Parmi la jeunesse russe, d’Ella Maillart

Couverture chez Payot

Je consacre ce mois de janvier 2023 au thème du voyage et, dans ce cadre, je me suis intéressée à l’écrivaine et voyageuse suisse du 20ème siècle, Ella Maillart, et plus précisément à son tout premier récit de voyage, écrit en 1930, dans ce que l’on nommait à l’époque l’URSS, et qui suscitait une grande curiosité (et, souvent, de l’hostilité) dans le reste de l’Europe et du monde.
Quelques mots d’abord sur l’écrivaine :

Ella Maillart (1903 à Genève – 1993 à Chandolin en Suisse) est une voyageuse, écrivaine et photographe suisse. Grande sportive, elle pratique le ski alpin, la voile et l’alpinisme. Elle participe aux régates Olympiques de 1924. De 1931 à 1934, elle défend les couleurs de la Suisse aux premiers Championnats du Monde de ski.
Attirée par le cinéma russe, elle part en reportage à Moscou, qui sera le sujet de son premier livre « Parmi la jeunesse russe », publié en 1932. Ses voyages la mènent ensuite, pendant les années 30, en Asie Centrale, en Mandchourie, en Chine, en Inde, puis en Afghanistan et jusqu’en Turquie.
Elle passe cinq ans en Inde de 1940 à 1945, auprès de maîtres spirituels.
Le village suisse de Chandolin, à 2000 mètres d’altitude, constitue son principal point de chute entre ses divers périples et il accueille ses dernières années de vie.
(Source : Wikipédia)

Quatrième de Couverture

« Je veux être avec la jeunesse russe et pas avec les six mille Américains qui envahissent Moscou. »
Ella Maillart à sa mère, 25 août 1930

Douze ans après la révolution, le régime soviétique reste une énigme pour des Occidentaux fascinés par Eisenstein et le cinéma russe. Ella Maillart a vingt-six ans. Elle obtient un visa et débarque à Moscou en 1930, dans un pays bouleversé, frappé par la famine. Elle loue une paillasse dans le deux-pièces de la comtesse Tolstoï, vit de thé et de pain noir, rame sur la Moskova avec de jeunes ouvriers et passe des heures dans la cabine de montage du réalisateur Vsevolod Poudovkine. Avec fraîcheur, elle note ce qu’elle voit, et parvient à se joindre à un groupe qui part découvrir la Svanéthie, traversant le massif central du Caucase à pied. Ce voyage sera aussi pour elle l’occasion de découvrir les superbes images mongoles de Tempête sur l’Asie qui lui donneront un avant-goût de cet Orient qui bientôt deviendra sa vie.

Mon humble Avis

Dans les années 30, il n’était pas courant pour une femme seule de voyager, surtout pas dans des pays lointains ou réputés dangereux, et on ne peut qu’admirer le courage et l’intrépidité d’Ella Maillart au cours de son périple en URSS. Plusieurs fois, elle se trouve dans des situations difficiles, devant lesquelles la plupart des gens reculeraient, mais elle décide d’aller de l’avant malgré tout et ne se décourage pas. Ainsi, quand elle décide d’escalader avec un groupe de jeunes russes plusieurs montagnes du Caucase, elle se fait mordre très gravement à la jambe par un chien mais, loin de rebrousser chemin et de chercher un médecin, elle continue son ascension et ses performances sportives, parfois même à cloche-pied tellement la douleur est intense.
La partie du livre qui m’a le plus intéressée est la première, où elle séjourne à Moscou et où elle relate beaucoup d’anecdotes sur la vie quotidienne des moscovites aux premiers temps du communisme : les queues devant les magasins, les difficultés pour trouver des produits de nécessité courante, les logements souvent collectifs, le grand effort de la politique soviétique en faveur de l’éducation des plus défavorisés et en faveur du sport.
Ella Maillart a l’air, dans l’ensemble, plutôt enthousiaste devant ce pays en plein bouleversement, où tout se construit et se modernise rapidement et où la jeunesse a pris le pouvoir. Elle ne semble pas du tout pressentir les horreurs staliniennes (en 1930, Staline est déjà au pouvoir depuis un an) et ne s’offusque pas non plus de la propagande d’Etat ou des possibles surveillance ou emprisonnement de certains citoyens rétifs au régime. Mais il est vrai qu’elle parle assez peu de politique et presque pas du Gouvernement russe. Ce qui l’intéresse c’est surtout la découverte de la vie quotidienne, de rencontrer des Russes, principalement des jeunes, de discuter avec eux et de vivre parmi eux, en immersion complète.
On peut admirer aussi la sociabilité et la bonne maîtrise linguistique d’Ella Maillart, qui parvient à se lier d’amitié presque partout où elle va, qui s’intègre à de nouveaux groupes de jeunes russes avec une facilité étonnante et qui tient avec eux des conversations soutenues et complexes.
L’écriture est très agréablement ciselée mais j’ai regretté parfois la trop grande place accordée aux descriptions, d’ailleurs très réussies, au détriment peut-être de la réflexion. Trop de place pour le monde extérieur au détriment de l’intériorité, ce qui est sans doute une caractéristique de nombreux récits de voyage. D’un autre côté, j’ai bien compris qu’Ella Maillart voulait rester au plus proche des gens et des faits réels objectifs, comme dans un documentaire ou un reportage, mais parfois on se dit qu’un petit peu plus d’analyse et de prise de recul ne feraient pas de mal…
J’ai tout de même beaucoup apprécié ce livre, qui se lit avec grand plaisir, car l’écrivaine voyageuse possède de très nombreux centres d’intérêt (culture, sport, littérature, cinéma, etc.) et qu’elle envisage la vie et les gens avec curiosité, donc son récit aborde des sujets multiples et variés et sa manière de raconter les choses est pleine de vivacité et de passion.

