Le Paradis est une lecture continue, de Virginia Woolf

Couverture chez La Part commune

Ce livre m’a été très gentiment offert l’année dernière par Ana-Cristina et, comme je l’ai beaucoup apprécié, je l’ai relu une seconde fois cette année car il rentre parfaitement dans le cadre du Printemps des Artistes.
Effectivement, ce petit livre de Virginia Woolf nous propose quatre portraits de grands écrivains américains : Henry David Thoreau, Herman Melville, le poète Walt Whitman et « l’Helen de Poe », c’est-à-dire la poétesse américaine Sarah Helen Power Whitman (1803-1878) qui fut une égérie d’Edgar Allan Poe.

Note Pratique sur le livre

Editeur : La Part commune
Dates de parutions initiales : 1917 et 1919
Traduit, présenté et annoté par Cécile A. Holdban
Nombre de pages : 61

Quatrième de Couverture

Quand la grande romancière anglaise se propose de rendre visite à quatre des plus grands noms de la littérature américaine du dix-neuvième siècle, le lecteur est assuré d’un dépaysement enthousiasmant. En effet, sans s’éloigner des grandes lignes de leurs vies et de leurs œuvres, Virginia Woolf n’en dresse pas moins un portrait personnel, curieux, malicieux, et forcément hors des sentiers battus.

Mon Avis

J’avais déjà eu l’occasion d’admirer la plume raffinée et l’intelligence aiguisée de Virginia Woolf dans son roman « Les vagues » et dans son essai « Une chambre à soi » mais, dans ce livre-ci, j’ai pu découvrir également son sens de la psychologie et un esprit critique extrêmement pénétrant. Concernant le dernier chapitre, sur Edgar Poe (1809-1849), elle fait preuve d’une ironie et d’une causticité vraiment réjouissantes et c’est rafraîchissant de la voir si irrévérencieuse avec un écrivain  universellement admiré et hautement respecté. Elle n’hésite pas à le traiter de « serpent irrécupérable » et à qualifier ses lettres d’amour d’ennuyeuses.
A contrario, le chapitre consacré à Thoreau (1817-1862) – le plus développé des quatre – témoigne d’une admiration très forte et sans restriction. Sa compréhension de Thoreau semble très profonde, marquée par l’empathie. À aucun moment elle ne porte de jugement sur son « égoïsme » (c’est elle qui emploie ce mot) et, bien au contraire, elle voit cette attitude individualiste comme une sorte d’élévation spirituelle et morale. Elle nous parle de l’influence du Transcendantalisme sur Thoreau. Elle évoque son amour de la nature plutôt que celui de la société humaine – les deux étant probablement antagonistes, selon lui.
Le chapitre sur Walt Whitman (1819-1892) – le plus court et le plus lyrique des quatre – nous montre la grande sympathie de Virginia Woolf pour l’auteur de « Feuilles d’herbe« . Elle en fait un portrait très flatteur en nous le présentant comme un homme simple, chaleureux et accessible, qui se contentait d’un mode de vie très fruste. Elle nous parle aussi des jugements de Whitman sur certains hommes de lettres de son temps. 
Dans le chapitre sur Melville (1819-1891) elle se concentre sur ses deux premiers romans, qui ne sont pas les plus connus et dont je n’avais pas entendu parler : « Taïpi » (1846) et « Omoo » (1847). Ces deux romans se déroulent dans les îles Marquises, auprès des populations autochtones, et inspirent à Virginia Woolf de belles réflexions sur le bonheur – l’idée, en particulier, qu’une existence continuellement heureuse ne pourrait pas être satisfaisante.
Un livre vraiment intéressant, riche en belles réflexions, qui nous renseigne non seulement sur ces quatre figures majeures de la littérature américaine mais aussi sur la personnalité complexe et la grande exigence – littéraire et morale, me semble-t-il – de Virginia Woolf.

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Un Extrait page 23
(Sur Henry David Thoreau)

(…) Force est de dire que peu de gens s’intéressent à eux-mêmes autant que Thoreau s’intéressa à lui-même, car si nous sommes doués d’un intense égoïsme, nous faisons de notre mieux pour l’étouffer afin de vivre en bons termes avec nos voisins. Nous ne sommes pas assez sûrs de nous-mêmes pour briser complètement l’ordre établi. Telle fut l’aventure de Thoreau ; ses livres sont le récit de cette expérience et de ses résultats. Il a fait tout ce qu’il a pu pour augmenter sa compréhension de lui-même, pour encourager tout ce qui était particulier en lui, pour se soustraire au contact de toute force susceptible d’interférer avec ce don extrêmement précieux de la personnalité. C’était son devoir sacré, non pas envers lui seul mais envers le monde, et un homme n’est guère égoïste s’il est égoïste à une si grande échelle. En lisant Walden, récit de ses deux années passées dans les bois, nous avons le sentiment de voir la vie à travers une loupe très puissante. Marcher, manger, débiter des bûches, lire un peu, observer l’oiseau sur la branche, se préparer son repas : toutes ces occupations, quand elles sont raclées, nettoyées et ressenties à neuf, s’avèrent merveilleusement vastes et brillantes. (…)

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Un Extrait page 60
(Sur Edgar Poe)

(…) Aussi cynique que cela paraisse, nous doutons que Mrs. Whitman ait perdu autant que ce qu’elle a gagné avec la fin malheureuse de son histoire d’amour. Ses sentiments pour Poe étaient probablement davantage ceux d’une bienfaitrice que d’une amante car elle était de ces personnes qui « croient pieusement que les serpents peuvent s’amender. On ne peut y parvenir qu’à force de patience et de prière – mais les résultats sont merveilleux ».
Ce serpent-là était irrécupérable ; on le ramassa, inconscient, dans la rue, et il mourut un an plus tard. Mais il a laissé derrière lui une moisson de reptiles qui mirent à rude épreuve la patience de Mrs. Whitman et eurent besoin de ses prières jusqu’à sa mort. Elle devint l’autorité reconnue sur Poe, et chaque fois qu’un biographe avait besoin d’informations ou que la vieille Mrs. Clemm avait besoin d’argent, ils s’adressaient à elle. Elle devait régler les discordes entre les différentes dames qui affirmaient avoir été la plus aimée, et maintenir la paix entre les historiens rivaux, car on n’a pas encore tranché pour savoir si une femme est plus vaniteuse en amour qu’un auteur l’est de son œuvre. (…)

