L’Enfant sauvage de François Truffaut

En ce mois de février je vous ai concocté un mois japonais (littéraire et poétique) et je pensais vous parler aujourd’hui d’un film de Kurosawa ou d’un autre classique nippon.
Mais les DVD des films que je cherchais étaient hors de prix, et je vous parlerai par conséquent d’un film sans rapport avec le Japon.
« L’Enfant sauvage » de Truffaut a été tourné en 1969, en noir et blanc.
Comme je l’ai vu il y a deux ou trois mois (au cinéma) je ne me souviens pas forcément du détail de chaque scène mais le souvenir reste cependant suffisamment clair pour que je me risque à écrire dessus. On verra bien…

Victor et le docteur Itard (Jean-Pierre Cargol et François Truffaut dans une scène du film)

Note pratique sur le film

Date de sortie en salle : février 1970
Noir et blanc
Durée : 1h23
Dans le rôle de l’enfant : Jean-Pierre Cargol
Dans le rôle du Docteur Itard : François Truffaut
Dans celui de Mme Guérin : Françoise Seigner

Résumé du début de l’histoire

Ce film est une adaptation de « Mémoires et rapport sur Victor de l’Aveyron« , écrit par le médecin Jean Itard (1774-1838) qui relate l’histoire vraie du jeune Victor, un enfant sauvage capturé en 1800 par des paysans aveyronnais.
Cet enfant est capturé en pleine nature par des paysans armés et accompagnés de chiens de chasse. L’enfant est nu, ne s’exprime que par des grognements, se déplace à quatre pattes et se nourrit seulement de racines, de glands ou de fruits sauvages. Comme il ne parle pas, les spécialistes qui l’examinent le jugent handicapé et le placent à l’institut des sourds-muets de Paris où le docteur Itard commence à s’occuper de son cas et à étudier ses capacités. Dans cet institut, l’enfant sauvage devient le souffre-douleur des autres pensionnaires et certains adultes qui le gardent profitent de sa vulnérabilité pour l’exhiber en public comme une bête de foire et s’enrichir à ses dépens. Devant le peu de progrès faits par l’enfant sauvage dans cet établissement, les médecins émettent l’idée qu’il est retardé mental et incapable du moindre apprentissage. Mais le docteur Itard n’est pas de cet avis et il décide de prendre l’enfant chez lui et de s’occuper de son éducation en tête à tête, lors de leçons particulières, intensives et quotidiennes.

Mon Avis

C’est un film basé sur le rapport médical du Docteur Itard et il a effectivement un côté scientifique puisque chaque nouvel apprentissage de l’enfant sauvage est prémédité, mis en oeuvre puis étudié par le médecin. D’ailleurs, je sais que certaines scènes de ce film peuvent être citées en exemple dans certains cours de psychologie actuels, à l’université, pour illustrer en particulier le débat entre l’inné et l’acquis. Grâce à l’exemple extraordinaire de Victor, qui a passé son enfance tout seul dans les bois sans aucun contact humain, on a pu mettre en évidence que certaines aptitudes (le langage, les émotions) ne peuvent pas se développer dans la solitude, que nous avons besoin de la présence d’autrui pour les acquérir. Ainsi, lorsque l’enfant sauvage arrive à l’institut des sourds-muets et qu’il est harcelé et maltraité par les autres enfants, les médecins remarquent qu’il ne pleure jamais. Et c’est seulement plus tard, lorsqu’il a été « apprivoisé » par Jean Itard et sa gouvernante que l’enfant commence à verser des larmes et parfois à sourire.
On peut remarquer un fort contraste entre les deux personnages centraux du film : le docteur Itard est un scientifique assez froid, un homme de raisonnement et de logique, qui applique chaque jour une pédagogie très stricte, austère, répétitive, et qui considère Victor à la fois comme un élève et comme un sujet d’étude scientifique, un spécimen d’expérimentation. A côté de cet adulte ultra-civilisé, à la pointe de la pédagogie de son époque, nous avons l’enfant sauvage, un être assez instinctif, qui réagit toujours avec spontanéité, qui se révolte parfois, et que l’on peut voir comme un personnage poétique. Mais les deux personnages antagonistes sont reliés aussi par une affection qui devient de plus en plus forte au fur et à mesure du film – une proximité presque filiale. Et on sait bien que, si le docteur Itard se montre parfois dur et intransigeant avec le pauvre Victor c’est pour le faire progresser, l’intégrer à la société des hommes et empêcher qu’il soit interné toute sa vie dans un asile, comme le préconisent certains de ses collègues, ce que Victor n’est pas en mesure de comprendre.
On peut aussi remarquer que cette histoire du sauvage de l’Aveyron s’était produite en 1800, à une époque très fortement marquée par le mythe de Rousseau « du bon sauvage », par l’amour de la nature et une certaine crainte de la société humaine, et il y a peut-être cette idée, que pose à un moment le docteur Itard et qui continue à planer tout au long du film dans l’esprit du spectateur : « Est-ce que Victor n’était pas plus heureux tout seul dans la forêt ? Est-ce qu’on a réellement eu raison de le sortir de là ? » Et c’est une question à laquelle la fin apporte une réponse émouvante et rassurante pour les humains civilisés que nous sommes.
Une autre chose que j’ai notée à propos de ce film : il a été tourné un an après la révolution estudiantine de mai 1968, une époque où l’on se posait beaucoup de questions sur les méthodes pédagogiques et les relations profs-élèves, où l’autorité des enseignants était fortement contestée et où l’on réclamait plus de liberté dans les enseignements, des réformes pour que la parole des étudiants et des lycéens soit prise en compte. J’ai pensé que l’attitude tantôt docile tantôt révoltée de l’enfant sauvage illustrait dans une certaine mesure ce désir moderne de liberté et d’expression de soi.
Un film vraiment magnifique et d’une richesse exceptionnelle, par ses thèmes et ses significations.

