint donnaient de plus en plus à leurs propos le tour d’un rapport d’enquête), ils reconstituèrent approximativement la scène qui avait dû se produire au beau milieu de la nuit. Des coups avaient été frappés à la porte de la vieille maison, à une heure insolite, et, à la question posée par la vieille dame : « Qui est là ? », une voix au-dehors avait répondu : « C’est moi, Doruntine. » En allant ouvrir, la vieille, troublée par ces coups soudains et convaincue que ce ne pouvait être la voix de sa fille, demande, comme pour s’ôter un doute : « Qui t’a ramenée ? » Il faut dire qu’il y a trois ans que, cherchant consolation à sa douleur, elle attend en vain la venue de sa fille.
De l’extérieur, Doruntine répond : « C’est mon frère Konstantin qui m’a ramenée. » Là, la vieille reçoit le premier choc. Peut-être, malgré son ébranlement, a-t-elle eu encore la force de répondre : « Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Konstantin et ses frères reposent depuis trois ans sous terre. » C’est maintenant le tour de Doruntine d’être atteinte. Si elle a vraiment cru que c’était son frère Konstantin qui l’avait ramenée, le choc pour elle est double, car elle apprend que Konstantin et ses autres frères sont morts et elle prend simultanément conscience qu’elle a voyagé avec un fantôme. (…)

**

Logo du Défi créé par Goran

Les Soirées du hameau de Nicolas Gogol

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est organisé par Eva, Patrice et Fabienne je vous présente aujourd’hui le premier recueil de nouvelles de Nicolas Gogol, écrit alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, et qui lui a valu d’emblée un grand succès.

J’ajoute que c’est grâce à Ana Cristina, animatrice très amicale de mon cercle de lecture, que j’ai eu l’idée de lire ces nouvelles, et je l’en remercie !

Note Pratique sur le livre

Editeur : folio classique
Genre : nouvelles (ou contes)
Première date de publication : 1831
Traduction du russe et préface par Michel Aucouturier
Nombre de Nouvelles : huit
Nombre de pages : 268

Note biographique sur l’écrivain

Nicolas Gogol nait en 1809, aîné de douze enfants, dans une famille de petits fonctionnaires anoblis. Sa santé est fragile. Il fait ses premiers pas littéraires en 1829, s’essaie à la poésie mais sans succès. À partir de 1830 il occupe des emplois dans des ministères et commence à écrire des nouvelles ukrainiennes. En 1831 il fait plusieurs rencontres importantes dans le monde littéraire et en particulier Pouchkine qui l’encourage. C’est à ce moment qu’il publie Les Soirées du hameau (1831 et 1832). Il donne des cours d’histoire et s’intéresse de plus en plus au mysticisme religieux et aux livres saints. Il voyage dans de nombreux pays d’Europe. Il publie en 1835 le recueil Arabesques qui contient, entre autres, Le Journal d’un fou, Le Portrait et La Perspective Nevski. En 1836 il fait scandale avec la pièce de théâtre Le Revizor et il se sent incompris, même par ses défenseurs. Il passe les dernières années de sa vie principalement à Rome et il tente de se consacrer à son dernier chef d’œuvre, Les Âmes mortes, dont il finira par jeter au feu une bonne partie, plongé dans un délire mystique. Il meurt à l’âge de quarante-deux ans, en 1852, des suites de mauvais traitements médicaux.

Quatrième de Couverture :

C’est en 1831 que paraissent à Saint-Pétersbourg Les Soirées du hameau, publiées par Panko le Rouge, éleveur d’abeilles. Derrière ce sobriquet se dissimule un écrivain de vingt-deux ans, qui utilise ses souvenirs d’enfance et le folklore de l’Ukraine.

Gogol devient aussitôt célèbre avec ces courts récits qui plaisent à la fois au public populaire et à Pouchkine : « Voici de la vraie gaieté, sincère, sans contrainte. »

