La Vie est ailleurs de Milan Kundera

Couverture chez Folio

Dans le cadre de mon Printemps des Artistes de 2022, je vous propose ce roman de Kundera dont le personnage principal est un jeune poète tchèque, prénommé Jaromil, et qui nous est présenté comme un homme tout à fait odieux, narcissique, imbu de lui-même, arriviste et immoral.

Note pratique sur le livre

Première date de parution : (en Tchéquie) 1969 (en France) 1973.
Editeur : Folio
Nombre de pages : 463
Prix Médicis étranger 1973

Quatrième de Couverture

L’auteur avait tout d’abord pensé intituler ce roman L’âge lyrique. L’âge lyrique, selon Kundera, c’est la jeunesse, et ce roman est avant tout une épopée de l’adolescence ; épopée ironique qui corrode tendrement les valeurs tabous : l’Enfance, la Maternité, la Révolution et même – la Poésie. En effet, Jaromil est poète. C’est sa mère qui l’a fait poète et qui l’accompagne (immatériellement) jusqu’à ses lits d’amour et (matériellement) jusqu’à son lit de mort. Personnage ridicule et touchant, horrible et d’une innocence totale («l’innocence avec son sourire sanglant» !), Jaromil est en même temps un vrai poète. Il n’est pas salaud, il est Rimbaud. Rimbaud pris au piège de la révolution communiste, pris au piège d’une farce noire.

Mon avis très subjectif

On sent à travers ce roman que Milan Kundera a une très grande connaissance de la psychanalyse car son personnage de poète narcissique, Jaromil, semble être un cas d’école, un archétype assez saisissant (mais tout de même caricatural, je pense) qui pourrait servir d’objet d’étude pour un psy, par son rapport fusionnel avec sa mère abusive, sa jalousie maladive et morbide envers les femmes, son imagination lyrique et révolutionnaire, son ambition démesurée et son arrivisme forcené, sans aucun scrupule… et ce sont donc tous ses traits de caractère qui sont détaillés et analysés les uns après les autres, comme des petites facettes qui s’agrègent les unes aux autres et vont en s’aggravant puisque le portrait est de plus en plus repoussant et ignoble.
Kundera nous explique clairement au cours du roman que le personnage de Jaromil lui a été fortement inspiré par les modèles de Rimbaud, de Lermontov, de Maïakovski, de Hugo, et de tous les grands poètes lyriques qui se sont mis, un jour ou l’autre, au service d’une révolution, du communisme (plus exactement, qui se sont compromis avec un pouvoir dictatorial) et qui ont essayé de mélanger le rêve et la réalité, l’idéal et le pragmatisme.
J’avais déjà vu dans son Art du roman que Kundera déteste le lyrisme, le romantisme, le sentiment (qu’il soit synonyme de sentimentalité ou d’engagement sérieux), aussi ses romans ont tendance à être toujours ironiques, désabusés, sceptiques et on retrouve dans La Vie est ailleurs cet esprit de dérision, d’incrédulité et de causticité. On est donc ici face à un écrivain qui n’aime pas ses personnages et qui les décortique cruellement, sans leur épargner le moindre ridicule ou la description de leur moindre bassesse.
Du côté des nombreux points positifs : c’est un roman extrêmement brillant, intelligent, remarquablement construit, très cultivé, très freudien. Mais il défend des points de vue sur la poésie parfois discutables…
Et je me suis demandé si un personnage vraiment aussi avide de pouvoir, d’autorité et de gloire que ce méchant Jaromil ne se tournerait pas vers la direction d’un parti politique ou d’une milice quelconque plutôt que vers une activité aussi infortunée et décriée que la poésie…
Peut-être aussi que la haine de l’écrivain envers ses personnages est trop criante et immodérée… et que, pour une fois, il aurait pu instiller un tout petit peu plus de sentiment et de compassion…

Un Extrait page 320

La poésie est un territoire où toute affirmation devient vérité. Le poète a dit hier : La vie est vaine comme un pleur, il dit aujourd’hui : la vie est gaie comme le rire et à chaque fois il a raison. Il dit aujourd’hui ; tout s’achève et sombre dans le silence, il dira demain : rien ne s’achève et tout résonne éternellement et les deux sont vrais. Le poète n’a besoin de rien prouver ; la seule preuve réside dans l’intensité de son émotion.
Le génie du lyrisme est le génie de l’inexpérience. Le poète sait peu de choses du monde mais les mots qui jaillissent de lui forment de beaux assemblages qui sont définitifs comme le cristal ; le poète n’est pas un homme mûr et pourtant ses vers ont la maturité d’une prophétie devant laquelle il reste lui-même interdit.
(…)
L’immaturité du poète prête sans doute à rire mais elle a aussi de quoi nous émerveiller : il y a dans les paroles du poète une gouttelette qui a surgi du cœur et qui donne à ses vers l’éclat de la beauté. Mais cette gouttelette, il n’est nullement besoin d’une véritable expérience vécue pour la tirer du cœur du poète, nous pensons plutôt que le poète presse parfois son cœur à la façon d’une cuisinière pressant un citron sur la salade. (…)

Logo du Défi, créé par Goran

22 réflexions sur “La Vie est ailleurs de Milan Kundera

  1. Passionnant ! Je suis d’accord avec votre critique. Kundera touche juste quand il dit que le génie du lyrisme est le génie de l’inexpérience et la poésie une forme d’immaturité, mais en même temps il tombe à côté : la poésie est une expérience en train de se faire, elle est ni mature ni immature mais l’action de la maturation, elle est une pensée dans les choses et les sens qui ne veut pas ou ne peut pas s’abstraire dans un discours plus raisonné. On pourrait dire qu’elle est un stade qui précède la pensée articulée et argumentée, mais elle est plutôt un autre mode de la pensée. Du moins la bonne poésie. Et on ne peut pas prendre l’ethos révolutionnaire comme modèle de la poésie !