Kyoto Song de Colette Fellous

Couverture chez Arléa

J’ai entendu parler de ce livre sur le blog de Kévin, « Comme au Japon », consacré à la culture japonaise, que vous pouvez consulter ici, si vous voulez.
Colette Fellous est une écrivaine et femme de radio française, née à Tunis en 1950.
Elle raconte ici son voyage au Japon, en compagnie de sa petite fille prénommée Elyssa, ce qui est l’occasion d’un vagabondage à travers la culture japonaise (art du haïku, gastronomie, cerisiers en fleurs, etc). Ce voyage lui permet aussi d’évoquer des souvenirs de jeunesse ou d’enfance. Le livre est illustré de photos en noir et blanc, prises au cours de ce séjour japonais par l’écrivaine elle-même.

Mon humble avis

L’écriture de ce livre n’est pas désagréable mais pas géniale non plus. Il y a pas mal de phrases qui comportent des énumérations, ce qui n’est pas forcément attrayant à mes yeux. Un certain manque de concision et même une tendance au délayage verbal m’ont un petit peu ennuyée.
Souvent, l’écrivaine parle d’éléments et de caractéristiques très – trop – connus de la culture japonaise sans ajouter de vision personnelle ou de ressenti original et elle a tendance à énoncer des choses rebattues et convenues, du déjà-vu-déjà-lu qui m’a franchement cassé les pieds.
Parfois, elle parle de choses intimes et personnelles, par exemple un abus sexuel dans son enfance ou, quelques chapitres plus loin, son accouchement où elle a failli mourir ou encore la mort de sa mère et on se demande pourquoi elle veut nous faire partager ça, quel rapport avec son voyage au Japon, qu’est-ce qu’elle veut nous dire à travers ces récits ? On reste un peu gêné et dubitatif car ça tombe là comme un cheveu sur la soupe et ensuite elle ne parle plus du tout de ces sujets.
A un moment, elle évoque le côté aléatoire des choses et j’ai pensé que, peut-être, elle avait voulu faire ici un livre avec une construction aléatoire, mais ça n’a pas suffi à me réveiller ou à me sortir de ma complète léthargie.
J’ai abandonné cette lecture 20 ou 30 pages avant la fin.

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Voici un passage qui ne m’a pas déplu :

Un Extrait page 189

Ce soir-là, j’avais donc rencontré trois hommes. L’un a été mon amour, l’autre mon ami et le troisième aurait pu être mon mari, si j’avais dit oui. C’est juste un exemple. Un exemple de ce qui pouvait à tout moment se glisser dans un roman, sans prévenir, de façon purement aléatoire, une histoire qui m’avait fait signe alors que, sous la pluie fine, je traversais avec Lisa le carrefour Hyakumanben pour acheter des confiseries aux noix. Claude était un maître de la physique théorique et des mouvements aléatoires, ses travaux ont marqué l’avancée de la recherche au-delà de la France. Ce soir-là, il avait joué sa vie et mis en pratique l’aléatoire, il ne me l’avait avoué que plus tard. Je l’avais revu une ou deux fois après la fête, nous avions dîné un jour ensemble et en me raccompagnant en bas de mon immeuble, dans la voiture, les phares et le moteur éteints, il m’avait demandé de sa belle voix grave si je ne voulais pas l’épouser. Il était timide mais il s’était lancé, moi aussi j’étais timide. C’était si incongru que j’ai ri, un peu gênée, je pensais que c’était une blague. (…)

Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard

Couverture chez Pluriel

Ce livre m’a été offert par un ami et, comme il m’avait été également conseillé quelques mois plus tôt par l’un de mes médecins, j’étais très intriguée et enthousiaste à l’idée de le lire.
Et, en effet, ce fut une belle découverte.

Note pratique sur le livre

Editeur : Pluriel
Genre : Essai philosophique
Date de première publication : 1961
Nombre de pages : 350

Quatrième de couverture

Quels sont les fondements de notre rapport à autrui ? Quelle est la véritable mesure de notre autonomie ? Partant d’une analyse novatrice des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature romanesque ( Cervantès, Stendhal, Flaubert, Proust et Dostoïevski), René Girard développe sa théorie du désir mimétique, pensée avec subtilité, comme une triangulation entre l’envie, la jalousie et la haine impuissante. Un désir relatif qu’il appréhende dans toutes les formes de relations humaines, qu’elles prennent corps dans l’espace politique ou dans la sphère de l’intime.

