Parmi la jeunesse russe, d’Ella Maillart

Couverture chez Payot

Je consacre ce mois de janvier 2023 au thème du voyage et, dans ce cadre, je me suis intéressée à l’écrivaine et voyageuse suisse du 20ème siècle, Ella Maillart, et plus précisément à son tout premier récit de voyage, écrit en 1930, dans ce que l’on nommait à l’époque l’URSS, et qui suscitait une grande curiosité (et, souvent, de l’hostilité) dans le reste de l’Europe et du monde.
Quelques mots d’abord sur l’écrivaine :

Ella Maillart (1903 à Genève – 1993 à Chandolin en Suisse) est une voyageuse, écrivaine et photographe suisse. Grande sportive, elle pratique le ski alpin, la voile et l’alpinisme. Elle participe aux régates Olympiques de 1924. De 1931 à 1934, elle défend les couleurs de la Suisse aux premiers Championnats du Monde de ski.
Attirée par le cinéma russe, elle part en reportage à Moscou, qui sera le sujet de son premier livre « Parmi la jeunesse russe », publié en 1932. Ses voyages la mènent ensuite, pendant les années 30, en Asie Centrale, en Mandchourie, en Chine, en Inde, puis en Afghanistan et jusqu’en Turquie.
Elle passe cinq ans en Inde de 1940 à 1945, auprès de maîtres spirituels.
Le village suisse de Chandolin, à 2000 mètres d’altitude, constitue son principal point de chute entre ses divers périples et il accueille ses dernières années de vie.
(Source : Wikipédia)

Quatrième de Couverture

« Je veux être avec la jeunesse russe et pas avec les six mille Américains qui envahissent Moscou. »
Ella Maillart à sa mère, 25 août 1930

Douze ans après la révolution, le régime soviétique reste une énigme pour des Occidentaux fascinés par Eisenstein et le cinéma russe. Ella Maillart a vingt-six ans. Elle obtient un visa et débarque à Moscou en 1930, dans un pays bouleversé, frappé par la famine. Elle loue une paillasse dans le deux-pièces de la comtesse Tolstoï, vit de thé et de pain noir, rame sur la Moskova avec de jeunes ouvriers et passe des heures dans la cabine de montage du réalisateur Vsevolod Poudovkine. Avec fraîcheur, elle note ce qu’elle voit, et parvient à se joindre à un groupe qui part découvrir la Svanéthie, traversant le massif central du Caucase à pied. Ce voyage sera aussi pour elle l’occasion de découvrir les superbes images mongoles de Tempête sur l’Asie qui lui donneront un avant-goût de cet Orient qui bientôt deviendra sa vie.

Mon humble Avis

Dans les années 30, il n’était pas courant pour une femme seule de voyager, surtout pas dans des pays lointains ou réputés dangereux, et on ne peut qu’admirer le courage et l’intrépidité d’Ella Maillart au cours de son périple en URSS. Plusieurs fois, elle se trouve dans des situations difficiles, devant lesquelles la plupart des gens reculeraient, mais elle décide d’aller de l’avant malgré tout et ne se décourage pas. Ainsi, quand elle décide d’escalader avec un groupe de jeunes russes plusieurs montagnes du Caucase, elle se fait mordre très gravement à la jambe par un chien mais, loin de rebrousser chemin et de chercher un médecin, elle continue son ascension et ses performances sportives, parfois même à cloche-pied tellement la douleur est intense.
La partie du livre qui m’a le plus intéressée est la première, où elle séjourne à Moscou et où elle relate beaucoup d’anecdotes sur la vie quotidienne des moscovites aux premiers temps du communisme : les queues devant les magasins, les difficultés pour trouver des produits de nécessité courante, les logements souvent collectifs, le grand effort de la politique soviétique en faveur de l’éducation des plus défavorisés et en faveur du sport.
Ella Maillart a l’air, dans l’ensemble, plutôt enthousiaste devant ce pays en plein bouleversement, où tout se construit et se modernise rapidement et où la jeunesse a pris le pouvoir. Elle ne semble pas du tout pressentir les horreurs staliniennes (en 1930, Staline est déjà au pouvoir depuis un an) et ne s’offusque pas non plus de la propagande d’Etat ou des possibles surveillance ou emprisonnement de certains citoyens rétifs au régime. Mais il est vrai qu’elle parle assez peu de politique et presque pas du Gouvernement russe. Ce qui l’intéresse c’est surtout la découverte de la vie quotidienne, de rencontrer des Russes, principalement des jeunes, de discuter avec eux et de vivre parmi eux, en immersion complète.
On peut admirer aussi la sociabilité et la bonne maîtrise linguistique d’Ella Maillart, qui parvient à se lier d’amitié presque partout où elle va, qui s’intègre à de nouveaux groupes de jeunes russes avec une facilité étonnante et qui tient avec eux des conversations soutenues et complexes.
L’écriture est très agréablement ciselée mais j’ai regretté parfois la trop grande place accordée aux descriptions, d’ailleurs très réussies, au détriment peut-être de la réflexion. Trop de place pour le monde extérieur au détriment de l’intériorité, ce qui est sans doute une caractéristique de nombreux récits de voyage. D’un autre côté, j’ai bien compris qu’Ella Maillart voulait rester au plus proche des gens et des faits réels objectifs, comme dans un documentaire ou un reportage, mais parfois on se dit qu’un petit peu plus d’analyse et de prise de recul ne feraient pas de mal…
J’ai tout de même beaucoup apprécié ce livre, qui se lit avec grand plaisir, car l’écrivaine voyageuse possède de très nombreux centres d’intérêt (culture, sport, littérature, cinéma, etc.) et qu’elle envisage la vie et les gens avec curiosité, donc son récit aborde des sujets multiples et variés et sa manière de raconter les choses est pleine de vivacité et de passion.