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Logo du Défi, créé par Goran

Trois Poèmes de Srecko Kosovel

Les années précédentes, au mois de mars, se tenait Le Mois de l’Europe de l’Est dont vous vous souvenez peut-être. Ce défi de lecture n’a plus cours à partir de 2024 mais j’avais planifié des articles très longtemps en avance, sans prévoir cette cessation d’activité. Je conserve tout de même ces chroniques car j’ai apprécié ces lectures qui ont élargi mes horizons habituels.

Je vous parlerai du poète slovène Srecko Kosovel dont j’ai trouvé le recueil « Ouvert » par hasard chez Gibert.
Ne connaissant rien à la poésie ou à la littérature slovènes, j’étais contente de cette première approche, et ce poète m’a semblé à la fois tourmenté, idéaliste par ses idées et moderne par son style.

Note Pratique sur le Livre

Editeur : Editions franco-slovènes
Année de publication : (en français) 2022
Traduit du slovène par Zdenka Stimac

Note Biographique sur le poète

Srecko Kosovel est né le 18 mars 1904 à Sezana, en Slovénie. Il passe son enfance et ses années d’école primaire à Tomaj. Puis il entre au lycée à Ljubljana, en pleine Première Guerre Mondiale. En 1922, il s’inscrit à la faculté de lettres et de sciences humaines. Dans le même temps, il participe activement à la publication de différents journaux et revues. En 1922 toujours, il édite le mensuel Lepa Vida (« Vida la belle ») et, à l’automne 1925, prend la direction du magazine Mladina (« Jeunesse »). Un an avant sa mort, il multiplie les récitals et les conférences. Dans ses oeuvres, il emprunte une voie plus radicale et plus moderne. Il aime revenir à Tomaj, dans le Karst, région isolée et rocailleuse, mélancolique, qui l’aide à apaiser son agitation intérieure et où il meurt, le 27 mai 1926, à l’âge de 22 ans, des suites d’une méningite.
(Source : éditeur)

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Poème du Chaos

Parce que nous vivons dans le chaos,
nous aspirons à la solitude.

Les manifestations dans les rues
sont comme les mots sauvages
des sourds-muets.

Nous n’entendons pas
nos propres paroles
et c’est notre désespoir.
Mais lui voit
notre vide
et va nous sauver.

Parce que nous vivons dans le chaos
nous aspirons à la solitude.

*

Pour soi

Qui s’intéresse, poète, à tes rêves,
A tes quêtes et à tes découvertes ?
Le monde est à la recherche d’argent… d’or…
et comme un chien courbe la tête vers le sol.

Et comme un chien il renifle l’argent,
l’argent est son dieu, l’argent est son tsar,
il renifle l’argent et le suit,
et il est esclave de sa passion.

Seuls quelques uns ne sont pas ainsi,
seuls quelques uns restent debout,
qui éprouvent la dignité de l’homme.
Qu’ils meurent, qu’on les persécute,
qu’ils souffrent de la faim, qu’on les enferme,
vie et mort est dans leurs yeux.

*

Rythmes tranchants

Je suis l’arc brisé
d’un certain cercle.
Et je suis la figure cassée
d’une certaine statue.
Et l’opinion tue
de quelqu’un.
Je suis la force que le
tranchant a fendue.
Comme si je marchais
sur des axes,
ta tranquille présence
m’est toujours plus pénible.

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Des Poèmes de Sabine Sicaud sur le thème du voyage

Couverture aux éditions Fario

J’avais déjà eu l’occasion d’évoquer les poèmes de Sabine Sicaud à propos de la maladie incurable dont elle souffrait et qui lui ont inspiré de très beaux textes. Je vous en reparle aujourd’hui dans le cadre de ce Mois thématique sur le voyage.
Ces poèmes sont extraits du Chemin de sable, publié en 2022 par les éditions Fario – collection Les Impardonnables – et qui est une réédition (cf. note biographique de la poète, ci-dessous)

Extrait de la Quatrième de Couverture

Sans avoir connu la vie, Sabine Sicaud va mourir. Ses poèmes, illuminés d’une tristesse où tout est à la fois résignation et grandeur, disent un drame haussé au niveau de l’universel. La langue est d’une simplicité qui convient aux œuvres que le temps ne peut entamer : là tout est clair, rigoureux, irremplaçable.
(Alain Bosquet, in La Revue de Paris, 1959)

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Note biographique sur la poète

Sabine Sicaud, née le 23 février 1913 à Villeneuve-sur-Lot et morte le 12 juillet 1928, à l’âge de quatorze ans, dans la même commune, est une poétesse française. Elle est née et morte dans la maison de ses parents, nommée La SolitudeSolitude est aussi le titre d’un de ses poèmes.
Ses Poèmes d’enfant, préfacés par Anna de Noailles, ont été publiés lorsqu’elle avait treize ans. Après les chants émerveillés de l’enfance et de l’éveil au monde, est venue la souffrance, insupportable. Atteinte d’ostéomyélite, appelée aussi la gangrène des os, elle écrit Aux médecins qui viennent me voir :

Faites-moi donc mourir, comme on est foudroyé
D’un seul coup de couteau, d’un coup de poing
Ou d’un de ces poisons de fakir, vert et or… »

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Page 13
Chemins du Sud

Chemins du Sud avec un nom qui vous fait mal
certains jours
à force de creuser des nostalgies…
Inscrits en rouge ou bleu sur le cristal
de vos grandes agences de voyage,
inscrits sur les navires au mouillage,
sur l’avion postal
ou sur l’oiseau qui craint le froid des jours plus courts,
certains jours – certains jours
comme se fait insidieuse leur magie !