Mon Avis

N’ayant encore jamais lu Nicolas Gogol, et plutôt habituée au style de Dostoïevski parmi les classiques russes (ou ukrainiens), j’ai été décontenancée par la première nouvelle et il m’a fallu un petit moment d’adaptation à cette écriture très artistement ciselée, abondamment imagée, d’un romantisme pittoresque qui rappelle parfois les poèmes en prose d’Aloysius Bertrand et surtout à ces histoires qui mêlent les notations humoristiques, les événements fantastiques pleins de diableries, de sorcelleries, de métamorphoses ou encore de fantômes. Mais, passé la surprise de la première nouvelle, je suis totalement rentrée dans cet univers insolite, et j’ai vraiment apprécié cette lecture qui a l’avantage d’être très dépaysante et qui me changeait complètement les idées à chaque fois que je m’y plongeais.
Plus que des nouvelles, il me semble que ces histoires sont plutôt des contes pour adultes, avec tout un folklore et une imagerie typiquement ukrainiens (d’ après ce que j’ai pu lire dans les notes et la préface), une bonne place accordée aux Cosaques, à leurs danses, à leurs chansons, à leurs costumes et à leurs traditions.
J’ai apprécié aussi les portraits psychologiques des différents personnages de ces histoires – alors que, souvent, dans les contes il y a peu de finesses psychologiques et les êtres sont stéréotypés – mais, ici, il y a au contraire une grande recherche de véracité dans les caractères et, surtout, certains défauts ou tempéraments qui peuvent prêter à sourire.
Les deux nouvelles que j’ai le plus aimées sont la troisième et la cinquième, c’est-à-dire « La Nuit de mai ou la noyée » et « La Nuit de Noël », l’une pour sa poésie et son côté merveilleux, et l’autre pour son inventivité débordante et réjouissante, avec même une incursion chez la tzarine, la grande Catherine II, qui donne ses chaussures au héros.
La nouvelle que j’ai un petit peu moins aimée est la sixième, « Une terrible vengeance » qui est dans un registre purement dramatique, sans aucune ironie, et où le côté horrifique est plus marqué et pris au premier degré, m’a-t-il semblé.
Une excellente lecture, qui m’a donné envie de connaître d’autres œuvres de Gogol.

Un Extrait page 83

– Il faut croire que les gens ont raison de dire que les jeunes filles sont possédées d’un diable qui attise leur curiosité. Eh bien, écoute. Il y a longtemps de cela, mon petit cœur, cette maison était habitée par un centenier. Ce centenier avait une fille, une belle demoiselle blanche comme la neige, blanche comme ton joli visage. La femme du centenier était morte depuis longtemps ; et il avait décidé de se remarier. « Me câlineras-tu comme par le passé, mon père, lorsque tu auras pris une autre femme ? — Oui, ma fille, oui ; et je te serrerai encore plus fort contre mon cœur. Oui ma fille, je t’offrirai des boucles d’oreilles et des perles plus brillantes encore que par le passé.  » Le centenier amena la jeune épouse dans sa nouvelle maison. Elle était belle, la jeune épouse. Elle avait les joues roses et le teint blanc, la jeune épouse ; mais elle lança à sa belle-fille un regard si chargé de menaces que celle-ci poussa un cri en la voyant ; et, de toute la journée, pas un mot ne sortit des lèvres de la rude marâtre. Vint la nuit ; le centenier se retira dans sa chambre avec sa jeune épouse ; la blanche demoiselle s’enferma elle aussi dans sa chambrette. La tristesse l’envahit et elle se mit à pleurer. Mais que voit-elle soudain ? Un effrayant chat noir s’avance vers elle à pas feutrés ; son poil est de flamme et ses griffes de fer résonnent sur le plancher. Terrifiée, elle saute sur le banc, et le chat la suit. D’un bond, elle est sur la soupente ; le chat la suit toujours, et, se jetant brusquement à son cou, il essaie de l’étouffer. (…)

Un Extrait page 241

La tante Vassilissa Kachporovna avait alors près de cinquante ans. Elle ne s’était jamais mariée et disait généralement que la vie de jeune fille était ce qu’elle avait de plus cher au monde. Du reste, autant que je m’en souvienne, personne n’avait jamais demandé sa main. La raison en était que tous les hommes se sentaient pris devant elle d’une sorte de timidité : ils avaient beau faire, ils ne trouvaient pas le courage de lui faire leur déclaration. « C’est une personne qui a vraiment beaucoup de caractère, Vassilissa Kachporovna » disaient les partis et ils avaient parfaitement raison, parce que Vassilissa Kachporovna savait rabattre son caquet à n’importe qui. Du meunier, qui n’était jadis qu’un ivrogne et un bon à rien, elle avait fait, à force de lui tirer chaque jour le toupet de sa main virile, un homme en or. Sa taille était quasiment gigantesque, son embonpoint et sa force parfaitement en rapport. Il semblait que la nature avait commis une erreur impardonnable en lui assignant de porter en semaine une capote brun foncé à petits volants, et un châle de cachemire rouge le dimanche de Pâques et le jour de sa fête, à elle qui était faite pour porter des moustaches de dragon et des bottes de cavalerie. (…)

**

logo du défi, créé par Goran

La Douce de Dostoïevski

Dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est« , auquel je participe chaque année au mois de mars, organisé par Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu« , j’ai lu cette nouvelle de Dostoïevski, La Douce, qui raconte l’histoire d’un mariage malheureux, par une suite de malentendus et d’incompréhensions mutuelles.

Note Pratique sur le livre :

Editeur : Babel (Actes Sud)
Première date de publication : 1876
Traduction du russe par André Markowicz
Récit suivi de notes préparatoires et variantes
Nombre de Pages : 72 pour la nouvelle, et environ 50 pages de notes.