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Un Extrait Page 35

Au début, j’allais moi-même aux provisions. Le matin, pour ce que j’avais à acheter, cela se passait sans encombre ; la plupart des ouvrières étant au travail, je rencontrais surtout d’anciennes bourgeoises ou des servantes (celles-ci forment un groupe syndiqué). Il faut souvent attendre pour être servi, le personnel étant insuffisant. Les vraies queues, celles qui sont exténuantes, me semblent provoquées par les distributions spéciales, annoncées à l’avance : vêtements, chaussures.
Crise du cuir. Tout le monde veut des bottes. Sur 160 millions d’habitants, l’URSS compte environ 120 millions de paysans. Autrefois, seuls quelques privilégiés pouvaient s’acheter des bottes ; les autres allaient chaussés de sandales d’écorce. Autres temps, nouveaux moyens, nouveaux besoins : il faut aujourd’hui botter un continent. Tout en reformant le cheptel !

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Un autre Extrait page 38

-Es-tu de Moscou ? me demande une petite brune aux cheveux ébouriffés.
-Non, je suis étrangère ; et toi ?
-Je viens de Kharkov, mais quel est ton pays ?
Au mot « étrangère », propagé comme une traînée de poudre, tous ont suspendu et leurs phrases et le cours de leur pensée ; chacun arrête le bouillonnement de vie qui lui est propre pour laisser le champ libre à la curiosité. Ils se sont retournés, ils se battent pour m’approcher, pour me toucher ; yeux, odorat, oreilles tendus vers l’inconnue.
-Comment t’appelles-tu ?
-Où travailles-tu ?
-Te plais-tu chez nous ?
-Est-ce aussi bien chez toi ?
Les jeunes ne mettent pas en doute que le monde entier s’intéresse à la Russie. Mais les vieux demandent toujours :  » Pourquoi diable venez-vous dans ce pays-ci ? »
Comment répondre à chacun d’une manière satisfaisante ? Je me désole de n’y pouvoir parvenir.

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Un Troisième Extrait page 211

L’express de Leningrad lutte contre le vent invisible, remonte le fleuve de nuit impénétrable ; il ponctue son avance de mugissements angoissés, profonds comme ceux d’un vapeur dans le brouillard.
Je suis partie de Moscou sans bien m’en rendre compte ; je n’ai pas quitté la ville pour de bon, avec le regard circulaire d’adieu dont on enveloppe Athènes ou Amsterdam. J’ai l’impression d’y devoir revenir prochainement, rappelée par les êtres que j’y laisse et qui sont devenus partie de moi-même. Certes, je reviendrai…
Pourquoi même suis-je partie ? Trop d’habitudes trop anciennes me ramènent-elles dans mes longitudes ? Ou peut-être la peur de ne pas trouver de travail intéressant avant de mieux savoir le russe ? Ou suis-je simplement tenaillée par le besoin qui pousse les fidèles de la despote aventure, besoin d’aller toujours vers l’inconnu ?

Un Enfant, de Thomas Bernhard

J’ai lu Un Enfant de Thomas Bernhard car il appartenait à mon ami très regretté le blogueur Goran et que sa mère a eu la gentillesse de me donner certains de ses livres après sa disparition, ce qui m’a beaucoup touchée.
Cette lecture s’inscrit dans Les Feuilles Allemandes de novembre 2022, organisées par Eva, Patrice et Fabienne des blogs « Et si on bouquinait un peu » et de « Livr’escapades« .