Chemins du Sud – l’odeur du pamplemousse
ou du désert sans oasis
ou de la forêt vierge aux dangereuses nuits.

Pistes de bêtes dans la brousse
ou dans ces mers pleines d’étoiles rousses
dont parlent entre eux les marins.

Soleil du Sud qui fait la peau d’huile et d’ébène,
soirs de villages indigènes,
tam-tam… Plus loin que vous, au Sud,
Boléro de Ravel qui pourtant faites mal
comme ces noms aux tristesses étranges,
bord astral
de ces routes sans ange
où sombre lentement la Croix du Sud…

*
Page 11

Chemins de l’Ouest

Pour qui vous a-t-on faits, grands chemins de l’Ouest ?
chemins de liberté que l’on suppose tels
et qui mentez sans doute…

Espaces où surgit le Popocatepetl,
où le noir séquoia cerne d’étranges routes,
où la faune et la flore ont de si vastes ciels
que l’homme ne sait plus à quel étage vivre.
Chemins de liberté que nous supposons libres.

À travers les Pampas court mon cheval sans bride,
mais la ville géante a ses réseaux de feu
et les jeunes mortels faits de toutes les races
ont leurs lassos, leurs murs, leurs pères et leurs dieux.
Des « Trois Puntas » à la mer des Sargasses,
Amériques du Sud, du Nord,
pays des toisons d’or, des mines d’or, de l’or
qui fait l’homme libre et l’esclave,
le Pampero peut-être ignore les entraves
et l’aigle boréal, les pièges du chasseur…

Mais, ô ma liberté, plus chère qu’une sœur,
c’est en moi que tu vis, sereine et sédentaire,
pendant que les chemins font le tour de la terre.

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« Sur l’Adamant » de Nicolas Philibert

Affiche du film

D’habitude, je consacre le mois d’octobre au thème de la maladie psychique. Cette année, ce ne sera pas vraiment le cas, mais je tenais cependant à raviver cette coutume avec au moins un article.
En avril 2023, à sa sortie en salles, j’ai pu voir ce documentaire de Nicolas Philibert à propos d’un hôpital de jour (psychiatrique) – un film qui a obtenu l’Ours d’Or à la 73è Berlinale.

A propos du cinéaste

Nicolas Philibert, né en 1951, est célèbre pour avoir réalisé en 2002 un autre documentaire « Etre et avoir », sur le quotidien d’une école primaire de village, qui a obtenu de nombreuses distinctions et un grand succès à travers le monde. Il avait déjà réalisé en 1997 un documentaire dans un cadre psychiatrique « La Moindre des choses ». D’autres films ont marqué sa carrière : Le Pays des sourds (1992), Nénette (2010), La Maison de la radio (2012).

Note Pratique

Genre : Documentaire
Date de sortie en salles (France) : 19 avril 2023
Distinction : Ours d’Or à Berlin
Durée : 109 minutes

Présentation du film

À l’Adamant, centre de jour situé quai de la Rapée dans le 12e arrondissement de Paris, on accueille sur une péniche des adultes souffrant de troubles psychiques. On y pratique la psychiatrie institutionnelle : tournant le dos aux pratiques d’enfermement, cette approche s’appuie sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. Patients et soignants sont filmés pendant sept mois.
(Source : Wikipédia)

Mon Avis

J’ai été un peu étonnée que cet hôpital de jour nous soit présenté comme une exception, un havre de paix où les patients s’ébattent en liberté, comme si l’incarcération était la règle partout ailleurs. En réalité, la psychiatrie institutionnelle a toujours fonctionné avec des règles d’enfermement plus ou moins strictes (quand les patients sont en crise), alternant avec des règles de liberté plus ou moins souples, voire totalement souples (quand les patients sont stabilisés), donc je ne comprends pas bien ce que le cinéaste entend nous montrer de tellement exceptionnel – à part que ce lieu est établi sur un bateau, ce qui est un cadre effectivement insolite. Ici, nous voyons donc des patients plus ou moins stabilisés, calmes, sous traitement, et c’est très logique et très normal qu’ils soient libres de leurs allers et venues…
Pendant la séance, je me disais parfois que le but de Nicolas Philibert était de sensibiliser le grand public aux problèmes psychiatriques, d’améliorer l’image des fous dans la conscience des gens, et de casser certains préjugés tenaces à leur sujet, en montrant la fragilité, la gentillesse, les talents artistiques et l’humanité des malades psychiques – ce qui rompt radicalement avec les poncifs de dangerosité et de brutalité que l’on constate en général dans les médias.
Ce désir de montrer une image lénifiante de la folie part certainement d’un bon sentiment et d’un désir louable de sortir les fous de leurs ornières, mais j’ai trouvé parfois un excès de bons sentiments et une approche de la folie qui n’approfondit pas trop les sujets. Ainsi, certaines questions auraient pu être posées à ces patients – en particulier : « quelle est leur situation sociale, familiale, de quoi vivent-ils, que font-ils de leur existence quand ils quittent cet hôpital de jour, quels sont leurs buts ou projets, est-ce la solitude qui les pousse à venir là, trouvent-ils du plaisir à y venir ou est-ce par pur désœuvrement, est-ce qu’ils s’ennuient, est-ce qu’ils vivent en couple, jusqu’à quel point la folie les empêche de vivre, etc, etc…
J’ai trouvé, néanmoins, que ce documentaire avait le mérite de nous interroger sur les limites ténues entre folie et normalité : devant deux de ces patients, nous avons bien conscience de leur basculement dans l’irrationnel et le bizarre, et devant certains autres nous ne percevons pas de notable anomalie ou incohérence.
Un film intéressant, qui porte un regard humaniste et bienveillant sur la maladie psychique, mais qui reste un peu trop consensuel, en évitant les questions dérangeantes ou, en tout cas, les approfondissements plus précis.