Quatrième de Couverture

« Figurez-vous un mari dont la femme, une suicidée qui s’est jetée par la fenêtre il y a quelques heures, gît devant lui sur une table. Il est bouleversé et n’a pas encore eu le temps de rassembler ses pensées. Il marche de pièce en pièce et tente de donner un sens à ce qui vient de se produire. »
Dostoïevski lui-même définit ainsi ce conte dont la violence imprécatoire est emblématique de son oeuvre. Les interrogations et les tergiversations du mari, ancien officier congédié de l’armée, usurier hypocondriaque, retrouvent ici – grâce à la nouvelle traduction d’André Markowicz – une force peu commune.
Le texte de La Douce est suivi de versions préparatoires et de variantes – véritables invites à pénétrer dans la « fabrique de littérature » dostoïevskienne.

Mon humble avis

C’est un court roman où on retrouve le ton passionné, tourmenté et nerveux, typique de Dostoïevski. Le personnage principal a poussé sa femme au suicide, comme par un long processus enclenché dès le début de leur mariage, en soufflant successivement le chaud et le froid, en la contrariant sans cesse, en la désespérant, mais il n’a pas l’air d’en avoir conscience et il s’interroge sur les causes de son suicide alors qu’il est en réalité le vrai instigateur de ce geste. On se demande jusqu’à quel point il se rend compte de sa cruauté, ou s’il est tout à fait inconscient et agissant sans réelle préméditation, par impulsions, par réflexes.
Dès le début de leurs relations, les choses ne commencent déjà pas très bien : comme elle est une jeune fille pauvre et maltraitée par ses tantes, il se présente comme un sauveur, le seul recours possible, et elle accepte de l’épouser, parce qu’elle n’a pas vraiment le choix. Ensuite, il s’emploie à se faire détester et mépriser par elle, alors qu’elle était disposée à l’aimer, et nous entrons peu à peu dans les méandres de sa psychologie bizarre, entre amour-propre et auto-flagellation, entre sadisme et masochisme.
Dostoïevski a choisi la forme d’un monologue intérieur, le personnage principal se parle à lui-même (peut-être à voix haute) sous le coup de l’émotion, bouleversé par le drame qu’il a lui-même provoqué, et ainsi nous pouvons suivre pas à pas les mouvements désordonnés de ses pensées, le fil exact de ses souvenirs, dans leur succession bousculée. C’est donc un rythme haletant, très vivant et fortement émotionnel qui nous est proposé dans ce livre, comme si nous avions ce personnage devant nous et qu’il implorait notre attention et notre écoute apitoyée.
J’ai compris ce roman comme une sorte d’étude psychologique sur le mal, la manière dont chacun de nous peut faire le mal en toute bonne conscience et sans y comprendre grand chose. Il y a sans doute des conclusions très morales à tirer de la lecture de ce roman, comme s’il nous montrait tous les détails d’un exemple à ne pas suivre, pour notre édification. Du moins, je l’ai interprété de cette façon.
Un livre puissant et touchant, qui sonde les aspects sombres de l’âme humaine avec une grande profondeur.

Un Extrait page 41

Maintenant, ce souvenir terrifiant…
Je me suis réveillé le matin, je pense à sept heures passées, il faisait presque jour dans la chambre. Je me suis réveillé net, avec ma pleine conscience, et j’ai ouvert les yeux d’un coup. Elle était devant la table, et elle tenait le révolver dans ses mains. Elle n’avait pas vu que j’étais réveillé, et que je regardais. Soudain, je la vois qui s’approche, avec le revolver. J’ai vite fermé les yeux, et j’ai fait semblant de dormir profondément.
Elle est venue jusqu’au lit, elle s’est arrêtée devant moi. J’entendais tout ; un silence de mort venait de tomber, mais je l’entendais, ce silence. Il y a eu là un mouvement instinctif–soudain, irrésistiblement, j’ai ouvert les yeux, malgré moi. Elle me regardait en face, droit dans les yeux, le revolver était déjà sur ma tempe. Nos regards se sont croisés. Mais nous ne nous sommes pas regardés plus d’une seconde. J’ai mis tous mes efforts pour refermer les yeux, et, au même instant, j’ai décidé, de toutes les forces de mon âme, que je ne bougerais plus, que je n’ouvrirais plus les yeux, quoi qu’il puisse m’advenir. (…)

**

logo du défi, créé par Goran

Trains étroitement surveillés de Bohumil Hrabal

Couverture chez Folio

Dans le cadre du Mois de L’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran je vous propose de nous pencher sur ce roman de l’un des principaux écrivains Tchèques du 20ème siècle, Bohumil Hrabal. J’avais déjà lu de lui « une trop bruyante solitude » il y a quelques années et j’avais envie, depuis ce moment, de regoûter au style de cet auteur, qui m’avait plu, même si certains aspects de l’histoire m’avaient laissée un peu perplexe. Et la découverte de ce Folio dans une boîte à livres de mon quartier m’en a fourni l’occasion.