Note Pratique sur le livre

Genre : Autobiographie (Souvenirs d’enfance)
Editeur : L’imaginaire Gallimard
Année de Publication en Allemagne : 1982 (en France : 1984)
Traduit de l’allemand par Albert Kohn
Nombre de Pages : 151

Quatrième de Couverture

Né discrètement en Hollande où sa mère va cacher un accouchement hors mariage, Thomas Bernhard est bientôt recueilli par ses grands-parents qui vivent à Vienne. La crise économique des années trente les force à s’établir dans un village aux environs de Salzbourg où l’enfant découvre avec ravissement la vie campagnarde.
Le grand-père, vieil anarchiste, doit aller s’installer à Traunstein, en Bavière. Le jeune Thomas se familiarise avec le monde de la petite ville, commence à s’émanciper, fait l’école buissonnière et ses premières escapades à vélo. Il découvre aussi le national-socialisme et la guerre aérienne.
« Le monde enchanté de l’enfance » n’est pas celui pourtant du petit Thomas. Persécuté par ses maîtres, souffrant du complexe de l’immigré et du pauvre, il a plusieurs fois la tentation du suicide, tentation qui plus tard hantera aussi l’adolescent et le jeune homme.

Mon Avis

Jusqu’à présent j’avais déjà lu et apprécié trois ou quatre romans de Thomas Bernhard et leur ton sarcastique, leur outrance obsessionnelle et leur humour grinçant m’avaient chaque fois frappée. Mais ici, dans ce récit autobiographique, l’auteur adopte un ton plus doux, plus tendre et plus ému (sans aucune trace de pleurnicherie, bien sûr) que j’ai particulièrement aimé.
Ce récit se développe tout d’une traite, sans la division classique en chapitres ou en paragraphes distincts, et ainsi nous sommes portés et entraînés par un flux littéraire continu qui se révèle assez prenant : chaque soir j’avais un peu de mal à quitter mon livre.
L’auteur raconte à bâtons rompus tous ses souvenirs d’enfance et les nombreux événements, surtout malheureux mais parfois aussi joyeux, que lui et sa famille ont traversés. Nous découvrons un enfant souvent maltraité, autant par sa mère que par ses camarades de classe et ses instituteurs successifs, mais doté d’une grande intelligence et, surtout, aimant plus que tout son grand père grâce à qui il apprend à réfléchir, à se construire, à s’émanciper intellectuellement. Et c’est une très belle relation qui nous est décrite entre ce grand père et son petit fils, même si elle est parfois teintée de reproches et d’agacement. Un grand père anarchiste et anti conformiste, écrivain sans doute talentueux mais resté sans succès, et que Thomas Bernhard décrit comme un « penseur » et un homme nullement impressionné par les figures d’autorité, les enseignants ou les dirigeants quels qu’ils soient. Et on se rend compte que Thomas Bernhard a pleinement hérité de ses opinions et points de vue quand on connaît certaines de ses autres œuvres et leur ton irrévérencieux.
Un excellent livre et peut-être même mon préféré de cet écrivain !

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Un Extrait Page 25-26

Dans l’ombre du pont de chemin de fer plongé dans la nuit, auquel j’enflammais avec la plus grande jouissance mes pensées anarchistes, j’étais en route pour aller chez mon grand-père. Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie. (…)

M le maudit, de Fritz Lang

Affiche du film

Puisque je consacre ces quelques semaines à l’Allemagne, j’ai eu envie de voir l’un des plus grands classiques du cinéma allemand, M le Maudit, que je n’avais encore jamais vu en entier mais dont je connaissais quelques séquences emblématiques.

Note technique sur le film :

Date de sortie : mai 1931
Premier film parlant de Fritz Lang
Noir et Blanc sous-titré
Durée : 1h45.
Vu sur Youtube car mon DVD était défectueux.

Résumé du début de l’histoire :

Dans une grande ville allemande, sans doute Berlin, un psychopathe assassine des petites filles et la police ne parvient pas à mettre la main sur ce pédophile et tueur en série, malgré ses efforts continus et constants. Toute la ville est en émoi, en proie à la terreur, et chaque habitant est prêt à soupçonner son voisin ou le premier passant venu, pour peu qu’un enfant s’en approche. Dans le cadre de ses recherches du tueur, la police fait de nombreuses rafles dans les rues, les bars, les maisons closes, ce qui dérange profondément les trafics de la pègre et donne aux truands l’envie de rechercher eux-mêmes le monstre tueur d’enfant et de s’en débarrasser une bonne fois pour toutes. La Police et la pègre vont donc, chacun de son côté, employer tous les moyens à leur disposition pour cette chasse à l’homme dans les rues de Berlin.