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Des Poèmes sur les Chats, de Joyce Carol Oates

Ce mois-ci je m’intéresse à la littérature américaine, aussi j’ai lu le dernier recueil de poèmes de Joyce Carol Oates, intitulé Mélancolie américaine. Il s’agit de son premier recueil traduit en français.

Note Pratique sur le livre

Editeur : Philippe Rey
Année de publication : 2021 aux Etats-Unis, 2023 pour la traduction française
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban 
Nombre de pages : 115

Extrait de la Quatrième de couverture 

Dans une langue brûlante, Joyce Carol Oates interroge et dénonce une Amérique amnésique car malade. Qu’elle apostrophe « Marlon Brando en enfer » ; qu’elle s’interroge sur les dérives passées de la science lors d’expériences sur des enfants ou des singes ; qu’elle martèle les raisons qui mènent les femmes à un avortement ; qu’elle décrive le destin d’un vieux hobo de retour chez lui dans un quasi-anonymat, Joyce Carol Oates est à la croisée de l’intime et du politique. 

Mon avis en bref

La poésie engagée ou d’inspiration politique n’est pas ce que je préfère en général et, ici, elle s’accompagne d’un esprit assez hargneux de justicière vertueuse et de donneuse de leçons, qui est sûrement très intéressant, et parfois justifié, dans un discours militant, devant une assemblée politique, mais qui ne semble pas vraiment à sa place dans un recueil de poèmes. Surtout que ces « poèmes » sont en réalité le plus souvent des simples proses, tout à fait triviales et banales, avec retours à la ligne arbitraires, pour se donner un genre de vers libres.
Certains poèmes sont d’inspiration « cancel culture » ou « woke », par exemple dans le poème Fugue de haine, où la poète s’en prend à Paul Celan et à toute la littérature qui a évoqué l’Holocauste, sous le prétexte qu’on ferait mieux d’oublier les atrocités nazies – idée particulièrement choquante et odieuse.
Elle s’en prend aussi à Marlon Brando, comme exemple parfait de « mâle prédateur », mais bon, il est mort depuis presque vingt ans et ça ne sert à rien de lui intenter des procès.
A mon sens, il vaut mieux se souvenir des atrocités nazies, cause de plusieurs millions de morts et de souffrances indicibles sur plusieurs générations, que de faire des procès à Marlon Brando par poésie interposée, vingt ans après sa mort.
Le seul poème du recueil qui m’a vraiment beaucoup plu c’est celui sur son chat – au moins, là, on échappe aux procès politiques indigestes et de toute façon classés sans suite.

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Voici donc deux extraits du poème sur les chats.

Page 73

Jubilate :
Un hommage en vers chattesques 

Car je veux considérer ma Chatte Cherie
car elle est l’apothéose de la beauté Chat
c’est-à-dire, rien d’extraordinaire
car chez le Chat, la beauté est ordinaire
comme la félicité
qui nous est
accordée
dans l’hypnose
du ronron-
nement.
On l’a vue
pétrir de ses griffes
une manche.
Et un genou.
Et une peau nue,
griffes pointues s’enfonçant –
juste un avertissement.

(…)

Suite page 76

« Vivre libre
ou mourir » – est l’essence même
du Chat, qui,
par contraste,
fait de nous des êtres
flagorneurs et obséquieux
(assez semblables aux
Ch**ns). Une telle beauté
nous instruit par sa perfection
même
car elle est au-delà
de la simple « utilité » – pas de chats de travail,
de chats de garde,
êtres plébéiens,
mais tous descendants
des dieux
qu’honora
l’Égypte ancienne ; et quoi
de plus divin que d’enfoncer
les dents dans un rat,
une créature qu’abhorre
l’humanité frileuse,
tout en conservant la plus pure
innocence-Chatte.

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Un Raisin au Soleil de Lorraine Hansberry

Couverture chez L’Arche

En me promenant dans ma librairie habituelle, avec l’envie de lire du théâtre, je suis tombée sur cette pièce inconnue de moi, d’une écrivaine afro-américaine engagée, Lorraine Hansberry, morte à seulement trente-quatre ans, dans les années 60.
J’ai lu ce livre dans le cadre d’un Mois thématique sur l’Amérique.

Note pratique sur le livre

Genre : Théâtre
Editeur : L’Arche
Date de première création de la pièce en anglais : 1959
Date de première création en français : 1960
Traduction par Samuel Légitimus et Sarah Vermande
Nombre de Pages : 141

Quatrième de Couverture

Grand classique du répertoire noir américain, Un raisin au soleil est une œuvre iconique, multiprimée au théâtre et au cinéma. Ce drame raconte la vie d’une famille du quartier noir de Chicago dans les années 1950, qui rêve d’ailleurs dans son logement usé par le temps. Un chèque d’assurance-vie de 10 000 dollars vient bouleverser leurs projets. Mama décide d’acheter une maison pour sortir la famille de sa condition. C’était sans compter sur le désespoir de Walter Lee, son fils, prêt à tout pour changer d’existence, et la pression exercée par l’association de voisinage du quartier blanc de la ville. Comment tenir tête à un monde hostile en préservant ses rêves ? Un texte essentiel pour comprendre la violence des discriminations raciales et les formes de résistance possibles.

Note biographique sur la dramaturge

Née en 1930 à Chicago et décédée en 1965 à New-York, autrice de théâtre et essayiste, anti-impérialiste et militante pour les droits civiques, Lorraine Hansberry est la première femme noire dont la pièce est montée à Broadway. Elle écrit à 29 ans Un Raisin au soleil, en écho à son histoire familiale, pour dénoncer la pratique discriminatoire du « redlining » : en 1940, son père avait gagné devant la Cour suprême le droit d’acheter une maison dans un quartier blanc de Chicago. Dès sa publication en 1959, la pièce rencontre un immense succès. A son décès, à 34 ans, Lorraine Hansberry laisse plusieurs textes inachevés, dont « Les Blancs« , une réaction aux « Nègres » de Jean Genet.