Ce faisant, sans jamais cesser de la questionner, le philosophe bouscule une illusion romantique, celle de notre liberté de choisir. Il a écrit, à propos de cet ouvrage : « Les littéraires purs soupçonnent que l’art du roman est ici un moyen plutôt qu’une fin. J’assume volontiers ce reproche car le plus grand hommage qu’on puisse rendre à la littérature, il me semble, c’est de ressusciter la très vieille idée qui fait d’elle une source de savoir autant que de bonheur. »

Mon humble avis

Dans ce livre, René Girard analyse plusieurs univers romanesques : celui de Cervantès, autour du personnage de Don Quichotte, celui de Stendhal, avec Julien Sorel, celui de Flaubert, avec Madame Bovary, celui de Dostoïevski, avec l’homme du sous-sol principalement mais aussi les personnages des Démons, ou encore Raskolnikov, et enfin celui de Proust avec le narrateur-auteur et le baron de Charlus.
Ces divers univers romanesques sont, d’après René Girard, les symptômes d’une dégradation de notre désir métaphysique, c’est-à-dire de notre relation au divin. Il appelle cela la maladie ontologique, qui se manifeste par un désir dévié, où on cherche une transcendance dans notre relation à une autre personne, avec toute la déception et le ressentiment que cela suppose finalement, quand ça ne tourne pas tout bonnement à la haine de l’autre ou à celle de soi. René Girard a l’air de trouver révélateur et lourd de sens le fait que bon nombre de ces romans nous montrent une sorte de lente descente aux enfers des personnages et se terminent par une conversion spirituelle et souvent religieuse du héros.
Ce livre m’a tout à fait passionnée par ses analyses littéraires et psychologiques car sa vision est profonde et originale.
Cependant, le point négatif du livre est son côté systématique : tout est interprété dans le même sens, chaque chef-d’œuvre littéraire doit servir à prouver les dogmes de René Girard et les auteurs qui ne vont pas dans ce sens sont vigoureusement rejetés dans le « mensonge romantique », du côté des élans orgueilleux et prométhéens, que René Girard a en horreur. Se considérer dans la pure vérité et les contradicteurs dans le mensonge total, c’est un chouïa dictatorial, me semble-t-il.
Il n’empêche que ce livre éclaire un grand nombre de nos attitudes quotidiennes, de nos réactions affectives, de nos ambivalences inavouées ou de nos incohérences apparentes, et pour cette raison il mérite tout à fait notre attention, à condition de garder un esprit critique vis-à-vis de certains détails discutables.
J’aime ces livres qui nous ouvrent des perspectives et des voies nouvelles, même si je ne suis pas forcément tentée de suivre toutes ces pistes.

Un Extrait page 296

On se souvient, sans doute, de la lettre que l’homme du souterrain se propose d’expédier à l’officier insolent. Cette lettre est un appel caché au médiateur. Le héros se tourne vers son « persécuteur adorable » comme le fidèle vers son dieu mais il veut nous persuader, il se persuade lui-même qu’il se détourne avec horreur. Rien ne peut humilier davantage l’orgueil souterrain que cet appel à l’Autre. C’est pourquoi la lettre ne contient que des insultes.
Cette dialectique de l’appel qui se nie en tant qu’appel se retrouve dans la littérature contemporaine. Ecrire, et surtout publier un ouvrage c’est en appeler au public, c’est rompre, par un geste unilatéral, la relation d’indifférence entre Soi et les Autres. Rien ne peut humilier l’orgueil souterrain autant que cette initiative. L’aristocratie d’antan flairait déjà dans la carrière des lettres quelque chose de roturier et de bas dont sa fierté s’accommodait assez mal. Mme de La Fayette faisait publier son oeuvre par Segrais. Le duc de La Rochefoucauld se faisait peut-être voler la sienne par un de ses valets. La gloire un peu bourgeoise de l’artiste venait à ces nobles écrivains sans qu’ils eussent rien fait pour la solliciter.
Loin de disparaître avec la révolution ce point d’honneur littéraire se fait plus vif encore à l’époque bourgeoise. A partir de Paul Valéry on ne devient grand homme qu’à son corps défendant. Après vingt ans de dédains l’inventeur de M. Teste cède à la supplication universelle et fait aux Autres l’aumône de son génie.
L’écrivain prolétarisé de notre époque ne dispose ni d’amis influents ni de valets de chambre. Il est obligé de se servir lui-même. Le contenu de ses ouvrages sera donc entièrement consacré à nier le sens du contenant. On en est au stade de la lettre souterraine. L’écrivain lance un anti-appel au public sous forme d’anti-poésie, d’anti-roman ou d’anti-théâtre. On écrit pour prouver au lecteur qu’on se moque de ses suffrages. On tient à faire goûter à l’Autre la qualité rare, ineffable et nouvelle du mépris qu’on lui porte.
Jamais on n’a tant écrit mais c’est toujours pour démontrer que la communication n’est ni possible ni même souhaitable. Les esthétiques du « silence » dont nous sommes accablés relèvent très évidemment de la dialectique souterraine. (…)

Quelques extraits d’Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer

« Les aphorismes sur la sagesse dans la vie » ont été publiés en 1851 par Schopenhauer.
J’ai plutôt apprécié cette lecture même si c’est une apologie de la solitude et de la vie en autarcie (on est censé se suffire à soi-même en cultivant quelques talents intellectuels et/ou artistiques, en créant une œuvre d’importance) – mais il reconnaît lui-même que tout le monde n’en a pas le loisir ni la capacité (ni, sans doute, l’envie !).
C’est donc une vision de la sagesse assez misanthrope qui nous est proposée ici, et même souvent misogyne (ce qui était d’ailleurs la norme à son époque), et qui nous présente les relations avec les autres comme généralement désagréables, décevantes et peu enrichissantes. Il est à noter que Schopenhauer voit la misanthropie comme une marque de supériorité morale et intellectuelle, tandis que la sociabilité serait une sorte de tare, le signe d’une médiocrité du caractère, ce qui est sans doute un plaidoyer pro-domo et une autojustification dont il fait une règle généralisable à l’ensemble de l’humanité.
Un livre qui m’a tout de même beaucoup intéressée car il sait avancer des arguments convaincants et brillamment exposés pour chaque idée, son écriture est précise et éclairante, et on sent que chaque réflexion est issue d’une expérience vécue et longuement méditée, d’un sens de l’observation très incisif sur les situations humaines.