Mon humble avis :

Je n’aurai certainement pas la prétention de proposer une analyse de ce film qui a déjà été décortiqué plan par plan, en long en large et en travers, par tous les spécialistes du septième art depuis plus de quatre-vingt-dix ans, ce qui signifie qu’il n’y a probablement plus grand-chose de neuf à rajouter dans ce domaine.
Je peux seulement exprimer mes impressions, à chaud et très subjectives, sur ce film très puissant et parfaitement orchestré.
Il m’a semblé que, dans ce film, il n’y a pas vraiment de personnage principal car l’intérêt du spectateur est attiré tour à tour sur tel ou tel d’entre eux, et notamment sur des groupes de personnages (les bandits, les policiers, les mendiants, les passants, etc.) comme si la ville entière était le personnage principal, subdivisée en clans et en gangs divers, des entités sociales qui s’opposent de manière frappante au tueur d’enfant qui, lui, est absolument seul.
Ce tueur d’enfant nous est présenté dès le début comme un monstre épouvantable, à travers les titres de journaux et les dialogues entre citadins, mais, au fur et à mesure que l’on avance dans le film, on pourrait dire que ce personnage s’humanise. Quand on le voit, tout seul, traqué et en fuite, avec le regard épouvanté par ses poursuivants, on ne peut pas s’empêcher d’avoir pitié de lui. Et, alors qu’on avait peur de lui dans la première moitié du film, on finit par avoir peur pour lui à la fin (sans pour autant l’excuser, bien sûr) ce qui est un retournement assez remarquable.
La question de la peine de mort est ici soulevée et résolument écartée, de même que celle de la responsabilité des malades mentaux, et on peut remarquer que, presque un siècle plus tard, ces sujets restent d’actualité, dans la mesure où tout le monde n’en est pas encore convaincu et que des débats peuvent encore fleurir, quelquefois, à ce sujet.
Du point de vue formel, ce film m’a paru exceptionnel, les images ont un impact puissant et mémorable, le son est savamment étudié pour créer une atmosphère inquiétante et un suspense haletant.
Comme ce film a été tourné en Allemagne et en 1930, les personnages ont parfois des allures de nazis (costumes du style de la gestapo pour les policiers) et ils parlent souvent avec les intonations et les vociférations cassantes qui rappellent les futurs discours d’Hitler, ce qui renforce la sensation de malaise et d’inquiétude devant certaines scènes.
Les acteurs ont une expressivité proche de celle des films muets, mais cela participe à l’esthétique générale du film et accentue l’émotion du spectateur, me semble-t-il.
Un classique incontournable du cinéma, qu’il aurait été dommage de ne pas voir.

Peter Lorre avec le « M » dans le dos

Ravel de Jean Echenoz

Couverture aux éditions de Minuit

Dans le cadre de mon défi Le Printemps des Artistes d’avril-juin 2022, j’ai lu cette biographie romancée du compositeur Maurice Ravel, intitulée sobrement Ravel, et parue aux éditions de Minuit en 2006.

Note sur l’auteur :

Jean Echenoz (né en 1947) est un écrivain et romancier français, lauréat d’une dizaine de prix littéraires, dont le Médicis en 1983 pour Cherokee et lauréat du Prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais. Il a publié tous ses romans aux éditions de Minuit.

Note sur le compositeur :

Maurice Ravel (1875-1937) est un compositeur français. Avec son aîné Claude Debussy, Ravel fut la figure la plus influente de la musique française de son époque et le principal représentant du courant dit Impressionniste au début du 20è siècle. Il reçut de nombreuses influences, notamment celle du jazz, de la musique espagnole, et des compositeurs du 18è siècle français comme Rameau et Couperin.
(Sources de ces notes : Wikipédia).

Mon humble Avis :

Ce court roman – 124 pages – retrace les dix dernières années de la vie de Maurice Ravel, mais quelques retours en arrière par l’évocation de souvenirs, en particulier ceux de la guerre 14-18, nous permettent d’embrasser les événements les plus marquants de son existence entière. Ainsi, nous suivons le compositeur lors de sa tournée épuisante et triomphale aux Etats-Unis. Nous assistons à la composition du Boléro, dont le gigantesque succès sera pour Ravel une surprise non moins grande. Nous l’accompagnons dans ses nuits d’insomniaque et ses accès de mélancolie.
Jean Echenoz semble attacher une grande importance aux petits détails de la vie quotidienne, par exemple aux soins de toilette et d’élégance de Ravel, qui nous est présenté comme un parfait dandy, toujours tiré à quatre épingles, arborant en toute occasion des accessoires raffinés (pochette, boutons de manchette, gants, etc.) et d’une netteté impeccable.
Le caractère de Ravel nous apparaît, d’après ce livre, doux, délicat, enclin à la mélancolie, mais aussi réservé, distant et finalement très solitaire, malgré tous ses triomphes, ses nombreuses relations mondaines et ses admirateurs innombrables, qui l’applaudissent à chaque concert.
J’ai particulièrement aimé le portrait brossé par Jean Echenoz, grâce à son écriture précise, cernant la vérité au plus près, et riche en belles descriptions.
Il m’a semblé que l’un des thèmes de cette biographie romancée était précisément ce sentiment de solitude et de tristesse qu’aucun triomphe et qu’aucune notoriété ne peuvent briser ou réchauffer durablement.
On sent le romancier très empathique avec son personnage principal, on voit qu’il l’apprécie beaucoup, et cette bienveillance est agréable à ressentir, au fil des pages.
Un beau livre, dont la fin m’a émue.