Note sur Hrabal

Né en 1914 à Brno. Il fait son droit à Prague, en 1939, mais les Allemands ayant fermé les universités tchèques, il n’obtiendra son diplôme qu’en 1946. Il n’exercera d’ailleurs jamais le métier de juriste. Il est successivement clerc de notaire, magasinier, employé de chemins de fer, courtier d’assurance, commis voyageur, ouvrier dans une aciérie, emballeur de vieux papiers et figurant au théâtre.
Il publie en 1963 son premier livre, Une perle dans le fond et, tout de suite, on voit en lui un grand écrivain. Ses livres suivants confirmèrent sa réputation, en particulier Trains étroitement surveillés (1965) qui inspira le film éponyme de 1966, réalisé par Menzel, qui reçut l’Oscar du meilleur film étranger.
Ayant dû subir la censure et les attaques du pouvoir tchèque, il est ensuite interdit de publication entre 1970 et 1976 puis, à nouveau, entre 1982 et 1985, sous la dictature communiste de son pays qui l’accuse de « grossièreté et pornographie ».
Il est mort en 1997.

Présentation de l’histoire par l’éditeur

Une petite gare de Bohême pendant la guerre. Un stagiaire tente de s’ouvrir les veines par chagrin d’amour. L’adjoint du chef de gare profite d’une garde de nuit pour couvrir de tampons les fesses d’une jolie télégraphiste. Mais il y a aussi l’héroïsme, le sacrifice, la résistance. Dans un pays qui a donné tant de richesses à la littérature mondiale, Hrabal est un des plus grands.

Mon Avis

On ne peut pas s’attendre à ce qu’un livre sur la Seconde guerre mondiale et la Résistance Tchèque contre les Nazis soit un « feel-good » ou une lecture particulièrement douce. Mais, là, j’ai trouvé que c’était tout de même assez rude et que le niveau de violence était parfois difficile à encaisser. De ce point de vue, les dernières pages du livre sont éprouvantes, et à déconseiller aux âmes sensibles.
Cette brutalité et cette cruauté s’expriment également dans quelques scènes de sexe (pas toutes) et on ne peut vraiment pas dire que la vision de l’amour par Hrabal soit romantique ou courtoise – c’est même exactement le contraire. Les choses sont faites crûment et sans ambages.
Certes, il y a une brève histoire d’amour entre une jeune fille et le héros, qui pourrait passer au début pour délicate et sentimentale, mais ça dégénère rapidement et aboutit à une scène de suicide sanguinolente.
Cependant, la description de la vie des employés de cette gare, des petits fonctionnaires qui ont tous leur tempérament particulier et leur côté pittoresque, chacun à sa façon, m’a paru assez poétique, et même par instants humoristique. Ainsi, quand le jeune héros compare la coiffure du chef de gare à une ogive gothique, et d’autres passages de ce style, qui m’ont fait un peu sourire.
L’écriture de Hrabal m’a paru tout à fait remarquable, avec beaucoup d’images et de métaphores, et, par la seule force de son style il réussit à donner une dimension quasi onirique à des réalités triviales et peu ragoûtantes, il transfigure cette réalité par ses mots. C’est vraiment ce que j’ai le plus apprécié et admiré dans ce roman. Autre point positif : c’est une histoire forte, riche en événements étonnants et en drames inattendus, et on ne s’ennuie pas du tout.
Un roman dur, violent, servi par une très belle écriture.

Un Extrait Page 14-15

(…) Mon grand-père, pour ne pas être en reste avec l’arrière-grand-père Lucas, était hypnotiseur ; il travaillait dans des cirques de campagne et toute la ville voyait dans cette manie d’hypnotiser les gens la preuve qu’il faisait de son mieux pour ne rien faire. Mais en mars, quand les Allemands franchirent si brutalement la frontière pour occuper tout le pays et marchèrent sur Prague, seul mon grand-père s’avança à leur rencontre, seul mon grand-père alla au-devant des Allemands pour leur barrer la route en les hypnotisant, pour arrêter les tanks en marche avec la force de la pensée. Donc grand-père s’avançait, les yeux fixés sur le premier tank qui conduisait l’avant-garde de leurs armées motorisées. Dans la tourelle de ce tank se tenait un soldat du Reich, son buste dépassant jusqu’à la ceinture, coiffé d’un béret noir avec tête de mort et tibias croisés, et grand-père continuait d’avancer droit sur ce tank, il avait les bras tendus et par les yeux il injectait aux Allemands sa pensée, faites demi-tour et retournez d’où vous venez… (…)

**

Logo du défi

Les Nuits blanches de Fédor Dostoïevski

Couverture chez Actes Sud

J’ai lu ce court roman (ou longue nouvelle) de Dostoïevski dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, qui a lieu, comme vous le savez sans doute, chaque année au mois de mars.
Quand j’ai découvert ce livre dans ma librairie habituelle, mon attention a tout de suite été attirée par ce titre « Les Nuits blanches » que je ne connaissais pas et dont je n’avais même jamais entendu parler, contrairement à la plupart des titres des romans de Dostoïevski. Il était donc très tentant d’essayer d’en savoir plus et je me suis dépêchée de l’acheter.

