Très admiratrice de Nicolas Bouvier (1929-1998) et ayant déjà entendu dire beaucoup de bien du « Poisson–Scorpion » qui relate les neuf mois que l’écrivain a passé sur l’île de Ceylan en 1955 et qui a été pour lui un séjour très malheureux, proche du cauchemar, puisqu’il a accumulé les malheurs et frôlé la folie, j’ai saisi l’occasion de ce Mois Thématique sur le thème du Voyage pour tenter l’expérience et j’en ai été éblouie et fortement impressionnée.
Il est à noter que l’écrivain voyageur a mis presque trente ans à réussir à écrire ce livre, puisque son voyage à Ceylan datait de 1955 – il avait vingt-six ans – alors que la publication du « Poisson–Scorpion » datait de 1982 – il en avait cinquante-trois.
Présentation du sujet
Ce livre retrace le voyage de Nicolas Bouvier dans l’île de Ceylan (actuel Sri-Lanka, au large de l’Inde) en 1955. Son entrée dans le pays commence déjà très mal puisqu’on lui administre une trop grosse dose de vaccin et qu’il est ensuite fortement malade. Peu après, lorsqu’il cherche du travail sur l’île à l’Alliance Française, en espérant donner des cours pour subsister, il se fait congédier de manière peu aimable. De ce fait il vivote assez pauvrement dans une chambre infestée d’insectes tous plus inquiétants les uns que les autres. Mais, du fond de sa solitude, ces fourmis, cancrelats et autres scorpions lui tiennent compagnie et il ne se lasse pas de les observer. Il nous décrit aussi les mentalités de la population sri-lankaise, qui pratique la magie noire et qui ne cesse de jeter des sorts, sans beaucoup d’autres occupations quotidiennes, ce qui semble instaurer un climat très délétère autour du malheureux écrivain et jusque dans son esprit.
Mon Avis très subjectif
J’avais déjà adoré de cet auteur « L’Usage du monde » et « Chronique Japonaise » mais, avec ce livre-ci j’ai eu l’impression d’entrer dans un monde littéraire totalement nouveau et encore plus génial, et ce fut une expérience de lecture merveilleuse. C’est d’ailleurs étonnant et formidable que le récit d’un voyage désastreux et cauchemardesque pour son auteur puisse se transformer en une telle beauté aux yeux du lecteur, et c’est tout le talent littéraire et poétique de Nicolas Bouvier d’avoir su faire, selon l’expression consacrée, de l’or avec de la boue.
En une vingtaine de chapitres relativement courts, qui ressemblent souvent à des proses poétiques, nous avons devant les yeux les différentes facettes de ce voyage et les épisodes significatifs de ce séjour. Les personnes qu’il a rencontrées sont croquées avec beaucoup d’ironie et un sens très vif de la psychologie.
Par rapport aux autres livres que j’ai lus de lui, j’ai particulièrement apprécié qu’il dévoile ici des aspects très personnels de sa vie, comme ses relations avec ses parents ou la rupture amoureuse qu’il doit subir au beau milieu de son voyage, par le biais d’un bref courrier, et qui le désespère complètement.
Les passages où il aborde sa dépression et ses moments de folie sont aussi très émouvants bien qu’il reste chaque fois laconique et pudique – mais ses euphémismes et ses litotes sont assez transparents et le lecteur imagine sans mal ce qu’ils recouvrent.
Nicolas Bouvier montre aussi dans ce livre un exceptionnel talent pour la description animalière et j’ai choisi le paragraphe qu’il consacre aux paons parmi les deux extraits à recopier ici.
Un livre formidable, que je conseille vivement.