Un Extrait Page 65 :

Or l’ennui, Ravel connaît bien : associé à la flemme, l’ennui peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles, confectionner des cocottes en papier ou sculpter des canards en mie de pain, inventorier voire essayer de classer sa collection de disques qui va d’Albéniz à Weber, sans passer par Beethoven mais sans exclure Vincent Scotto, Noël-Noël ou Jean Tranchant, de toute façon ces disques il les écoute très peu. Combiné à l’absence de projet, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation. Mais l’ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et oppressant que d’habitude, c’est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. (…)

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Georgia O’Keeffe, l’exposition au Centre Pompidou

Fleur Blanche n°1, 1932

« Quand vous prenez une fleur dans votre main et que vous l’observez vraiment, elle devient votre monde pour un instant. Ce monde, je voulais le donner à quelqu’un d’autre. » Georgia O’Keeffe.

Oriental Poppies, 1927
white birch, 1925
Lake George Autumn, 1922
Yellow and Pink



« la peinture réaliste n’est jamais bonne si elle n’est pas réussie d’un point de vue abstrait. » Georgia O’Keeffe.

Nature forms

Tour du Shelton Hotel, 1926

« Je n’avais jamais habité un étage aussi élevé auparavant, et cela m’a tellement enthousiasmée que je me suis mise à parler de peindre New York. Bien sûr, on m’a dit que c’était impossible – même les gars ne s’en étaient pas très bien sortis. Depuis mon adolescence on me disait que j’avais des idées absurdes donc j’étais habituée, et j’ai poursuivi mon idée de peindre New York. » Georgia O’Keeffe

Courte Biographie :

Georgia O’Keeffe, née le 15 novembre 1887 et morte le 6 mars 1986 à Santa Fe, est une des principales peintres américaines du 20ème siècle. Sa vocation pour la peinture se révèle dès son plus jeune âge. Après des études d’art, elle commence à enseigner la peinture et à exposer ses œuvres dès 1916 et a en 1917 sa première exposition personnelle. En 1924 elle épouse le photographe Stieglitz qui possède une galerie et l’aide dans sa carrière. Elle commence à s’intéresser à la culture indienne et à la région du Nouveau Mexique, où elle finira par s’installer et qui sera une source d’inspiration pour ses tableaux. A partir des années 1940, des expositions rétrospectives mettent ses œuvres à l’honneur. Elle meurt presque centenaire.

L’exposition Georgia O’Keeffe se tient actuellement à Paris, au Centre Pompidou, depuis le 8 septembre jusqu’au 6 décembre 2021.

Des textes d’Antonin Artaud

Ces textes sont extraits de L’Ombilic des Limbes, paru chez Poésie/Gallimard. Mon exemplaire date de 2007 et je l’ai lu et relu à maintes reprises.

Note sur Antonin Artaud :

Antonin Artaud (1896-1948) est un poète, acteur, écrivain, essayiste, dessinateur et théoricien du théâtre français. Il commence à souffrir de troubles psychiques et de dépression dès la fin de ses études, en 1914. En 1921, il rentre dans la compagnie de Charles Dullin et s’intéresse au Mouvement Dada. Il commence à publier des poèmes dès les années 20. En 1923, il commence à jouer au cinéma et tournera avec Dreyer, Pabst, Abel Gance. Il rentre dans la compagnie de théâtre des Pitoëff. En 1924, il rejoint l’aventure surréaliste, qui vient juste de voir le jour et il « entre en littérature » à ce moment-là. L’Ombilic des Limbes et le Pèse-nerfs sont publiés en 1925. En 1927, Artaud rompt avec les surréalistes car ils se sont ralliés au Parti Communiste. En 1932, il publie Le Théâtre de la cruauté, qui devait avoir un grand retentissement. De 1937 à la fin de sa vie, il est interné dans divers asiles psychiatriques et subit des électrochocs à répétition, contre sa volonté. (Source : Wikipédia, résumé par mes soins).

Page 103

Si l’on pouvait seulement goûter son néant, si l’on pouvait se bien reposer dans son néant, et que ce néant ne soit pas une certaine sorte d’être mais ne soit pas la mort tout à fait.
Il est si dur ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose. La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n’est certainement pas une souffrance.
J’en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l’être. Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire.

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Page 98

Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver.
Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée :
CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE.
Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, – et par quoi ? ? – un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles.

