Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard

Couverture chez Pluriel

Ce livre m’a été offert par un ami et, comme il m’avait été également conseillé quelques mois plus tôt par l’un de mes médecins, j’étais très intriguée et enthousiaste à l’idée de le lire.
Et, en effet, ce fut une belle découverte.

Note pratique sur le livre

Editeur : Pluriel
Genre : Essai philosophique
Date de première publication : 1961
Nombre de pages : 350

Quatrième de couverture

Quels sont les fondements de notre rapport à autrui ? Quelle est la véritable mesure de notre autonomie ? Partant d’une analyse novatrice des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature romanesque ( Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski), René Girard développe sa théorie du désir mimétique, pensée avec subtilité, comme une triangulation entre l’envie, la jalousie et la haine impuissante. Un désir relatif qu’il appréhende dans toutes les formes de relations humaines, qu’elles prennent corps dans l’espace politique ou dans la sphère de l’intime.

Ce faisant, sans jamais cesser de la questionner, le philosophe bouscule une illusion romantique, celle de notre liberté de choisir. Il a écrit, à propos de cet ouvrage : « Les littéraires purs soupçonnent que l’art du roman est ici un moyen plutôt qu’une fin. J’assume volontiers ce reproche car le plus grand hommage qu’on puisse rendre à la littérature, il me semble, c’est de ressusciter la très vieille idée qui fait d’elle une source de savoir autant que de bonheur. »

Mon humble avis

Dans ce livre, René Girard analyse plusieurs univers romanesques : celui de Cervantès, autour du personnage de Don Quichotte, celui de Stendhal, avec Julien Sorel, celui de Flaubert, avec Madame Bovary, celui de Dostoïevski, avec l’homme du sous-sol principalement mais aussi les personnages des Démons, ou encore Raskolnikov, et enfin celui de Proust avec le narrateur-auteur et le baron de Charlus.
Ces divers univers romanesques sont, d’après René Girard, les symptômes d’une dégradation de notre désir métaphysique, c’est-à-dire de notre relation au divin. Il appelle cela la maladie ontologique, qui se manifeste par un désir dévié, où on cherche une transcendance dans notre relation à une autre personne, avec toute la déception et le ressentiment que cela suppose finalement, quand ça ne tourne pas tout bonnement à la haine de l’autre ou à celle de soi. René Girard a l’air de trouver révélateur et lourd de sens le fait que bon nombre de ces romans nous montrent une sorte de lente descente aux enfers des personnages et se terminent par une conversion spirituelle et souvent religieuse du héros.
Ce livre m’a tout à fait passionnée par ses analyses littéraires et psychologiques car sa vision est profonde et originale.
Cependant, le point négatif du livre est son côté systématique : tout est interprété dans le même sens, chaque chef-d’œuvre littéraire doit servir à prouver les dogmes de René Girard et les auteurs qui ne vont pas dans ce sens sont vigoureusement rejetés dans le « mensonge romantique », du côté des élans orgueilleux et prométhéens, que René Girard a en horreur. Se considérer dans la pure vérité et les contradicteurs dans le mensonge total, c’est un chouïa dictatorial, me semble-t-il.
Il n’empêche que ce livre éclaire un grand nombre de nos attitudes quotidiennes, de nos réactions affectives, de nos ambivalences inavouées ou de nos incohérences apparentes, et pour cette raison il mérite tout à fait notre attention, à condition de garder un esprit critique vis-à-vis de certains détails discutables.
J’aime ces livres qui nous ouvrent des perspectives et des voies nouvelles, même si je ne suis pas forcément tentée de suivre toutes ces pistes.

Un Extrait page 296

On se souvient, sans doute, de la lettre que l’homme du souterrain se propose d’expédier à l’officier insolent. Cette lettre est un appel caché au médiateur. Le héros se tourne vers son « persécuteur adorable » comme le fidèle vers son dieu mais il veut nous persuader, il se persuade lui-même qu’il se détourne avec horreur. Rien ne peut humilier davantage l’orgueil souterrain que cet appel à l’Autre. C’est pourquoi la lettre ne contient que des insultes.
Cette dialectique de l’appel qui se nie en tant qu’appel se retrouve dans la littérature contemporaine. Ecrire, et surtout publier un ouvrage c’est en appeler au public, c’est rompre, par un geste unilatéral, la relation d’indifférence entre Soi et les Autres. Rien ne peut humilier l’orgueil souterrain autant que cette initiative. L’aristocratie d’antan flairait déjà dans la carrière des lettres quelque chose de roturier et de bas dont sa fierté s’accommodait assez mal. Mme de La Fayette faisait publier son oeuvre par Segrais. Le duc de La Rochefoucauld se faisait peut-être voler la sienne par un de ses valets. La gloire un peu bourgeoise de l’artiste venait à ces nobles écrivains sans qu’ils eussent rien fait pour la solliciter.
Loin de disparaître avec la révolution ce point d’honneur littéraire se fait plus vif encore à l’époque bourgeoise. A partir de Paul Valéry on ne devient grand homme qu’à son corps défendant. Après vingt ans de dédains l’inventeur de M. Teste cède à la supplication universelle et fait aux Autres l’aumône de son génie.
L’écrivain prolétarisé de notre époque ne dispose ni d’amis influents ni de valets de chambre. Il est obligé de se servir lui-même. Le contenu de ses ouvrages sera donc entièrement consacré à nier le sens du contenant. On en est au stade de la lettre souterraine. L’écrivain lance un anti-appel au public sous forme d’anti-poésie, d’anti-roman ou d’anti-théâtre. On écrit pour prouver au lecteur qu’on se moque de ses suffrages. On tient à faire goûter à l’Autre la qualité rare, ineffable et nouvelle du mépris qu’on lui porte.
Jamais on n’a tant écrit mais c’est toujours pour démontrer que la communication n’est ni possible ni même souhaitable. Les esthétiques du « silence » dont nous sommes accablés relèvent très évidemment de la dialectique souterraine. (…)

28 réflexions sur “Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard

      1. Bonjour Nathalie. Je ne dirais pas qu’il soit vraiment ardu mais en tout cas ce n’est pas un livre de détente ou de divertissement. Disons qu’il se lit comme un essai, avec un peu de concentration. Merci de ton commentaire et très bonne journée!