Note pratique sur le livre

Date de parution initiale : 1848
Editeur français : Actes Sud (Babel)
Traduit du russe par André Markowicz
Genre : Roman sentimental
Nombre de pages : 86

Note sur Dostoïevski

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, né en 1821, est entré en littérature en janvier 1846 avec Les Pauvres Gens. Pour des raisons politiques, il fut déporté au bagne de Sibérie, durant quatre ans, entre 1849 et 1853. Il mena ensuite une vie d’errance en Europe, au cours de laquelle il renonça à ses anciennes convictions socialistes et devint un patriote fervent de l’Empire russe. Il est mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881. (Sources : Wikipédia et l’éditeur)

Quatrième de Couverture (début)

Un jeune homme solitaire et romanesque rencontre, une nuit, dans Pétersbourg désert, une jeune fille éplorée. Désespérée par un chagrin d’amour, Nastenka se laisse aller au fantasme du jeune homme, épris dès le premier instant, le berce – et se berce – dans l’illusion d’une flamme naissante… (…)

Mon Avis :

Comme souvent dans les livres de Dostoïevski, les personnages sont extrêmement passionnés et exaltés, mais aussi tiraillés entre des sentiments contradictoires qui ne les laissent pas en repos et qu’ils extériorisent abondamment. On retrouve donc cette exaltation volubile et cette expression enflammée et impulsive de soi-même dans Les Nuits blanches. Nous assistons, au cours de ces quatre nuits blanches (qui forment les quatre parties du livre), aux conversations entre le jeune homme solitaire et la jeune fille de dix-sept ans, Nastenka, et ces deux personnages semblent se confier l’un à l’autre absolument tout ce qu’ils pensent, sans aucune retenue, et dans une sincérité totale, ce qui est étonnant pour des gens qui viennent juste de se rencontrer, mais qui peut s’expliquer par leur grande jeunesse et candeur, mais également par le grand besoin affectif dans lequel ils se trouvent tous les deux.
Effectivement, le jeune homme et la jeune fille nous sont présentés tous les deux comme des rêveurs quelque peu déconnectés de la société et de la réalité. Ils vivent chacun dans une telle solitude et un tel manque d’affection et de relations humaines qu’ils sont prêts à donner leur confiance, leur cœur et leurs serments d’amour éternel à n’importe qui, au gré d’un élan passager, d’un sourire entraperçu ou d’une confidence faite par hasard sur un bout de trottoir.
Ainsi, la jeune fille, pour échapper à l’enfermement que lui impose sa grand-mère, va se jeter aux pieds du premier venu, qu’elle ne connait quasiment pas, mais qu’elle croit connaître parce qu’il l’a invitée deux fois au théâtre et que ces sorties l’ont fait rêver. Mais, dès qu’elle se croit abandonnée par ce premier « fiancé », elle serait tout aussi enthousiaste et partante pour se jeter au cou du jeune homme solitaire et rêveur et ne tarderait pas à se laisser consoler par lui. Et nous comprenons qu’elle n’aime pas plus le premier jeune homme que le deuxième et que sa quête acharnée d’un amoureux est une chose désespérée et vide de sens.
Bref, ces grandes passions romantiques nous sont présentées par Dostoïevski comme des mascarades absurdes et mensongères, où les êtres sont finalement interchangeables et où le problème essentiel (mais inavoué) est d’échapper à tout prix à son destin solitaire et déprimant.
Un très beau livre, qui montre la condition humaine sous un jour peu reluisant et l’amour romantique sous une forme peu flatteuse mais ce tableau m’a paru convaincant, pris dans ce contexte !