Mon humble Avis

Cette pièce a été écrite en 1959, à une époque où la ségrégation des Noirs par les Blancs et les combats pour les droits civiques revendiqués par les afro-américains étaient particulièrement forts et virulents, avec les figures de proue de Martin Luther King ou Malcolm X. Mais, malgré cette situation historique bien particulière, on peut remarquer que les thèmes abordés par ce livre sont toujours actuels et sans doute encore pour longtemps : la lutte pour la liberté et l’égalité, le désir de mener une existence épanouissante et conforme à ses aspirations, envers et contre tout.
Chaque personnage de cette famille noire de Chicago essaye de lutter à sa manière, avec ses forces et ses qualités personnelles, contre les discriminations et contre la condition misérable et servile qui était alors réservée à cette communauté. Tandis que le fils aîné, Walter Lee, se désespère de n’occuper qu’un emploi de chauffeur et rêve de faire fortune par des investissements un peu hasardeux et risqués, sa jeune soeur de vingt ans, Beneatha, est une étudiante en médecine qui rêve de renouer avec ses origines africaines et de devenir docteur au Nigéria.
On se rend compte en lisant ce livre que les problèmes financiers et la pauvreté contribuent évidemment à maintenir cette famille noire en situation d’oppression et de soumission, en lui bloquant l’accès vers une vie meilleure, en la privant de nombreuses issues. Mais le personnage de Mama, qui est le chef de famille et qui montre toujours de la sagesse et de la grandeur d’âme, se plaint que ses enfants sont trop obnubilés par l’argent et ne pensent pas assez à Dieu, aux vertus familiales, à la charité. Et chaque génération semble avoir des valeurs et des soucis tout à fait différents de ses aînés ou de ses puinés, même s’ils se rejoignent tous et toutes sur le désir de garder la tête haute et de ne pas courber l’échine devant quiconque, quels que soient les dangers ou les menaces.
Une très belle pièce, pleine de vie, de rebondissements et d’émotion, qui fait aussi réfléchir aux différentes formes d’oppression et aux possibles manières de les combattre.

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Un Extrait Page 92

Mrs Johnson. Oh, mon ange, je peux pas m’attarder – je suis juste passée voir si vous n’aviez pas besoin d’un coup de main. (Elle accepte pourtant la nourriture) J’imagine que vous êtes au courant, le journal de la communauté parle que de ça cette semaine.
Mama. Non, on l’a pas encore reçu.
Mrs Johnson, qui lève la tête de son assiette, les yeux écarquillés, l’air catastrophé. Attendez, vous avez pas entendu parler de l’attentat à la bombe, la famille noire qu’ils ont fait partir de force, obligés de quitter leur nouveau quartier ?
Ruth se redresse, inquiète ; elle prend le journal et se met à le lire. Mrs Johnson l’abreuve de commentaires.
Mrs Johnson. Si c’est pas une honte la manière dont ces Blancs se comportent, ici, à Chicago. Mais c’est qu’on se croirait en plein Mississipi (avec un sens consommé du mélodrame). Pour sûr, je trouve ça merveilleux comme y a toujours des frères pour vouloir jouer les pionniers. J’en connais des Noirs par ici qui disent qui z’iraient jamais là où qu’on veut pas d’eux – mais pas moi, oh non ! (C’est un mensonge.) Wilhemenia Othella Johnson, elle va où ça lui chante, quand ça lui chante ! (Elle souligne ses propos d’un mouvement de tête.) Oh oui ! Si on laissait faire ces petits Blancs, y aurait plus rien pour les pauvres Nègres… (Elle s’interrompt, la main sur la bouche.) Oh, j’oublie toujours que vous défendez qu’on emploie ce mot chez vous.
Mama, qui la regarde calmement. C’est vrai, je le défends.

« Mon Individualisme » de Natsume Sôseki

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait d’incursion du côté du Japon, et je suis toujours contente de retrouver cette littérature, l’une de mes préférées.

Comme je suis encore pour quelques jours dans « Le Printemps des Artistes » j’ai choisi un livre de Natsume Sôseki où il évoque sa propre jeunesse, son parcours difficile d’étudiant en Lettres et en Littérature anglaise, la naissance de sa vocation d’écrivain, ses réflexions personnelles sur des notions comme l’individualisme, le nationalisme, l’éthique, le pouvoir, l’argent, la pédagogie, etc.

Note pratique sur le livre

Editeur : Rivages poche
Traduit du japonais et présenté par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura
Nombre de pages : 112

Biographie succincte de l’auteur

De son vrai nom, Kinnosuke Natsume, il nait et meurt à Tokyo (1867-1916). Après des études d’anglais et d’architecture, il se consacre à l’enseignement. En 1888, il prend le pseudonyme de Sôseki. En 1905 il obtient une brusque célébrité avec son roman « Je suis un chat« . Romancier et nouvelliste, il est aussi l’auteur de plus de 2500 haïkus. Considéré comme l’un des principaux écrivains classiques du Japon, il a importé dans son pays des influences littéraires et culturelles occidentales. Il est mort à l’âge de 49 ans.

Un Extrait de la Quatrième de Couverture

En 1914, le romancier Sôseki (1867-1916), alors très célèbre, est invité à donner une conférence à l’École des Pairs, où il a failli enseigner dans sa jeunesse. Avec humour et profondeur, il explique aux étudiants, qui constituent une élite intellectuelle, sa conception de l’individualisme. Partant de son expérience personnelle d’étudiant et de jeune enseignant, il raconte son cheminement, rappelant certains de ses livres (Botchan) où il s’est tourné lui-même en dérision et, peu à peu, d’anecdotes en fables, il parvient à un véritable petit traité de morale, qui définit l’autonomie, la tolérance, les limites de l’individualisme en collectivité et la nécessité de recourir à une éducation intériorisée et non pas seulement conformiste.