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Un Extrait page 22
(…) Je battais un peu la campagne à me demander ce que je pouvais bien faire ici. Ce paon aussi, je le regardais, flairant je ne sais quelle supercherie. Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage – j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan – il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. A plein régime il s’élève à peine à hauteur de poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification…
Un Extrait page 136
Retour sur la plage où tout un fretin de bêtes agonisantes rejetées des filets tressaillaient encore de venin. La joue contre le ventre d’une pirogue à balancier je tirais sur ma cigarette en regardant le pinceau du phare s’égarer vers le Sud jusqu’à l’Antarctique. Penser à ces étendues où des ciels entiers pouvaient se défaire en averses sans que personne, jamais, en fût informé, me donnait comme un creux dont je me serais bien passé, déjà tout vidé que j’étais. Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île. À mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie, meubler le miroir de la mer et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée. Cette nuit-là, je m’aperçus avec une panique indicible que mon cinéma ne fonctionnait plus. Presque personne au rendez-vous, ou alors des ombres floues, écornées, plaintives. Les voix et les odeurs s’étaient fait la paire. Quelque chose au fil de la journée les avaient mises à sac pendant que je m’échinais. Mon magot s’évaporait en douce. Ma seule fortune décampait et, derrière cette débandade, je voyais venir le moment où il ne resterait rien que des peurs, plus même de vrai chagrin. J’avais beau tisonner quelques anciennes défaites, ça ne bougeait plus. C’est sans doute cet appétit de chagrin qui fait la jeunesse parce que tout d’un coup je me sentais bien vieux et perdu dans l’énorme beauté de cette plage, pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques.
Il n’y a pas ici d’alliances solides et rien ne tient vraiment à nous. Je le savais. La dentelle sombre des cocotiers qui bougeaient à peine contre la nuit plus sombre encore venait justement me le rappeler. Pour le cas où j’aurais oublié.
(…)
Miriam Panigel
/ 27 janvier 2023J ai souvent entendu parler de Bouvier mais je n ai pas encore abordé son œuvre. Tu me donnes très envie
laboucheaoreille
/ 27 janvier 2023Bonjour Miriam. Toi qui aimes voyager et écrire à ce propos je pense que Nicolas Bouvier pourrait t’intéresser ! Merci de ton commentaire ! Bonne fin de semaine à toi 🙂
Matatoune
/ 27 janvier 2023Moi aussi. Voilà une très bonne entrée dans l’œuvre! 🙏 Bonne continuation
laboucheaoreille
/ 27 janvier 2023Merci Matatoune pour ton intérêt ! Bonne fin de semaine à toi 🙂
Strum
/ 27 janvier 2023Merci pour ton commentaire ! J’aime beaucoup L’Usage du monde – seul livre de Nicolas Bouvier que j’ai lu – et tu me donnes envie de découvrir celui-ci – à glisser quelque part dans mes piles de livres à lire…
laboucheaoreille
/ 27 janvier 2023Bonjour Strum ! L’usage du monde est un très beau livre, sûrement un peu plus joyeux que « le poisson scorpion » mais, dans les deux, on retrouve son écriture merveilleuse. Bonne journée à toi et merci beaucoup de ton commentaire !
Ana-Cristina
/ 27 janvier 2023Bonjour Marie-Anne,
J’aime beaucoup : « astiquer » sa mémoire, comme Aladin sa lampe ; « tisonner les défaites »; image plus convenue mais tout aussi juste, les souvenirs comparés aux films projetés, la mémoire devenant un « cinéma » intime ; et tout le reste…
Extraordinaire, ce que représente le paon pour l’auteur.
Les deux extraits que tu as choisis illustrent parfaitement une remarque de Mona Ozouf : « Un monde est contenu dans le simple fait de regarder ». C’est merveilleux.
Je vais vite lire Le Poisson-scorpion.
Bien amicalement
laboucheaoreille
/ 27 janvier 2023Bonjour Ana Cristina merci pour ta lecture très clairvoyante de ces extraits et tes impressions littéraires ! J’aime bien ta comparaison avec la lampe d’Aladin. Belle citation de Mona Ozouf, que je ne connaissais pas ! Je te souhaite une très bonne fin de semaine ! Bien amicalement
Madame lit
/ 27 janvier 2023Je ne connaissais pas cet auteur. En tous les cas, j’ai beaucoup aimé lire le deuxième extrait. C’est dommage d’être si malheureux dans un tel paradis. La maladie… pas facile. Merci pour la découverte!
laboucheaoreille
/ 27 janvier 2023Bonjour Nathalie. La maladie, oui, et puis surtout la rupture avec sa compagne et le fait qu’il avait du mal à assurer sa subsistance, ayant été repoussé par l’Alliance Française où il souhaitait donner des cours, et bien d’autres déconvenues et malchances…
Après lecture de ce livre, on ne pense pas que le Sri-Lanka est un paradis, même s’il y a des palmiers… D’après ce qu’il écrit, la population semble misérable et tout le temps occupée de magie noire et de ragots…
Merci de ton commentaire, belle fin de semaine !
Madame lit
/ 27 janvier 2023Merci pour toutes ces précisons très éclairantes. Bonne fin de semaine à toi aussi!