Un Extrait page 42

C’est en vain que le rêveur fouille, comme la cendre, ses rêves anciens, cherchant dans cette cendre ne fût-ce qu’une braise, pour lui souffler dessus et, par un feu renouvelé, réchauffer un cœur qui s’éteint, ressusciter en lui ce qui lui fut si cher, ce qui l’émouvait tant, ce qui faisait bouillir son sang, lui arrachait des larmes et l’abusait si somptueusement ! Savez-vous, Nastenka, où j’en suis ? savez-vous que j’en suis à fêter l’anniversaire de mes sensations, l’anniversaire de ce qui me fut cher, de quelque chose qui, au fond, n’a jamais existé – parce que l’anniversaire que je fête est celui de mes rêves stupides et vains – et à faire cela parce que même ces rêves stupides ont cessé d’exister, parce qu’il n’est rien qui puisse les aider à survivre : même les rêves doivent lutter pour survivre ! Savez-vous qu’à présent, j’aime me souvenir, et visiter à telle ou telle date des lieux où j’ai été heureux à ma façon, j’aime construire mon présent en fonction d’un passé qui ne reviendra plus et j’erre souvent comme une ombre, sans raison et sans but, morne, triste, dans les ruelles et dans les rues de Petersbourg. (…)

Des Extraits de « l’Art du roman » de Milan Kundera

Couverture chez Folio

Ce livre m’a été conseillé par l’une de mes médecins lors d’une consultation, ce dont je la remercie grandement car ce fut une magnifique lecture, enrichissante, stimulante intellectuellement et donc très plaisante ! Sûrement l’un des meilleurs livres que j’aie lus sur l’écriture, sur la signification de la littérature et ce qu’elle peut nous apporter. En même temps, ce livre est une réflexion sur le monde, sur l’Histoire, sur la culture européenne, sur la psychologie humaine, puisque toutes ces choses sont reflétées par les romans et réfléchies par les romanciers, qui en donnent leur propre vision.
Mais plutôt que d’écrire une chronique qui ne ferait que paraphraser maladroitement Kundera, je préfère recopier ici quelques extraits de ce livre, en espérant qu’ils vous donneront envie d’en savoir plus !

J’ajoute que j’ai lu « L’Art du roman » dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Note pratique sur le livre :

Genre : essai
Année de première parution : 1986, chez Gallimard
Editeur en poche : Folio
Nombre de pages : 193

Note sur l’auteur :

Milan Kundera, né le 1er avril 1929, est un écrivain tchèque naturalisé français. Ayant émigré en France en 1975, il a obtenu la nationalité française le 1er juillet 1981, peu de temps après l’élection de François Mitterrand. (Source : Wikipédia).

Un Extrait page 29 :

(…) Le roman (comme toute la culture) se trouve de plus en plus dans les mains des médias ; ceux-ci, étant agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps. Cet esprit me semble contraire à l’esprit du roman.
L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : »Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. » C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien Anna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante et inutile. (…)

Un Extrait page 57 :

(…) En effet, il faut comprendre ce qu’est le roman. Un historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre, le crime de Raskolnikov n’a jamais vu le jour. Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non-réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C’est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka. Mais même si ses romans n’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de l’existence (possibilité de l’homme et de son monde) et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi nous sommes capables.(…)

Un Extrait page 186 :

(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman. (…)

Des Poèmes de Wislawa Szymborska

Couverture chez Fayard

Dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, auquel je participe chaque année en mars, je vous parle aujourd’hui de la poète polonaise, Prix Nobel de Littérature en 1996, Wislawa Szymborska (1923-2012).
J’avais déjà consacré un article à l’un de ses recueils, « De la mort sans exagérer », dont vous pouvez retrouver le lien ici.

Le recueil « Je ne sais quelles gens » est précédé par le discours prononcé par Szymborska devant l’Académie Nobel en décembre 1996. Il rassemble des extraits de huit recueils de la poète, échelonnés de 1957 à 1996, et il comporte aussi deux poèmes inédits.

**
Note sur la poète

Elle suit des études de lettres et de sociologie. Elle est d’abord influencée par le poète Milosz et publie son premier poème en 1945. En 1948 elle se marie avec le poète Adam Wlodek dont elle divorcera en 1954. Ses deux premiers recueils poétiques répondent aux exigences du réalisme soviétique car elle est membre du Parti Communiste. Après la mort de Staline, sa poésie se libère et devient beaucoup plus critique et ironique envers ce régime. Dans les années 70, elle écrit plusieurs chefs d’œuvre, qui lui valent une grande renommée dans son pays et en Allemagne. En 1996, le Prix Nobel de Littérature la fait connaître au monde entier et la récompense – je cite – « pour une poésie qui, avec une précision ironique, permet au contexte historique et biologique de se manifester en fragments de vérité humaine. »

**

Ces deux poèmes sont extraits du livre « Je ne sais quelles gens » paru chez Fayard en 1997 dans une traduction de Piotr Kaminski.