Mon Avis

Ce livre est très court mais d’une grande densité et il va vraiment à l’essentiel alors qu’on a l’impression au début que l’auteur ne sait pas où il veut en venir et qu’il va se perdre en cours de route. Mais en réalité, il ne se perd pas du tout et son discours est extrêmement bien construit et rigoureusement mené.
Dans la première partie, il nous relate quelques étapes marquantes de sa jeunesse : les difficultés auxquelles il se confrontait dans sa vie d’étudiant, ses doutes, ses erreurs, et l’état psychologique de confusion – et sûrement aussi de déprime – contre lesquels il essayait de lutter vainement. L’enseignement universitaire de Littérature anglaise qu’on lui prodiguait n’était pas, à ses yeux, satisfaisant, mais il ne parvenait pas à savoir ce qui lui conviendrait. Jusqu’au jour où il comprend qu’il est, dans sa vie intellectuelle, beaucoup trop tributaire des autres, qu’il lui manque la liberté de pensée indispensable à son épanouissement. Jusque-là, il se contentait de répéter les jugements des uns et des autres – professeurs, spécialistes en littérature, écrivains et critiques européens – dans un esprit d’imitation, mais il se rend compte tout à coup que c’est la cause de son mal-être, qu’il désire se forger sa propre opinion, choisir sa voie individuelle, indépendante de celle des autres. Ce désir d’autonomie le mène sur le chemin de l’écriture.
A la suite de cette première partie autobiographique, qui nous montre la naissance de sa vocation d’écrivain, la deuxième partie élargit et amplifie son propos : il explicite la notion d’individualisme telle qu’il la conçoit et qui rejoint beaucoup l’idée de liberté.
Sachant que les étudiants auxquels il s’adresse pendant cette conférence seront amenés après leurs études à exercer de hautes fonctions dans la société, Sôseki se penche sur les notions de pouvoir et d’argent, qui sont selon lui indissociables de la morale, et de la notion de devoir (envers les autres). Il défend un individualisme respectueux de la liberté d’autrui et conscient de ses responsabilités.
Comme cette conférence a été donnée en 1914, dans une atmosphère belliqueuse et guerrière, et que les Japonais défendaient alors un nationalisme extrêmement étroit, Sôseki essaye de concilier son individualisme avec cet état d’esprit général, et il tente de réconcilier les valeurs occidentales avec le collectivisme japonais, d’une manière fine et habile.
Un livre qui m’a énormément plu et qui restera marquant dans ma mémoire, sans aucun doute !

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Un Extrait page 54

À partir du moment où j’ai eu à portée de main ce concept d’autonomie, je me suis senti très fort. Je ne me laissais plus impressionner par eux. J’étais jusqu’alors amorphe et découragé et cette notion m’a littéralement indiqué comment reprendre pied et quel chemin choisir.
Je dois avouer que ce mot a été pour moi un nouveau départ. Il était absurde de s’agiter vainement en chaussant les bottes d’un autre : voilà un argument à toute épreuve pour ne pas imiter les Occidentaux et, sachant la jubilation que j’aurais et ferais naître autour de moi en le leur lançant à la figure, j’ai décidé de considérer que l’œuvre de ma vie serait de parvenir à cette autonomie, entre autres, à travers l’écriture.

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Un Extrait page 78

Pour lever tout malentendu, j’aimerais ajouter un mot : quand on parle d’individualisme, on peut laisser entendre que c’est le contraire du nationalisme et qu’il a pour but de le démolir ; mais ce n’est pas aussi déraisonnable et décousu. Au fond je n’aime pas beaucoup les mots en isme et je doute que l’humanité puisse se réduire à un isme quelconque, mais pour les besoins de l’explication, je suis forcé de faire appel à ces notions. Certains prétendent qu’aujourd’hui le Japon n’est plus viable sans le nationalisme ou le pensent carrément. Nombreux sont ceux qui prophétisent que le pays va sombrer si l’on ne réprime cet individualisme. Mais rien n’est plus absurde que cela. En réalité, nous pouvons être nationalistes et mondialistes et, en même temps, individualistes.

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Logo du Défi, créé par Goran

Des Extraits d’Asphyxiante Culture de Jean Dubuffet

Ce livre m’a été conseillé par mon ami le poète Denis Hamel, pour qui cette lecture a été très importante et marquante, et je reconnais que cet essai est assez remarquable et qu’il m’a tout à fait emballée, aussi bien sur le fond que sur la forme, avec une écriture très travaillée et agréable à lire.

Note sur Jean Dubuffet

Jean Dubuffet (1901-1985) est un peintre, sculpteur et plasticien français, le premier théoricien d’un style d’art auquel il a donné le nom d' »art brut », des productions de marginaux ou de malades mentaux : peintures, sculptures, calligraphies, dont il reconnaît s’être lui-même largement inspiré. Artiste subversif et radicalement indépendant, il a souvent fait scandale par ses prises de position, par ses expositions, et par ses livres théoriques, comme Asphyxiante culture en 1968, disponible aux éditions de Minuit.

Quelques extraits :

page 8 :

Le mot culture est employé dans deux sens différents, s’agissant tantôt de la connaissance des œuvres du passé (n’oublions jamais au surplus que cette notion des œuvres du passé est tout à fait illusoire, ce qui en a été conservé n’en représentant qu’une très mince sélection spécieuse basée sur des vogues qui ont prévalu dans l’esprit des clercs) et tantôt plus généralement de l’activité de la pensée et de la création d’art. Cette équivoque du mot est mise à profit pour persuader le public que la connaissance des œuvres du passé (celles du moins qu’ont retenues les clercs) et l’activité créatrice de la pensée ne sont qu’une seule et même chose.