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Quelques extraits

(Page 21)

L’homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de le vie, aux choses extérieures, telles que la richesse, le rang, la famille, la société, etc ; c’est là-dessus qu’il fonde le bonheur de sa vie ; aussi ce bonheur s’écroule-t-il quand il les perd ou qu’il y rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l’individu, nous pouvons dire que son centre de gravité tombe en-dehors de lui. C’est pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants : quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas, tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela précisément parce qu’il cherche n’importe où une satisfaction venant du dehors (…)

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(Page 59)

La gloire appelée à devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence ; la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives ; quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent à vue d’ œil et qu’on se hâte d’extirper. Cela tient à ce que plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l’humanité entière en général, plus il est étranger à son époque ; car ce qu’il crée n’est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant une partie de l’humanité collective ; aussi, de pareilles œuvres n’étant pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que l’époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment ; celles-là lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l’histoire de l’art et de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes productions de l’esprit humain ont, de règle, été accueillies avec défaveur et sont restées dédaignées jusqu’au jour où des esprits élevés, attirés par elles, ont reconnu leur valeur (…)

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(Page 70)

Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c’est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c’est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d’en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. C’est ce qu’a reconnu Merck, l’ami de jeunesse de Goethe, quand il a écrit : « Cette vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s’en affranchir et ne demande que ce qu’il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la mêlée. » (Corresp. de Merck.) Il est donc prudent d’abaisser à une échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes (…)

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(Page 78)

Il n’y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life, car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l’on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l’on se débite dans ce monde-là et qui en sont l’accompagnement obligé.
Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude

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(Page 100)

Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte ; aussi ne faut il être trop indulgent ni trop aimable envers personne. De même qu’ordinairement on ne perdra pas un ami pour lui avoir refusé un prêt, mais plutôt pour le lui avoir accordé, de même ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un peu de négligence, mais plutôt par un excès d’amabilité et de prévenance : il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne tarde pas à se produire. C’est surtout l’idée qu’on a besoin d’eux que les hommes ne peuvent absolument pas supporter ; elle est toujours suivie inévitablement d’arrogance et de présomption. Chez quelques gens, cette idée naît déjà par cela seul qu’on est en relations ou bien qu’on cause souvent et familièrement avec eux : ils s’imaginent aussitôt qu’il faut bien leur passer quelque chose et ils chercheront à étendre les bornes de la politesse. C’est pourquoi il y a si peu d’individus qu’on puisse fréquenter un peu plus intimement ; surtout faut-il se garder de toute familiarité avec des natures de bas étage.(…)

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J’ai lu ce livre dans le cadre des Feuilles Allemandes de Patrice et Eva du blog « Et si on bouquinait un peu » et de Fabienne du blog « Livr’escapades » pour novembre 2022.

Logo du défi, créé par Goran

Uzak, un film de Nuri Bilge Ceylan

affiche du film

J’avais déjà vu et chroniqué deux films de Nuri Bilge Ceylan – Winter Sleep et, au printemps dernier, Le Poirier Sauvage – et je les avais tellement aimés que j’avais gardé en tête le nom de ce réalisateur turc, avec l’idée de voir d’autres films de lui, à l’occasion.
J’ai pu découvrir « Uzak » (qui signifie, parait-il, « Lointain » ou « Distant » en turc) ce matin en DVD.

Note technique sur le film :

Année de sortie : 2002
Durée : 1h50
Couleur
Version turque sous-titrée français

Début de l’histoire :

Le personnage principal, Mahmut, est un photographe qui travaille essentiellement pour une entreprise de fabrication de carrelages, c’est-à-dire qu’il passe son temps à photographier des dalles et des carreaux, ce qui lui permet sans doute de vivre confortablement mais n’est pas très passionnant. Cela nous parait d’autant moins passionnant que nous apprenons par la suite que ce photographe rêvait dans sa jeunesse de devenir un cinéaste de talent et que son modèle était, à cette époque, Tarkovski. Et on se dit qu’il y a loin entre ces idéaux de jeunesse et le présent très morose de cet homme. Encore un peu plus tard dans le film, nous voyons ce même photographe, accompagné de son cousin, se morfondre dans son fauteuil devant un film de Tarkovski alors qu’il rêve seulement de voir un film pornographique dès que son cousin sera parti, ce qui nous montre une fois encore la distance que cet homme a prise avec ses grandes ambitions artistiques initiales. Du point de vue de ses relations féminines, sa situation ne semble pas non plus très enviable et on sent qu’il éprouve encore des sentiments pour son ex-femme, mais elle s’est remariée et va bientôt immigrer au Canada – autant dire qu’il ne la reverra certainement pas.
C’est donc au milieu de cette existence peu satisfaisante que Mahmut, le photographe, voit débarquer un beau jour chez lui Yusuf, un de ses jeunes cousins, issu du même village que lui, qui lui demande de l’héberger durant une semaine car il veut chercher du travail en tant que marin, pour voyager et gagner correctement sa vie.
Mais la crise économique qui sévit dans le pays va rendre cette recherche d’emploi un peu plus longue et compliquée que prévu et le jeune cousin va quelque peu s’incruster.