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Page 106

Toute l’écriture est de la cochonnerie.
Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons.
Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci.
Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l’époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leur besognes précises, et à ce grincement d’automate que rend à tous vents leur esprit,
– sont des cochons.
Ceux pour qui certains mots ont un sens, et certaines manières d’être, ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à des « termes », ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans l’époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien et qui parlent des courants de l’époque, ceux qui croient encore à une orientation de l’esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres,
– ceux-là sont les pires cochons.
Vous êtes bien gratuit, jeune homme !
Non, je pense à des critiques barbus.
Et je vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien.
Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs.

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Comment Wang-Fô fut sauvé et autres nouvelles de Marguerite Yourcenar

couverture chez Folio classique

J’avais lu il y a très longtemps une nouvelle de Marguerite Yourcenar « Alexis ou le traité du vain combat » qui m’avait plu mais pas au point de souhaiter relire rapidement cette écrivaine.
Et voici que, vingt ans plus tard, j’ai relu un peu par hasard Marguerite Yourcenar avec ce recueil de quatre nouvelles Comment Wang-Fô fut sauvé – et j’ai été littéralement envoûtée par la beauté poétique de ces contes, dont j’ai tout aimé : l’imagination débordante et la profondeur de significations, l’écriture d’une justesse émouvante, les descriptions ciselées, la capacité à nous dépayser dans l’espace et dans le temps, les moments d’étrangeté qui frôlent le fantastique (comme dans tout vrai conte qui se respecte), et les pointes de cruauté qui affleurent souvent et nous rappellent les réalités de l’existence au-delà de la pure fantaisie (car, là encore, dans les vrais contes, le Merveilleux et l’Effroi sont les deux faces d’un même univers).

Ces quatre nouvelles nous emmènent dans diverses régions du monde : l’Extrême et le Moyen-Orient, les Balkans et la Grèce. Dans deux d’entre elles la mythologie gréco-latine joue un rôle non négligeable, mais dans une vision neuve et revisitée.

Dans la première nouvelle éponyme du livre nous sommes transportés dans la Chine impériale des Han (il y a environ 2000 ans), et nous suivons les aventures du peintre Wang-Fô et de son disciple Ling.
Ces deux sympathiques compagnons, qui ne vivent que pour la magie de la peinture, se retrouvent un beau jour en butte aux fureurs de l’Empereur, qui reproche au vieil artiste de lui avoir fait croire par ses peintures que le monde pouvait être plus beau qu’il n’est – et quelle déception quand il s’est retrouvé devant la réalité si ennuyeuse et si laide !
Face aux reproches cruels de l’Empereur et à ses désirs de vengeance, le vieux peintre va inventer une manière originale et intelligente de se sauver.
Cette nouvelle nous montre d’une manière imagée et sensible comment la peinture peut transformer nos perceptions et nos sentiments, nous faire comprendre la réalité plus profondément au point de nous révéler la vérité cachée des choses et d’ouvrir notre perception du Réel sur un autre monde – sur le monde des sentiments et de l’imaginaire.

Un extrait page 9 :

Ling paya l’écot du vieux peintre : comme Wang-Fô était sans argent et sans hôte, il lui offrit humblement un gîte. Ils firent route ensemble ; Ling tenait une lanterne ; sa lueur projetait dans les flaques des feux inattendus. Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la couleur d’une orange prête à pourrir. Dans la cour, Wang-Fô remarqua la forme délicate d’un arbuste, auquel personne n’avait prêté attention jusque-là, et le compara à une jeune femme qui laisse sécher ses cheveux. Dans le couloir, il suivit avec ravissement la marche hésitante d’une fourmi le long des crevasses de la muraille, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. Alors, comprenant que Wang-Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre où ses père et mère étaient morts. (…)

Ce recueil de nouvelles de Marguerite Yourcenar est paru chez Folio Plus Classiques en 2007.
Je l’ai lu dans le cadre de mon Défi Littéraire « Le Printemps des Artistes » pour Avril-Mai 2021.

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Ferdydurke de Witold Gombrowicz

couverture chez folio

J’ai lu ce livre dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est de Patrice, Eva et Goran, un rendez-vous que maintenant vous connaissez bien !
Witold Gombrowicz (1904-1969) est un écrivain polonais, reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands auteurs du 20è siècle, et dont les oeuvres les plus connues sont, précisément, « Ferdydurke« (1937), « Les Envoûtés » (1939), « Pornographie » (1960) et « Cosmos » (1964).

Vous vous demandez peut-être ce que signifie « Ferdydurke » ? Eh bien, je me le demande aussi ! Car ce mot ne figure à aucun moment dans ce roman, ce n’est pas le nom d’un des personnages ni celui de la ville ou du pays où ils vivent. Mystère ! En tout cas, ce titre nous place d’emblée dans le monde de l’absurdité, du non-sens, de la bizarrerie, et il est donc parfaitement représentatif de ce roman.

De quoi est-il question au début de ce livre ?