Page 13

La collectivité s’est maintenant, d’un consentement à peu près unanime, donné pour maîtres à penser des professeurs. L’idée est que les professeurs, auxquels a été longtemps octroyé le loisir d’examiner les productions d’art du passé, sont par là mieux que les autres informés de ce qu’est l’art et de ce qu’il doit rester. Or l’essence de la création d’art est novation, à quoi un professeur sera d’autant moins propre qu’il aura plus longtemps sucé le lait des œuvres du passé. Il serait intéressant de comparer le nombre de professeurs, dans l’actuelle activité littéraire, dans la presse, dans les postes liés à la diffusion et à la publicité des lettres et arts, à ce qu’il était il y a trente ans. Les professeurs, qui ont pris maintenant tant d’autorité, ne recevaient guère alors de considération.
Les professeurs sont des écoliers prolongés, des écoliers qui, terminé leur temps de collège, sont sortis de l’école par une porte pour y rentrer par l’autre, comme les militaires qui rengagent. Ce sont des écoliers ceux qui, au lieu d’aspirer à une activité d’adulte, c’est-à-dire créative, se sont cramponnés à la position d’écolier, c’est-à-dire passivement réceptrice en figure d’éponge. L’humeur créatrice est aussi opposée que possible à la position de professeur. Il y a plus de parenté entre la création artistique (ou littéraire) et toutes autres formes qui soient de création (dans les plus communs domaines, de commerce, d’artisanat ou de n’importe quel travail manuel ou autre) qu’il n’y en a de la création à l’attitude purement homologatrice du professeur, lequel est par définition celui qui n’est animé d’aucun goût créatif et doit donner sa louange indifféremment à tout ce qui, dans les longs développements du passé, a prévalu. (…)

page 46 :

La fièvre d’hiérarchisation dont fait montre notre époque si éprise de compétitions sélectives et proclamation de champions est fortement impliquée dans la position que tend à prendre ce qu’on appelle la culture. Elle répond à un désir de réduire toutes choses à un commun dénominateur, désir qui lui-même procède de la même constante aspiration à substituer au profus, à l’innombrable, de petits dénombrements tenant dans la main. La pensée actuelle a capitalement horreur du profus, de l’innombrable, des dénominateurs innombrables. Mais ce refus du fourmillement chaotique, cet appétit simpliste de tout classer en genres et en espèces ne va pas sans une brutalisation des caractères propres de chaque individu et une élimination de tout ce qui n’entre pas dans les normes; d’où résulte, faite cette réduction des catégories au petit nombre souhaité, un considérable appauvrissement des champs considérés, un désolant rapetissement, tout à l’opposé d’enrichir. C’est le fourmillement chaotique qui enrichit et agrandit le monde, qui lui restitue sa vraie dimension et sa vraie nature. (…)

page 84 :

L’argument des professeurs et des agents de culture contre l’art brut est que l’art purement brut, intégralement préservé de tout apport provenant de la culture et de toute référence à elle, ne saurait exister. Je ferai alors observer aux professeurs que le même caractère de chimère qu’ils trouvent à la notion d’art brut peut se trouver de même en n’importe quelle autre et par exemple dans la notion de sauvagerie, ou, pour citer une notion à laquelle sont en ce temps si sensibilisés nos milieux culturels, dans la notion de liberté. Si les professeurs se voyaient remettre la chaîne d’arpentage avec le compas du géomètre et requis de jalonner le terrain en plantant où il se doit le piquet de la sauvagerie, le piquet de la liberté et ceux de tous les autres relais de la pensée, ils seraient en même embarras que pour déterminer le point exact où doit être fixé le piquet de l’art brut. C’est en effet que l’art brut, la sauvagerie, la liberté, ne doivent pas se concevoir comme des lieux, ni surtout des lieux fixes, mais comme des directions, des aspirations, des tendances. (…)

Des Poèmes d’Anne Barbusse

Couverture chez Encres Vives

Ce long poème est extrait des « Quatre murs le seau le lit » paru chez Encres Vives en 2020 dans la collection Encres Blanches (n°804)


Présentation de la poète :

Anne Barbusse est née en 1969 à Clermont-Ferrand. Après des études de lettres classiques à Paris, elle enseigne quelques années à l’Université Paris VIII. Puis elle s’installe dans un village du Sud de la France. Elle enseigne actuellement le français langue étrangère aux enfants migrants. En pleine crise grecque, elle reprend ses études à distance et obtient un master traduction de littérature néo-hellénique en 2017, et elle traduit de la poésie grecque moderne. Elle commence réellement à envoyer ses textes aux éditeurs à la faveur du confinement. (Source : Quatrième de Couverture, Editeur).

Présentation du recueil :

« les quatre murs le seau le lit » est un recueil issu d’un journal poétique plus vaste écrit lors de plusieurs séjours en hôpital psychiatrique pour dépression. Il en constitue aussi la clôture, l’acmé, l’enfermement extrême, avec le traumatisme de la chambre d’isolement et d’une expérience de dépersonnalisation, où, à ma perte de repères due à la dépression, la psychiatrie va rajouter une perte d’identité. Recluse involontaire (et par erreur), je passe environ dix jours à attendre une libération, en demandant à mon écriture de préserver un moi déjà abîmé, en demandant à la poésie de reconstruire ce que la psychiatrie, sous couvert de soigner, a démoli. (Source : Quatrième de Couverture, par la poète)

Extrait page 5 :

ces mêmes couloirs jaunes qui ont connu tant de fous passants
(et des fous dansants)
avec le carrelage de petits carreaux multicolores
de laides chaises de laides plantes toutes en plastique
et Van Gogh au-dessus pauvre Van Gogh
les Tournesols
plus loin les champs tournoyants sous le ciel tournoyant
plus loin le café de nuit peint comme café de jour
patience
patience – et un Gauguin – femmes à Tahiti
je ne connais plus les proverbes mais je sais qu’ils existent
je suis dans les mots mais souvent ils m’échappent
je suis dans l’H.P. mais j’oublie maints détails – mais cette fois en pyjama interdiction de
sortir du bâtiment alors je vais le connaître par cœur

en pyjama
bleu
comme ciel mer lac amour nuit
en pyjama laide et belle de la beauté de la folie psychiatrique
démesuré trop long déhanché mal fagoté
en chaussettes
pas d’habits pour sortir chez le commun des mortels
pas de bagues pas de boucles d’oreilles qui ornent trop et font paraître belle
être réduit à un corps laid
faire disparaître le corps dans l’ampleur du tissu
se faire disparaître dans l’anonymat du costume que plusieurs nous sommes à porter
bleu
comme le jour les prunes les iris le lilas
comme le fond des mers et le fond de la souffrance
si tant est qu’elle arbore couleur
mon pyjama bleu et moi errons dans les dédales fermés du bâtiment fermé
les portes s’ouvrent mais pour les autres ceux qui ont habits
je ne sais ce qu’est être coquette pour l’amant

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Anne Barbusse

Cette Vie de Karel Schoeman

J’avais déjà lu un roman de Karel Schoeman, « Retour au Pays Bien Aimé », que j’avais beaucoup apprécié, et c’est la raison pour laquelle je voulais approfondir ma connaissance de cet écrivain.