    1. Bonjour Josephine ! Je suis d’accord avec vous. L’écriture poétique n’est pas l’apanage de la jeunesse et il y a eu des tas de grands poètes âgés et dont le talent s’est même bonifié avec l’âge. Je crois que Kundera voulait s’attaquer ici au lyrisme révolutionnaire, à un certain romantisme opportuniste et de mauvais goût, celui qui glorifie le pouvoir en place sans la moindre honte. Mais dans le portrait qu’il fait de ce poète odieux on reconnaît un fond de vérité, je trouve. Une vérité dérangeante ! Merci beaucoup de votre commentaire ! Bonne journée 🙂

  2. J’aime beaucoup Kundera, j’ai l’impression, quand je le lis, qu’il accorde un grand respect au lecteur, sans doute parce que je trouve sa prose aussi simple que profonde..
    Et quel magnifique logo !

    1. Bonjour Ingrid ! Moi aussi je trouve toujours beaucoup d’intérêt aux livres de Kundera car il est d’une intelligence formidable et ne s’abandonne jamais à la facilité. Il n’est plus très à la mode et ça me convient parfaitement. Je regrette qu’il n’ait pas eu le Nobel. Bonne journée et merci de ton commentaire 🙂

  3. Jean-Pierre Tondini

    J’aime Kundera. « L’insoutenable légèreté de l’être » a provoqué chez moi de précieux instants de méditation. Merci pour votre article qui ravive ce poète.

  4. Une chronique que je sens en demi teinte. J’ai lu L’insoutenable légèreté de l’être, sans en aimer le ton désespéré et sans réussir à en faire la chronique. J’ai eu l’impression qu’il n’aimait pas trop ses semblables. Il a certainement de bonnes raisons à cela… Il me reste à essayer La vie est ailleurs au titre évoquant Rimbaud. Il y a des auteurs qui ont du mal à entrer dans ma bibliothèque. Rimbaud oui !

    1. J’ai aimé « la vie est ailleurs » car c’est un très bon roman, très intelligent, très drôle. Mais ma conception de la poésie et des poètes est tout à fait différente de la sienne. C’est vrai qu’il a un côté misanthrope quelquefois ! Bonne journée Alain!

    1. Bonjour Jean Louis ! Oui on reconnaît bien le style de Kundera à travers ses différents romans. Il prend toujours beaucoup de hauteur par rapport à ses personnages et il en révèle la substance profonde. Ce roman-ci est plus humoristique que « l’insoutenable légèreté de l’être ». Merci et bonne journée 🙂

  5. Frédéric Perrot

    Bonjour Marie-Anne,

    Merci pour cette chronique, qui me rappelle de bons souvenirs de lecture. Je comprends néanmoins vos réserves : La vie est ailleurs est un roman à la fois comique et désespérant.

    Ce pauvre Jaromil n’est pas un si mauvais poète après tout, mais il est broyé par les illusions mortifères de son époque (la révolution) et en devient une sorte de « monstre ». Egoïste, jaloux, délateur. Victime aussi et ô combien de sa « maman » !!!

    Merci pour la qualité de votre blog !
    Frédéric Perrot

    1. Bonsoir Frédéric ! Je suis d’accord sur la tonalité comique et désespérante à la fois. C’est un roman très amer. Et il ne se fait pas d’illusions sur les capacités de la poésie à changer la vie. Jaromil est un gros narcissique ridicule et Kundera est impitoyable envers lui. Merci beaucoup de votre commentaire Bonne soirée !

  6. Ta critique me donne beaucoup envie de le lire ! Je ne suis pas une habituée de Kundera mais effectivement j’aimerais bien connaître de quel bois il se chauffe. Je trouve l’extrait que tu as proposé très joli et à la fois extrêmement naïf ; ça m’intrigue.

    1. Je dirais que ce livre est une bonne entrée dans l’oeuvre de Kundera, et particulièrement pour les amateurs de poésie. Mais ses livres sont tous très bons, « la plaisanterie » par exemple ou « risibles amours » ou « l’identité », je les ai tous aimés. Bonne journée 🙂

    1. Oh c’est très gentil, merci beaucoup 🙂 Mais j’écris des chroniques assez simples, les choses telles que je les ressens. Très bon dimanche ensoleillé et sans stress électoral !

    1. Bonjour ! J’avais aussi beaucoup aimé « la plaisanterie ». L’arrière plan politique est souvent important dans ses romans car il a connu la dictature communiste et ça l’a marqué. Bonne journée à vous et merci pour votre commentaire !

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