Page 45

Poème en hommage

Il était une fois. Inventa le zéro.
D’un pays incertain. Sous l’étoile
aujourd’hui noire peut-être. Entre deux dates
dont nul ne peut jurer. Sans un nom
quelconque, même douteux. Il ne laisse
pas une pensée profonde en-dessous de son zéro
sur la vie qui est comme… Nulle légende
comme quoi, un jour, à une rose cueillie
ajoutant un zéro, il fit un grand bouquet.
Ou qu’au moment de mourir il enfourcha un chameau
aux cent bosses, et partit dans le désert. Qu’il s’endormit
à l’ombre des palmes du vainqueur. Qu’il se réveillera
le jour où tout aura été finalement compté
jusqu’au dernier grain de sable. Quel homme.
Par la fente qui sépare ce qui est de ce qu’on rêve
il échappa à notre attention. Résistant
à toute destinée. Se défaisant
de toute figure qu’elle tente de lui prêter.
Le silence ne porte nulle marque de son passage.
L’éclipse prend soudain l’apparence d’un horizon.
Zéro s’écrit de lui-même.

**

Page 139

Trois Mots étranges

Quand je prononce le mot Avenir,
sa première syllabe appartient déjà au passé.

Quand je prononce le mot Silence,
je le détruis.

Quand je prononce le mot Rien,
je crée une chose qui ne tiendrait dans aucun néant.

**

Ferdydurke de Witold Gombrowicz

couverture chez folio

J’ai lu ce livre dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, un rendez-vous que maintenant vous connaissez bien !
Witold Gombrowicz (1904-1969) est un écrivain polonais, reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands auteurs du 20è siècle, et dont les oeuvres les plus connues sont, précisément, « Ferdydurke« (1937), « Les Envoûtés » (1939), « Pornographie » (1960) et « Cosmos » (1964).

Vous vous demandez peut-être ce que signifie « Ferdydurke » ? Eh bien, je me le demande aussi ! Car ce mot ne figure à aucun moment dans ce roman, ce n’est pas le nom d’un des personnages ni celui de la ville ou du pays où ils vivent. Mystère ! En tout cas, ce titre nous place d’emblée dans le monde de l’absurdité, du non-sens, de la bizarrerie, et il est donc parfaitement représentatif de ce roman.

De quoi est-il question au début de ce livre ?

Le héros, nommé Jojo Kowalski, est un adulte de trente ans que tout le monde considère comme un adolescent – c’est à dire que, selon Gombrowicz, on le « cucultise » (on l’infantilise) mais il ne se révolte pas beaucoup contre cette « cucultisation ».
Notre héros de trente ans est donc pris en main par le vieil éducateur Pimko, qui le conduit au lycée au milieu de professeurs peu engageants et parmi des camarades de classe turbulents et bagarreurs. Puis il est placé dans la famille Lejeune, qui se pique de modernisme, et dont la fille très séduisante, une moderne lycéenne, a des mollets fascinants qui rendent Jojo Kowalski fou amoureux. De ce fait, il est plus avantageux pour lui d’être considéré comme un adolescent plutôt que comme un trentenaire sérieux, pour se rapprocher de la jeune fille. Mais les Lejeune ne risquent-ils pas bientôt de le prendre en grippe et de lui « faire une gueule », pour reprendre une de ses expressions fétiches ? Car « faire une gueule » signifie pour lui « transformer quelqu’un, le considérer selon une autre forme que la sienne, d’un point de vue psychologique ».

Mon humble avis :

C’est un roman très étonnant, où il ne faut pas chercher le réalisme des faits ou des descriptions, car la place du langage est prépondérante de même que le rôle du jeu entre l’écrivain et son lecteur. On sent que Gombrowicz est très conscient de ses effets sur la psychologie du lecteur : cherchant à le provoquer, à le surprendre sans cesse, à le pousser dans certaines réflexions, à le bousculer par le rire, l’inconvenance ou l’étrangeté.
J’ai lu que Gombrowicz avait eu des influences dadaïstes et effectivement ça se voit, par la critique féroce des arts et de la culture, la causticité et la dérision vis-à-vis des figures d’autorité et de tout ce que l’on tient habituellement pour respectable.
Il s’attaque tout aussi férocement au sentiment amoureux, qui ne trouve aucune grâce à ses yeux, et qu’il voit comme une forme ultime de « cucultisation », d’enfermement, de ridicule.
A certains moments du livre, l’auteur interrompt sa narration pour nous livrer ses réflexions sur ses buts en tant que romancier, ce qu’il cherche à faire avec ce roman, comme s’il arrêtait le jeu pour nous en donner les règles et la signification.
J’ai vraiment beaucoup aimé, c’est clairement un roman important qui mérite d’être lu, même s’il peut parfois désorienter ! Et puis je suis bon public pour cette forme d’humour très caustique et irrespectueuse.