    1. Bonjour Pat ! Ah c’est peut-être moi qui ai mal choisi l’extrait ! Désolée. Ce n’était pas facile de choisir un extrait à la fois significatif et simple à comprendre hors de son contexte ! Merci de ton commentaire et très bon dimanche à toi !

  1. Merci Marie-Anne de nous présenter cet essai abordant, entre autres, de magnifiques personnages littéraires et de leur rapport à l’existence. Cela a dû être en effet une lecture intéressante. Comme tout livre d’analyse, il faut en prendre et en laisser surtout si le cadre théorique cherche à prouver toujours la même idée. Au plaisir et bonne fin de journée!

    1. Bonjour Nathalie ! Tu as très bien résumé les qualités et les défauts de cet essai littéraire. Je pense qu’il faut garder un certain recul quand on lit un livre de ce type. Mais il m’a tout de même apporté beaucoup de pistes de réflexion ! Merci beaucoup de ton commentaire et très bon dimanche à toi 🙂

  2. Intéressant ! Je me méfie un peu de ces gens qui ont des idées, ou des intuitions, souvent bonne, mais qui ensuite veulent à tout prix à tout faire entrer dans leur théorie. (C’était le cas d’un certain Sigmund F. notamment.)
    Je te souhaite une bonne soirée.

    1. Bonjour Jean Louis ! En effet c’est le problème avec les théoriciens, ils veulent tout faire rentrer dans leur cadre de compréhension et le monde entier sert de preuve à leur système. Et pour Sigmund Freud je suis bien d’accord avec toi 🙂 Merci de ton commentaire et très bon dimanche à toi !

    1. Bonjour Matatoune. En effet c’est un livre qui cherche à développer une thèse bien précise et qui ne s’en écarte pas ! Il n’est pas très dialectique ! Merci et très bon week-end à toi 🙂

  3. Michel B.

    Un grand livre génial et ambitieux. Ouvrage au fondement de l’œuvre de René Girard qui a cherché, je crois, à être le Charles Darwin de l’anthropologie…. Ah voilà qui relève sans doute d’un désir mimétique !…

    1. Bonjour Michel ! Oui c’est un grand livre et je vous remercie beaucoup pour ce cadeau ! Quand on aime la littérature je pense que cet essai apporte vraiment une vision différente et d’autres pistes de réflexion. Bon week-end à vous 🙂

    1. Bonjour Eveline. Je crois effectivement qu’il faut toujours garder l’esprit éveillé et critique, même face à des lectures très convaincantes ! Merci de ton commentaire et très belle semaine à toi ! Bises !

  4. Incroyable : ce livre était sorti de ma mémoire ! Je suis certaine de l’avoir lu mais impossible de m’en rappeler… Peut-être était ce une lecture cursive durant mes études ? Je ne sais plus du tout !

    En tout cas, de manière générale : « J’aime ces livres qui nous ouvrent des perspectives et des voies nouvelles, même si je ne suis pas forcément tentée de suivre toutes ces pistes. » c’est très bien dit !!!

    1. Bonjour Marie. Oui c’est possible que tu aies lu cet essai lors de tes études. Je ne sais pas si René Girard est tellement apprécié par les universitaires mais ça dépend sûrement des profs et des facs. Merci beaucoup de ton commentaire et très bonne journée à toi 🙂

  5. Ana-Cristina

    Bonjour Marie-Anne,
    Ah oui, tu donnes envie de lire cet essai. Tous ces noms fonctionnent comme des aimants ! Merci beaucoup pour ton avis. C’est comme si tu avais préparé le terrain. Sachant où je mets les pieds, j’aurai moins peur de me lancer dans la lecture de cet essai difficile. Même les points faibles du livre, que tu pointes, sont pour moi des atouts.
    Que R. Girard ne retienne que les auteurs et romans qui peuvent servir son propos, me paraît assez cohérent. Si je veux parler des jours de pluie je ne vais pas m’appuyer sur une journée de beau temps. Et ce sont souvent les idées fortes qui permettent un débat qui permet de continuer la réflexion… Mais, une fois lu le livre, je changerais peut-être d’avis et comprendrais alors tout à fait ton bémol.
    C’est un grand plaisir à chaque fois de retrouver ta chronique. Merci Marie-Anne.
    Je te souhaite une belle journée même sous la pluie,
    Bien amicalement

    1. Bonjour Ana ! Je comprends bien l’idée de René Girard qui veut absolument prouver que sa thèse est la vraie. C’est logique qu’il veuille étayer son propos par des arguments qui vont dans son sens. Mais disons qu’il traite de mensonge tout ce qui pourrait lui donner tort et que ça m’agace. Il me semble un peu trop catégorique sur ce qui est La vérité et La Fausseté. Comme si c’était tout blanc ou tout noir.
      Merci beaucoup de ton commentaire et très bonne soirée à toi 🙂

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