Mon humble avis :

Le début d' »Uzak » est particulièrement lent et surtout silencieux, ce qui s’explique par la grande solitude des personnages. Le premier dialogue n’arrive qu’au bout de onze minutes de film, mais ensuite, petit à petit, la parole commence à s’installer car on entre plus profondément dans les relations entre les différents protagonistes, et particulièrement entre le photographe et son cousin, dont la bonne entente du début se dégrade insensiblement, avec des hauts et des bas, jusqu’à la fin.
Bien que ce film soit avare de paroles, avec des dialogues minimalistes, il explore un très grand nombre de thèmes, et il propose énormément de réflexions, pour peu que l’on se concentre bien sur chaque scène et sur le sens des images, des situations, où une dimension comique peut affleurer assez souvent : esprit de dérision par rapport aux personnages, dont les petites mesquineries sont soulignées avec intelligence.
Nous avons d’abord un sentiment d’opposition entre ces deux cousins : à priori, quel rapport peut-il y avoir entre ce photographe de la ville, l’artiste cultivé, qui a plutôt bien réussi financièrement, et ce cousin de la campagne, un ancien ouvrier au chômage, plutôt mal dégrossi et pas très débrouillard ? Mais, au fur et à mesure du film, leurs ressemblances finissent par nous frapper bien plus que leurs différences superficielles. Tous les deux sont désespérément seuls, ne sont pas doués avec les femmes quoiqu’ils ne « pensent qu’à ça », tous les deux ont un sentiment d’échec et doivent renoncer à leurs désirs et ambitions, et tous les deux doivent se confronter à leur propre vide.
Il est d’ailleurs significatif que le photographe, possesseur d’une énorme bibliothèque (qu’il a peut-être consultée autrefois ?) n’y jette jamais un seul coup d’œil et préfère passer sa vie devant la télévision – et on sent là le regard très critique du cinéaste sur ce personnage un peu lâche et qui se laisse aller à la facilité !
Un beau film, profond et sensible, et intelligemment pensé…

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J’avais initialement chroniqué « Uzak » dans le cadre de mon « Printemps des artistes » de 2022 puisque le héros de ce film est photographe et qu’il est question souvent de Tarkovski, mais finalement j’ai préféré chroniquer « Le Poirier sauvage » à cette occasion et repousser celui-ci en septembre.
Je retiens en tout cas l’intérêt de ce cinéaste pour les héros-artistes, d’autant plus qu’il a des choses très personnelles à en dire.

Goodbye Colombus de Philip Roth

Couverture chez Folio

Vous savez que je consacre ce mois de juin à la littérature américaine et j’ai choisi de lire le tout premier livre de Philip Roth (1933-2018), publié en 1959 alors qu’il avait seulement vingt-six ans, et grâce auquel son talent littéraire a été d’emblée reconnu et salué par la critique comme par les lecteurs.
Je précise que ce livre est à la base un recueil de six nouvelles mais Folio n’a visiblement retenu qu’une seule d’entre elles, la plus longue et la plus emblématique, pour la proposer dans cette édition bilingue.

Note pratique sur le Livre

Editeur : Folio bilingue
Première date de parution aux Etats-Unis : 1959
Date de parution en France : 1962
Traduit de l’américain par Céline Zins
Nombre de pages : 336

Présentation du Livre

Neil Klugman est un jeune bibliothécaire de vingt-trois ans, issu d’une famille assez modeste, juive mais il est peu intéressé par la religion ou par l’esprit communautaire. Un jour, il croise à la piscine une séduisante jeune fille qui lui demande de tenir ses lunettes pendant qu’elle plonge. Ayant réussi à obtenir ses coordonnées il lui téléphone et, assez vite, une relation amoureuse se noue entre eux. La jeune fille, Brenda, est également juive mais sa famille est beaucoup plus croyante et pratiquante que celle de Neil. De plus, il s’agit d’une famille très riche, qui a fait fortune en vendant des lavabos et des éviers, et qui a adopté le mode de vie hyper-sain et hygiéniste des américains parvenus, basé sur le sport à outrance, le culte de la performance, l’ingestion de fruits frais et l’amour du travail acharné. Les différences culturelles entre le jeune homme et la jeune fille, d’abord peu importantes et plutôt amusantes, vont finir par apparaître de plus en plus gravement, jusqu’à devenir difficilement surmontables. (Source : moi)

Mon avis

Ce livre nous apparaît d’abord comme une histoire d’amour mais assez vite on se rend compte que l’aspect sentimental n’est pas du tout le propos de l’auteur et que les relations de couple servent en réalité de prétexte à la confrontation de deux mondes, à la lutte sociale et culturelle entre riches et pauvres, entre, d’un côté, les individualistes épris de modernité et de liberté – représentés ici par Neil Klugman – et, de l’autre côté, les défenseurs de valeurs plus traditionnelles et communautaires, illustrés de manière exemplaire par chaque membre de la famille Patimkin.
L’humour et l’ironie de Philip Roth sont particulièrement piquants quand il s’agit de dépeindre les différents personnages et les traits saillants de leur milieu social et de leurs mœurs habituelles, ce qui dresse une satire divertissante de l’Amérique des années 60. Souvent, la tournure d’esprit humoristique de Philip Roth m’a rappelé celle de Woody Allen dans ses premiers films, un second degré auquel on peut difficilement résister.
Au fur et à mesure qu’on se rapproche du dénouement, le côté dramatique et douloureux des choses commence à affleurer de plus en plus, comme si la plaisanterie tournait peu à peu à la grimace et aux larmes, et ce glissement d’humeur m’a paru très bien fait, prenant et réussi.
Un livre qui jongle avec des émotions contradictoires et qui nous fait passer par toutes sortes d’états et de réflexions, des plus drôles aux plus amères. J’ai beaucoup aimé.