Le héros, nommé Jojo Kowalski, est un adulte de trente ans que tout le monde considère comme un adolescent – c’est à dire que, selon Gombrowicz, on le « cucultise » (on l’infantilise) mais il ne se révolte pas beaucoup contre cette « cucultisation ».
Notre héros de trente ans est donc pris en main par le vieil éducateur Pimko, qui le conduit au lycée au milieu de professeurs peu engageants et parmi des camarades de classe turbulents et bagarreurs. Puis il est placé dans la famille Lejeune, qui se pique de modernisme, et dont la fille très séduisante, une moderne lycéenne, a des mollets fascinants qui rendent Jojo Kowalski fou amoureux. De ce fait, il est plus avantageux pour lui d’être considéré comme un adolescent plutôt que comme un trentenaire sérieux, pour se rapprocher de la jeune fille. Mais les Lejeune ne risquent-ils pas bientôt de le prendre en grippe et de lui « faire une gueule », pour reprendre une de ses expressions fétiches ? Car « faire une gueule » signifie pour lui « transformer quelqu’un, le considérer selon une autre forme que la sienne, d’un point de vue psychologique ».

Mon humble avis :

C’est un roman très étonnant, où il ne faut pas chercher le réalisme des faits ou des descriptions, car la place du langage est prépondérante de même que le rôle du jeu entre l’écrivain et son lecteur. On sent que Gombrowicz est très conscient de ses effets sur la psychologie du lecteur : cherchant à le provoquer, à le surprendre sans cesse, à le pousser dans certaines réflexions, à le bousculer par le rire, l’inconvenance ou l’étrangeté.
J’ai lu que Gombrowicz avait eu des influences dadaïstes et effectivement ça se voit, par la critique féroce des arts et de la culture, la causticité et la dérision vis-à-vis des figures d’autorité et de tout ce que l’on tient habituellement pour respectable.
Il s’attaque tout aussi férocement au sentiment amoureux, qui ne trouve aucune grâce à ses yeux, et qu’il voit comme une forme ultime de « cucultisation », d’enfermement, de ridicule.
A certains moments du livre, l’auteur interrompt sa narration pour nous livrer ses réflexions sur ses buts en tant que romancier, ce qu’il cherche à faire avec ce roman, comme s’il arrêtait le jeu pour nous en donner les règles et la signification.
J’ai vraiment beaucoup aimé, c’est clairement un roman important qui mérite d’être lu, même s’il peut parfois désorienter ! Et puis je suis bon public pour cette forme d’humour très caustique et irrespectueuse.

Un Extrait page 64-65

– Un grand poète ! Rappelez-vous cela, c’est important. Pourquoi l’aimons-nous ? Parce que c’était un grand poète. C’était un poète plein de grandeur ! Ignorants, paresseux, je vous le dis avec patience, enfoncez-vous bien cela dans la tête, je vais vous le répéter encore une fois, Messieurs : un grand poète, Jules Slowacki, grand poète, nous aimons Jules Slowacki et sommes enthousiasmés par sa poésie parce que c’était un grand poète. Veuillez prendre note de ce sujet pour un devoir à faire à la maison : « Pourquoi les poésies de Jules Slowacki, ce grand poète, contiennent-elles une beauté immortelle qui éveille l’enthousiasme ?
A cet endroit du cours, un des élèves se tortilla nerveusement et gémit :
– Mais puisque moi je ne m’enthousiasme pas du tout ! Je ne suis pas du tout enthousiasmé ! Ca ne m’intéresse pas ! Je ne peux pas en lire plus de deux strophes, et même ça, ça ne m’intéresse pas. Mon Dieu, comment est-ce que ça pourrait m’enthousiasmer puisque ça ne m’enthousiasme pas ?
Il se rassit, les yeux exorbités, comme s’il sombrait dans un abîme. Devant sa confession naïve, le maître faillit s’étrangler.
– Pas si fort, par pitié ! siffla-t-il. Galkiewicz, vous serez collé. Vous voulez ma perte ? Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites ?
(…)

La Guerre des salamandres de Karel Capek

Ce roman est un classique de la Science-Fiction, ou plus exactement de la Politique-Fiction, car il a été écrit dans les années 1930 (en 1936 pour être exact), en pleine montée du fascisme et du nazisme, et on trouve de nombreuses allusions très claires à ces idéologies, sur le ton de la dénonciation satirique.
Karel Capek (1890-1938) est un des plus célèbres écrivains tchèques du 20è siècle, un des inventeurs de la Science-Fiction, à qui l’on doit notamment la création du mot « robot ». Il s’opposa aussi bien au fascisme qu’au communisme et mourut peu de temps avant la seconde guerre mondiale et alors que la Gestapo avait prévu de l’arrêter.