Un Extrait page 64-65

– Un grand poète ! Rappelez-vous cela, c’est important. Pourquoi l’aimons-nous ? Parce que c’était un grand poète. C’était un poète plein de grandeur ! Ignorants, paresseux, je vous le dis avec patience, enfoncez-vous bien cela dans la tête, je vais vous le répéter encore une fois, Messieurs : un grand poète, Jules Slowacki, grand poète, nous aimons Jules Slowacki et sommes enthousiasmés par sa poésie parce que c’était un grand poète. Veuillez prendre note de ce sujet pour un devoir à faire à la maison : « Pourquoi les poésies de Jules Slowacki, ce grand poète, contiennent-elles une beauté immortelle qui éveille l’enthousiasme ?
A cet endroit du cours, un des élèves se tortilla nerveusement et gémit :
– Mais puisque moi je ne m’enthousiasme pas du tout ! Je ne suis pas du tout enthousiasmé ! Ca ne m’intéresse pas ! Je ne peux pas en lire plus de deux strophes, et même ça, ça ne m’intéresse pas. Mon Dieu, comment est-ce que ça pourrait m’enthousiasmer puisque ça ne m’enthousiasme pas ?
Il se rassit, les yeux exorbités, comme s’il sombrait dans un abîme. Devant sa confession naïve, le maître faillit s’étrangler.
– Pas si fort, par pitié ! siffla-t-il. Galkiewicz, vous serez collé. Vous voulez ma perte ? Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites ?
(…)

Les Enfants verts d’Olga Tokarczuk

J’ai lu ce très court roman (96 pages) pour le Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran.
Olga Tokarczuk (née en 1962) est une écrivaine polonaise qui a obtenu en 2018 Le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre. Ses romans les plus connus sont Les Pérégrins (2007), Sur les ossements des morts (2009), Les livres de Jakob (2014), etc.
Ne connaissant pas encore l’œuvre d’Olga Tokarczuk, je souhaitais m’en faire une première idée à travers un livre court, en guise d’essai « pour voir ».

Voici la présentation de l’éditeur

Un petit conte philosophique et historique

Au XVIIe siècle, William Davisson, un botaniste écossais, devenu médecin particulier du roi polonais Jean II Casimir, suit le monarque dans un long voyage entre la Lituanie et l’Ukraine. Esprit scientifique et fin observateur, il étudie les rudesses climatiques des confins polonais et les coutumes locales. Un jour, lors d’une halte, les soldats du roi capturent deux enfants. Les deux petits ont un physique inhabituel : outre leur aspect chétif, leur peau et leurs cheveux sont légèrement verts…

Mon humble avis :

C’est un conte agréable à lire, où les notions de centre et de périphérie servent de fil conducteur. Le narrateur, un homme de science à l’esprit rationnel et cultivé, est un européen que l’on pourrait qualifier de cosmopolite : originaire d’Ecosse, il a passé quelques temps à la Cour de France qui était alors considérée comme le Centre du monde civilisé : à partir de ce foyer rayonnaient les idées, les modes, les artistes, les livres les plus appréciés, les hommes les plus estimés. Ce narrateur, William Davisson, se retrouve médecin à la Cour de Pologne, un pays en proie à la guerre, et il juge ces régions avec une certaine sévérité. Il les trouve assez arriérées, sauvages, peu accueillantes, surtout en comparaison de la brillante Cour française.
C’est dans ce contexte qu’il découvre les deux enfants verts, qui sont des sortes d’hybrides entre l’humain et le végétal, d’une étrangeté totale. On peut les voir comme le prototype le plus extrême de l’étranger, à la fois fantasmé et incompréhensible, totalement différent mais semblable sur bien des points, et doté de pouvoirs tantôt merveilleux tantôt effrayants, source de tous les périls.
J’ai bien aimé l’atmosphère que l’autrice fait planer sur ce livre, tout semble verdâtre, humide, spongieux, et en même temps les choses sont imprégnées d’une douceur mystérieuse.
Un conte qui a assurément beaucoup de charme et qui m’a donné envie de lire d’autres livres de cette écrivaine, car celui-ci est un peu trop court pour vraiment s’installer dans son univers.

Un Extrait page 53 :

Avec le temps la fillette m’accorda sa confiance et me laissa, un jour, l’examiner sans opposer la moindre résistance. Nous étions assis au soleil devant l’entrepôt. La nature avait repris vie, l’omniprésente odeur d’humidité avait disparu. Délicatement, je tournai le visage de la fillette vers le soleil et je pris dans mes mains quelques mèches de ses cheveux. Elles semblaient chaudes, laineuses. En les humant, je pus constater qu’elles sentaient la mousse. On aurait dit que sa chevelure était couverte de lichen ; vue de près, sa peau aussi était comme parsemée de petits points vert sombre, que j’avais d’abord pris pour de la crasse. Surpris au plus haut point, Opalinski et moi supposions même que si la petite se dénudait au soleil, c’était parce que, à l’instar des particules végétales dépendant de la lumière du soleil, elle aussi s’alimentait essentiellement par la peau et pouvait donc se contenter de quelques miettes de pain. (…)

Les Enfants Verts étaient parus en 2016 aux éditions de la Contre-allée, dans une traduction française de Margot Carlier.