Un Extrait page 89

La journée commença, semblable à n’importe quelle autre. De derrière le guichet de l’étage principal, je regardais les adolescentes sexy aux seins hauts monter à pas saccadés le large escalier de marbre menant à la grande salle de lecture. Cet escalier était une imitation de l’un de ceux qui se trouvent quelque part à Versailles, bien que, dans leurs pantalons toréador moulants et leurs pulls, ces filles de cordonniers italiens, d’ouvriers de brasserie polonais et de fourreurs juifs n’aient guère l’air de duchesses. Elles ne valaient pas Brenda non plus, et si un quelconque éclair de désir me traversa pendant cette lugubre journée, ce ne fut que pour la forme et pour passer le temps. Je jetais quelquefois un coup d’œil à ma montre, pensais à Brenda, attendais l’heure du déjeuner puis, après le déjeuner, le moment où j’allais prendre en charge le guichet des renseignements, là-haut, et où John McKee, qui n’avait que vingt-et-un ans mais portait des bandes élastiques autour des manches, allait descendre tranquillement l’escalier pour s’occuper consciencieusement de tamponner la sortie et le retour des livres. (…)

Maîtres Anciens de Thomas Bernhard

Couverture chez Folio

Vous aurez remarqué que j’aime bien les romans de Thomas Bernhard, puisque j’ai déjà présenté sur ce blog un certain nombre d’entre eux : Des arbres à abattre, Le Naufragé, Oui, qui sont tous très passionnants.
Dans le cadre de mon Printemps des artistes d’avril 2022, j’ai donc lu Maîtres anciens, qui, comme l’indique son titre, parle, entre autres, de peinture ancienne ; son intrigue se déroule en effet entièrement dans un musée.

Maîtres anciens sous-titré Comédie (titre original : Alte Meister – Komödie) est un roman autrichien de Thomas Bernhard publié le 25 juillet 1985 et paru en français le 22 septembre 1988 aux éditions Gallimard. Ce roman a reçu la même année le prix Médicis étranger. (Note de Wikipédia).

Note sur l’auteur :

Thomas Bernhard (1931-1989) est un écrivain et dramaturge autrichien, né aux Pays-Bas, il passe son enfance à Salzbourg auprès de son grand-père pendant toute la période nazie. Il souffre dès son enfance de la grave maladie pulmonaire qui finira par l’emporter. Il étudie la musique et exerce quelques temps le métier de journaliste. Ses premiers romans remportent un grand succès, de même que son théâtre. Très critique, pour ne pas dire haineux, vis-à-vis de son propre pays et volontiers provocateur, ses œuvres et ses discours ont souvent fait scandale en Autriche. Malgré tout, Thomas Bernhard a continué à y vivre jusqu’à sa mort.


J’ai trouvé un résumé du livre sur Babelio et il m’a paru tout à fait exact et bien fait, donc je me suis permis de le recopier pour vous dans le paragraphe suivant. Je remercie vivement l’autrice de ce résumé, Céline Darner.

Présentation du livre :

Dans le Kunsthistorisches Museum, à Vienne, Atzbacher, le narrateur, a rendez-vous avec Reger, le vieux critique musical. Atzbacher est arrivé une heure à l’avance pour observer Reger, déjà installé dans la salle Bordone, assis sur la banquette qu’il occupe chaque matin depuis dix ans, face à L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Pendant une heure, le narrateur se rappelle les citations de Reger ou des conversations portant sur lui. Dans un deuxième temps, qui commence à l’heure précise du rendez-vous, c’est la parole même de Reger qui résonne dans la salle Bordone, comme sous l’effet d’une nécessité vitale. Sur le mode de la diatribe, variant avec fureur et allégresse se succèdent les thèmes (qui sont des cibles) chers à Bernhard dans cette comédie (le sous-titre de l’œuvre) qui n’est autre que celle de l’art, des artistes, des écrivains, des compositeurs… (…) Céline Darner.

Mon humble Avis :

Quand on connait déjà le style de Thomas Bernhard, on n’est pas trop étonné par sa charge féroce contre la culture, contre les institutions, contre l’Etat autrichien, contre les artistes unanimement et universellement reconnus, contre le marché de l’art, et contre tout ce qu’il peut se mettre sous la dent, dans une sorte de jeu de massacre où il prend plaisir à tout décrire comme ignoble, abject, horrible, avec une surenchère d’exagérations et de répétitions obsessionnelles, comme s’il voulait nous entraîner dans sa fureur destructrice.
On a parfois l’impression que tout est négatif et outrancier dans ce livre, mais en avançant dans la lecture, on s’aperçoit que Thomas Bernhard porte parfois un regard de tendresse sur certains de ses personnages, par exemple sur la défunte femme du critique musical, mais aussi sur le critique musical lui-même. Par ailleurs, la haine qu’il professe contre l’art et les artistes nous parait souvent un peu trop exacerbée pour être réelle. Comment croire qu’un critique musical qui passe plusieurs heures par jour depuis dix ans dans la salle d’un musée d’art ancien, déteste les œuvres qu’il va ainsi observer avec régularité et persévérance ? Ne serait-il pas plutôt subjugué et admiratif devant tous ces chefs d’oeuvre mais incapable de le reconnaître, par orgueil, par réaction d’aigreur ou par un mouvement de défense et d’auto-préservation ?