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Un Extrait Page 35

Au début, j’allais moi-même aux provisions. Le matin, pour ce que j’avais à acheter, cela se passait sans encombre ; la plupart des ouvrières étant au travail, je rencontrais surtout d’anciennes bourgeoises ou des servantes (celles-ci forment un groupe syndiqué). Il faut souvent attendre pour être servi, le personnel étant insuffisant. Les vraies queues, celles qui sont exténuantes, me semblent provoquées par les distributions spéciales, annoncées à l’avance : vêtements, chaussures.
Crise du cuir. Tout le monde veut des bottes. Sur 160 millions d’habitants, l’URSS compte environ 120 millions de paysans. Autrefois, seuls quelques privilégiés pouvaient s’acheter des bottes ; les autres allaient chaussés de sandales d’écorce. Autres temps, nouveaux moyens, nouveaux besoins : il faut aujourd’hui botter un continent. Tout en reformant le cheptel !

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Un autre Extrait page 38

-Es-tu de Moscou ? me demande une petite brune aux cheveux ébouriffés.
-Non, je suis étrangère ; et toi ?
-Je viens de Kharkov, mais quel est ton pays ?
Au mot « étrangère », propagé comme une traînée de poudre, tous ont suspendu et leurs phrases et le cours de leur pensée ; chacun arrête le bouillonnement de vie qui lui est propre pour laisser le champ libre à la curiosité. Ils se sont retournés, ils se battent pour m’approcher, pour me toucher ; yeux, odorat, oreilles tendus vers l’inconnue.
-Comment t’appelles-tu ?
-Où travailles-tu ?
-Te plais-tu chez nous ?
-Est-ce aussi bien chez toi ?
Les jeunes ne mettent pas en doute que le monde entier s’intéresse à la Russie. Mais les vieux demandent toujours :  » Pourquoi diable venez-vous dans ce pays-ci ? »
Comment répondre à chacun d’une manière satisfaisante ? Je me désole de n’y pouvoir parvenir.

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Un Troisième Extrait page 211

L’express de Leningrad lutte contre le vent invisible, remonte le fleuve de nuit impénétrable ; il ponctue son avance de mugissements angoissés, profonds comme ceux d’un vapeur dans le brouillard.
Je suis partie de Moscou sans bien m’en rendre compte ; je n’ai pas quitté la ville pour de bon, avec le regard circulaire d’adieu dont on enveloppe Athènes ou Amsterdam. J’ai l’impression d’y devoir revenir prochainement, rappelée par les êtres que j’y laisse et qui sont devenus partie de moi-même. Certes, je reviendrai…
Pourquoi même suis-je partie ? Trop d’habitudes trop anciennes me ramènent-elles dans mes longitudes ? Ou peut-être la peur de ne pas trouver de travail intéressant avant de mieux savoir le russe ? Ou suis-je simplement tenaillée par le besoin qui pousse les fidèles de la despote aventure, besoin d’aller toujours vers l’inconnu ?

17 réflexions sur “Parmi la jeunesse russe, d’Ella Maillart

  1. Quel courage ! Et du coup, quel témoignage sur les débuts de la Russie … Étonnante voyageuse, aussi ! Merci pour ce retour qui donne envie de se plonger dans ce récit étonnant

    1. Bonjour Miriam. Je crois que je relirai volontiers Ella Maillart, ce livre-ci m’a bien plu ! Et puis c’est un témoignage précieux sur les débuts de l’Union soviétique et du Stalinisme. Merci de votre commentaire, bonne journée 🙂

  2. ça à l’air très intéressant et tourbillonnant !

    Pour la littérature de voyage je ne peux que te conseiller « La femme chez les chasseurs de têtes » de Titaÿna, j’avais écris un article et beaucoup aimé. Elle aussi une tête brûlée voyageuse dans un temps où les femmes devaient être accompagnées !