 

Petite note explicative sur l’histoire :

Ce roman est une dystopie, qui commence par la découverte dans un lagon du Pacifique d’une nouvelle espèce animale : la salamandre marine géante, parfois appelée Triton. Cet animal s’avère capable d’apprentissages intelligents comme la lecture, l’écriture, la compréhension de certaines sciences. Les humains cherchent d’abord à exploiter les salamandres parce qu’elles sont de remarquables pêcheuses de perles, puis pour la construction de digues et l’aménagement des fonds sous-marins. Ces bêtes font l’objet d’un commerce intensif dans une sorte de nouvel esclavage, et on les traite comme des êtres inférieurs, dont on conteste les droits et les talents. Mais bientôt, certains humains charitables prennent la défense des salamandres, oeuvrant pour leur éducation et leur meilleures conditions de vie. La Terre semble finalement vivre harmonieusement entre le monde sous-marin des salamandres et le monde terrestre des humains. Mais les salamandres se reproduisent à une vitesse exponentielle et il leur faut des côtes toujours plus nombreuses pour survivre. Le conflit entre les hommes et cette prolifique espèce marine, semble donc inévitable. (…)

 

Mon humble avis :

Cette dystopie m’a semblé être un portrait véridique mais peu flatteur de l’humanité. Dans ce livre, les hommes sont essentiellement guidés par l’appât du gain et leurs intérêts mercantiles à très court terme, ce qui les mène au désastre. Calculateurs, cruels, futiles, imprévoyants : tels apparaissent les hommes face aux salamandres. Mais, en même temps, quand cette espèce marine commence à devenir menaçante, les hommes se révèlent naïfs et pleins d’un angélisme optimiste hors de propos. Tout cela est extrêmement bien observé de la part de Karel Capek, qui nous livre souvent au cours du récit des textes présentés comme scientifiques, par exemple en biologie, en neurologie ou en économie, ou bien des articles de journaux, comme s’il s’agissait de documents authentiques, vérifiables. Et on sent que l’auteur s’est amusé à détourner des archives réelles pour les adapter à son livre. Ainsi, certains articles racistes des humains contre les salamandres semblent très inspirés des textes racistes du début du 20è siècle et la satire est particulièrement féroce et brillante !
Un livre drôle, captivant, et d’une très grande originalité, que j’ai dévoré en quelques jours à peine et que je vous conseille.

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Extrait page 321 :

Eh bien, X vous met en garde, poursuivait l’auteur anonyme. Il est encore possible de briser ce cercle froid et gluant qui nous enserre tous. Nous devons nous défaire des salamandres. Elles sont déjà trop nombreuses ; elles sont armées et elles peuvent lancer contre nous un matériel de guerre dont nous devinons à peine la force immense ; mais pour nous, les hommes, il est un danger plus terrible que leur nombre et leur force : leur victorieuse, leur triomphante infériorité. Je ne sais ce qu’il nous faut craindre davantage : leur civilisation humaine ou bien leur cruauté secrète, froide et animale. En tout cas ces deux choses prises ensemble leur donnent quelque chose d’incroyablement effrayant et de presque diabolique (…).

 

 

La Source vive, d’Ayn Rand

J’ai lu ce roman il y a déjà plusieurs semaines mais il m’a tellement déplu que je m’en souviens encore assez bien. Tout au moins, je me souviens des deux parties que j’ai lues car j’ai abandonné ce volumineux roman à la moitié.
Je ne vais pas m’étendre excessivement sur l’histoire de ce roman, qui n’est qu’un prétexte pour développer longuement des arguments en faveur des thèses philosophiques ultra-libérales défendues par Ayn Rand dans les années 1930 aux Etats-Unis.
En gros, dans ce roman, vous avez l’opposition caricaturale entre un arriviste sans talent, prêt à tuer tout le monde pour assouvir son ambition, plein de compromission et d’hypocrisie, et de l’autre côté le génie sûr de sa force et de sa supériorité, qui ne se laisse ébranler par aucune adversité, refuse le moindre compromis, n’essaye pas de se conformer aux désirs des autres pour leur plaire car il sait que son génie écrasant finira par l’emporter de toutes les manières.
Si vous rajoutez à cela une histoire de rivalité amoureuse plus ou moins sado-maso où la belle femme aime se faire violer et cracher son venin journalistique sur son violeur pour lui faire plaisir, vous verrez à peu près de quoi il retourne.
Dans ce livre, les personnages forment tous une belle brochette de requins qui ne pensent qu’à s’entre-démolir. Même l’amour est une prise de pouvoir, une lutte et une domination de l’un sur l’autre.
Si le personnage du génie incorruptible (dont chaque lecteur a compris dès le début qu’il triompherait glorieusement à la fin) est celui qu’Ayn Rand propose à notre admiration, elle ne nous le décrit pas pour autant comme un homme bon, bien au contraire ! C’est un requin encore plus féroce que tous les autres requins qui lui veulent du mal.
C’est lourd, démonstratif, stéréotypé, …
Une lecture peu ragoûtante, que je déconseille vivement !