Un Extrait Page 47 :

Aujourd’hui, les professeurs ne tirent plus les oreilles, pas plus qu’ils ne frappent les doigts avec des baguettes de noisetier, mais leur aberration est restée la même, je ne vois rien d’autre lorsque je vois, ici dans le musée, les professeurs passer avec leurs élèves devant les soi-disant maîtres anciens, ce sont les mêmes, me dis-je, que j’ai eus, les mêmes qui m’ont détruit pour la vie et m’ont anéanti pour la vie. C’est comme ça que cela doit être, c’est comme ça, disent les professeurs, et ils ne tolèrent pas la moindre contradiction, parce que cet Etat catholique ne tolère pas la moindre contradiction, et ils ne laissent rien à leurs élèves, absolument rien en propre. On ne fait que gaver ces élèves des ordures de l’Etat, rien d’autre, tout comme on gave les oies de maïs, et on gave les têtes des ordures de l’Etat jusqu’à ce que ces têtes étouffent.(…)

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Des Extraits de « l’Art du roman » de Milan Kundera

Couverture chez Folio

Ce livre m’a été conseillé par l’une de mes médecins lors d’une consultation, ce dont je la remercie grandement car ce fut une magnifique lecture, enrichissante, stimulante intellectuellement et donc très plaisante ! Sûrement l’un des meilleurs livres que j’aie lus sur l’écriture, sur la signification de la littérature et ce qu’elle peut nous apporter. En même temps, ce livre est une réflexion sur le monde, sur l’Histoire, sur la culture européenne, sur la psychologie humaine, puisque toutes ces choses sont reflétées par les romans et réfléchies par les romanciers, qui en donnent leur propre vision.
Mais plutôt que d’écrire une chronique qui ne ferait que paraphraser maladroitement Kundera, je préfère recopier ici quelques extraits de ce livre, en espérant qu’ils vous donneront envie d’en savoir plus !

J’ajoute que j’ai lu « L’Art du roman » dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

Note pratique sur le livre :

Genre : essai
Année de première parution : 1986, chez Gallimard
Editeur en poche : Folio
Nombre de pages : 193

Note sur l’auteur :

Milan Kundera, né le 1er avril 1929, est un écrivain tchèque naturalisé français. Ayant émigré en France en 1975, il a obtenu la nationalité française le 1er juillet 1981, peu de temps après l’élection de François Mitterrand. (Source : Wikipédia).

Un Extrait page 29 :

(…) Le roman (comme toute la culture) se trouve de plus en plus dans les mains des médias ; ceux-ci, étant agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires politiques américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps. Cet esprit me semble contraire à l’esprit du roman.
L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : »Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. » C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien Anna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante et inutile. (…)

Un Extrait page 57 :

(…) En effet, il faut comprendre ce qu’est le roman. Un historien vous raconte des événements qui ont eu lieu. Par contre, le crime de Raskolnikov n’a jamais vu le jour. Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non-réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble préfigurer notre avenir. C’est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka. Mais même si ses romans n’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de l’existence (possibilité de l’homme et de son monde) et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi nous sommes capables.(…)

Un Extrait page 186 :

(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman. (…)

Le Monde d’Apu de Satyajit Ray

Affiche du Film

Vous avez peut-être déjà lu mes précédents articles sur « La Complainte du sentier »(1955) et « L’Invaincu »(1956), les deux premiers volets de « La Trilogie d’Apu » réalisés par le cinéaste indien Satyajit Ray.
Il était donc logique que je regarde le troisième et dernier volet de cette belle et émouvante trilogie : « Le Monde d’Apu » (1959), où nous retrouvons le même héros, Apu, qui est devenu adulte et qui vient de finir ses études de sciences.

Note technique sur le film :

Date de sortie : 1959
Image en noir et blanc
Durée : 1h40
Langue : bengali, sous-titré.

Le début de l’histoire :

Apu (joué par Soumitra Chatterjee) est un jeune homme d’une vingtaine d’années, il vit à Calcutta dans une chambre assez misérable dont il a du mal à payer le loyer. Ayant tout juste abandonné ses études de sciences, il n’arrive pas à trouver un travail intéressant et assure sa maigre subsistance en donnant quelques cours particuliers. Mais il ne se laisse pas abattre pour autant et garde un tempérament joyeux et entreprenant. Ainsi, il consacre une partie de son temps à l’écriture d’un roman autobiographique, qu’il espère pouvoir publier lorsqu’il sera fini, et à la création de très beaux poèmes en langue bengalie. Un jour, son meilleur ami et ancien compagnon d’études, Pulu, l’invite à la campagne pour assister au mariage de sa jeune cousine, prénommée Aparna (jouée par Sharmila Tagore). Apu accepte cette invitation et il va bientôt être très surpris par la manière dont tournent les événements – et qui est pour le moins inattendue. (…)

Mon humble avis :