Voici une petite présentation de l’auteur :
Karel Schoeman est né en 1939 à Trompsburg (État libre d’Orange). Solidaire du combat des Noirs de son pays, il a reçu en 1999, des mains du président Mandela, la plus haute distinction sud-africaine : The Order of Merit. Son œuvre compte une trentaine d’ouvrages d’histoire et dix-sept romans dont certains sont considérés comme des chefs-d’œuvre de la littérature sud-africaine. Il est mort dans la nuit du 1er au 2 mai 2017 à Bloemfontein (Afrique du Sud). (Note de l’éditeur)

Note Pratique sur le Livre :
Publié par les éditions Phébus en 2009, dans une traduction française de Pierre-Marie Finkelstein.
Langue d’origine : Afrikaans.
Nombre de pages : 266.

Voici la présentation de ce roman par les éditions Phébus :

Nous sommes au XIXe siècle dans le Roggeveld, région parmi les plus inhospitalières d’Afrique du Sud. Une femme se meurt. Au cours de sa vie, elle a beaucoup vu et beaucoup entendu : elle a surtout énormément appris sur le cœur des hommes. Hésitante, incertaine, elle égrène ses souvenirs, reconstruit son passé et, ce faisant, exhume un monde, celui des Afrikaners. Surgissent alors de sa mémoire, sur fond de paysage tissé par le vent, la poussière et le silence, des êtres austères et néanmoins secrètement ardents, pragmatiques puis brusquement lyriques.
Et, de page en page, en filigrane, apparaît le subtil portrait de cette narratrice profondément seule et intensément lucide sur son histoire, son pays et son peuple.

Mon humble Avis :

C’est un beau livre, à l’écriture très travaillée, et aux descriptions généralement magnifiques, et on ne peut pas contester le génie de l’auteur à créer des atmosphères, à susciter en nous des images et des impressions.
Malgré cela, j’ai eu beaucoup de mal à avancer dans cette lecture qui demande beaucoup de persévérance et durant laquelle il m’est arrivé de m’ennuyer un peu. Bref, il m’a fallu presque quinze jours pour arriver au bout de ce livre, alors que c’est loin d’être un pavé !
Cette impression de lenteur et de stagnation dans ma lecture était liée au caractère très spécial de l’héroïne et narratrice : une femme absolument enfermée en elle-même, qui ne parle presque jamais et qui se sent toujours étrangère à ce qui se passe autour d’elle. Dans son enfance, elle semble s’attacher à trois ou quatre personnes, surtout des membres de sa famille, comme son père et sa belle soeur Sofie. Mais plus elle grandit ou mûrit plus sa vision du monde devient morne, lointaine et silencieuse.
Pourtant, cette étrange narratrice-héroïne traverse des événements, des drames, qui devraient la sortir de son apathie et la rendre plus active mais elle les raconte en se demandant ce qu’ils veulent dire, dans une incompréhension où elle ne cesse de douter, alors que le lecteur comprend mieux qu’elle de quoi il retourne.
Néanmoins, cette narratrice est loin d’être stupide : elle est une des seules de son village à savoir lire et écrire, elle est souvent sollicitée par des voisins pour rédiger des courriers, elle aime lire et il lui arrive à certains moments de noter ses pensées, de faire des tentatives littéraires, mais elle finit par s’en désintéresser.
Parallèlement, cette narratrice montre une certaine lucidité pour analyser les caractères de ceux qui l’entourent, la cupidité des uns, la dureté des autres, mais elle rêve surtout de solitude et de promenades en liberté à travers le veld.
C’est donc, comme je le disais, un beau livre mais dont il faut accepter le rythme lent et contemplatif, et on doit s’accrocher pour arriver jusqu’au bout.
La fin n’est pas surprenante, on s’y attend depuis le début, et de ce point de vue il n’y a pas de suspense, mais c’est quand même une très belle fin, où l’auteur a mis beaucoup d’émotion contenue.

Un Extrait page 89-90

(…) Les voisins revinrent pour les obsèques – cela devait bien faire vingt ou trente personnes en tout, en comptant les enfants – et je me souviens qu’ils parlaient à voix basse et se taisaient dès qu’ils apercevaient quelqu’un de la famille. Après le culte, qui fut célébré près de la tombe, je servis des bols de café au salon et comme je n’étais encore qu’une enfant, personne ne fit attention à moi. « Ce n’est tout de même pas normal, une femme qui ne verse pas une larme sur la tombe de son mari » fit remarquer quelqu’un sur un ton de reproche; un autre, commentant la chute de Jakob, se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans la crevasse où l’on avait retrouvé son corps, aussi loin de l’endroit où il avait été vu pour la dernière fois.
C’est alors que je pris conscience, pour la première fois, de tout ce que l’on peut voir et entendre à condition de rester bien tranquille et de se tenir en retrait, de se contenter de regarder et d’écouter sans laisser échapper le moindre son ni faire le moindre geste; c’est là, en me faufilant sans me faire remarquer avec mes bols de café parmi ces gens venus assister à l’enterrement, que sans m’en rendre compte j’ai appris à vivre pour le restant de mes jours.(…)