    Vita Sackville-West est une voyageuse aussi, mais je ne te conseille pas Une aristocrate en Asie que j’avais trouvé long (alors qu’il est court hihi) peut-être à découvrir avec une autre lecture?

    1. Bonjour Marie et merci beaucoup pour ces conseils de lecture ! J’ai entendu parler de Vita Sackville-West mais je ne savais pas qu’elle avait tellement voyagé , sûrement une auteure à découvrir pour moi !
      Je tâcherai de me renseigner aussi sur Titaÿna.
      Sinon, parmi les écrivaines-voyageuses célèbres on parle souvent d’Alexandra David-Neel mais je ne l’ai pas lue non plus.
      Il me reste encore beaucoup à découvrir 😀
      Je crois que je ne t’ai pas encore présenté mes vœux… Très bonne et heureuse année à toi !

  3. natlarouge

    Certainement un très bon témoignage, même si elle ne rentre pas dans les questions politiques et c’est peut être mieux. merci

    1. Bonjour Natlarouge. Oui, c’est vrai. Si elle s’était lancée dans des considérations politiques ça aurait pu devenir lourd ou trop dogmatique… Là, elle reste sur le plan des observations concrètes et des rencontres humaines et c’est à chaque lecteur de tirer les conclusions qui conviennent (et, aussi, parce que nous connaissons la suite de l’histoire du stalinisme, ce qu’Ella Maillart ne pouvait pas imaginer en 1930). Merci beaucoup de ton commentaire, bonne journée 🙂

  4. J’ai bien souri avec le dialogue… surtout avec ce «Pourquoi diable venez-vous dans ce pays-ci? ». Je pose souvent cette question à des étrangers européens car ils chialent sur le climat d’ici et sur le manque de châteaux, etc. C’est intéressant de lire des récits de voyage car ils permettent de cerner, il me semble, une certaine quête identitaire dans un ailleurs insaisissable. Merci Marie-Anne pour cet article.

    1. Bonsoir Nathalie, c’est vrai que le Canada est très attirant par bien des côtés mais du point de vue du climat ce serait dur pour moi de le supporter… je crois que les Français aiment bien la chaleur et le soleil 🙂
      Jusqu’à présent je ne lisais pas beaucoup de récits de voyage mais, peu à peu, j’apprends à les apprécier !
      Merci de ton commentaire, bonne journée 🙂

    1. Bonjour Eveline ! Oui, tout à fait ! C’est un bon livre et un témoignage précieux sur cette époque en Union Soviétique, les débuts du Stalinisme. Merci de ton commentaire et très bonne journée à toi 🙂

  5. Je suis ravie de voir ce livre chez toi! Je ne l’ai pas encore lu mais il m’attend depuis un moment… Ella Maillart était une sacrée bout de femme, en avance sur son temps. J’ai passé une semaine à Chandolin (petit village à 2000m dans les Alpes valaisannes) en août 2020. Nous y avons visité le petit musée qui lui est consacré et avons eu la chance de rencontrer des gens qui la connaissaient bien et qui nous ont régalés avec quelques anecdotes personnelles, un beau souvenir!

    1. Tu as de la chance d’avoir pu visiter ce musée. J’ai découvert Ella Maillart grâce à ce livre et je pense en relire d’elle un jour ou l’autre. C’est une femme assez étonnante et qui cumulait une grande quantité de talents. En avance sur son temps, c’est certain ! Merci Fabienne de ton commentaire et très bonne journée 🙂

  6. Ana-Cristina

    Cette écrivaine voyageuse ne me déplaît pas. Je l’admire très certainement aussi. Je l’envie ? Sans aucun doute. Est-elle naïve, aveuglée, inconsciente, modeste ? On peut légitimement en effet s’étonner de l’absence de réflexion. Mais n’est-ce pas justement ce qui rend son témoignage si sensible ? Je partage ton avis : ne s’agit-il pas tout simplement d’une grande curiosité envers les gens qui ne vivent pas comme elle, n’ont pas les mêmes problèmes ? Ella Maillart : je retiens ce nom. Merci Marie-Anne d’en avoir parlé. Mais pourquoi ce titre : « Voyage parmi la jeunesse russe » ? Pourquoi « Jeunesse » ? Je te souhaite une belle journée !

    1. Merci Ana de ton retour sur mon article et de ton commentaire ! Je pense qu’Ella Maillart avait 26 ans pendant ce voyage et probablement elle se sentait plus proche de la jeunesse. Et puis l’ union Soviétique faisait grand cas de la jeunesse russe pour révolutionner la société et moderniser le pays (plus que sur les générations anciennes) alors je pense qu’Ella Maillart avait cette idée à l’esprit. Mais en fait dans ce livre elle ne parle pas exclusivement que des jeunes bien que ce soit la majorité des cas. Bonne journée à toi et à bientôt 🙂

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