Dans ce dernier volet de la trilogie, le personnage d’Apu gagne encore en complexité et en humanité. Certes, il est un homme généreux, sensible et bon, qui cherche à agir noblement lorsqu’il accepte d’épouser Aparna pour lui éviter le déshonneur, alors qu’il ne la connait pas, mais il sera aussi un père injuste, trop bouleversé et anéanti par le deuil de sa jeune épouse pour se préoccuper de son petit garçon, qu’il rend responsable de l’accouchement difficile et qu’il ne veut pas rencontrer durant de longues années. Dans ce sens, « Le Monde d’Apu » nous montre le triomphe du pardon et de la réconciliation, la rédemption du héros par l’amour que son fils et lui commencent à éprouver l’un pour l’autre. On peut dire aussi que ce sont les forces de la vie qui finissent par l’emporter sur la mort, le désespoir, la négativité, le rejet.
Dans le film, nous assistons à trois ou quatre scènes qui se déroulent près de voies ferrées ou dans une gare et ces scènes m’ont semblé cruciales : dans la première d’entre elles, Apu explique à son ami Pulu les grands thèmes du roman autobiographique qu’il est en train d’écrire et il dresse en même temps un portrait de lui-même, tel qu’il se voit à ce moment-là : il est un homme éclairé, qui a livré un combat contre lui-même et qui s’est dégagé de toutes les superstitions, il est heureux, il aime la vie. Nous le sentons plein d’enthousiasme et d’optimisme. Mais les hasards de la vie et les souffrances qu’ils provoquent, vont casser ce bel élan : d’une part, Apu va se plier aux superstitions villageoises et épouser une jeune fille qu’il ne connait pas (ce qui, paradoxalement, va le rendre très heureux). D’autre part, il va connaître le deuil et le malheur, et il va dire non à la vie, s’isoler, s’enfoncer dans les ténèbres. Et, dans ce moment, il choisit de détruire son roman, de l’abandonner, ce qui parait l’aboutissement logique de sa détresse. Mais ce geste nous révèle aussi qu’Apu ne se reconnaît plus dans le jeune homme qu’il était et qui dressait un portrait si exalté, combattif et idéalisé de lui-même. La destruction de ce roman nous montre, en même temps, qu’Apu accède à une vision réaliste de lui-même et qu’il fait le deuil de ses illusions de jeunesse, qu’il entre dans l’âge adulte, même s’il doit traverser pour cela une grande et longue crise de désespoir.
« Le monde d’Apu » s’est avéré être mon volet préféré de « la Trilogie d’Apu », mais les deux volets précédents sont également très beaux et l’ensemble des trois forme une œuvre magnifique, intemporelle, qui restera dans ma mémoire.
Un film sublime, qui m’a réellement bouleversée de bout en bout et que je suis très heureuse d’avoir vu !

le mariage d’Aparna (Sharmila Tagore)

Himalaya l’enfance d’un chef, d’Eric Valli

Affiche, Himalaya, l’enfance d’un chef

Le DVD de ce film m’a été prêté par une amie, j’en avais sans doute vaguement entendu parler au moment de sa sortie en 1999 mais il n’avait pas attiré mon attention à ce moment-là.
Vingt-deux après, j’ai donc pu le regarder et ce fut une bonne surprise.

Vous trouverez sur Wikipedia, si vous le souhaitez, un résumé complet de ce scenario mais, comme je ne veux pas « divulgâcher » je me contenterai de vous proposer une petite présentation de la situation de départ :
Dans un village isolé du Dolpo, une région de l’Himalaya, le vieux chef Tinlé vient de perdre son fils aîné, qui devait lui succéder à la tête du village, lors d’un voyage en caravane. Tinlé accuse sans preuve le jeune et beau Karma, qui prétend accéder à la place de nouveau chef, d’avoir causé la mort de ce fils valeureux, par esprit de rivalité.
Karma, ignorant les oracles et la colère du chef, lève la caravane avant la date rituelle, entraînant avec lui les jeunes du village. Tinlé, resté au village avec les autres vieillards, les femmes et les enfants, décide de lever une caravane concurrente à celle de Karma, qui partira à la date indiquée par les dieux, donc quelques jours plus tard.

Mon humble Avis :

Je ne suis pas habituée à voir ce genre de film d’aventure, très spectaculaire, mais j’ai apprécié ce côté dépaysant, basé en grande partie sur de beaux panoramas montagneux, des paysages superbes, traversés par des troupeaux de yacks ou balayés par des tempêtes de neige.
Les jeunes acteurs, hommes et femme, sont aussi d’une grande beauté et contribuent à rendre ce film très esthétique.
Mais d’autres éléments m’ont paru au moins aussi intéressants : la culture, les modes de vie et les coutumes de ce peuple tibétain sont particulièrement bien mis en valeur et se trouvent au cœur même de l’histoire, avec un héros, Karma, qui cherche à s’affranchir des traditions et qui ne croit plus aux dieux, tandis que le vieux chef reste fidèle aux rites ancestraux et cherche à les perpétuer.
De manière intéressante, il n’y a pas vraiment de personnage de « méchant » dans ce film, les personnages ne sont absolument pas manichéens et chacun possède ses défauts et ses qualités, comme des êtres humains de chair et d’os. Et si Karma nous donne l’impression, au début du film, de pouvoir figurer ce personnage de « méchant » à combattre, nous comprenons assez vite que son caractère indépendant et sceptique, ses idées rationalistes, n’ont rien de détestable et que nous pourrions même nous sentir plus proches de lui que de Tinlé, le défenseur acharné des rites et des dieux ancestraux.
Le personnage du petit garçon, Passang, qui est à la fois acteur et témoin de tous ces événements, constitue une sorte de lien entre nous, les spectateurs, et l’ensemble des autres personnages. Il pose les questions innocentes que nous poserions à sa place, et il permet au personnage de Tinlé, son grand-père, de montrer sa bonté et son attachement à sa famille.
La musique, par contre, et bien qu’elle ait remporté le César de la Meilleure Musique en 2000, ne m’a pas tellement convaincue car elle m’a semblé trop occidentale et trop moderne, pas assez tibétaine, et c’est ma seule petite réserve sur ce film.
Un beau film, édifiant et divertissant, que l’on peut facilement regarder le soir, en famille !

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